mercredi 20 décembre 2023

“Fallen” ♦ Chapitre 20



 Il faisait doux à l'intérieur du café.
 Hyun abandonna son parapluie sur le tapis devant la porte et ralluma le chauffage. Rosalya resta sur place, pantoise, ne sachant ni où aller ni quoi faire. Elle observait les lieux comme si elle les découvrait pour la première fois. Les chaises renversées sur les tables, les rideaux tirés, le silence étrange de l’absence de clients. Hyun alluma les cuisines et bloqua la porte entrouverte pour que sa lumière pénètre dans la pièce. La jeune femme ne le vit pas tout de suite revenir avec une serviette en tissu.
 Rosalya releva la tête vers lui. Ses cheveux dégoulinaient sur ses épaules trempées et la pluie tombait désormais du bout de ses doigts. Elle n’arrivait pas à faire la différence entre ses larmes et les restes d'intempéries sur ses joues. Lentement, elle saisit la serviette entre ses mains fripées d’humidité mais n’en fit rien, se contentant de la tenir, l’observant avec des yeux ronds.
 Une fatigue inouïe la saisit.
 Voyant qu’elle ne réagissait pas, Hyun reprit doucement le linge et la déplia pour la poser sur sa tête. Elle le laissa essuyer ses cheveux sans bouger. Ils ne se disaient rien. Ils ne se connaissaient même pas. Mais ce geste avait quelque chose d'agréable, de rassurant. Rosalya ferma les yeux et se laissa porter par le mouvement. Hyun enroula son cou dans la serviette et dégagea ses cheveux. Elle ne répondit pas en sentant ses doigts effleurer sa nuque, indifférente. Il aurait pu faire ce qu’il souhaitait qu’elle ne se serait probablement pas défendue.
 Son cœur était déjà brisé. Seule sa respiration la maintenait vivante. Elle n'était plus qu’un corps vide, une poupée de chiffon. Il aurait pu la piétiner, la laisser sous la pluie, à même le sol. Mais il lui avait tendu la main. Il l’avait récupérée.

 — Tu devrais enlever ton manteau, conseilla-t-il timidement en ôtant le sien. Sinon, tu vas attraper froid.
 — Pourquoi ?

 C'étaient les premiers mots qu’ils échangeaient.

 — Pourquoi quoi ?
 — Pourquoi tu m’as abordée ?

 Ses yeux ambre plongèrent dans les siens, espérant y lire la réponse avant qu’il puisse la prononcer. Mais il n’y avait rien.
 Ni pitié, ni apitoiement, ni curiosité mal placée. Il la regardait simplement.

 — Je ne sais pas.

 Et un sanglot lui échappa. Comme reprenant le contrôle de son corps, Rosalya tira la serviette jusqu’à ses yeux.

 — T-Tu devrais enlever ton manteau, répéta-t-il. Juste ton manteau, hein. Pour ne pas attraper froid.

 Un léger sourire naquit sur ses lèvres. Elle ne connaissait pas beaucoup ce garçon, mais se souvenait de sa gêne, de sa timidité, les rares fois où elle l’avait croisé sur le campus ou au café, à travailler aux côtés d’Olympe. Maintenant qu’elle y pensait, même s’il prétendait le contraire, peut-être que sa relation avec elle - s’ils en avaient une, voilà des semaines qu’elle et Olympe ne parlaient plus - l’avait poussé à aider son “amie”, même sans la connaître.
 Peu importait la raison. La chaleur de l'intérieur du café, la serviette autour de son cou et les épaules débarrassées de son manteau trempé suffisaient à l'apaiser. La présence de Hyun n'était qu’un détail, pour le moment.
 Le jeune homme suspendit les deux vestes. Il se dirigea ensuite vers le bar et posa les tabourets au sol. Il l’invita à s'asseoir et se glissa derrière le comptoir. Rosalya s'avança jusqu'au siège, ses talons crissant sur le sol, et s’y assit.

 — Tu veux boire quelque chose ? proposa-t-il.
 — De l’alcool.

 Silence. Rosalya leva les yeux.

 — Quoi ? Il doit au moins y avoir de la bière ici, non ?
 — O-Oui, oui... il y a même plus que ça, mais hum...

 Hyun se gratta la joue, indécis.

 — Tu es sûre ?
 — De l’alcool, s'il te plait.

 Elle croyait qu’il allait refuser, la forcer à garder la tête froide pour affronter la misère de sa vie avec la douleur à pleine puissance, mais il accepta avec une rapidité déroutante. Elle l’entendit sortir des bouteilles d’un frigo. Comme un barman, Hyun lui servit un verre d’un liquide rouge. Rosalya se moquait de l’identifier. Elle prit le verre et le vida d’une traite, mais elle ne sentit presque rien. Frustrée, elle le lui rendit, déjà vide.

 — Plus fort.

 Hyun eut un sourire gêné, mais acquiesça et la resservit. Cette fois-ci, le liquide laissa une trace brûlante dans sa gorge alors qu’il rejoignait son estomac. Parfait. C'était cette sensation qu’elle recherchait. L’amertume de l’alcool contre sa langue et sa chaleur résonnant dans tout son corps. Un rire lui échappa.

 — C’est bon, dit-elle.

 Hyun se servit lui aussi.

 — Liqueur de framboise.
 — C’est une tuerie.
 — Ça coûte très cher aussi.

 Rosalya reposa brutalement son verre sur le bar, quelques gouttes d’alcool éclaboussant sa main au passage.

 — Hey ! tonna-t-elle. C'était ton plan depuis le début ? Me ramener ici pour me faire payer des alcools hors de prix ?

 Son rire franc la décontenança.

 — Cette bouteille est à moi, corrigea-t-il. Puis, c’est pas un bar ici.
 — À toi ?

 Sa tête commençait déjà à tourner.

 — Oui.
 — Pourquoi tu gardes tes alcools ici ?

 Il porta le verre à ses lèvres et en prit une gorgée.

 — Pour pas me les faire piquer par mon coloc, expliqua-t-il.

 Ça faisait sens.
 Rosalya posa son coude sur la table et laissa tomber sa tête contre son poing. Elle sentait ses cheveux s'égoutter dans son dos malgré la serviette autour de ses épaules. Un soupir lui échappa.

 — Tu en veux un autre ? proposa-t-il.

 La jeune femme acquiesça, sentant les larmes lui monter aux yeux. Un gentil barman - même s’ils n'étaient pas dans un bar - qui lui servait de l’alcool gratuitement après avoir perdu l’amour de sa vie, c’était inespéré. Comme un cadeau tombé du ciel. Elle prendrait tous les maux de crâne et lavage d’estomac du monde si on l'autorisait à noyer son chagrin pendant encore quelques heures. Juste une soirée, sans avoir besoin de penser au lendemain.
 Elle culpabilisait un peu de lui voler sa liqueur de haute qualité, mais le goût était bien trop bon pour qu’elle se permette de refuser. La bière, à côté, c'était du jus de chaussette, en plus d’avoir un pourcentage d’alcool trop bas pour ce qu’elle recherchait maintenant.
 Hyun lui tendit un autre verre et, cette fois-ci, lui proposa de trinquer d’abord. Rosalya frappa joyeusement son verre contre le sien, ses larmes roulant sur ses joues. Elle vida la moitié de sa boisson en une gorgée.

