jeudi 1 juin 2023

“Le Dragon des Glaces” ♦ Chapitre 7



 Les alchimistes ne la quittaient plus des yeux.
 Jack ne s’était jamais autant sentie aux abois qu’à cet instant. Un pied blessé et le corps retenu au tronc par une simple flèche enfoncé dans les maillons de ses chaînes. Elle n’avait plus d’échappatoire - même leur regard ne lui accordait aucun répit.

 — À quoi tu pensais ?

 Kentin ne s’adressait pas à elle.

 — Tu aurais pu la tuer.
 — Tu aurais préféré qu’elle s’enfuie ? riposta Charlotte, abaissant son arc.
 — Où tu crois qu’elle aurait pu aller ? Elle tient même pas debout ! aboya le jeune homme.

 Jack serra les poings, furieuse de les entendre parler d’elle à la troisième personne comme ils le faisaient constamment. Pour qui se prennaient-ils ? Pensaient-ils sincèrement qu’ils avaient une quelconque propriété sur sa personne juste parce qu’ils étaient parvenus à l’enlever ?
 Jack appuya son seul pied valide sur le tronc pour se redonner de la hauteur et tira de nouveau sur ses chaînes, comme pour se prouver qu’elle était capable de s’en défaire par elle-même.
 Kentin soupira.

 — Arrête de gaspiller tes forces, lui intima-t-il en la rejoignant.

 Il lui fallut quelques essais avant de parvenir à retirer la flèche du tronc. Jack glissa et se râpa la peau de la joue contre le bois. Elle grimaça alors qu’une douleur vive envahissait son visage. Kentin la prit par les poignets pour la redresser et la libéra de l’arbre déchiqueté. Épuisée par l’effort, Jack tomba au sol les fesses les premières. L’adrénaline enfin retombée, tout son corps de sa joue à son pied lui brûlait de douleur. Elle ferma les yeux, les sourcils froncés, se concentrant pour ne pas chuter en arrière.
 Une main sur sa joue.

 — Tu t’es bien amochée, lui murmura Kentin.

 Son visage était si près que son souffle pouvait s’insinuer dans ses plaies encore vives.
 Sans réfléchir, la jeune femme lui décocha un coup de pied dans le ventre avec sa jambe encore valide. L’alchimiste rit, le bras enroulé autour de son corps.

 — Ahlala, pardon. J’allais pas te faire du mal tu sais.

 Ce n’était pas pour cette raison qu’elle l’avait frappé. En fait, son pied était parti sans réfléchir. Un instinct plus fort qu’elle. Son souffle, ses doigts sur sa peau, elle ne l’avait pas supporté. Son cœur tambourinait encore dans sa poitrine au souvenir de cette sensation si précise. Elle n’avait jamais rien ressenti de tel ; une telle violence, tel un ouragan, envahissant ses entrailles à son contact. Lorsque Nathaniel la touchait pour la soigner, ça l’indifférait.
 Mais là, pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, ça avait été différent.
 Elle n’aimait pas ça. Cet alchimiste, elle ne l’aimait pas non plus.

 — Vous avez fini ? On a perdu assez de temps comme ça, s’agaça Charlotte arrivée à leur hauteur, une main sur les hanches.

 Kentin sourit à sa camarade avant de se tourner de nouveau vers Jack. Un genou au sol, il croisa un bras sur l’autre. Malgré le sang et la fatigue sur son jeune visage, il paraissait amusé, presque en pleine forme. Comme si ce qu’il venait de se passer n’était rien de moins qu’un exercice un peu plus difficile que d’habitude.

 — Tu peux marcher ? demanda-t-il.

 Jack déglutit.
 Les mains toujours jointes dans les chaînes en pierre, elle observa son corps couvert de boue. Son pied pulsait à l’intérieur de sa chaussure, lui arrachant une grimace.

 — Je ne pense pas.

 Charlotte soupira.

 — Manquait plus que ça.
 — Il faut que j’examine ton pied, dit Kentin, plus sérieusement cette fois. Pour voir s’il n’est pas cassé.
 — Quoi ?

 Jack fut plus que mal à l’aise à cette idée, sans vraiment savoir pourquoi.

