dimanche 26 novembre 2023

“Le Dragon des Glaces” ♦ Chapitre 8



 Castiel marchait depuis des jours, presque sans s'arrêter. Il n'était pas tout seul, loin de là, puisque tous les hommes du village de plus de seize ans étaient partis à la recherche de Jack. Pas de chasse aux dragons pour cette année, une mission bien plus importante les attendait. En tête de file, le chef les guidait, faisant tonner sa corne de brume de temps en temps en espérant que sa fille les entende et réagisse.
 Jusqu'à maintenant, ils n’avaient rien trouvé de concluant. Aucun indice, aucune trace. Ces “alchimistes”, comme Armin les appelait, étaient invisibles. Ils n'avaient laissé derrière eux que le corps inconscient de Nathaniel et du sang plein sa maison. Personne n’avait été capable de déterminer à qui ce sang pouvait bien s’agir, mais l'idée que Jack puisse aussi être blessée perturbait tout le monde. Leur marche dans la forêt était lourde, silencieuse. Personne n'évoquait l’impensable, mais tout le monde y songeait.
 Armin leur avait raconté leur force, presque surnaturelle selon ses propres mots. Il était l’un des seuls capable de les décrire, aussi avait-il été accepté dans leur chasse malgré son jeune âge. Rosalya et Iris, bien qu’ayant toutes deux rencontré les étrangers, avaient été forcées d’attendre au village. Nathaniel aussi était présent, une première. Il avait donné ses instructions pour qu’on l’aide à soigner sa plaie et se promenait désormais avec un linge enroulé autour de la tête. Il n'était pas aussi athlétique que les autres hommes et peinait à suivre le rythme, mais s'y efforçait malgré tout. Castiel, qui ne pouvait s'empêcher de lui reprocher ce qu’il s'était passé, avait du mal à le regarder. C'était à cause de son corps trop faible, de son manque d’attention qu’ils se retrouvaient dans cette situation. Que Jack…
 Le jeune homme serra les dents et détourna les yeux, ignorant la respiration saccadée du soigneur dans son dos. Armin se tenait à ses côtés, s'inquiétant de son état de santé, mais Nathaniel lui assura que tout allait bien. Personne n’avait vraiment idée de la gravité de sa blessure, car il refusait d’en parler. À son réveil, il n’avait eu que le nom de Jack à la bouche. Il avait aperçu le visage de son agresseur et était certain qu’il s’agissait du voyageur qu’ils avaient croisé dans la forêt quelques jours plus tôt. Les mêmes vêtements, la même carrure. Et l’homme semblait s'être intéressé à Jack sur le moment, avait-il ajouté, sans préciser comment exactement.
 Tout était définitivement de sa faute. Castiel lui avait bien demandé d'empêcher Jack de n’en faire qu'à sa tête et d'aller chercher du dragon ! Mais il ne l’avait pas écouté et voilà où ils en étaient. Pire, il l’avait même encouragé dans ses idioties, en plus d’avoir été incapable de la protéger. À quoi servaient tous ses massages et techniques stupides pour l'empêcher de geler si désormais elle était en proie à deux personnes dangereuses, puissantes et fortement armées ? Et si elle en mourrait de froid ? Le temps était compté. Chaque seconde qui passait les éloignait de leur but.
 Tandis qu’ils traversaient un bout de forêt aux arbres décrépis et calcinés, des cris attirèrent leur attention. Comme un seul homme, tous s'arrêtèrent pour regarder en direction du bruit. Le cri n'était pas humain mais plutôt… animal. Strident. Torturé mais aussi extrêmement agressif. Difficile à décrire. C'était la première fois qu’il entendait un cri de la sorte. Il ne pouvait pas s’agir d’une créature à laquelle il avait déjà eu affaire, sinon il l’aurait reconnue. Tous les oiseaux avaient quitté leur branche pour s’envoler dans le ciel loin du chahut.
 Un autre cri particulièrement aigu se fit entendre, très clair malgré la distance.

 — Et si c'était eux ? lança Castiel au chef.

 Celui-ci se retourna, un air grave sur le visage qui ne le quittait plus depuis leur départ du village.

 — Armin a bien dit qu’ils chassaient des dragons, même très puissants.
 — Oui, c’est vrai ! s’exclama Armin, comme heureux qu’on lui accorde une certaine importance. À eux deux, ils ont terrassé un Lycor sans aucune difficulté !
 — Hum…

 Le chef sembla hésiter un instant, passant son épaisse main autour de sa barbe rousse.
 Un autre cri retentit.