 — Tu ne me demandes pas ce qu’il s’est passé ?
 — Non. À moins que ce soit ce dont tu aies envie.

 Rosalya réfléchit sincèrement. Souhaitait-elle qu’il s'enquit de sa séparation d’avec Leigh et de tout ce qui les avait amenés à cette conclusion ? Ou préférait-elle rester une inconnue jusqu’au bout ?
 Elle s’essuya les yeux et les narines de sa main libre jusqu'à ce qu’une boite de mouchoir lui soit posée sous le nez.
 La jeune femme en détruisit une dizaine à la suite de tous les fluides qui dégoulinaient de son visage. Légèrement calmée, elle releva la tête.

 — Je viens de me faire larguer par mon copain avec qui j'étais depuis cinq ans.
 — Oh...

 Hyun baissa les yeux.

 — Je suis désolé.

 Qu’aurait-il pu répondre d’autre à ça ?

 — Et tout est de ma faute. Tout, tout, tout !! gémit-elle.
 — Pourquoi ?

 Rosalya reprit une gorgée de son verre. Malgré la tristesse qui l’embrassait encore, elle se sentait confortablement installée dans un cocon moelleux. Tout tournait légèrement autour d’elle, ou alors était-ce sa tête qui ne parvenait pas à rester en place. Sa nuque était molle. Son corps était chaud. L’alcool se déversait dans son sang comme un serpent dans ses veines. À cet instant, aucune sensation au monde ne lui parut plus délectable que celle-là.
 Elle rit et plaqua ses deux mains contre le bar pour ne pas tomber.
 Alors, elle lui raconta tout.
 Comment Rosalya était tombée amoureuse de Leigh au lycée, qui était un peu plus âgé. Leur passion partagée pour la mode, ce qui les avait enfin rapprochés après des mois à lui courir après. Sa fierté non dissimulée d’avoir réussi à le capturer dans ses filets, lui qui était d’un naturel si réservé.
 Comment ils avaient emménagé ensemble dès la fin du lycée. Sa boutique qui, après des débuts difficiles, avait rapidement accompli des miracles. Puis le décès des parents de Leigh. Son deuil en silence. Son éloignement. Ses absences. Cette peine dont elle n’arrivait pas à le décharger, malgré tous ses efforts. Son ami Lysandre qui avait fini par s'éloigner d’elle, lui aussi, ainsi que tous les autres. Olympe et ses secrets. Alexy et son égocentrisme.
 Comment la solitude lui avait fait commettre l'irréparable avec “Éric”. Comment il lui avait fait du chantage avant de partager ses moments les plus intimes avec le monde entier et, en particulier, avec Leigh.
 Comment il n’arrivait pas à lui pardonner. Et qu'après des mois à vivre dans le déni, elle était enfin parvenue à l’accepter et le laisser la quitter.
 Deux autres verres de liqueur mélangée à du soda s’engouffrèrent dans sa gorge avant la fin de son récit. Et Hyun n’avait pas dit un mot. Il l’avait écoutée en silence, sans même acquiescer ou souffler des “hum” de temps à autre.

 — Et voilà l’histoire, conclut-elle son récit dans un hoquet sentant fort la framboise.

 Elle porta son verre à ses lèvres même s’il n’y restait que des glaçons.

 — Tu dois te dire que je suis qu’une traînée qui n’a eu que ce qu’elle méritait, cracha-t-elle dans un sourire sardonique.
 — Ce n’est pas ce que je pense.
 — Pff, ouais, c'est ça.

 Elle leva les yeux vers lui.

 — Pas la peine de jouer les angelots. Tu peux dire ce que t’as sur le cœur plutôt que de vouloir m'épargner.

 Elle fit tinter son verre vide sous son nez pour qu’il la resserve. Il ne se fit pas prier et répondit à son ordre silencieux.

 — Pour être honnête, commença-t-il en vidant la liqueur dans leurs deux verres. Je pense qu’on se ressemble beaucoup.

 Il posa le cocktail sur le bar et prit le sien. S’il était ivre, il n’en laissait rien paraître. Mais, d’un autre côté, sa propre inhibition l'empêchait-elle peut-être de discerner les choses correctement. Il avait l’air si calme, tranquille, de là où elle était. Sa présence était presque irréelle. L’avait-elle seulement imaginé ? Se trouvait-elle encore sous la pluie, sur les pavés ?

 — En quoi ? demanda-t-elle.
 — On fait des erreurs, en sachant parfaitement que ce sont des erreurs, et qu’on les regrettera plus tard. Mais on les fait quand même.

 Il sourit tristement.

 — Dire que tu es une mauvaise personne, ce serait admettre que j’en suis une aussi. Et... c’est difficile, d’accepter une chose pareille.

 Hyun soupira et appuya les mains sur le comptoir.

 — J’ai envie d'être heureux.

 Parce qu’il ne l'était pas. C'était bien ce que ça signifiait.
 Rosalya se pencha et saisit ses mains.

 — Tu es quelqu’un de bien, Hyun, énonça-t-elle comme une évidence. Quelqu’un qui sert de l’alcool à une personne dans le besoin ne peut pas être mauvais !

 Le serveur eut un rire franc, bien que la jeune femme se soit exprimée avec le plus grand serieux. Ce qu’il avait fait, ce soir, c'était plus que personne n'avait fait pour elle depuis des années.
 Même avec tout l’alcool dans son sang, elle se jura de ne jamais l’oublier. Elle lui rendrait la pareille. Elle lui prêterait son parapluie pour le protéger de la tempête, comme il l’avait fait.

 — Tu mérites d'être heureux ! s'écria une Rosalya particulièrement alcoolisée.
 — Merci, rit-il. Toi aussi.
 — Ouais... ouais, t’as raison ! Moi aussi j’ai le droit d'être heureuse ! Même toute seule.

 Elle leva son verre comme se prouver qu’il s’agissait là de la seule compagnie dont elle avait besoin.

 — On a qu'à être heureux, seuls, tous les deux, dit Hyun en levant son verre aussi.
 — Ouais ! Exactement. Bien dit. Tu parles bien.

 Et ils trinquèrent. L’ivresse de Hyun était discrète derrière le nuage épais qu'était la sienne. Il avait l’air aussi frais que la bise du vent à l'extérieur. Rosalya, elle, peinait de plus en plus à maintenir sa tête en place. La fatigue pesait lourdement sur sa mâchoire, tirant son visage vers l’avant.
 Hyun devait avoir raison.
 Elle faisait des erreurs dont elle savait qu’elle les regretterait. Boire autant d’alcool avec un presque inconnu, lui raconter toute sa vie - jusqu’aux détails les plus embarrassants -, et peiner à ne pas s’endormir à même le comptoir d’un café censé être fermé à cette heure-ci en était une aussi.
 Pourtant, elle le faisait quand même.
 Dans quelques heures, on la traînerait certainement jusqu'à l'extérieur avec des nausées pour seule compagnie. Mais à cette heure-ci, l’alcool l’enveloppait encore doucement, l’accueillant sans jugement. Et avec Hyun à ses côtés, elle se sentait curieusement en sécurité, même si elle ne connaissait rien de lui.
 Elle avait envie d’en savoir plus.