 — Tu n’es pas médecin, affirma-t-elle.
 — C’est vrai.

 Kentin se leva et partit sans un mot. Sans comprendre, Jack l’observa s’éloigner. Charlotte, à son tour, fit demi-tour pour récupérer ses flèches. Le jeune homme revint après quelques instants, son sac sous le bras. Il avait dû l’abandonner plus loin dans leur combat contre la dragonne.
 Il s’accroupit et posa le sac à côté de lui. Sans s’annoncer, il prit sa botte dans sa main.

 — Hey ! protesta Jack.
 — Je dois l’enlever.
 — Tu n’es pas médecin, répéta-t-elle.
 — Peut-être pas, mais quand on doit voyager seuls aussi longtemps on a besoin de quelques rudiments, vois-tu.

 Il paraissait exaspéré à l’idée de devoir se justifier. Mais Jack ne souhaitait pas qu’il la touche à nouveau.

 — S’il est cassé qu’est-ce que tu vas faire ? questionna-t-elle.
 — Je ne sais pas.

 Jack en avait vu des soldats aux membres cassés venir sur la table de Nathaniel ; clairement, ça ne se soignait pas comme ça. Dans ces moments-là, le médecin s’enfermait avec ses patients pendant des heures et la jeune femme les entendait crier jusque l’extérieur.
 Elle n’avait pas envie de vivre ça.
 Bien que réticente, Jack lui laissa enlever sa botte et le bout de tissu spongieux qui lui servait de chaussette depuis des jours. Ses doigts se refermèrent sur son pied, lui arrachant une grimace.

 — Il n’a pas l’air cassé, dit-il doucement, comme soulagé.

 Il le posa doucement dans l’herbe et fouilla dans son sac.

 — Ça ne m’étonne pas, ajouta-t-il.

 Le pied pulsant malgré tout de douleur et une brûlure piquante jusqu’au fond de son crâne, Jack reprit son souffle et demanda, presque inconsciemment :

 — Pourquoi ?
 — Lui aussi était doté d’une résistance supérieure à la normale.
 — De quoi ?

 Jack, des étoiles devant les yeux, se redressa du mieux qu’elle put, prenant appui sur l’un de ses coudes.

 — Qui ça, lui ?

 Kentin releva à peine les yeux de son sac, placide. Il n’allait pas lui dire la vérité, pas encore.

 — C’est la personne que vous cherchez, c’est ça ?

 Kentin l’ignora.

 — La personne qui était comme moi, murmura-t-elle, plus pour elle que pour n’importe qui d’autre.

 Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier, une “résistance supérieure à la normale” ? Son pied lui faisait souffrir le martyre et, pourtant, il insinuait qu’une personne “normale” aurait fini en bien pire état ?
 Jack savait qu’elle n’était pas comme tout le monde mais elle n’aurait jamais cru que certains aspects de sa condition joueraient en sa faveur.
 Kentin sortit du sac un bocal qui contenait une substance blanche.

 — Qu’est-ce que c’est ?
 — Ça devrait anesthésier la douleur, expliqua-t-il. Je vais te l’appliquer.

 Jack replia sa jambe sans le quitter des yeux, craintive. Il releva la tête vers elle, pris au dépourvu, son médicament encore dans la main.

 — Quoi ?
 — Je vais la mettre moi-même ! s’exclama-t-elle, ne souhaitant pas qu’il pose de nouveau les mains sur sa peau.

 Kentin arqua un sourcil, agacé, mais obtempéra facilement. Il lui tendit le bocal que Jack saisit avec ses mains enchaînées.

 — Pas la peine d’en mettre trop, indiqua-t-il avant de se relever.