 — Nous n’avons pas d’autre piste ! s’impatienta Castiel, son arbalète à la main et prêt à tirer.

 L’homme finit par acquiescer, levant son arme lui aussi.

 — Allons-y et vite ! ordonna-t-il.

 Castiel sourit pour la première fois depuis leur départ. Son instinct lui disait qu’il ne se trompait pas, que ces cris étaient anormaux. Ils ne pouvaient venir que d’un dragon se faisant attaquer et, des tueurs de dragons, ils en pourchassaient deux à cet instant précis.
 Toute la troupe s'élança à travers la forêt, dépassant les tas de cendres et les restes de braises pour rejoindre les arbres verts et l'humidité. Castiel en oublia Nathaniel qui s’aidait des épaules d’Armin pour se maintenir debout et courir derrière eux du mieux qu’il le pouvait, vu son état.
 Les cris continuèrent pendant encore plusieurs minutes. Plus de doute cette fois-ci qu’un dragon se faisait attaquer par un ou des humains, et que la bataille avait l’air de faire des ravages des deux côtés. Un tremblement de terre arriva jusqu'à sous leurs pieds, accompagné d’un bruit violent d’arbres déracinés, leur faisant perdre l'équilibre un instant. Le chef s'arrêta pour s’assurer que tout le monde allait bien. Castiel déglutit. Ils étaient encore loin, et pourtant, ils avaient pu sentir la puissance de l’attaque. Si les deux voyageurs étaient bien avec Jack, alors elle aussi risquait certainement sa vie.

 — Dépêchons-nous ! hurla Castiel à l’intention des autres, parlant comme le chef qu’il allait bientôt devenir. On a plus de temps à perdre !!

 Tout le monde acquiesça et ils recommencèrent à courir.
 Quelques instants plus tard, les cris cessèrent et deux dragons blessés aux écailles jaunes s'envolèrent au-dessus de la forêt pour rejoindre le ciel. Castiel accentua le pas, dépassant le chef. Ils ne pouvaient pas les manquer. Ils étaient si proches et si loin à la fois et, désormais que les cris – leur unique repère – avaient cessé, le jeune homme craignait de s'égarer à chaque instant. Il ne pouvait perdre leur trace si près du but.
 Le chef fit sonner la corne de brume, mais seul le silence leur répondit. Étaient-ils déjà partis ? Avaient-ils bâillonné Jack de manière à ce qu’elle ne puisse pas crier ? Une goutte de sueur froide glissa le long de sa nuque. Son cœur était en feu et ses jambes commençaient à fatiguer de courir sur le sol instable de la forêt.
 Ses jambes finirent par s'arrêter d’elles-mêmes lorsque, sous ses yeux, se déploya une scène surréaliste : tous les arbres étaient couchés au sol dans un cercle parfait. La terre était retournée, balayée, piétinée. Des braises étaient encore allumées dans l’herbe. Tout était brûlé, détruit. Des traces de pattes de dragons et de bottes étaient mélangées les unes aux autres. Mais les traces de pieds, elles, continuaient vers la forêt.
 Ils avaient enfin commis une erreur. Ils avaient laissé leur marque. Un sourire déforma le visage de Castiel.
 Il ne les laisserait pas s'échapper. Ils avaient fui dans la précipitation en les entendant arriver et n’avaient pas eu le temps d’effacer leur passage. Castiel profiterait de cette inattention et récupèrerait Jack. Il la sauverait comme il n’avait pas pu le faire, trois ans auparavant.
 Le chef et ses hommes en arrivèrent à la même conclusion que le jeune homme. Tous reprirent leur poursuite des étrangers, des alchimistes, certains de les trouver au bout des traces de pas. La corne de brume retentit, une fois, puis deux.
 Et alors, du fond de la forêt, ils entendirent.

 — Je suis là !

 Jack. C'était elle, c'était sa voix.
 Ils l’avaient retrouvée et elle était en vie. Une joie intense explosa parmi le clan, le chef le premier. Tout le monde omit, le temps d’une seconde, les ennemis redoutables qui les attendaient.
 Castiel suivit les traces jusqu'à ce qu’elles disparaissent de son champ de vision. La nuit était tombée, aussi se demanda-t-il s’il ne voyait simplement plus dans la pénombre. Pourtant, le chef paraissait tout aussi hésitant, confus. Quelques torches s’allumèrent pour confirmer ce qu’ils pensaient déjà. La piste s'arrêtait bien ici, au milieu de nulle part.