 — Et toi ? demanda-t-elle, puisant dans ses dernières ressources pour poursuivre la conversation.
 — Moi quoi ?
 — C’est quoi ton histoire ? Quelles erreurs tu as commises dans ta vie ?

 Hyun sourit et se pencha en avant.

 — Tu veux vraiment savoir ?
 — Ouais...

 Sa tête se faisant trop lourde pour son cou, Rosalya l’enfouit dans ses bras croisés.

 — Tu devrais dormir, lui dit-il doucement.
 — Je suis parfaitement réveillée.

 Son rire lui parvint de loin.

 — Très bien. Si tu es réveillée, alors je suppose que c’est à mon tour de tout raconter.
 — Exactement, répondit-elle, sa voix amortie par son bras. Je t'écoute, allez.

 Une main se posa sur le haut de sa tête.

 — Je vais te dire, mais avant promets-moi une chose.
 — Hum, marmonna-t-elle.

 Il murmura alors à son oreille :

 — Promets-moi de tout oublier dès demain, d’accord ?

 Rosaya aurait souhaité accepter sa requête, si c'était la seule qu’il avait. Mais elle se souviendrait de tout.
 Elle se redressa d’un coup.

 — Je t'écoute ! tonna-t-elle dans un hoquet sentant la framboise, les yeux encore fermés.

 Il soupira.

 — Elle s’appelait Suzanne.
 — C’est un nom de vieille.

 Son rire explosa si brusquement qu’elle en rouvrit les yeux, ne comprenant pas ce qu’elle avait dit de drôle.

 — C’est plus courant aux États-Unis.
 — T’as vécu aux États-Unis ?!
 — Non, c’est elle qui est venue ici.

 Un sourire discret aux lèvres, il prit une gorgée.

 — Elle était belle.
 — Elles le sont toutes... bougonna-t-elle en replaçant sa tête dans le creux de ses bras.

 Il fit tinter les glaçons dans son verre, songeur.

 — Probablement. Mais pendant longtemps, je croyais être le seul à le penser. Je croyais être super unique et spécial d'être le seul à la trouver belle.

 Hyun eut un rire amer.

 — J’étais vraiment le roi des cons.

 Rosalya laissa échapper une longue expiration, n'étant pas certaine de comprendre le sens de ses mots. Sa tête noyée dans l’alcool la fit reprendre une autre gorgée en penchant le verre vers sa bouche, quitte à en renverser sur ses vêtements.

 — J’étais pas le seul à être intéressé par elle. Ça m'aurait arrangé de l'être, égoïstement, mais mon meilleur ami était sur le coup. C’est lui qu’elle a choisi, pas moi.

 La jeune femme se redressa, peinée.

 — Ton meilleur ami était au courant ? Que tu aimais cette fille, je veux dire, demanda-t-elle, les sourcils froncés.
 — Oui.

 Rosalya frappa ses poings contre la table.

 — Quel enculé ! J’hallucine, s’emporta-t-elle. Nan parce... parce que ça me serait arrivé à moi, alors là ! Dis-moi que t’es plus pote avec lui au moins.

 Hyun sourit, une main dans les cheveux.

 — Si, on est toujours meilleurs amis.
 — Quoi ?!

 Rosalya en bascula de son tabouret. Le corps alourdi par les grammes d’alcool dans son sang, elle se maintint difficilement debout, les ongles enfoncés dans le bois.

 — Donne-moi son adresse que je lui règle son compte pour toi.

 Hyun rit doucement. Ses joues étaient un peu plus rouges.

 — J’ai fait quelque chose de pire que lui.
 — Comment ça ?
 — J’ai couché avec Suzanne alors qu’ils étaient encore ensemble.

 Sa mâchoire en tomba au sol. La jeune femme en douta presque de l’avoir correctement entendu.

 — De quoi ?
 — Oui... enfin, ils étaient séparés. Mais ils passaient leur temps à se séparer et à se remettre ensemble, donc ça en revient au même.
 — Mais comment... comment ça en est arrivé là ?

 Rosalya se rassit sur le tabouret, manquant de peu de tomber de l’autre côté. Une nausée nouvelle la fit repousser son verre du bout des doigts. Elle avait assez bu pour le moment.

 — J'en sais rien. Elle a proposé et j’ai dit oui. Je savais que c'était une connerie, mais j’en avais envie depuis des années, alors j’ai accepté.

 La jeune femme soupira.

 — Tu as raison, tu vaux pas mieux que moi.
 — Puisque je te le disais, rit-il.

 Rosalya se passa la main dans les cheveux, un instant désarçonnée par l’eau qui resta sur ses doigts. Elle en avait presque oublié ce qui l’avait amenée là. Parler des malheurs de quelqu’un d’autre l’avait bien aidé à penser à autre chose.

 — Qu’est-ce qu’il s’est passé après ? questionna-t-elle.

 Au fond, elle ne le jugeait pas. Elle était même certaine de le comprendre, mieux que personne d’autre.
 Hyun se passa la main sur le visage.

 — J’ai tout avoué à mon meilleur ami. Il a rompu définitivement avec elle, et moi aussi, j’ai abandonné tout contact. Je ne lui ai pas reparlé depuis.
 — Tout ça pour ça.
 — Ouais...

 Rosalya posa son menton dans le creux de sa main, songeuse.

 — Tout ça pour refaire la même connerie deux ans plus tard, ajouta-t-il dans sa barbe.
 — De quoi tu parles ?

 Il sourit et lui tapota gentiment l'épaule.

 — Rien. C’est une histoire pour une autre fois.

 Doucement, il l’invita à reposer sa tête contre son bras sur le bar. Sa main était toute froide.

 — Tu as beaucoup bu, tu devrais boire de l'eau, lui intima-t-il en lui passant un verre.
 — J’ai pas soif.

 Mais tout tanguait déjà autour d’elle. L’alcool qui s'était fait si plaisant quelques minutes plus tôt commençait à révéler son véritable visage. Amer. Malaisant. La solitude l’éprit. Hyun lui manquait, alors même qu’il était juste à côté. Elle voulait continuer à discuter avec quelqu’un qui la comprenait. Qui l'écoutait sans la juger. Mais la capacité à converser l’avait déjà quittée.
 Elle s’endormit, la tête sous la paume réconfortante de Hyun.


♦♦♦


 — Alors, tu déménages vraiment ? demanda Tachi, adossé à la porte de l’appartement, les mains dans les poches.
 — Je vais revenir. Ce n’est que pour quelques mois, corrigea Lysandre en fermant son sac. Je continuerai de payer le loyer en attendant.
 — Si tu le dis, rit Tachi.

 Il était encore en retard ce mois-ci.
 Le professeur se décala et passa derrière ce qui leur servait à la fois de cuisine et de table à manger.

 — C’est dommage quand même, dit-il. À peine arrivé et déjà parti. J’ai l’impression qu’on a jamais vraiment pris le temps de discuter.