 Il rejoignit Charlotte, toujours occupée à rassembler ses flèches. Quand certaines n’étaient qu’un peu tordues ou fissurées, un passage de ses doigts suffisait à rassembler les échardes, comme des milliers de fils se nouant naturellement les uns aux autres, reformant une flèche toute neuve. Après quelques minutes, les deux alchimistes, occupés à discuter à voix basse, se retournèrent vers Jack, conscients qu’ils étaient observés. La jeune fille ne put s’empêcher de baisser les yeux. Quoi qu’elle fasse, leur magie la fascinait. Où l’avaient-ils appris ? Pourquoi Nathaniel, qui était pourtant la personne la plus intelligente de son entourage, n’y croyait même pas ? Ne l’avait-il pas lu dans les livres ? Il en lisait sans cesse, pourtant. Et cette magie, l’alchimie, devait bien s’apprendre quelque part. Ou alors était-ce un genre de don qui se donnait de génération en génération ?
 Jack aurait aimé pouvoir leur poser toutes ces questions. Mais ces gens n’étaient pas ses amis ; ils étaient des ennemis, du genre qui n’hésiteraient pas à l’achever s’il le fallait. Si elle ne leur était plus utile. La jeune femme n’avait pas le droit d’oublier ce détail ou elle le payerait de sa vie.
 Jack ouvrit le bocal difficilement avec ses mains liées. Du bout des doigts, elle prit un peu de la mixture et massa son pied endolori. L’effet anesthésiant fut presque immédiat, lui provoquant un tel soulagement qu’elle ne put réprimer un sourire. Elle doutait de pouvoir marcher normalement mais parviendrait au moins à se mettre debout. Elle ferma le bocal et le posa à côté, près du sac de Kentin. Elle remit sa chaussette sale et sa chaussure, ne souhaitant pas laisser ses membres refroidis à l’exposition du vent plus longtemps.
 D’un coup d’épaule, elle essuya sa joue qui saignait encore mais qui, fort heureusement, ne lui faisait plus si mal. Kentin revint vers elle, ses armes de retour dans son dos et fouilla dans son sac. Il en sortit un linge qu’il lui lança au visage.

 — Essuie ton sang avec ça.
 — Hey !

 Jack l’enleva en pestant. Le rire de Kentin la déstabilisa un instant. Il reprit ses affaires et lui tendit la main pour l’aider à se relever. La jeune femme tapota la serviette sur sa joue blessée sans le quitter des yeux.
 Cet homme n’est pas ton ami, cet homme n’est pas ton ami, tu ne dois pas l’oublier, ne te fais pas tromper, pensa-t-elle en boucle. Sa gentillesse n’était qu’une manière de l’amadouer, d’obtenir d’elle ce qu’il souhaitait, de l’empêcher de se méfier. Jack n’était pas stupide ; Castiel ne lui pardonnerait jamais de tomber dans un piège pareil, tendu par deux voyageurs très entraînés. Castiel, qui devait être à sa recherche en ce moment-même.
 Une corne de brume se fit entendre.
 Celle-ci était beaucoup plus proche que toutes celles qu’ils avaient entendues jusqu’à présent. Kentin devait avoir compris la même chose, car il se tourna vers Charlotte, une certaine appréhension sur le visage. Le vacarme de leur bataille enragée contre la dragonne avait dû alerter les alentours. Sans laisser le temps à Jack de réagir, Kentin lui saisit le poignet et la força à se mettre debout.

 — Aïe !

 Kentin fit fi de sa douleur et la tira vers lui pour l’inviter à marcher mais Jack n’y parvint pas, tombant à genoux. Perdant patience, il la souleva sur son épaule pour la transporter.

 — Ils vont venir par ici, énonça Kentin comme une évidence qu'ils ne pouvaient pas ignorer.

 Charlotte acquiesça, sortit son arc et le banda.

 — Qu’est-ce que vous allez leur faire ?! s’affola Jack en se redressant sur l’épaule de Kentin.
 — Rien, si tu te fais discrète.

 Il donna un coup d’épaule pour la faire retomber contre son dos.

 — Lâche-moi ! hurla-t-elle.

 La corne de brume retentit de nouveau, un peu plus près encore, accompagnée de bruits de pas agités.
 Kentin pesta et, sans l’annoncer, commença à courir en direction de la partie la plus profonde de la forêt.

 — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda calmement Charlotte, courant pourtant à pleine vitesse à ses côtés.

 L’alchimiste ne répondit pas à sa camarade qui attendait patiemment ses ordres. Jack tapait ses poings liés contre le dos de Kentin mais rien n’y faisait, son corps musclé était aussi dur que de la pierre.
 Après quelques minutes à slalomer entre les arbres, Kentin s’arrêta brusquement. Il se retourna si vite que la jeune femme sentit la nausée lui grimper dans la gorge.

