— Ça a été une dure soirée ?
Olympe aurait aimé s’asseoir à ses côtés, mais elle ne pouvait s’empêcher de rester debout, à juste le regarder. Posé sur un banc juste à l'extérieur du kiosque, les coudes sur les genoux et le visage dirigé vers elle, Rayan paraissait épuisé. Et ça n’avait rien à voir avec l’heure à laquelle ils se retrouvaient. C’était une fatigue bien plus profonde qui émanait de ses yeux aventurine, qui s’échappait de chacune de ses lourdes respirations. Une fatigue présente depuis longtemps mais qui ne s'était pas exprimée avant.
Malgré tout ce qui s’était passé avec Paul Avenon, ce fut Olympe qui s’inquiéta pour lui la première, un sourire timide aux lèvres.
— Si on veut, répondit-il.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda-t-elle.
Olympe l'observait avec intensité. Même avec les traits tirés par l'exténuation et le poids sur ses épaules affaissées, même engoncé dans ses vêtements d’hiver et des baskets, il était toujours aussi beau. Parfait. Comme d’habitude.
Rayan se redressa, prenant une grande inspiration. Il se reposa contre le dossier du banc.
— Rien de particulier. Je suppose que c’est pour ça que c’était une soirée difficile.
Olympe pencha la tête sans comprendre. Elle ne l’avait jamais vu si abattu. Même lorsqu’il lui avait révélé son mariage raté lors de leurs premiers rapprochements sur le terrain d'athlétisme, il n’avait pas eu l’air si désespéré, si accablé par la mélancolie.
Pour la première fois, la jeune femme réalisa qu’il y avait encore beaucoup de choses qu’elle ignorait sur lui. Sa seule certitude, c’était ce qu’il lui faisait ressentir lorsqu’ils se voyaient. La chaleur dans son ventre, la pulsion dans ses lèvres. Mais l'idée qu’il puisse lui cacher ses maux ou ses tourments ne lui avait jamais traversé l’esprit. L'idée qu’il puisse en avoir tout court non plus, en vérité. Elle ne s'était pas posée la question jusqu'à maintenant.
— Pourquoi tu voulais me voir ? questionna-t-elle de nouveau.
Après tout, c’était elle qu’il avait contactée, parmi toutes les personnes qu’il connaissait, et ce en pleine nuit. Cela devait bien signifier quelque chose, pas vrai ? Sinon il aurait attendu qu’ils se voient au sport dans les jours qui suivent.
— Je voulais te parler.
— Tu ne pouvais pas le faire par message ?
Rayan sourit.
— Assis-toi, lui intima-t-il en tapotant doucement sur le banc.
Olympe hésita, la gorge nouée. “Je veux te parler”, “J’ai quelque chose à te dire”, ça n’indique souvent rien de bon, mais la jeune femme ne souhaitait pas s’adonner à la paranoïa. Les mains enfouies dans les poches, elle commença à tracer des cercles dans la neige avec son pied, la transformant en boue sous ses bottes.
— Tu ne me demandes pas comment était ma soirée, à moi ?
Rayan parut surpris.
— Pourquoi ? Il s’est passé quelque chose ? s'inquiéta-t-il abruptement.
Olympe se mordit les lèvres, heureuse qu’il paraisse si soucieux pour elle à son tour.
— Ce soir c’était notre “rendez-vous” avec Paul Avenon, expliqua-t-elle en sortant ses mains nues de ses poches pour mimer des guillemets.
— Oh ! C’est vrai. Comment ça s’est passé ?
La jeune femme siffla, gagnée par l’agacement à son souvenir, et croisa fermement les bras.
— Tu savais que ton ami était du genre à aimer tripoter des vingtenaires ?
— De quoi ?
Les yeux écarquillés, Rayan l’observait avec grand étonnement.
— Hum, il était collé à Mélody comme un gros porc. Heureusement, on a pu se tirer de là avant que ça aille trop loin.
— À ce point-là ?
— Oui.
Rayan se gratta la tempe.
— Tu es sûre que tu ne t’es pas trompée ?
Olympe sentit son cœur manquer un battement. Une rage fulgurante pulsa dans son sang, jusqu’à lui faire mal aux articulations. La colère était aussi grande que celle qui l’avait fait frapper dans le téléphone de Castiel de frustration, de déception aussi.