 Lysandre se redressa. Sous son nez se trouvait toute sa vie, un simple sac avec quelques vêtements, de l’argent et ses dernières compositions. Il allait vivre chez son frère. Ils avaient besoin de se retrouver l’un l’autre, après toutes ces années à s’ignorer. Désormais qu’il n’y avait plus de secrets entre eux, Lysandre se sentait plus à l’aise à ses côtés. Il espérait que ces futurs mois ensemble les aideraient à renouer le dialogue.
 Tachi sortit du frigo deux pavés de saumon enveloppés dans du plastique.

 — Tu restes manger ce midi ? Qu’on partage un repas ensemble avant ton départ, au moins. C’est moi qui cuisine, dit-il.

 Lysandre s’approcha de la table.

 — Oui, avec plaisir.
 — Cool !
 — C’est la première fois que je vous vois cuisiner, admit le jeune homme.
 — Sérieux ? s’étonna Tachi. Je cuisine presque tous les jours. Tu le saurais si tu étais pas tout le temps à courir de petit boulot en petit boulot et à dormir comme une tombe quand tu rentres.

 Il pointa une spatule dans sa direction.

 — Puis arrête de me vouvoyer ! Je suis pas si vieux, sérieusement.
 — Désolé.

 Tachi prit de l’aluminium dans une main et de l’huile d’olive dans l’autre, prêt à cuire les pavés au four.

 — Tu sais, j’ai travaillé trois ans dans un restaurant.
 — C’est vrai ?

 Lysandre n’avait jamais connu Tachibana que comme professeur de lycée ou rappeur amateur au Coquelicot, alors l’imaginer dans une tout autre carrière lui était difficile.

 — Je ne savais pas que vous aviez la formation pour ça.
 — Oh, je l’ai pas, sourit Tachi. C’était un restau japonais. Ils voulaient juste un mec capable de parler avec le chef et qui ait la gueule de l’emploi. J’ai été formé sur le tas.
 — C’est possible ?

 Le professeur rit, les deux mains sur le comptoir.

 — Bah apparemment !
 — Ce n’était pas trop difficile ?

 Il réfléchit un instant.

 — Beaucoup d’heures, tout le temps debout, le chef constamment sur le dos, tu sens le poisson à trois kilomètres la ronde... mais ça avait ses bons côtés, je suppose.

 Une certaine nostalgie naquit dans sa voix, le regard concentré sur ce qu’il faisait. Il programma le four et sortit des épinards.

 — C’était mon premier vrai boulot. Mon premier salaire fixe. J’ai pu m’acheter une voiture et arrêter d’avoir à crécher sur le canapé d’Angus.

 Il sortit une casserole et la remplit d’eau, toujours sans regarder Lysandre qui ne perdait pas une miette de ce qu’il disait.

 — Ça m’a fait bizarre d’avoir mon chez-moi. J’aime pas les gens, et pourtant je me sentais tout seul. C’est pour ça que j’ai toujours un colocataire.

 Tachi le pointa du doigt, accusateur.

 — Mais maintenant que tu te barres, tu me forces à être un adulte et vivre par moi-même ! Franchement tu fais chier.
 — Désolé.

 Lysandre n’était pas certain s’il était sérieux, mais ressentit le besoin de s’excuser quand même. Après tout, à continuer - du mieux qu’il pouvait - à payer son loyer en attendant son retour, cela l’empêchait de louer la chambre à quelqu’un d’autre. Peut-être aurait-il été préférable de juste partir définitivement, mais le jeune homme tenait à cet endroit. Son indépendance. Le début de sa nouvelle vie, sans avoir à compter sur les autres. Castiel ou Leigh. Il se savait égoïste, mais ne parvenait pas à y renoncer. Tachi avait été assez gentil pour accepter sa proposition. Dans quelques mois, il reviendrait et ils partageraient d’autres repas.

 — Tu vas continuer à venir jouer au bar, au moins ? s’enquit Tachi en levant enfin les yeux vers lui.
 — Oui, bien sûr.
 — Ah, tant mieux. Tu sais, tu es vraiment talentueux. Tu as quelque chose... je saurais pas décrire, mais quelque chose que j’ai jamais entendu chez personne.

 Tachi rinça les épinards et les plongea dans l’eau salée. Il fit face à Lysandre de nouveau.

 — Tu dois continuer la musique. Tu es fait pour ça. Beaucoup plus que moi et mon rap à deux balles.
 — Vous le pensez vraiment ?
 — Arrête de me vouvoyer.
 — Pardon. Tu le penses vraiment ?
 — Oui. Non pas que ce soit difficile d’être meilleure que moi mais... tu vois ce que je veux dire. Toi tu es vraiment bon. Le genre qui devrait devenir pro.

 Lysandre soupira doucement. Devenir professionnel... si seulement c’était aussi simple. C’était un rêve loin d’être abordable pour quelqu’un qui venait de la campagne comme lui. Mais Tachi aussi avait l’air d’avoir eu un passé compliqué et, pourtant, c’était un professeur désormais. Il avait travaillé trois ans dans un métier qui ne lui plaisait pas particulièrement juste pour avoir de quoi se payer une voiture et un loyer.
 S’il avait réussi, alors Lysandre devrait y arriver aussi. Il devait penser de cette façon et ne pas laisser ses récents échecs à trouver - ou plutôt, à conserver - un travail le déprimer. Il avait une vie entière à réaliser devant lui.
 Ses plus belles années l’attendaient.

 — Alors, tu vas vivre chez ton frère, c’est bien ca ?
 — Oui.

 De longues baguettes dans la main, Tachi observa le plafond un instant. Après quelques minutes de silence, le bip sonore du four le sortit de ses pensées Il enfourna les saumons et reprit la cuisson des légumes.

 — Je t’envie, avoua-t-il finalement. D’avoir un frère et de vivre avec lui.
 — Tu es fils unique ?
 — Nan. J’ai un petit frère.

 La surprise gagne Lysandre. Tachi n’avait jamais évoqué sa famille avec lui.

 — On a juste plus de contacts depuis... houla, dix-huit ans, par là.
 — Qu’est-ce qu’il s’est passé ? ne put-il s'empêcher de demander.
 — Rien.

 Bizarrement, dans sa bouche, même une réponse comme celle-là sonnait comme la vérité. Tachi eut un sourire mélancolique.

 — Je suis parti, c’est tout.

 Absorbé par la vue des épinards tournant dans l’eau bouillonnante, il ne releva pas la tête.

 — Pourquoi ?
 — À dix-sept ans, j’étais trop stupide pour réfléchir à une raison. Je voulais partir, c'est tout.

 Lysandre observa ses mains, ne sachant que dire. Des millions de questions se bousculaient dans sa bouche ainsi qu’un regret de ne pas avoir assez profité de son temps ici pour les poser avant.

 — Et vous... pardon, tu ne peux pas... y retourner ?

 Tachi s’esclaffa d’un rire sans joie qui ne lui ressemblait pas.

 — N’importe quoi ! Après tout ce temps, je veux dire, je sais même pas... s’ils sont encore au même endroit. Puis, je me vois de pas les affronter, enfin...