 — On les attend, déclara-t-il finalement.
 — De quoi ? s’affola Jack en tentant de reprendre ses esprits.
 — Très bien.

 Et Charlotte disparut sans un bruit.
 Kentin, un bras autour de la taille de Jack, utilisa sa main libre pour saisir la branche d’un arbre. Il s’élança, léger comme une plume malgré le poids sur son épaule, et grimpa à l’arbre sans la moindre difficulté. La jeune femme ne put étouffer un cri en se sentant monter dans les airs de cette façon.
 Une autre corne de brume. Ils les entendaient, ses cris, c’était certain. Ils l’avaient repérée.
 Ils venaient la chercher.
 Ses amis, sa famille, son village… ils étaient venus pour elle.

 — Je suis là !! hurla-t-elle à plein poumons.

 L’instant d’après, Kentin la fit tomber de son épaule et la plaqua contre une surface arrondie et étroite. Une main se posa sur sa bouche et l’autre, même encore en train de cicatriser, tenait fermement une dague contre sa gorge.
 Kentin sourit.

 — Merci de les attirer à nous, ça va beaucoup nous faciliter la vie.

 Jack déglutit difficilement.
 L’éclat dans ses yeux verts la terrifia. Il y avait une telle assurance. Comme comprenant que Jack avait quelque chose d’intéressant à lui répondre, il libéra ses lèvres. Elle reprit sa respiration du mieux qu’elle put, outrepassant la lame plaquée contre son cou.

 — Qu’est-ce que vous allez leur faire ?
 — Rien, tant que tu te fais discrète, je te l’ai déjà dit.
 — Alors pourquoi vous les attendez ?

 Kentin sourit, posa sa main libre sur le tronc d’arbre derrière elle, juste à côté de son visage.

 — Je me suis dit que ce serait un test parfait pour toi.

 La dague se détacha de sa gorge pour lui permettre de tourner la tête. Ils se trouvaient à plusieurs mètres de hauteur sur un arbre aux branches, certes, suffisamment grosses pour accueillir leur poids à tous les deux, mais loin d’être les plus épaisses. Le vertige la prit tandis qu’elle s’efforçait déjà de garder l’équilibre sur son seul pied valide. Elle détourna les yeux et aperçut Charlotte qui, perchée sur un arbre différent du leur, regardait froidement dans la direction d’où venaient les bruits de marche. Son arc dans les mains, elle paraissait prête à tirer à n’importe quel moment.

 — Jack, murmura Kentin.

 La jeune femme tourna la tête vers son agresseur qui la regardait avec une intensité nouvelle. Au loin, la nuit tombait petit à petit sur la forêt, ne lui laissant pour seul repère que ces deux yeux émeraudes qui l’observaient à l’en transpercer, comme le ferait la dague sur son cou si elle bougeait.

 — Tu ne vas pas crier. Tu vas les laisser passer et partir sans qu’ils réussissent à nous repérer, tu m’entends ?

 Sa voix était basse, lugubre. Ses ordres étaient clairs, ses intentions terrifiantes.

 — Pourquoi je ferais ça pour vous ?

 Kentin rapprocha son visage du sien.

 — Tu ne veux pas savoir ?
 — Savoir quoi ?
 — Ce que tu as. Ce que tu es.

 Jack cligna plusieurs fois des yeux. Son cœur glacé battait si lentement malgré la peur dans ses veines. À cette distance, Jack se demandait si Kentin pouvait le sentir aussi - le froid qui émanait d’elle.

 — Si tu viens avec nous, je te promets qu’on trouvera des réponses. Plus que tu n’en auras jamais dans ton village de bouseux.
 — Ne parle pas d’eux comme ç- ! s’énerva-t-elle avant d’être interrompue par sa paume contre sa bouche.

 La pression de sa dague s’accentua, lui coupant presque la respiration.

 — Je ne veux pas avoir à faire ça, murmura-t-il dans son oreille.

