Depuis que Jack avait accepté de les suivre, les jours allaient et se ressemblaient. Debout avant la levée du jour, prompt petit-déjeuner, marche pendant des kilomètres dans la forêt, pause de vingt minutes maximum avec une pomme pour récupérer, camp installé une fois le soleil couché, frugal dîner, potion et sommeil. Kentin s’occupait aussi de son pied à l’aide de toutes sortes de remèdes. Il l’avait transporté sur le dos pendant les premiers jours, jusqu’à ce que Jack en ait assez et demande à marcher par elle-même, quitte à boiter et souffrir sur le chemin. Mais elle préférait endurer la douleur que continuer à quérir l’aide de cet énergumène au sourire éloquent. La porter comme une enfant l’amusait bien plus qu’il n’aurait dû et Jack ne le supportait plus. Elle avait peut-être accepté leur proposition pour le moment, mais ils ne devraient pas la sous-estimer. Quoi que, peut-être, cela finirait-il par jouer à son avantage au moment propice.
Par ailleurs, ils ne l’enchaînaient plus. Ni la nuit, ni le jour. C’était un test, de toute évidence. Ils ne cessaient jamais de l’observer. Jack devait leur prouver sa bonne foi. Pas de cris en direction des cornes de brume lorsqu’elles sonnaient. Pas de tentative de fuite. Pas de bagarre ou de grabuge. Kentin était ravi ; Charlotte, elle, restait interdite. Elle ne prononçait pas un mot et ne lançait à Jack que des regards menaçants. Cette femme se moquait de la savoir vivante ou morte, tandis que Kentin faisait tout pour la maintenir en vie - du moins, pour l’instant.
Ils n’avaient croisé qu’un seul dragon lors des derniers jours. Un Waccu, une espèce relativement inoffensive si on restait discret et à l’écart, mais ça n’avait pas empêché Kentin de faire barrage avec son corps pour protéger Jack tandis que Charlotte s’occupait de la créature toute seule. L’alchimiste avait l’air sûr et certain que la jeune fille était la carte qui le mènerait jusqu’à cette personne mystérieuse qu’il cherchait. Elle ne savait pas bien pourquoi Charlotte le suivait dans cette aventure, mais, lorsqu’ils parlaient, leurs voix étaient si basses que leurs lèvres bougeaient à peine. Impossible de comprendre leur dynamique ou leur objectif, en dehors de cette quête en lien avec un dragon des glaces. Et Jack qui se retrouvait au milieu de tout ça.
Ils ne répondaient jamais à ses questions non plus. Où allaient-ils ? Quand arriveraient-ils ? Qui était ce disparu qu’ils cherchaient ? Quand lui enseigneraient-ils l’alchimie ? Silence, à chaque fois. La question de l’alchimie, en particulier, rendait Kentin irritable. S’il pouvait se montrer “sympathique”, cette discussion le refermait instantanément. Ce n’était jamais le bon moment, lui faisant douter qu’il n’y en aurait jamais un. L’idée qu’il ait pu lui mentir sur la possibilité d’apprendre l’alchimie ne la quittait pas. Elle n’était pas naïve et doutait bien qu’il avait saisi la première opportunité de la faire céder à sa proposition, de manière à ce qu’elle les suive sans chercher à s’échapper. Mais l’envie folle d’apprendre cette magie - qui n’en était pas, selon Kentin - était plus forte que sa raison. Elle continuait d’espérer, au fond, qu’il finirait par lui enseigner quelque chose. N’importe quoi.
En apprendre plus “sur ses origines”, elle n’y comptait pas. Il n’y avait rien à savoir, et rien en quoi elle pouvait les aider. Elle en était certaine. Kentin se fourvoyait totalement. Elle avait essayé de le prévenir à multiples reprises mais il l’ignorait. Il croyait tout savoir. C’était son problème, sa bêtise. Ils devaient respecter leur part du marché et lui apprendre l’alchimie. S’ils l’avaient trompée, Jack trouverait bien un moyen de s’enfuir après avoir gagné leur confiance. C’était le plan, pour le moment.