 Il toussa contre son poing.

 — Changeons de sujet. C'est du passé tout ça. On parlait de toi qui allait faire les quatre-cent coups avec ton frère. Ça se fête. Encore quelques minutes et le repas sera prêt.

 Tachi s'éclipsa alors un instant dans la salle de bain. Lysandre se mordit la lèvre, redoutant d’avoir été trop inquisiteur. Il n’avait pas souhaité le mettre mal à l'aise, mais il n’avait pas résisté à la curiosité. Tachi revint dans la cuisine et finit de préparer à manger. Comme s’il ne s'était rien passé, il parlait fort avec sa bonne humeur habituelle. Lysandre respecta sa discrétion et ne relança pas le sujet. Une fois les saumons cuits, ils échangèrent un joyeux repas avant son départ.



 Leigh l’attendait à l’arrêt du bus, un parapluie dans une main et un autre sous le bras. Une légère pluie verglaçante tombait depuis quelques heures et des nuages épais et menaçants recouvraient le ciel. Lysandre descendit et salua son frère.

 — C’est tout ce que tu as ? demanda-t-il en jetant un coup d'œil à son sac.
 — Oui.

 Bien que perplexe, Leigh proposa de le porter pour lui, ce que Lysandre accepta. Il reçut le parapluie en échange et tous deux marchèrent jusqu’à l’appartement du styliste qui se trouvait à deux rues de là.

 — Il y a quelqu’un pour toi, annonça-t-il au pas de la porte.

 Son cœur manqua un battement. Cachant difficilement sa surprise, Lysandre l’observa, les yeux ronds, mais son frère n’ajouta rien. Il déverrouilla la porte et la maintint pour lui.
 Il s’engouffra rapidement à l’intérieur, craignant la personne qui était venue l’attendre exprès. Il n’imaginait personne d’autre que Rosalya, souhaitant lui régler son compte. C’était pourtant une tout autre silhouette qui était assise sur le canapé du salon. Les jambes pliées et les mains dans les poches, un homme regardait distraitement par la fenêtre. Des bottes en cuir aux pieds, une veste et un pantalon en jean assortis, des cheveux d’un rouge éclatant.

 — Castiel ? s’étonna Lysandre.

 Ce dernier, s’apercevant de son arrivée, se leva. Leigh entra dans l’appartement à son tour. Il prit le parapluie trempé des mains de Lysandre pour l’accrocher au mur de l’entrée.

 — Ton frère m’a dit que tu rentrais aujourd’hui.

 “Rentrer”.

 — Provisoirement, corrigea-t-il froidement malgré lui.

 La maison de son frère n’était pas chez lui. Chez Tachi non plus, s’il était honnête envers lui-même. Bien qu’il aurait préféré rester vivre là-bas, pour le minimum d’indépendance que cela lui accordait.
 Son “chez lui” où rentrer, il ne l’avait pas encore trouvé.

 — Castiel est venu au magasin, expliqua Leigh. Justement, je dois y retourner. Je préfère éviter de laisser mon nouveau vendeur seul trop longtemps.

 Son manteau encore sur le dos, Leigh récupéra quelques affaires et, son sac à la main, se dirigea vers la porte.

 — Je vous laisse tous les deux. Lysandre, j’essaye de ne pas rentrer trop tard pour qu’on puisse manger ensemble, si ça te va.
 — Aucun problème, répondit-il d’un ton égal.

 Et Leigh laissa les deux jeunes gens seuls dans l’appartement.

 — Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus, dit Castiel nonchalamment.

 Le musicien retint un soupir. Depuis l’incident avec Maxence et son déménagement, exactement. Ils ne s’étaient plus adressé la parole.
 Sans répondre, il ôta son manteau, le posa sur une chaise et proposa à son ami quelque chose à boire. Castiel accepta et s’assit dans la salle à manger. Ses nombreux bracelets et bagues résonnèrent dans la pièce alors qu’il posait bruyamment ses coudes sur la table.

 — Alors... tu vas bien ?

 Lysandre, occupé à essayer de se souvenir où se trouvaient tous les ustensiles dans la cuisine parfaitement rangée de son frère, répondit positivement sans ouvrir les lèvres.

 — Tu as trouvé du travail ?
 — Plus ou moins, dit-il, deux tasses couleur crème dans la main. Tu préfères café ou thé ?
 — Hum, thé, pourquoi pas ?

 Il ne lui manquait plus que la bouilloire. Et les sachets de thé. Les cuillères. Le sucre, aussi.

 — Tu joues toujours du piano dans ton boui-boui ?
 — Oui.

 Trop concentré sur sa tâche, Lysandre ne prit pas la peine de s’offusquer de sa réflexion.

 — Et Crowstorm ? demanda-t-il.
 — Tu ne sais pas ?

 Sans le regarder, il pouvait entendre le sourire dans sa voix.

 — On a été top des charts pendant deux semaines en décembre avec notre nouveau single.
 — Félicitations.
 — Le clip a dépassé les deux millions de vues déjà alors qu’on l’a posté juste hier.
 — C’est bien.

 Le thé enfin dans la main, Lysandre remplit la bouilloire d’eau. Un ange passa avant que Castiel ne s’exclame.

 — Dis-le si je t’emmerde, hein.

 Surpris, le musicien releva la tête.

 — Je te demande pardon ?
 — Je sais qu’on ne s’est pas parlé depuis longtemps, mais quand même. Ça n'a pas l’air de t'intéresser.
 — Ta vie m'intéresse, se défendit-il. Fais-moi écouter ton dernier single le temps que le thé soit prêt.

 Castiel soupira puis sortit son téléphone pour jouer son dernier morceau. Lysandre reconnut la partition qu’il avait composée dès les premières notes. En attendant que l’eau bout, il rejoignit son ami autour de la table.

 — Cette chanson est ma préférée, dit-il avec une certaine fierté, un sourire aux lèvres. Fais-moi voir le clip.

 Alors qu’il tendait la main pour prendre le téléphone, à sa grande surprise, Castiel l’en empêcha.

 — Qu’y a-t-il ?
 — Je dois te dire quelque chose avant.

 Lysandre fronça les sourcils, craignant de savoir où il voulait en venir. Sans le laisser parler, il lui arracha le portable des mains. Il ouvrit les informations sous le clip et, avec amertume, lit le nom de Castiel en tant qu’auteur-compositeur.

 — Je te jure que j’ai essayé de les convaincre de pas faire ça, tenta-t-il de se justifier. Mais ma manager a dit qu’on devait garder cette image... tu vois... self-made ? C’est ce que les gens aiment chez nous.
 — Alors tu aurais dû utiliser ta propre composition, trancha Lysandre en lui rendant le téléphone, un désappointement clair dans la voix.
 — Je n’ai pas utilisé ta chanson tel quel ! Je l’ai rearrangé à ma sauce, à notre sauce, à Crowstorm. Même certaines paroles sont différentes.
 — Tu sais très bien que ça ne change rien.

 Lysandre se leva de sa chaise, les mains ancrées dans la table.