 Sentait-il le froid de là où il se trouvait ? Car Jack, elle, avait son souffle chaud contre sa joue. Celui-là même qui l’avait fait le repousser de toute sa force quelques instants plus tôt. Impossible de réitérer. Sur cette étroite branche, Kentin s’appuyait de tout son corps sur elle, ne lui laissant pas un centimètre de peau libre.
 Elle était prise au piège.

 — Peu importe combien ils sont, tu sais qu’ils ne feront jamais le poids contre nous. Aucun d’entre eux. On n’en fera qu’une bouchée.

 “Non, non !”, essaya-t-elle de crier contre sa paume, tout son désespoir bloqué au bord de ses lèvres. Jack les avait vus à l'œuvre ; elle savait qu’il avait raison. Son village était loin d’être aussi entraîné.

 — Alors on va les laisser passer sans se faire repérer. Tu ne vas pas nous trahir. Tu vas rester ici, silencieuse, et accepter de nous suivre parce que tu veux savoir. Même si tu te mens à toi-même en ce moment même, au fond tu veux qu’on t’emmène vers la vérité.

 Kentin s’éloigna enfin de sa joue pour se placer face à elle, plongeant de nouveau ses yeux dans les siens.

 — Et on est les seuls qui pouvons t’emmener jusque là. Tu le sais, pas vrai ?

 Et s’il avait raison ?
 Cette possibilité lui faisait encore plus peur que cette lame contre sa peau. Le fait qu’il puisse avoir raison. Le fait qu’une part d’elle mourait d’envie de suivre ces alchimistes et d’aller chercher cette personne qui était comme elle. Rencontrer enfin quelqu’un qui la comprendrait, comme personne au village ne le pouvait.
 Si, du moins, cette personne était encore en vie.

 — On ne va pas te faire de mal, affirma-t-il avec une douceur qui la surprit.

 Il paraissait si sincère, malgré la dague toujours fermement maintenue contre sa gorge. Comme une supplique de sa part, celle de ne pas avoir à lui faire du mal pour obtenir d’elle ce qu’il souhaitait.

 — Suis-nous et je te promets qu’on te ramènera chez toi avec toutes les réponses à tes questions.

 Les yeux de Jack s’écarquillèrent.
 Kentin sourit. C’était ce qu’il attendait d’elle ; qu’elle comprenne. Qu’elle le suive de son plein gré. Ce serait plus simple de cette façon. Et sa promesse, Jack souhaitait s’y accrocher avec force, avec passion. Était-elle naïve de croire qu’il pouvait lui dire la vérité ? Qu’il la laisserait rentrer chez elle après tout ça ? Elle qui s’était jurée de ne pas tomber dans ses griffes de gentillesse à peine quelques minutes auparavant. Désormais, Jack ne pouvait que hésiter.
 Les bruits de pas se rapprochaient. Ils ne devaient plus être très loin. Sa famille.
 Kentin, sans la quitter des yeux, retira la main de son visage. Puis, la dague s’abaissa à son tour tandis qu’il la rangeait dans son manteau. Jack reprit sa respiration le plus calmement que sa panique intérieure le lui permettait. Un regard sur sa droite lui confirma que Charlotte était prête à tirer, une indifférence froide sur le visage ; pourtant, elle ne le faisait pas. Elle attendait quelque chose.

 — Le cri venait de là ! s’exclama une voix.

 Son père. C’était son père. Jack n’avait pas besoin de baisser les yeux pour le deviner, désormais au pied des arbres où ils se trouvaient cachés. Plongés dans la nuit noire, impossible qu’aucun d’entre eux ne les remarque dans leur cachette en hauteur.
 Une seule larme dévala sa joue meurtrie alors que ses yeux reprenaient leur place dans ceux de Kentin. Il l’observait, interdit, ses mains de part et d’autre de son visage.
 Jack ne faisait pas un seul bruit. Tout son corps tremblait de froid.
 Un seul cri de sa part et ils les tueraient tous. Charlotte tirerait sûrement la première. Ils étaient si près et, pourtant, inaccessibles. Les appeler serait les mettre tous en danger.
 Mais il n’y avait pas que ça.
 Jack ne pouvait s’empêcher de repenser à la promesse de Kentin. Il avait dit simplement vouloir se servir d’elle pour retrouver quelqu’un. Qu’est-ce qui lui disait que l’existence de cette personne, la seule à être comme elle, répondrait à toutes ses interrogations ? Rien.
 Mais elle souhaitait savoir. Plus que tout. Savoir ce qu’elle était devenue, si elle allait mourir bientôt comme elle le pensait, s’il existait un remède, une échappée. Un retour à une vie normale possible pour elle. Une vie où elle pourrait se faire des amis, se réconcilier avec Castiel et son père, où elle pourrait parcourir le monde sans avoir besoin d’assistance.