 — Le cri venait de là ! s’exclama le chef.

 Castiel était d’accord. Ils n'étaient pas sur une fausse piste, mais celle-ci s'arrêtait à cet endroit précis. Tous s'observèrent, alertes.
 Ils n'étaient peut-être pas loin.

 — Chef, regardez ce que j’ai trouvé en route ! s’exclama un homme en brandissant un linge moucheté de sang.

 La quantité n'était pas grande mais cette découverte n’avait rien de rassurant.
 En retard par rapport aux autres, Nathaniel arriva enfin, accroché aux épaules d’Armin. Il paraissait au bord de l'évanouissement.
 Le linge serré dans son poing, le chef le leva avant de s’adresser à ses troupes.

 — C’est couvert de sang. On est sur le bon chemin, ils sont forcément passés par là !

 Castiel s'avança, hésitant. Il leva les yeux mais ne vit rien dans la profondeur de la forêt.
 Il était persuadé qu’ils se trouvaient là, pas loin. Peut-être même les observaient-ils depuis leur cachette. Ces étrangers n’avaient pas l’air du genre à fuir, ni à les craindre. Ils devaient préparer quelque chose. Une attaque ? Mais ils les dépassaient largement en nombre. Pensaient-ils sincèrement pouvoir les battre à deux contre plus d’une vingtaine ?
 Le jeune homme serra les poings de frustration. Que devait-il faire, dans cette nuit accablante et ce silence si profond ? Tirer à l’aveugle ? Impossible. C'était bien trop dangereux.
 Il ne lui restait qu’une seule solution, aussi ridicule semblait-elle.

 — Jack ! héla-t-il dans l’espoir fou de l’entendre lui répondre.

 Les traces de pas avaient disparu, aussi peut-être avaient-ils simplement pris le temps de les effacer. Mais si ce n'était pas le cas ? Castiel était certain que Jack se trouvait dans les environs.
 Il l’appela de nouveau, plus fort cette fois. Son cœur le brûlait, enflammé par l’espoir et la crainte. Si seulement elle pouvait l’entendre…
 Ce ne fut qu'après ce qui lui sembla une éternité qu’on héla son nom depuis les arbres.

 — Castiel !! hurla Jack.

 Ce dernier en eut le souffle coupé. Il répondit de suite et leva les yeux vers la voix. Dans l'obscurité, il ne discerna que ses cheveux châtains roulant sur son visage balafré.

 — Jack-arg !

 Une douleur intense s'étendit dans sa cuisse, le renversant au sol. Une flèche s'était enfoncée dans sa chair avec une telle rapidité qu’elle en avait craqué le mur du son.  Castiel se força à ouvrir les paupières malgré les bourdonnements dans son crâne.
 Jack se trouvait plusieurs mètres devant lui, échouée sur l'épaule d’un homme inconnu et les mains enchaînées. Elle fixait son père avec intensité, la peur se lisant sur son visage. Était-elle apeurée pour elle ou pour eux ?
 L’étranger tourna la tête, juste un instant, mais Castiel ne discerna de lui que ses cheveux sombres. Il ouvrit les lèvres pour appeler son amie, mais déjà l’homme courait dans la forêt. Il ne put se relever à cause de la flèche qui, toujours enfoncée dans sa cuisse, l’en empêchait. Avant que les autres hommes ne puissent leur courir après, une femme apparut devant eux, comme tombée du ciel. Un arc à la main et le visage froid, inexpressif, elle tira une autre flèche dans la jambe d’un de ses compagnons. Sans attendre, elle s’enfuit dans une autre direction, poussant les hommes à se diviser pour la rattraper.

 — Ne vous laissez pas embobiner par sa diversion ! s’emporta Castiel, encore au sol, en appui sur son coude.