 — Tu sais ? Je crois que tu avais raison.
 — De quoi ?
 — J'étais jaloux de Maxence, de votre groupe. J’aurais voulu être à sa place, rejouer sur scène avec toi. C’est pour ça que je t’ai donné ces compositions. Je ne voulais pas que tu les chantes pour moi, je voulais qu’on les joue ensemble.
 — Lys...
 — Mais j’ai changé d’avis.

 Il prit une grande inspiration. Dans son dos, la bouilloire s’éteignit.

 — Je ne souhaite plus qu’on joue ensemble. C’est derrière nous tout ça, dans nos années lycée. J’ai changé depuis.

 Lysandre baissa les yeux vers Castiel.

 — Et toi aussi, visiblement.

 Il se dirigea vers la cuisine, comme si de rien n'était, pour servir les thés qu’ils n’allaient probablement plus boire ensemble après cette discussion.

 — Qu’est-ce que tu veux dire ? s’emporta Castiel en se levant à son tour.

 Lysandre l’observa avec passivité, sa colère s'étant déjà dissipée.

 — Le Castiel que j’ai connu au lycée n’aurait jamais volé les compositions de son ami. Il en aurait composé des encore bien meilleures.
 — Tu penses que je n’ai pas de talent ?!
 — Ce n’est pas ce que j’ai dit.

 Le musicien porta la boisson à ses lèvres, soufflant doucement sur la fumée qui dansait à la surface.

 — Vous commencez à me faire chier, tous, à croire que vous me connaissez mieux que personne.
 — Qui ça, "vous" ?
 — Vous me tournez autour comme des vautours, à la seconde où j’ai un peu de célébrité, vous commencez à me traiter différemment. Maxence avait raison à ton sujet, cracha-t-il.

 Lysandre rit à l'évocation de ce nom. Il ne l’avait rencontré que deux fois, mais savait déjà que ce n'était clairement pas quelqu’un de confiance. Castiel, plus que personne d’autre, aurait dû s'en apercevoir. C'était comme si la popularité l’avait ébloui, lui avait fait oublier ce qui comptait vraiment pour lui. Son intégrité, ses amis. La musique.

 — Tu peux partir, dit doucement Lysandre en prenant une gorgée de thé.
 — Ouais je me casse. Ça sert plus à rien qu’on discute, toi et moi.

 Il quitta la salle à manger et reprit son manteau, posé sur un fauteuil. Lysandre le suivit jusqu'à la porte d'entrée.

 — Tu peux continuer à utiliser mes compositions si ça te chante, ça m'est égal.

 Il en composerait d’autres. Il en était capable.
 Les mots de Tachi lui revinrent en mémoire.
 Tu dois continuer la musique. Tu es fait pour ça.
 Même si ce n'était que dans un vulgaire boui-boui pour les dix prochaines années, il continuerait la musique. Tout seul. Il y arriverait. Il n’avait pas besoin de Castiel pour ça. Leur collaboration ne se ferait probablement pas. Il avait fait le deuil de cette idée.

 — Mais je serai là.

 Quand tu décideras de revenir sur le droit chemin.
 Quand tu seras prêt à être mon ami de nouveau.
 Le musicien sourit sans rien ajouter. Castiel, la main sur la poignée, sortit à la volée, claquant la porte derrière lui. Il partit sans parapluie avec lui.
 Lysandre soupira et retourna à la cuisine finir sa tasse de thé. Son frère, qui rentrerait quelques heures plus tard, s'étonnerait de l’absence du chanteur. “Il s’est passé quelque chose ?” demanderait-il, curieux. “Rien” répondrait Lysandre.
 Son amitié avec Castiel était endommagée, mais ils finiraient par se retrouver. Il en était certain.


♦♦♦


 Ambre avait posé son plus beau manteau sur le lit. Coton blanc comme la neige, boutons dorés et liseré argentée. Elle ne l’avait pas porté depuis son arrivée à l'hôpital, bien que sa mère le lui ait donné tout de suite, avec une pléthore d’autres vêtements. Tous chers, chics, typiquement de quoi sortir, se montrer. Mais Ambre n’avait pas quitté ses pyjamas, jeans délavés et doudounes vieillies pendant des semaines.
 Aujourd’hui était différent. Elle partait.
 Fini les repas servis sur un plateau, fini les lumières blafardes et éblouissantes des couloirs, fini les cris et bruits étranges venant des chambres adjacentes en plein milieu de la nuit, fini les rencontres quotidiennes avec les docteurs. Ambre était prête à rentrer chez elle, selon eux. Sa mère avait insisté pour qu’elle revienne à la maison, pour “l’aider”, comme elle disait. La jeune femme avait refusé. Elle retournait sur le campus et commencerait le nouveau semestre comme convenu, ses examens de rattrapage à l'horizon. Quant à sa carrière de mannequin, celle-ci était en hiatus pour le moment. Ambre n’avait pas posté la photo sur ses réseaux sociaux. Elle n’avait pas touché à son compte depuis son internement.
 Mais tout le monde savait. Personne ne l’avait contacté ou s’était inquiété de son état, mais tous ses contrats s’étaient annulés les uns après les autres. Les personnes qu’elle avait essayées de recontacter l’ignoraient. La notification de son compte avaient disparu des photos de groupe, comme si une inconnue s’était jointe à la fête. Quelqu’un d’oubliable, qui ne méritait même pas d’avoir son nom inscrit avec les autres.
 Les médecins lui conseillaient de renoncer entièrement à cette carrière. Vous ne guérirez jamais totalement en restant dans ce milieu, disaient-ils. Ambre les croyait, mais mettre un terme à tout ce qu’elle avait accompli ces dernières années restait un choix difficile à prendre. Il lui fallait du temps.

 — Toc toc.

 Ambre, occupée à mettre ses boucles d’oreille dans la salle de bain, sortit la tête pour voir qui était arrivé.

 — Ah, c’est vous, répondit-elle joyeusement. Entrez.

 Le docteur Ali referma la porte derrière lui. Une peau sombre, comme celle de Priya, des yeux noirs et intenses cachés d’épaisses lunettes rondes et des cheveux finement coupés sur le crâne. Il souriait derrière toutes ses ridules.

 — Prête à rentrer chez vous ?

 Ambre eut un soupir de soulagement à l’entendre prononcer ces mots. Elle avait cru que ce moment n’arriverait jamais ! Son reflet dans le miroir transpirait la relaxation et l’apaisement, des émotions qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps. Elle était reconnaissante de tout ce que cet établissement avait fait pour elle, mais il lui fallait retourner à sa vie normale.
 Elle sortit de la salle de bain et salua son médecin d’un serrage de main.

 — Plus que prête !
 — Vous êtes rayonnante. Ça fait plaisir à voir.
 — Merci !

 Ambre n’avait pas seulement fait l’effort de s’apprêter de ses plus jolis vêtements et bijoux pour l’occasion, elle avait sorti son fer à boucler pour la première fois. Elle avait envisagé de couper ses longs cheveux, presque par caprice, mais était heureuse d’avoir renoncé à cette idée. Elle se sentait elle-même avec ces cheveux-là. De longues et belles boucles roulant sur son dos, elle tourna sur elle-même pour montrer le résultat à son psychiatre.