 — Chef, regardez ce que j’ai trouvé en route ! dit quelqu’un.

 Silence.

 — C’est couvert de sang. On est sur le bon chemin, ils sont forcément passés par là ! beugla le chef à l’intention des autres.

 Jack ferma les yeux et serra ses mains enchaînées fermement l’une dans l’autre. S’ils pouvaient déjà partir, partir le plus loin possible d’ici et de ces deux alchimistes violents et prêts à tout, ce serait plus simple.
 Peut-être aurait-il été préférable qu’ils ne viennent pas la chercher.
 Néanmoins, son égoïsme l’empêchait de penser comme cela. Les savoir dans une épaisse et dangereuse forêt en pleine nuit, prêts à se battre pour sa vie réchauffait sa poitrine, pourtant coincée dans un hiver éternel. Lorsque Jack rouvrit les yeux, Kentin l’observait toujours, une expression indéchiffrable sur le visage.
 La croyait-il capable de ne pas crier pour alerter les autres ?
 Le croyait-elle capable de lui donner les réponses qu’elles cherchaient sans prendre sa vie en échange ?
 Aucun ne se faisait confiance et, pourtant, en cet instant, ils se regardaient avec intensité, comme si l’autre était la seule personne sur laquelle ils pouvaient se reposer. Comme s’ils étaient seuls au monde. Sans Charlotte qui bandait son arc, prête à tirer à chaque instant, sans les membres de son village qui la cherchaient désespérément.
 Que se passerait-il si elle cédait à la curiosité brûlante dans son cœur, si forte qu’elle en réchauffait tout son sang dans ses veines ?
 L’espace d’un instant, elle pensa accepter. Rester silencieuse et les laisser partir.
 Mais elle entendit sa voix.

 — Jack !

 Castiel.
 Jack se pinça les lèvres.
 Elle ne devait pas crier. Ils le tueraient, même Castiel. Après avoir vu le corps de Nathaniel échoué par terre, elle ne voulait pas revivre ça.
 Kentin, qui avait repéré le changement chez Jack, approcha son visage un peu plus du sien, comme s’il espérait que ses yeux finiraient de la convaincre.
 Mais Jack dévia le regard.

 — Jack ! hurla de nouveau Castiel.

 Sans l’influence étrange de l’alchimiste sur elle, la jeune fille s’entendit alors crier à plein poumons.

 — Castiel !!
 — Jack ?! s'affola son ami en levant les yeux, la voix portée par l’espoir de l’avoir retrouvée.
 — Qu’est-ce que tu fais ?! invectiva Kentin, bouillonnant de colère.

 Il prit son visage dans ses mains pour la forcer à le regarder de nouveau.

 — Jack-arg !

 Un sifflement avait percé l’air de la forêt. Une flèche s'enfonça dans la cuisse de Castiel, le faisant tomber à la renverse.

 — Castiel ! hurla de nouveau Jack, tirant de toutes ses forces pour tenter de se défaire de l’emprise de Kentin et de le rejoindre.
 — Bordel ! Plan B !! ordonna-t-il à Charlotte.

 Kentin porta de nouveau Jack sur son épaule et sauta de la branche jusqu’au sol avec une légèreté déconcertante. S’il était de dos au village ennemi, Jack, elle, se redressa vers eux.

 — Jacqueline ! la héla son père.
 — Papa !

 Elle ne l’avait pas appelé ainsi depuis l’enfance.
 Jack tendit les mains vers lui comme si elle pouvait combler la distance entre eux, pourtant de plusieurs mètres. À ses côtés, Castiel était assis au sol, sa jambe blessée par une flèche de Charlotte.