Alors qu’ils marchaient pour leur énième journée dans la forêt dense, des bribes de conversation lui vinrent.
— … dès demain.
— … si elle peut… n’y compterais pas.
Kentin et Charlotte marchaient devant elle. Ils maintenaient une cadence effrénée que Jack peinait à suivre, bien que sa blessure au pied ait guérie totalement depuis quelques jours. Leur présence était si imposante que même leurs dos semblaient l’observer avec intention. Un pas de travers et ils s’en apercevraient.
— Qu’y a-t-il demain ? s’enquit-elle d’une voix forte.
— … nous attend, poursuivit Kentin.
— … sera surprise, c’est sûr.
— Vous en avez pas un peu marre de m’ignorer ? s’énerva Jack en essayant de les rattraper.
Dans sa précipitation, la jeune femme trébucha sur une racine qui dépassait du sol. Kentin attrapa son bras sans difficulté, l’empêchant de tomber. Il la redressa sans la lâcher.
— Tu me fais mal, dit-elle, son bras presque broyé par la poigne de l’alchimiste.
— Tu dois marcher plus vite, tonna-t-il en desserrant son étreinte mais sans la lâcher pour autant. Tu nous ralentis beaucoup trop.
— Je fais de mon mieux ! protesta-t-elle.
— Porte-la, ordonna Charlotte. J’en ai marre de perdre mon temps.
— Hors de question !
Jack se libéra, foudroyant les deux voyageurs du regard.
Kentin sourit, de cette façon prétentieuse qui le connaissait si bien.
— Pourquoi ? Ça ne te plait pas ?
— Je vais marcher plus vite ! Alors, qu’est-ce qu’il se passe demain ?
Kentin et Charlotte échangèrent un regard. Comme se mettant d’accord silencieusement sur le fait que l’information pouvait être partagée, le jeune homme expliqua :
— On arrive à notre destination.
— Où ça ?
Les deux alchimistes reprirent leur marche.
— Tu verras bien lorsque nous serons arrivés.
— Vous pourriez m’expliquer un peu plus ! Quel genre d’endroit c’est ? Un village avec des gens comme vous ? Ils savent que vous m’avez enlevée ?
Kentin rit et tourna la tête vers elle. Jack faisait de son mieux pour marcher à leur vitesse désormais.
— Crois-moi, si tu fais comme on te dit de faire, personne ne saura rien.
La jeune femme déglutit, comprenant bien la menace.
— C’est là où vous vivez ?
— Tu verras bien.
— Rah ! pesta-t-elle, frustrée.
Qu’est-ce qu’ils pouvaient être bornés ! Elle avait accepté de les suivre sans protester, que pouvaient-ils bien vouloir de plus pour lui parler ? Jack les assomma de toutes sortes de questions mais se heurta à un mur de silence, comme d’habitude. Elle courait presque pour parvenir à avancer à la même cadence qu’eux. Leurs jambes étaient beaucoup plus grandes que les siennes. Quitte à s’en détruire les membres, déjà raidis par le froid émanant de son propre corps, Jack usa de toutes ses forces pour les suivre, se demandant bien quel type d’endroit ils allaient rejoindre dès le lendemain.
Le campement était installé. Ils n’avaient pas entendu de corne de brume, d’alerte ou autre bruit de pas en dehors des leurs de toute la journée. Castiel et les autres avaient l’air de s'être éloignés. Ils avaient dû emprunter une mauvaise direction, ce qui arrangeait bien Charlotte et Kentin - et elle aussi, pour être honnête. Non seulement elle craignait pour leur sécurité face à ces deux combattants exceptionnels, mais Jack espérait bien en apprendre un peu plus sur leur monde avant d’avoir à rentrer dans le sien. Si, du moins, ils acceptaient de partager quoi que ce soit avec elle, ce qui n'était pas encore gagné.
Les alchimistes prenaient encore grand soin à cacher leur présence. Ils effaçaient leurs pas de temps à autre, ne laissaient le feu allumé la nuit qu’une heure tout au plus, le temps de manger, et n’abandonnaient jamais rien derrière eux qui pourraient donner un indice quant à leur emplacement. Il n'était pas étonnant que son village ne soit pas parvenu à les retrouver aussi facilement.