 Il soupira de voir que leur technique avait fonctionné. Heureusement, le chef et ses plus forts combattants étaient partis dans la bonne direction. Castiel n’eut d’autre choix que de s’avouer vaincu. La blessure que l'étrangère lui avait infligée ne lui permettrait pas de courir avant un moment. Il devait s’en remettre au chef et espérer qu’il réussirait à ramener sa fille.
 Après quelques efforts, il parvint à se mettre debout. Il ne restait que lui, un autre homme touché à la jambe, Armin et Nathaniel. Celui-ci était occupé à soigner l’autre blessé sous les cris de douleur et supplication. La flèche avait atteint son tibia.
 Castiel empoigna la sienne et, les dents serrées, la délogea d’un coup sec. Le sang gicla et une tache sombre s'élargit sur son pantalon.

 — Tu aurais dû m'attendre, soupira Nathaniel dans son dos.

 Il s’approcha, une gourde à la main. Armin tapotait l’épaule de l’homme blessé pour le soulager.
 Nathaniel avança la main vers sa blessure. Castiel le dégagea d’un coup sec.

 — Ne me touche pas.

 Nathaniel se recula légèrement, les sourcils froncés.

 — Je dois empêcher le saignement de continuer, expliqua-t-il fermement.

 Castiel savait qu’il avait raison, mais sa fierté et sa colère l'emportèrent sur son discernement. Il ignora la sueur qui coulait désormais à grosse goutte sur son front, tenant sur ses deux jambes malgré la douleur.

 — Ne fais pas l'imbécile, ajouta Nathaniel, perdant patience.

 Son sang ne fit qu’un tour. Il saisit le médecin par le col et le plaqua violemment contre un arbre.

 — Castiel ! s’affola Armin en se redressant.
 — Redis-moi ça, ordonna-t-il, fusillant Nathaniel du regard.

 Le soigneur saisit sa main, essayant désespérément de se libérer. Son poing était appuyé contre sa gorge et l'empêchait de respirer.

 — T’as quelque chose à me dire ? Allez, vas-y, répète. Répète un peu.
 — Arrête, Castiel ! le supplia Armin en tirant sur son bras. Qu’est-ce qui te prend ?

 Il finit par abdiquer, lâchant Nathaniel qui glissa le long du tronc en reprenant difficilement sa respiration. Le médecin cracha sur le sol, les bras tremblants.

 — C’est bien ce que je pensais.
 — Ce n’est pas de ma faute.

 Sa voix était faible, fatiguée, mais sûre d’elle. Castiel le toisa de toute sa hauteur.

 — Pardon ?
 — Ce n’est pas de ma faute si Jack a été enlevée.

 Silence.
 Castiel le saisit par les épaules et le plaqua de nouveau contre l’arbre. Essoufflé, Nathaniel soutint son regard sans ciller.

 — Ils la voulaient. Ils sont venus la chercher exprès. Ils auraient trouvé un moyen de l’enlever quoi qu’on fasse, expliqua-t-il, chaque phrase saccadée par une quinte de toux.
 — Quand bien même ! s’emporta Castiel. Elle vivait chez toi. Elle était sous ta supervision. C'était à toi de la protéger, quitte à en perdre la vie !

 Nathaniel soupira et rompit le contact avec son regard pour la première fois, fermant les yeux un long moment.

 — Je ne peux pas la protéger, admit-il.

 Castiel eut un rire amer et le lâcha de nouveau. Cette fois-ci, Nathaniel se maintint debout, une expression douloureuse sur le visage. Il se tint la tête un instant.

 — C’est bien ce que je te reproche, cracha-t-il.
 — Castiel, s'il te plait, supplia Armin, désemparé. Tu n’as pas vu de quoi ces alchimistes sont capables, ils sont beaucoup trop forts !
 — À ce point ? Alors pourquoi ils ont fui comme des lâches, hein ? Sans se battre ? Je ne me ferais pas avoir une deuxième fois. Si le chef ne ramène pas Jack, c’est moi qui le ferai.

 Castiel s’accroupit et saisit un bout de toile dans le sac de Nathaniel. Il l’utilisa pour resserrer sa plaie et empêcher le sang de couler. Il n'était peut-être pas médecin, mais il l’avait déjà vu faire ça.

 — Même à deux contre un, ajouta Castiel tandis que Nathaniel, la tête dans les mains, ne semblait plus l'écouter. Je les tuerai et ramènerai Jack au village saine et sauve.

 C'était une promesse. Il réparerait l’erreur impardonnable de Nathaniel.
 Jack rentrerait à la maison et elle vivrait. Et sa maladie, elle en guérirait. Il se vengerait pour elle. D’abord les deux alchimistes, ensuite le dragon des glaces. Alors, il pourrait enfin lui faire face de nouveau.