 — Vous êtes très jolie, la complimenta-t-il, tout en gardant son professionnalisme.

 Ambre rit et se dirigea vers le lit où reposait son manteau et son sac.

 — Ma mère devrait arriver d’ici quelques minutes, dit-elle.
 — Ah...

 Le docteur Ali détestait sa mère, même s’il utilisait toutes ses forces à chaque fois pour le cacher. Ce n’était pas difficile à deviner ; tout le monde haïssait sa mère. Surtout dans un endroit comme celui-là, où elle ne faisait aucun effort pour s’y faire apprécier. Selon elle, sa fille n’aurait jamais dû rester plus d’une nuit dans cette “maison pour les fous”, même si c’était cette maison qui l’avait sauvée.
 Ambre avait parlé de ses parents pendant des heures et des heures à son médecin. Et pourtant, une part d’elle ne se rappelait pas ce qu’elle avait dit. Ce n’était que des anecdotes d’enfance ou d’adolescence. Des choses sans importance. Alors pourquoi y revenait-elle sans cesse ?
 Son frère, elle ne l’évoquait jamais.

 — Vous rentrez chez vos parents ? demanda-t-il, une inquiétude claire dans la voix, après lui avoir fermement déconseillé de le faire.
 — Oh non, jamais de la vie.

 Plutôt mourir que de retourner dans cet enfer.
 Elle avait probablement dû prononcer cette phrase aussi, mais n’en était pas sûre.
 Est-ce qu’elle aimait seulement ses parents ?
 Aucune idée.
 Pourquoi ne pouvait-elle s’empêcher de revenir vers eux, encore et toujours ?
 Pourquoi, pourquoi ?
 Des mois, des années, une vie entière de thérapie ne suffiraient probablement pas à répondre à cette question.

 — Je retourne sur le campus comme prévu.
 — Tant mieux, laissa échapper le médecin, les mains dans le dos. Et pour votre carrière, vous avez pris une décision ?

 Ambre, occupée à arranger son sac, s’arrêta un instant.

 — Je ne sais pas, répondit-elle sincèrement. Je dois encore y réfléchir.
 — Bien. Prenez votre temps, c’est une décision importante.
 — Je sais.
 — Et quoi qu’il arrive, vous êtes toujours la bienvenue en consultation. Chez nous ou ailleurs. Je ne saurai que vous recommander de poursuivre les soins même en dehors de l’hôpital.

 La jeune femme sourit, sortit les mains de son sac et le ferma enfin. Ils avaient déjà eu cette discussion des dizaines de fois. Parfois, le docteur Ali lui faisait penser à un père inquiet - pas un père comme le sien.

 — Je vais faire attention.

 Le professeur sourit puis, dans son dos, la porte s’ouvrit à la volée.

 — Impossible de trouver une place de parking dans cet endroit !

 Ambre sentit son cœur manquer un battement, comme à chaque fois qu’elle entendait la voix de sa mère. Comme si son corps, même après vingt-trois ans, n’était pas habitué à sa tonalité, à la brutalité froide et cachée qui y résidait. Sa mère ne parlait pas comme son père - lui était franc, direct. Sa colère ne s’entendait pas seulement, elle se voyait dans son regard et ses actions. Sa mère était plus discrète. Mais la menace était là.
 Même après toutes ses années, Ambre ressentait toujours un effroi en l’entendant.

 — Madame Demarey, salua le docteur.
 — Oui oui, répondit-elle froidement en ignorant sa main tendue. Tu es prête ?

 Un manteau plus cher que tout ce qu’Ambre portait sur elle sur le dos, des bottines claquant bruyamment au sol, des cheveux blonds réunis en un chignon parfait et les clés de voiture encore dans la main, sa mère la fusillait du regard. La jeune femme déglutit. “C’est ta faute si je suis obligée d’être dans cet endroit”, hurlait son visage.

 — Oui, je suis prête, bafouilla-t-elle.
 — Mademoiselle Demarey, n’oubliez pas ce que je vous ai dit tout à l’heure.

 Ambre baissa la tête, comme si leur conversation pouvait se lire dans ses traits.

 — Je vous laisse. Rentrez bien. À bientôt en consultation, peut-être.
 — Alors ça, n’y comptez pas ! s’agaça sa mère. Elle ne va pas revenir de sitôt.

 Le docteur sourit, la mâchoire visiblement crispée, et quitta la pièce en adressant un dernier regard compatissant à Ambre. C’était à elle de gérer seule, maintenant.

 — Bon, tu te dépêches, je n’ai pas que ça à faire.

 Elle lui faisait clairement payer son choix de rentrer sur le campus plutôt que de revenir à la maison où elle pourrait avoir de l’emprise sur elle. Ambre n’avait pas réfléchi en lui demandant de la raccompagner. C’était comme instinctif de la contacter, de l’informer de tout ce qu’elle faisait. Elle aurait mieux fait de prendre un taxi.

 — Enfin tu quittes ce trou à rats, ce n’est pas trop tôt !
 — Ce n’était pas si horrible que ça... bredouilla-t-elle.

 Certes, ça n’avait pas été facile. Elle espérait bien ne pas avoir à revenir en tant que patiente internée. Lors de son séjour, elle n’avait pas fait l’effort de se joindre aux autres pensionnaires et les avait évités comme la peste. Pourtant, elle les observait rire et discuter joyeusement dans les jardins parfois, se demandant ce que ça ferait de se joindre à eux, sans jamais le faire. Et ils étaient gentils avec elle, les rares fois où ils lui parlaient. Comme les médecins, le personnel médical. Personne ne la jugeait ou ne la regardait de travers. Tout le monde se fichait de son apparence.
 Quelque part, même si elle était ravie de partir, elle était aussi contente d’avoir été forcée de venir ici. Ça avait été comme une pause dans sa vie qui ne tournait plus rond.

 — Tu n’as pas changé d’avis ? Tu rentres sur le campus ?
 — Oui.
 — Quelle idée ! Et tu penses revenir sur le droit chemin si je ne suis pas là pour t’aider ? Il te faut déjà perdre au moins les cinq kilos que tu as pris ici.

 Ambre sentit son visage se crisper. On la pesait presque tous les jours. Elle n’avait pris que trois kilos. Une petite voix dans sa tête lui rappelait sans cesse son régime drastique, la poussant à ne manger qu’une partie de ses repas chaque jour. C’était un combat qu’elle n’avait pas réussi à gagner même en venant ici.
 Et sa mère voulait déjà lui faire perdre plus que ça.

 — Je... je vais m’en sortir toute seule.
 — Tu penses ça ? Tu manges n’importe comment lorsque tu es toute seule. J’ai bien vu la différence depuis que tu as insisté pour vivre sur le campus. Tous tes contrats réguliers, tu les as décrochés lorsque tu étais à la maison.