— Je te demande pardon ? Tu crois que je mens peut-être ?
— Quoi ? N-Non, c’est pas ça...
— Tu penses que je suis pas capable de reconnaître du harcèlement sexuel quand j’en vois ? Tu crois que Mélody a imaginé la main de ce type sur sa jambe ? explosa-t-elle.
Comment osait-il mettre en doute sa parole ? Il n’avait pas été là ! De tout son entourage, elle n’aurait jamais cru que Rayan serait ce genre de personne ; le genre à croire à un autre homme qui n’était même pas là plutôt qu’elle, qui se trouvait devant lui. L’amertume lui brûla la langue.
— Ce n’est pas... c’est pas ce que je voulais dire... se défendit-il, penaud.
— Alors qu’est-ce que tu voulais dire, hein ? Vas-y, explique-toi, je t’en prie.
Son silence gêné lui fut insupportable. Elle décroisa les bras et tapa furieusement du pied dans l’amont de neige boueux qu’elle avait créé.
— Pendant que t’étais là à avoir une mauvaise soirée sans rien faire, avec Mélody, on cherchait par tous les moyens de s’échapper de ce sale trou à rats sans personne pour nous aider ! fulmina-t-elle, les poings serrés.
Désormais qu’elle y pensait, pas un seul instant elle n’avait envisagé de lui téléphoner, à lui. Mélody était au courant de leur relation, aussi n’avaient-ils plus besoin de se cacher. Cela ne lui avait pourtant pas traversé l’esprit. Hyun, Nathaniel... ils étaient les seuls à avoir traversé sa tête bourdonnante. Les deux personnes dans sa vie qui auraient probablement traversé tout une foule de danseurs et de gardiens de sécurité pour l’aider, peu importe l’heure, alors qu’une partie d’eux la détestait à juste titre. Alors que leur cœur mourrait un peu plus a chacune de leur rencontre, et qu’elle le savait.
Rayan, c’était différent.
Ce qu’elle ressentait avec lui, lorsqu’ils étaient ensemble, et lorsqu’ils ne l’étaient pas, était incomparable. Et pourtant, elle n'avait pas pensé à l'appeler.
— Je... je ne sais pas quoi dire... souffla Rayan. Je pensais pas que Paul était comme ça.
Il soupira, les sourcils froncés, et détourna les yeux.
— Je ne le connais pas si bien que ça... Si j’avais su, je ne vous aurais jamais recommandé pour le stage.
La colère d’Olympe s’estompa légèrement face à son sincère désarroi.
— Je suis désolé.
La jeune femme baissa la tête à son tour. Sa poitrine lui faisait encore mal d’avoir ainsi été remise en question à la seconde où elle avait ouvert la bouche pour dénoncer les actions de Paul Avenon. Sans la certitude d'être prête à lui pardonner, elle s’assit néanmoins à ses côtés.
Rayan se tourna vers elle, un sourire triste aux lèvres.
— Je n’aurais pas dû douter de toi comme ça.
Olympe leva le menton et croisa les bras, évitant son regard. Ses joues s’empourprèrent.
— Tu devrais t’excuser auprès de Mélody, c’était surtout difficile pour elle.
— Je le ferai.
Le silence tomba sur eux comme la neige sur le parc. La jeune femme s’adossa au banc, croisa les jambes et tourna ses épaules et ses hanches de manière à n’offrir à Rayan que son dos. Vexée, elle avait besoin d’un petit peu de temps pour passer à autre chose. Le professeur laissa le calme de la nuit apaiser les tensions qu’il avait malencontreusement créées.
Après de longues minutes de silence tout juste perturbées par le bruit du vent s’infiltrant dans les arbres alentours, Rayan dit doucement :
— Je suis content que tu sois venue ce soir.
Olympe ne répondit pas mais, la curiosité piquée au vif, se tourna légèrement vers lui pour écouter plus attentivement.
— J’avais besoin de te voir, ajouta-t-il.
Son cœur commencer a accélérer. “Besoin”, c’était bien ce qu’il venait de dire. Elle ne l’avait pas imaginé.
Après tout ce temps et ses paroles avait toujours sur elle un effet hypnotique. C’était son corps entier qui réagissait à sa présence. Malgré les températures presque négatives, Olympe se sentait bouillir à l’intérieur de nervosité. Rien n’arrivait à la calmer lorsqu’il était à ses côtés.