 De longues minutes passèrent dans le silence le plus complet. Kentin la maintenait si fort contre lui que ses pieds n’en touchaient presque plus le sol. Après sa menace, il n’avait plus rien dit. Il attendait. L'idée qu’il puisse guetter le retour des hommes de son village pour s’en prendre à eux lui glaçait le sang. Une main sur sa bouche, Jack ne pouvait plus crier. Elle ne pouvait pas les avertir, les persuader de laisser tomber. Kentin et Charlotte les avaient laissés s’en tirer une fois, pas deux. Quoique pour Charlotte, elle n’en avait aucune idée. Et si elle s'était battue toute seule ? Son sang se glaça, encore plus que d’ordinaire. La chaleur du corps de Kentin contre le sien était bien loin d'être suffisante pour la réchauffer. Ses extrémités commençaient à pulser douloureusement. Elle ne tiendrait pas dans cette position éternellement.
 Comme s’il l’avait entendue, l’alchimiste sortit de sa cachette et la traîna sur plusieurs mètres. Il la força à s’accroupir de façon à ce qu’ils se dissimulent derrière un buisson aux feuilles piquantes. Ils restèrent à cet endroit pendant ce qui lui sembla une éternité. Kentin laissa tomber sa tête contre son épaule, posant son front dans le creux de son cou. C'était la seule preuve de sa fatigue car son corps ne bougeait pas d’un centimètre et la maintenait contre lui avec la même fermeté. Jack ne pouvait que respirer par le nez, tout le reste de son corps étant immobilisé. Seuls ses yeux pleurèrent lorsqu’elle perçut, au loin, les voix de son père et de ses troupes rebroussant chemin après avoir perdu leur trace. Elle ne pouvait plus les appeler, mais les savoir en vie la rassura.
 Du pouce, Kentin essuya ses larmes en silence. Il soupira.
 Ils restèrent dans cette position pendant encore d’interminables minutes. La lune était déjà haute dans le ciel lorsque l’alchimiste desserra enfin son étreinte. Jack s'élança en avant, le plus loin possible de lui, quitte à se débattre avec les feuilles piquantes du buisson, et reprit difficilement une respiration normale.

 — Tu nous as vraiment rendu la tâche compliquée, dit Kentin dans son dos.

 Elle se retourna vers lui et, sans réfléchir et malgré ses articulations douloureuses, se releva et commença à courir. Elle n’eut cependant pas l’occasion de faire plus d’un pas que Kentin lui saisisse la cheville, la renversant dans l’herbe.

 — Lâche-moi ! hurla-t-elle.
 — Bordel, mais qu’est-ce que t’es bruyante ! s’amusa Kentin, un sourire cynique aux lèvres.

 Il la retourna et se mit à califourchon sur elle, l'empêchant à nouveau de bouger. Il prit ses poignets et les coinça contre son ventre. Il posa une main à côté de son visage et se pencha vers elle. Ses cheveux bruns tombaient contre son front.

 — Tu me fatigues, dit-il, joueur.
 — Laisse-moi partir !
 — Hors de question.

 Il pencha légèrement la tête.

 — J’ai besoin de toi, je te l’ai dit.

 Jack déglutit. Son visage était trop près, son souffle trop chaud. Il jouait avec elle, ses sentiments, son corps différent. Il savait ce qu’il faisait. Comment avait-elle pu croire lui échapper si facilement ?

 — Comment ? demanda-t-elle dans un souffle.
 — Je ne sais pas encore.

 Jack sourit, désabusée.

 — Tu perds ton temps. Je ne peux pas t’aider.
 — Je pense le contraire.

 Kentin se redressa, sa main toujours serrée contre ses poignets.

 — Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il.
 — De quoi ?
 — Qu’est-ce que tu veux ? répéta-t-il. Pour me suivre en arrêtant de te battre à chaque instant. C’est fatiguant, tu comprends.
 — Il n’y a rien que tu puisses me donner ! Je ne veux rien avoir à voir avec quelqu’un comme toi !

 Kentin rit et passa une main dans ses cheveux bruns.

 — Tu compliques vraiment les choses.