 Ambre enfila son manteau en silence. La jeune femme vivait sur le campus depuis quelques années déjà et pourtant, contrairement à ce qu’elle prétendait, elle n’avait fait que perdre du poids depuis. Toujours un peu plus, un peu plus, et ce n’était jamais assez. Selon sa mère, les mannequins de nos jours étaient toutes “grosses”, “difformes”, “pleines de cellulite” et “ma fille ne sera pas comme ça”.
 Et si Ambre souhaitait être comme ça ? Elle n’était pas difforme avec trois kilos en plus, ni cinq, ni quinze, ni vingt !
 Son poing se serra. Si seulement elle avait le courage de dire ce qu’elle pensait réellement. Des semaines et des semaines à essayer d’aimer son corps tel qu’il était, pour ne pas retomber dans la drogue et le coupe-faim facile, tout ça pour voir ces efforts détruits par quelques phrases de sa mère. Juste parce qu’elle était de mauvaise humeur et le lui faisait payer.

 — En parlant de ça, j’ai téléphoné à tous nos contacts, et Ludwig accepte de te reprendre.
 — De quoi ?!

 Le “vise-nibard”, comme toutes ses collègues et elle-même le surnommaient ? Celui qui était incapable de prendre des photos d’autres choses que des poitrines en 4K, qui forçait toutes ses mannequins dans les bikinis les plus révélateurs qui soient ? C’était le premier qui avait accepté de prendre Ambre, alors qu’elle venait juste de débuter. Depuis, impossible de refuser la moindre de ses demandes. “Il fallait être reconnaissant”, soi-disant.

 — Hors de question.
 — Pardon ?

 Les mots étaient sortis tout seuls de sa bouche. Ambre se mordit la lèvre. Sa mère ne la quittait pas des yeux ; ce n’était pas tous les jours qu’on lui répondait ainsi. Surtout pas depuis que Nathaniel était parti.

 — N’importe qui mais pas lui.
 — Pourquoi pas ?
 — Je t’en ai déjà parlé !

 Ambre tapa son poing sur son sac de frustration. Elle avait eu cette conversation avec elle une centaine de fois déjà ! Elle avait expliqué combien il la mettait mal à l’aise, mais sa mère lui trouvait toujours des excuses.

 — Arrête un peu de faire l’enfant, soupira-t-elle. Tu as un shooting avec lui la semaine prochaine.
 — J’ai dit non !

 L’adrénaline pulsa dans tout son corps alors qu’elle refusait quelque chose à sa mère pour la toute première fois. Les bras tremblants, elle bomba la poitrine et affronta son regard. Sa génitrice n’allait pas se laisser parler de la sorte, c’était évident.

 — J’ai dit que tu avais un shooting la semaine prochaine, répéta-t-elle avec un calme effrayant. Maintenant prends ton sac et rentrons.
 — Non.
 — Est-ce que tu veux vraiment jouer à ça, Ambre Demarey ?

 Ses parents faisaient tout le temps ça, les appeler par leur nom complet, lorsqu’ils étaient sur le point de faire exploser leur colère. La jeune femme ne comptait plus le nombre de fois où son père avait utilisé cette technique avec Nathaniel avant de l’emmener dans son bureau faire ce qu’il y faisait toujours.
 Son frère ne parlait plus pendant des jours après ça. Le calme revenait dans la maison, juste pour un temps, avant que le cercle ne recommence.

 — Je n’irai pas.
 — Si, tu iras. Ne m’oblige pas à m’énerver, soupira-t-elle.
 — Tu ne peux pas me forcer ! s’exclama-t-elle avec le plus de conviction dont elle était capable.

 Sa mère la forçait à faire ce qu’elle souhaitait ; les deux femmes le savaient aussi bien l’une que l’autre. Mais Ambre ne voulait plus se laisser faire. Refaire du mannequinat ? Peut-être... un jour... mais pas si tôt, pas maintenant, avec un photographe qu’elle méprisait. Pas parce que sa mère avait utilisé ses “contacts”.

 — Et si je te coupe les vivres ? Hein ? Comment tu comptes vivre dans ta misérable chambre d’étudiante ?
 — Je trouverai un autre travail.
 — Où ça ? Dans un vulgaire fast-food, peut-être ? Tu n’es pas sérieuse.
 — Je m’en sortirai.
 — Tu veux finir comme ton frère ?

 C’en était trop. Sans s’apercevoir de ce qu’elle faisait, ses mains saisirent son sac, celui-là même rempli de vêtements et accessoires de luxe que sa mère lui avait payés, et le lui jetèrent au visage avec le plus de force dont elle était capable.

 — Ne parle pas de Nathaniel ! hurla-t-elle à pleins poumons.

 Sa mère évita le sac de justesse et celui-ci s’enfonça contre la porte.

 — Tu es la dernière à avoir le droit de prononcer son nom.

 Estomaquée, sa génitrice ne répondit rien, les yeux écarquillés. Elle qui avait toléré la violence de son mari sans sourciller pendant vingt ans était choquée par celle de sa propre fille. D’où croyait-elle qu’elle venait ? Comment Ambre aurait pu grandir autrement dans un milieu pareil ?
 Ses problèmes d’image de soi, la honte quant à son attirance pour les femmes, l’alcool, la drogue, la violence... elle était le produit de ces deux monstres de parents.
 Deux monstres dont elle espérait constamment l’amour inconditionnel sans jamais l’obtenir, malgré tous ses efforts.
 Des années et des années à faire tout ce dont elle était capable pour répondre aux attentes de ses parents, dans l’espoir fou d’être aimée par eux. Dans l’espoir ridicule de ne pas finir seule comme Nathaniel.
 Elle l’avait traité avec dédain à cause d’eux. Elle l’avait étouffé par leur faute. Elle l’avait frappé sous leur influence.
 C’était eux, son problème. Son boulet au pied. Sa malédiction.

 — Fous le camp, ordonna-t-elle.
 — Tu es hystérique, siffla sa mère.

 Ambre sourit, presque ravie de l’entendre lui dire ça. Alors peut-être avait-elle mérité sa place dans cette “maison de fous”. Si sa fille était folle, ses géniteurs devaient être les seuls à blâmer.

 — Sors de cette chambre ! hurla-t-elle, les poings serrés.

 Les cris alertèrent les infirmiers aux alentours qui pénétrèrent dans la pièce.

 — Ma fille est hors de contrôle ! leur dit sa mère.

 Pourtant, c’est elle qu’on fit sortir, malgré ses protestations. Après des semaines, tout le monde la connaissait ; ils avaient probablement attendu cet instant depuis le début. Ambre sourit de plus belle en observant sa mère être sortie des lieux sans ménagement. Elle ne devait pas avoir l’habitude que la force soit exercée sur elle et non sur les autres.
 La jeune femme, les jambes tremblantes, tomba sur les genoux. Des étoiles dansaient devant ses yeux. Une infirmière vint à ses côtés pour s’assurer que tout allait bien, mais Ambre ne sentit que sa main caressant doucement son dos. Une douceur maternelle qu’elle ne connaissait pas. Elle inspira et expira lentement, comme on le lui avait appris en thérapie, jusqu’à se sentir mieux.

 — Est-ce que ça va ? murmura quelqu’un.

 Ambre hocha la tête. Son cœur tambourinait encore dans sa poitrine à cause de l’adrénaline, mais elle ne s’était jamais sentie aussi apaisée.
 C’était décidé, c’était le moment.
 Elle devait revoir Nathaniel. Sa vraie famille.


♦♦♦


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