— Pourquoi...
Elle déglutit.
— Pourquoi ta soirée à toi était difficile ? demanda-t-elle, toujours sans le regarder.
Elle pouvait presque sentir son sourire dans son dos.
— Tu veux vraiment le savoir ?
Olympe déglutit.
— Je m’inquiète pour toi.
Elle se tourna lentement vers lui, les joues rouges.
Rayant l’observait avec une certaine tristesse, cette fatigue emprisonnant toujours son visage. Son fin sourire tranchait son visage d’une hésitation étrange, comme s’il n’était pas certain de ce qu’il ressentait. De ce qu’il souhaitait réellement lui dire.
Ce ne fut qu’à cet instant, en baissant enfin les yeux vers le sol, qu’elle remarqua les traces qui y figuraient encore dans la neige. Deux lignes parallèles, partant du banc jusqu’à la sortie du parc.
Olympe se redressa brusquement, des fourmillements jusqu’aux bouts des doigts.
— Qu’est-ce que...
Elle peina à reprendre son souffle tandis qu’elle questionna :
— Tu étais avec quelqu’un ici ?
— Pardon ?
Elle se tourna vers Rayan. Légèrement surpris, il s'enquit :
— Avant que tu arrives ?
— Oui.
— Hum, oui, pourquoi ?
Olympe sentit le sol tanguer sous ses pieds.
— Qui ça ?
Rayan sourit, légèrement mal-à-l’aise face à ses questions.
— Juste une amie. Enfin, une collègue plutôt, pourquoi ?
Une collègue.
Non, c’était impossible. Ça ne pouvait pas... Comment imaginer qu’un tel hasard puisse exister ?
Deux traces parallèles dans la neige, fortement semblables à celles que laissaient Olympe elle-même lorsqu’elle utilisait encore un fauteuil. Une femme qui connaissait Rayan, qui était sa collègue, donc quelqu’un qui travaillait à l’université.
Comme Ada.
Ada, son amie, maîtresse de conférence. Son amie qu’elle avait cru apercevoir sur le campus quelques jours auparavant. Son amie qui l’avait contactée pour lui dire qu’elle avait une grande nouvelle à lui annoncer.
Ada, qui connaissait Olympe. Son secret, son passé. Ce qu’elle s’évertuait à cacher à tout son entourage.
— P... Pour rien... bredouilla la jeune femme en se rasseyant.
Elle ne devait pas paniquer, surtout pas devant Rayan. Aucune raison qu’Ada lui ait parlé d’elle ; après tout, Olympe n’avait jamais évoqué Rayan à son amie non plus. Le professeur ne prendrait pas le risque d’évoquer leur “relation” – si c’en était une – à quelqu’un de l’université. C’était lui qui avait évoqué les dangers pour sa carrière si cela venait à se savoir.
Elle devait se calmer au plus vite.
— Ex... excuse-moi, dit-elle en lui souriant, espérant dissimuler son agitation.
Elle ramena ses cheveux derrière ses oreilles et les doigts de Rayan se mêlèrent aux siens.
Olympe tourna la tête vers lui et n’eut pas le temps de réagir qu’il plaqua ses lèvres sur les siennes. Son autre main vint se poser sur sa cuisse, figeant sa jambe toute entière.
Pourtant, elle ne put le repousser. Ce baiser, elle le souhaitait autant que lui. Alors elle laissa sa main là où elle était.
Son visage était glacé d’avoir été exposé au vent froid toute la soirée. Un rire lui échappa en sentant son nez froid s’enfoncer dans sa joue. Olympe ferma les yeux et accueilla ce baiser inattendu avec délectation. Être à ses côtés, de cette façon, c’était tout ce qu’elle désirait. Être à ses côtés de toutes les façons possibles et imaginables, en vérité. Embrasser ses lèvres, son visage, son cou, son torse, son ventre. Le sentir sous sa peau nue. C'était ça qu’elle souhaitait vraiment. Tout son corps était prêt pour cela. Elle avait attendu ce moment depuis trop longtemps. Elle avait même utilisé les sentiments de Hyun à son avantage juste pour y être préparée. Un toit au-dessus d’eux et quatre murs, c’était tout ce dont elle aurait eu besoin pour lui ôter ces couches de vêtements les unes après les autres.