 — Personne ne tire !! Vous risquez de l’atteindre ! On le poursuit !

 Tous les hommes du village approuvèrent d’une seule voix et se lancèrent à la trousse de Kentin. Charlotte, quant à elle, se plaça face à la troupe et tira une nouvelle fois dans la jambe d’un soldat. Elle s’enfuit dans une autre direction. Un groupe se détacha du reste pour la rattraper.

 — Ne vous laissez pas embobiner par sa diversion ! s’énerva Castiel en tentant tant bien que mal de se redresser.

 Néanmoins, très vite, son visage disparut de son champ de vision. Kentin courait dans la forêt à une vitesse fulgurante. Malgré les arbres qui se resseraient de plus en plus les uns des autres, malgré l’obscurité, pas une seule branche ne les atteignait. Kentin évitait les racines qui dépassaient du sol, les mousses glissantes et les herbes hautes. Il n’autorisait rien en cette nature à lui faire obstacle. La silhouette de son père et des hommes à leur poursuite disparaissait petit à petit dans son champ de vision.
 Pourquoi Kentin s’enfuyait-il ? N’avait-il pas dit qu’il s’en prendrait à eux et, qu’avec Charlotte, il n’aurait aucun mal à se débarrasser de tout son village ? Pourtant, il courait à perdre haleine dans cette forêt, tournant le dos à ses ennemis, prenant le risque d’être attaqué. Jack n’avait pas pu s’empêcher de répondre à l’appel de Castiel, les mettant tous en danger.
 Mais Kentin s’était enfui avec elle. Est-ce cela, le plan B ? Quel était leur plan initial ? Jack sentit les larmes lui monter aux yeux rien qu’à l’imaginer. Elle tenta de taper sur son dos avec ses poings mais Kentin ne flanchait pas, rapide comme un dragon dans les airs. Il volait dans cette forêt. C’était son environnement, sa maison.
 Comment avait-elle pu croire un seul instant qu’elle réussirait à s’échapper ? Un sanglot s’évanouit dans sa gorge tandis qu’elle entendait les appels de son père se faire de plus en plus lointains. Ils ne parviendraient jamais à les rattraper.
 Kentin sauta et le cœur de Jack manqua un battement. Elle cria, croyant tomber du haut d’une falaise, mais le sol était bien plus proche qu’elle ne l’aurait cru. L’alchimiste la fit descendre de son épaule et plaqua son dos contre son torse, la paume sur sa bouche et ses doigts tenant fermement ses mains enchaînées. Il la tira en arrière avec lui malgré ses protestations et dissimula leurs deux corps dans un trou sous la butte de terre que venait Kentin venait de descendre. Sous la terre, les feuilles et l’épaisse nuit, ils passaient inaperçus. Jack tenta de se libérer mais rien n’y faisait. Il la maintenait immobile rien qu’avec ses deux bras, l’un dont la main était encore atrophiée.
 Une larme de frustration roula sur sa joue.

 — Ils sont allés par là ! s’écria quelqu’un.

 Son père sauta le premier de la butte et poursuivit sa course, sans s’apercevoir que sa fille était encore là, quelques centimètres derrière lui. Tous les hommes le suivirent sans réfléchir, aucun ne prenant la peine de s’arrêter pour vérifier. Pourquoi l’auraient-ils fait ? Ils suivaient le chef, lui faisait confiance. Mais le chef se trompait.
 Ils étaient si proches et pourtant si loin.
 Tout son village passa sous ses yeux, courant après une illusion.
 D’interminables minutes s’écoulèrent, à peine perturbées par la lourde respiration de Kentin dans son oreille. Elle pouvait sentir la sueur s’écouler de son front pour tomber sur sa joue. Même pour lui, la course avait été plus intense qu’en apparence.
 Lorsque son village fut si loin qu’il ne restait plus qu’un silence infini, l’alchimiste plaqua ses lèvres contre son oreille. D’une voix à lui glacer le sang plus qu’il ne l’était déjà, il murmura :

 — Je t’avais pourtant dit de rester discrète.

 Et il allait le lui faire payer.


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