Charlotte partit sans dire où elle allait tandis que Kentin préparait le feu. Assise de l’autre côté, Jack avait les jambes repliées contre sa poitrine, le menton posé sur ses genoux. La chaleur de l'été, comme celle des braises juste devant elles, restait si lointaine. Presque inatteignable. Prisonnière de son propre corps, elle sentit des frissons la parcourir. Une fois le feu allumé, Kentin se leva et posa sur les épaules de la jeune fille une couverture de laine. Jack enfouit ses joues rougissantes entre ses jambes, ne souhaitant pas qu’il les voit même dans l'obscurité.
Ce n'était pas quelques actes de gentillesse par ci par là qui allaient lui faire oublier tout ce qu’il avait fait ! Après tout, elle n'était qu’un outil pour lui, un moyen d’arriver à ses fins. Avec un peu de chance, il la laisserait réellement partir lorsque tout cela serait terminé. Dans le pire des cas, il se débarrassait d’elle sans vergogne.
— Tu m’as l’air bien triste, ce soir.
L’ignorant, Jack enfouit son visage encore plus profondément dans ses cuisses, le dos rond.
— Ta famille te manque ?
— Évidemment ! Quelle question stupide.
Un léger rire lui parvint.
— Tu les retrouveras bien assez tôt, crois-moi ! Je te pensais plus enthousiaste à l'idée d’en apprendre plus sur l’alchimie.
Jack se redressa si brusquement que la couverture tomba de ses épaules.
— C’est vous qui refusez de m’apprendre quoi que ce soit ! cria-t-elle, gagnée par la frustration.
Kentin l’observait, un fin sourire aux lèvres.
— On a tout le temps pour ça. Demain, des alchimistes, tu en rencontreras beaucoup d’autres.
Interloquée, toute sa colère s’envola. Elle déplia ses jambes et s'avança vers l’avant, à quelques centimètres du feu.
— C… C’est vrai ?! Il y en a beaucoup, des comme vous ?
Kentin fit semblant de réfléchir.
— Pas des aussi bons que nous, ça c’est sûr, mais il y en a suffisamment.
— Et des magiciens aussi ?! poursuivit Jack, ignorant sa vantardise.
— Oh oui, beaucoup de magiciens aussi.
Ses yeux s'illuminèrent et ses lèvres s’élargirent en un sourire rayonnant, le premier depuis qu’elle avait été enlevée. Kentin lui-même fut gagné par la surprise, bien qu’il reprit sa composition instantanément, comme si de rien n'était.
— Incroyable ! Et ils vont pouvoir m’apprendre l’alchimie ? Ou la magie ?
— L’alchimie, c’est moi qui vais t’apprendre, énonça-t-il.
La joie quitta son visage. Elle fronça les sourcils, plus que dubitative.
— Vraiment ? Parce que je n'arrête pas de te le demander mais tu refuses toujours de me dire quoi que ce soit !
Kentin sourit, mal-à-l’aise comme à chaque fois que le sujet était évoqué.
— Ce n’est pas le bon moment, c’est tout.
Jack sortit de sa poche le dragon d’or qu’il avait sculpté de sa seule main, preuve de ses facultés. Sans en comprendre la raison, la jeune femme s’était immediatement attachée à ce petit objet, autrefois une dague menaçante. Elle s’y sentait comme connectée.
— Tu peux m’apprendre à créer des sculptures comme celle-là ?
— Bien sûr.
— Alors prouve-le ! ordonna-t-elle en tendant son bras.
— Attention !
Les flammes avaient à peine eu le temps de lécher son poignet que Kentin avait dégagé sa main loin du feu. Ses longs doigts enfermés sur les siens, il resta ainsi, la respiration haletante.
— Je sais que tu ne ressens pas la chaleur mais tu dois quand même faire attention ! s’emporta-t-il.
Sa main était chaude. Elles l'étaient toutes en comparaison des siennes, mais là, c'était différent. Rien à voir avec la paume réconfortante de Rosalya sur son épaule ou les mains guérisseuses de Nathaniel sur sa peau. Ces contacts la laissaient indifférente.