 Son arrogance commençait à lui taper sur le système. Elle préférait encore la froideur et la franchise de Charlotte. Jack ne savait jamais sur quel pied danser avec lui. Il se montrait gentil puis froid, prétentieux, présomptueux, et gentil de nouveau. Il menaçait d’atteindre à la vie de tous ses proches et lui proposait ensuite de le suivre de plein gré. Son comportement bougeait plus vite que les battements d’aile d’un papillon.

 — Je pensais que l'opportunité d’en savoir plus sur ce qu’il t’est arrivé suffirait, mais j’ai surestimé ta soif de connaissance.

 Jack pesta et Kentin s’en amusa.

 — Il doit bien avoir autre chose.
 — Laisse-moi partir.
 — C’est la seule chose que je ne peux pas faire.

 La jeune fille soupira. Elle ferma les yeux, ne supportant plus de regarder son visage. Il n’allait pas la laisser s’en aller, sa seule chance de s'échapper s'était évanouie quelques heures plus tôt.
 Devrait-elle prétendre d’accepter de le suivre ? La libérerait-il de ses chaînes si elle le faisait ? Probablement pas, il n’était pas idiot.

 — Dites-le moi si je vous dérange, s’exclama une voix dans leur dos.

 Jack rouvrit les yeux et tourna la tête. Elle n’eut pas besoin de voir plus que ses bottes pour comprendre qu’il s’agissait de Charlotte.
 Kentin se releva en partie, restant assis sur le corps de la jeune fille pour l’empêcher de bouger.

 — Tu en as mis du temps, dit-il dans un fin sourire.

 Jack se redressa à son tour et leva les yeux vers Charlotte. Cette dernière tenait dans la main une étrange bille en forme de goutte qui brillait d’une lumière violette. Sa bouche s’ouvrit inconsciemment, subjuguée par cet objet qui semblait léviter au-dessus de sa paume. Elle n’avait jamais rien vu de tel. La bille s’agitait furieusement, sa pointe frétillant dans la direction de Kentin.

 — Qu… qu’est-ce que c’est ?

 Charlotte leva un sourcil, comme atterrée par la stupidité de sa question.

 — De quoi ?
 — Ça.

 Kentin avait répondu. Il saisit l’objet et le mit sous le nez de Jack. Celle-ci put observer de plus près cette bille luminescente. C'était comme si le verre enfermait une flamme améthyste. Elle volait au-dessus de la main de Kentin, ne touchant pas sa peau.

 — Ça t'intéresse, ça, hein.

 Son ton ne lui plaisait pas, mais elle ne pouvait pas nier. Cet objet la fascinait, comme tout ce que ces alchimistes faisaient ou possédaient. C’était comme s’ils venaient d’un autre monde.
 Jack ignorait que de telles choses pouvaient exister dans cette réalité.

 — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en levant les yeux vers lui.

 Kentin l’observait avec un sourire en coin, le visage illuminé par la lumière de la bille, lui donnant une aura encore plus mystérieuse que d’ordinaire.

 — Un vulgaire artefact, répondit Charlotte en le reprenant dans sa main avant de le ranger dans ses affaires. Un Tournois, pour nous retrouver. Tu n’en as jamais vu ?

 La lumière disparue, la pénombre les encercla de nouveau. Jack fronça les sourcils, la tête relevée vers l’alchimiste. La condescendance dans sa voix l'agaçait au plus haut point. Ils n’avaient pas ce type d’artefacts dans son village !

 — Voyons, Charlotte, ne sois pas si méchante avec notre invitée, dit Kentin. Elle a encore beaucoup de choses à apprendre sur le monde qui l’entoure.

 Jack déglutit, n’aimant pas ce qu’il semblait insinuer.
 Kentin prit son menton entre ses doigts, la forçant à le regarder.

 — Mais il n’y a pas que le savoir qui t’intéresse, pas vrai ?

 Il souriait à pleines dents. Elle les aurait volontiers faites voler si seulement ses poings n’étaient pas maintenus enfermés.

 — Je pensais qu’en savoir plus sur tes origines suffirait à te convaincre de nous suivre.
 — Vous ne savez rien sur mes origines, cracha-t-elle.
 — J’ai compris ce qui t’intéresse vraiment, ajouta-t-il en l’ignorant.