Le contact de Kentin la perturbait.
— Je ressens la chaleur, contesta-t-elle.
Après tout, elle ressentait bien la sienne.
Kentin sourit, la lâchant enfin.
— Raison de plus pour faire attention.
Jack replia ses bras contre sa poitrine et détourna les yeux, sans savoir pourquoi.
— Tu es glaciale, fit-il remarquer. Tu dois manger. Charlotte ne devrait plus tarder.
La jeune femme ne répondit pas, observant le dragon dans sa paume pendant quelques instants avant de le ranger dans sa poche. Kentin se pencha et lui passa la potion qu’il lui faisait boire tous les soirs.
— C’est la dernière en ma possession. Heureusement qu’on arrive demain, dit-il.
Jack prit le flacon sans un mot et déversa le liquide dans sa gorge. Un soulagement immédiat traversa son corps, réchauffant tous ses muscles et articulations. Et bien qu’elle ait espéré la voir disparaître dans un même temps, sur sa main restait la marque brûlante de celle de Kentin.
Dans le silence le plus complet, les deux jeunes gens attendirent Charlotte, chacun de leur côté du feu. Apres ce qui sembla être plus d’une heure, la jeune femme revint enfin sur le camp, deux masses sombres dans la main.
— Et bien, tu en as mis du temps ! s’exclama le jeune homme, plus surpris qu’agacé par son retard.
— Je t'expliquerai, rétorqua froidement Charlotte. Au moins je nous ai ramené de quoi manger copieusement ce soir.
Intriguée, Jack, qui s'était couchée sur le côté, se redressa pour voir ce dont elle parlait. L’alchimiste passa les deux masses sombres à son camarade qui, rayonnant, revint près du feu.
— Parfait ! Ça va nous redonner des forces pour demain. Une longue journée nous attend.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Jack.
Comme à leur habitude, ni l’un ni l’autre ne répondit. La jeune fille ne reconnut la forme de deux dragonneaux qu’une fois embrochés sur un pic et placés sur le feu.
— Beurk ! s’exclama-t-elle, dégoûtée. Vous allez pas manger ça ?
— Pourquoi pas ? demanda Kentin, sincèrement curieux. Tu n’as jamais mangé de dragon ?
— N-Non ! Ça ne se mange pas, chez moi !
Ignorant ses protestations, Kentin commença à cuire la viande avec appétit.
— On va devoir manger ça vite si on ne veut pas être repérés.
Le jeune homme acquiesça. Ils n’avaient jamais mangé de viande jusqu’ici, ou alors seulement des petits rats ou des écureuils chassés sur le chemin. Leurs repas étaient toujours simples et frugaux. Les alchimistes, d’ordinaire d’un calme impressionnant, laissèrent court à leur bonne humeur à l'idée de ce souper. Jack, elle, aurait préféré éviter. Pourtant, ils lui servirent une importante portion de dragon sur une longue feuille d’arbre. Elle était recouverte d’un liquide noir semblable à de la sauce que Charlotte avait ajouté par-dessus.
— Mange vite.
La jeune fille déglutit difficilement. Même avec la fatigue et son estomac qui criait famine, elle ne s’imaginait pas manger une telle créature. Dans son village, ils mangeaient principalement du poisson, du fait de vivre près de la mer. La viande, c'était un met des adultes, pour les rares occasions. Et la viande de dragon, c'était même inconcevable. Les dragons se plantaient sur un pic, ils ne finissaient pas dans l’estomac !
— Fais un effort, demanda Kentin d’une manière doucereuse, comme s’il s’adressait à un enfant.
— J’ai compris ! s'énerva-t-elle.
La faim l’emporta sur le reste. Elle mordit dans la viande fumée et retint une grimace de dégoût à l'amertume étrange qui s’en dégageait. Aucune idée de si ce goût dérangeant venait de la viande ou de la sauce bizarre sur le dessus. Ça n’avait rien à voir avec tout ce qu’elle avait déjà pu manger jusque là. Kentin rit en la voyant faire, mangeant sa part sans problème. Charlotte, elle, soupira bruyamment.
Leur repas terminé - et bien que Jack eut un bien grand mal à tout garder à l'intérieur -, Kentin éteignit le feu. Charlotte alla dissimuler les restes de carcasse sous terre.
— Tu ne vas toujours rien m’apprendre aujourd’hui ? murmura la jeune fille, la nuit l'incitant inconsciemment à baisser le ton de sa voix.
Le jeune homme parut agacé mais ne répondit rien, se contentant d’installer leur nuit de camp.
— Je commence à croire que tu m’as menti depuis le début, poursuivit-elle.
Cette réflexion le fit s'arrêter net dans son mouvement.
— Je ne t’ai pas menti.
— Mais tu refuses de m’apprendre quoi que ce soit. Qu’est-ce qui me prouve que ce n'était pas juste une stratégie pour que je vous suive ?
— Crois-moi, tu seras bientôt bien contente de nous avoir suivi ! Tu peux en apprendre plus en quelques jours avec nous que toute une vie avec ton village de bouseux.
— Ne parle pas d’eux comme ça !
— Fermez-la tous les deux, commanda Charlotte en revenant vers le camp. Vous allez nous faire répéter avec vos bêtises. On a pas besoin de ça en plus.
Jack se leva d’un bond.
— Qu’on nous repère ! Ça m'est égal ! Si vous m’avez menti, je ne vois pas l'intérêt de vous suivre !
— Tu veux apprendre l’alchimie ? Très bien ! s’exclama Kentin en lui saisissant brusquement le poignet.
Il la força à s’asseoir juste en face de lui. Jack se dégagea instinctivement, ne voulant pas revivre la même sensation que précédemment. Un agacement inégalé se lisait sur le visage de l’alchimiste. Pourquoi était-il aussi réticent ? Jack avait-elle raison de penser qu’ils aient pu essayer de la duper en prétendant pouvoir leur apprendre leur pouvoir ?
— Pose ta main sur le sol, ordonna-t-il.
La jeune fille ne fit rien, continuant d’observer Kentin dans l'épaisseur de la nuit. Le léger bout de lune qui les éclairait entre les arbres lui suffisait à observer son visage dans les moindres détails. Légèrement anguleux, des lèvres fines, un nez long, des yeux clairs comme des pierres précieuses et des cheveux bruns tombant sur son front. Parfois elle oubliait comme il devait être jeune ; probablement de l'âge de Nathaniel. Avec son expérience, sa puissance, elle lui donnerait une dizaine d'années de plus, sans difficulté. Pourtant la jeunesse et - étrangement - la candeur se lisait sur ses traits. Surtout lorsqu’il souriait, mais même lorsqu’il était agacé, comme maintenant. Il ne contrôlait pas aussi bien ses émotions qu’il le laissait croire.
Après tout, sa volonté de retrouver quelqu’un l’avait fait enlever une fille de chef et se mettre tout un village à dos. Si ce n'était de l’inconscience, ça ne pouvait être qu’une confiance aveuglante, typique des personnes de son âge.
Peut-être que cela finirait par se retourner contre lui, ça aussi.
— Pose ta main sur le sol, j’ai dit.
Sans quitter son regard perçant, Jack posa la paume sur la terre.
— Maintenant, ferme les yeux.
Jack entendit Charlotte ricaner dans leur dos. Kentin la foudroya du regard avant de reporter son attention sur son “apprentie”.
— Allez ! insista-t-il.
Bien que hésitante, Jack finit par obtempérer.
La voix de Kentin se fit de plus en plus basse tandis qu’il expliquait.
— Contrôler l’alchimie, c’est contrôler la matière, autrement dit l'énergie qui se trouve dans la matière.
— La matière a de l'énergie ?
Elle aurait presque pu l’entendre sourire.
— Bien sûr. Tout a de l'énergie. La terre, la pierre, le feu, le vent, la glace, toi, moi.
Un frisson parcourut son échine. Cela signifiait-il que l’alchimie pouvait contrôler les corps aussi ? Elle préférait encore ne pas y penser.