 Il lâcha enfin son visage et enfouit la main dans son manteau avant d’en ressortir une petite dague entièrement dorée, du bout de la lame jusqu’au manche. Son souffle se coupa et elle eut un soubresaut incontrôlable. Les yeux exorbités, elle l’observa faire tourner la dague dans sa main comme s’il s’agissait d’un vulgaire jouet.
 Finalement, l’arme s’immobilisa, tenant en équilibre sur sa paume. Elle ne tremblait même pas.

 — Jack, susurra-t-il sans la quitter des yeux. Est-ce que tu connais la différence entre la magie et l’alchimie ?

 Alchimie. Il avait enfin utilisé ce mot. Cela confirmait tous ses doutes le concernant, la première supposition d’Iris alors même que Nathaniel avait assuré que ça n’existait pas.
 Sans attendre sa réponse, Kentin poursuivit :

 — La magie contrôle les énergies. C’est la magie qui permet de créer des artefacts comme le Tournois que tu as vu juste avant.

 Une lumière bleue fluorescente naquit à l’aube de sa paume et enveloppa la lame comme un serpent de feu alors qu’il continuait de parler.

 — L’alchimie contrôle la matière.

 Jack ne respirait plus, obnubilée par la scène qui se déroulait sous ses yeux. La dague commença à fondre comme la cire d’une bougie, se disloquant sur elle-même jusqu’à n’être qu’un amas de terre dorée dans sa main. Puis, cet amas prit forme à son tour, s’étirant d’un côté puis de l’autre comme des ailes. Les ailes d’un dragon.
 Ce qui était une arme à peine quelques secondes auparavant était devenu un dragon d’or, aux ailes déployées, la gueule ouverte. Jack aurait presque pu percevoir son cri. Le réalisme la cloua sur place.

 — C’est ça que tu veux savoir… pas vrai ?

 Jack ne put répondre, les yeux rivés sur la sculpture. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Et Kentin avait créé cela sans le moindre effort, sans même avoir besoin de se concentrer.
 Aussi insupportable fut-il pour elle de l’admettre, il avait raison. C’était ça qui attisait son attention, sa passion. Quelque chose qu’elle n’aurait jamais cru possible, dont elle ignorait l’existence quelque jours auparavant.

 — Est-ce que… commença Jack, le souffle court. Est-ce que ça peut s’apprendre ?

 Kentin et Charlotte échangèrent un regard furtif. Son sourire n’avait pas quitté son visage alors qu’il répondit :

 — Bien sûr.

 Le jeune homme referma la main sur le dragon d’or et se releva enfin, forçant Jack à en faire de même. Malgré son pied toujours douloureux, elle parvint à tenir debout.

 — Si tu veux devenir mon apprentie, il va falloir nous suivre de ton plein gré. On a épargné ton village pour cette fois mais je ne promets rien si ça venait à se reproduire.

 Jack baissa les yeux.

 — Qu’est-ce qui me dit que je peux vous faire confiance ?
 — Rien.

 Kentin prit sa main et y glissa le dragon. Jack l’éleva à hauteur de ses yeux pour mieux l’observer. C’était comme s’il criait à son intention, qu’il cherchait à lui dire quelque chose. Ses doigts se refermèrent.

 — Mais tu n’as pas vraiment d’autre option, conclut Kentin. Si tu décides de nous suivre, ça facilitera seulement les choses pour nous tous et tu y gagneras aussi beaucoup en échange.

 Son cœur se serra dans sa poitrine. Elle avait tellement froid, après des heures à attendre dehors dans la nuit sans rien manger. Comme devinant à quoi elle pensait, Kentin lui tendit la potion qu’il lui faisait boire tous les soirs avec la soupe. Jack but son contenu sans réfléchir, laissant le liquide mystérieux couler dans sa gorge et réchauffer son sang.
 Un soupir de soulagement lui échappa.
 Et s’il avait raison ? Et si Jack avait beaucoup à y gagner ? Peut-être que les suivre était la meilleure option. Elle protègerait son village, sa famille, ses amis. Et s’ils tenaient leur promesse, ils lui apprendraient l’alchimie et la laisseraient aussi repartir en vie dès qu’ils auraient retrouvé la personne qu’ils cherchaient.
 Mais pouvait-elle seulement leur faire confiance ?
 Jack observa de nouveau le dragon entre ses mains enchaînées. À cet instant, lui et elle paraissaient si semblables, pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas.
 Sans même le réaliser, Jack s’entendit répondre d’une voix cassée :

 — C’est d’accord. Je vais vous suivre.


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