— Pour contrôler l'énergie immatérielle, tu dois apprendre la magie. Mais si tu souhaites contrôler la matière, tu dois t'imprégner de l’énergie qu’elle contient. La ressentir jusqu’au fond de ton être, ne faire plus qu’un avec elle.
Jack força sur ses yeux fermés, les sourcils froncés, essayant du mieux qu’elle pouvait de comprendre le sens de ces mots. La magie, l’alchimie… elle n'était plus certaine de comprendre la différence.
— Ça ne se passe pas là, dit-il en touchant son front. Ça se passe ici…
Il posa un doigt sur son cœur.
— Et ici, conclut-t-il en posant sa main sur la sienne.
La même sensation que tout à l’heure. Cette chaleur indescriptible. Son ventre qui se serrait. L’envie furieuse de le dégager sans en être capable, comme immobilisée par son contact. Heureusement pour elle, ce fut lui qui s'éloigna, mais la marque de sa paume pesait lourdement sur sa peau gelée.
Quelques secondes passèrent sans qu’il ne dise rien. Jack se concentrait du mieux qu’elle pouvait mais aucun déclic ne se faisait, ni dans sa main, ni dans son cœur.
— Est-ce que tu ressens quelque chose ? demanda-t-il.
Jack soupira et, rouvrant enfin les paupières, fit non de la tête.
Kentin souriait doucement. Il eut une longue expiration et se releva.
— Voilà pourquoi je ne voulais pas perdre mon temps à t'apprendre.
— Comment ça ?! s’offusqua-t-elle en se relevant à son tour, les poings serrés.
— J’ai dit que l’alchimie pouvait s’apprendre, je n’ai jamais dit que toi tu en serais capable.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Que je n’y arriverais jamais ? On a essayé que quelques minutes !
Kentin l’ignora et rejoignit sa couche.
— Seul le temps nous le dira je suppose. Pense à ce que je t’ai expliqué et entraîne toi toute seule dorénavant.
— C’est pas juste ! s'énerva-t-elle. Comment je suis censée y arriver en à peine quelques secondes ? Et tes explications n’avaient aucun sens.
De dos, Kentin riait.
Il n’y avait rien à espérer de quelqu’un comme lui ! Castiel lui hurlerait dessus s’il la voyait à cet instant précis. Croyait-elle vraiment que ces deux étrangers allaient lui expliquer comment devenir aussi puissante qu’eux aussi facilement ? Jack avait été bien naïve sur ce coup-là. Vexée, la jeune fille rejoignit sa couche rudimentaire à son tour, s’enroulant dans toutes ses couvertures de manière à ce que plus rien n’y dépasse, à l’exception du haut de son crâne. Les imaginer en train de se moquer d’elle était trop à encaisser pour le moment.
Elle aurait pu tenter de s’enfuir, profiter de leur légère inattention et fatigue passagère, mais Jack renonça à cette idée presque aussitôt, assommé par le sommeil.
Son ennemi était trop fort. Et sa curiosité de découvrir leur lieu d'arrivée l'était tout autant.
Jack fut réveillée par des coups de botte dans son dos.
— Dépêche-toi ! lui intima Charlotte.
Le soleil était déjà levé, elle pouvait sentir sa lumière contre ses paupières. C'était la première fois qu’ils la laissaient dormir aussi longtemps. En vérité, c'était la première fois depuis longtemps que Jack dormait aussi profondément, d’une nuit sans rêve ou insomnie. Ses paupières étaient lourdes et ses cils englués. Sa gorge était sèche et douloureuse.
— Je te l’avais bien dit. Tu lui en as trop donné, soupira Kentin. Je savais que c'était une mauvaise idée.
— C'était plus simple comme ça ! s'énerva-t-elle en lui redonnant des coups de talons dans le dos.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda difficilement Jack, les yeux toujours fermés.
On la redressa de force et, une main dans la nuque, quelqu’un lui fit boire de l’eau. Jack avait toute la peine du monde à avaler le liquide sans en renverser la moitié.
— On a plus le temps, pesta Charlotte. Porte-la sur ton dos et on y va !
— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? demanda Jack, léthargique.
Un pouce caressa doucement sa joue.
— On t’a juste aidé à passer une longue nuit reposante, expliqua Kentin.
Jack ne se sentait pas reposée du tout. Son corps était lourd et douloureux et ses yeux ne parvenaient toujours pas à s'ouvrir. On la débarrassa de toutes ses couches de couvertures les unes après les autres. Un vent frais frappa son visage, lui arrachant un frisson.
— C’est la viande d’hier, c'est ça ?
Maintenant qu’elle y pensait, elle ne se souvenait pas avoir vu Charlotte ajouter cette sauce bizarre à leurs portions à tous les deux, seulement la sienne. Mais elle était trop concentrée à ne pas tout régurgiter par terre sur le moment pour le remarquer.
— Vous allez me le payer, les menaça-t-elle dans un murmure.
Kentin rit mais Charlotte, elle, ne plaisantait plus. Elle lui donna un violent coup de pied dans l'épaule.
— Ferme-là ! Et toi, porte-la sur ton dos qu’on décampe d’ici au plus vite.
La femme avait toujours été plus vindicative que Kentin mais elle n’avait jamais été si violente envers elle. Jack ignorait ce qu’il avait pu se passer dans l’intervalle où elle était restée endormie mais cela l’avait clairement mise de très mauvaise humeur.
Kentin lui obéit et la porta sur son dos. Sa tête contre sa joue, les bras de part et d’autre de ses épaules, les bras de l’alchimiste sous ses genoux, Jack se sentait comme enveloppée dans un brouillard épais. Ni endormie ni éveillée, mais piégée dans un entre-deux désagréable. Les voyageurs continuèrent à se disputer mais elle ne les entendait presque plus. Ils avaient l’air d’avoir perdu quelque chose. Des “C’est bizarre qu’on ne l’ait pas trouvé” et des “J’étais sûre qu’on le retrouverait là-bas” lui parvinrent, mais rien qui aurait pu réellement lui être utile. Tout son corps semblait peser une tonne, à se demander comment Kentin parvenait à la soulever aussi facilement, marchant avec sa rapidité habituelle à travers la forêt. Quitte a être si faible, elle aurait encore préféré s’endormir, mais son corps s’y refusait.
Elle n'était pas prête de leur pardonner ce coup-là ! Ce n'était pas la première fois qu’ils l’endormaient, mais elle pensait avoir gagné un minimum leur confiance. Qu'étaient-ils allés chercher dans son dos ? Que souhaitaient-ils encore lui cacher ?
Jack avait beau avoir accepté de les suivre, ils ne deviendraient jamais ses acolytes. Encore moins ses amis. Mais elle devait faire profil bas. Ne pas les menacer comme tout à l'heure. Cette Charlotte ne plaisantait pas.
Plusieurs heures passèrent. Jack réussit enfin à ouvrir les yeux mais sa tête, si lourde, reposait sur l’épaule de Kentin, incapable de bouger. Les voyageurs ne parlaient plus depuis un moment. Le ciel s’assombrissait déjà que la jeune fille commença enfin à retrouver des forces. D’abord dans le bout de ses doigts, dans ses pieds, puis petit à petit vers sa cage thoracique.
— Enfin réveillée ? lui murmura Kentin contre son oreille.
— Laisse-moi descendre, bougonna-t-elle.
À sa grande surprise, il obtempéra immédiatement, l’aidant à se remettre sur pieds.
— Tu te réveilles au parfait moment, dit-il joyeusement.
Jack sentit des roches rouler sous ses chaussures tandis qu’elle se mettait debout. Les arbres avaient disparu autour d’eux. Ils se trouvaient au bord d’une légère falaise, haute de quelques mètres.
Au loin, bien plus loin, des lumières. Des bâtiments, des gens. Avec eux, des bruits nouveaux. Rien à voir avec le silence assourdissant de la forêt. Des voix, des chants, des cris, de la vie.
Kentin, les mains dans le dos, se pencha vers elle, un sourire éclatant aux lèvres.
— Nous sommes arrivés.
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