Olympe parvint à dégager sa jambe et s’agenouilla sur le banc, emprisonnant le visage de Rayan de ses mains. Si c’était cela qu’il voulait lui dire, alors elle comptait bien poursuivre la conversation jusqu’au bout. Rayan enroula ses bras autour de ses hanches, puis ses doigts remontèrent doucement jusqu’à la naissance de son cou, juste sous son écharpe. Il s’écarta juste un instant pour murmurer son prénom. Olympe répéta le sien avant de récupérer ses lèvres et sa langue, les embrassant avec passion, délice, envie.
Son corps s’embrasa au-dessus du sien, réduisant au minimum le moindre espace qu’il existait encore entre eux. Ses genoux s’enfoncèrent plus profondément sur le banc, jusqu’à lui en faire mal. Mais la douleur n’avait pas d’importance.
Dans cet univers, dans ce monde imaginaire où ils n’existaient que tous les deux, elle ne la ressentait même pas. Son passé, ses secrets, Ada... il n’y avait rien de tout ça. Juste eux deux.
C’était du moins ce qu’elle croyait.
C’était ce qu’elle espérait.
Mais Rayan, au fond, elle ne connaissait de lui que ces lèvres et la chaleur émanant de son corps parfait.
Elle ne savait rien d’autre de lui.
Il finit par s’écarter et saisit Olympe par les épaules pour l’empêcher de s’approcher à nouveau. Une chaleur acide au bout de la langue et une déception brûlante dans la poitrine, la jeune femme se résout à se rasseoir sur le banc, un pied par terre et l’autre sous sa cuisse.
— Olympe, susurra-t-il d’une voix incertaine.
J’ai quelque chose à te dire, murmurait son visage. Elle n’aimait pas cette expression, ni le ton de sa voix. C’était lui qui avait commencé à l’embrasser et, pourtant, il semblait presque le regretter. Un sourire maladroit aux lèvres, Olympe demanda :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Rayan soupira mais ne répondit pas.
La panique l’envahit.
— Qu’est-ce qu’il y a ? répéta-t-elle. Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ?
Pourquoi l’avait-il appelé en pleine nuit ? Pourquoi ne lui disait-il pas ce qu’il avait fait de sa soirée pour être si accablé ? Pourquoi l’embrassait-il ainsi si c’était pour la repousser ensuite ?
Rayan l’observa avec tristesse un instant avant de baisser les yeux. Il enfonça la main dans son manteau et en sortit un papier plié qu’il lui tendit. Interloquée, Olympe le prit et l’ouvrit. C’était une demande de changement de directeur de thèse, signée par Rayan.
— Oh.
— Je pense que le professeur Luvin serait bien pour toi. Il a beaucoup étudié la bande dessinée franco-belge, même si ce n’est pas la même chose que les comics américains, je suis sûr qu’il saura t’apporter son aide au mieux. Je lui en ai déjà parlé, il est d’accord.
Olympe déglutit.
— Ça vaut mieux, pas vrai ? hésita-t-elle, attristée.
Elle ne souhaitait pas perdre son directeur de recherche mais savait qu’elle n’avait pas le choix.
Rayan joignit ses mains, les coudes sur ses genoux.
— J’aimerais aussi que tu ne prennes aucun de mes cours au semestre prochain.
Olympe leva les yeux vers lui.
— À ce point-là ? Je veux dire... je comprends mais... tes cours sont importants pour mon curriculum et mes recherches.
La jeune femme fut un peu irritée par son ton autoritaire, comme si elle n’avait aucun droit de décision sur la situation.
— C’est de mon avenir dont il est question, ajouta-t-elle froidement.
— Du mien aussi.
Olympe eut un mouvement de recul. Le dos rond, Rayan se refusait à la regarder, les yeux perdus dans le vide. Le papier encore dans sa main commençait doucement à se recouvrir de taches rondes et grises au fur et à mesure que la neige s’y posait. Personne ne bougeait plus.
— Olympe.
Non.
Ça ne pouvait pas être ça.
— Arrêtons-nous en là.
Quatre mots. Quatre simples mots qui lui transpercèrent le cœur comme des couteaux de cuisine.
Un rire nerveux s’échappa de ses lèvres.
— De quoi ?
Rayan se redressa enfin, plongeant ses yeux clairs dans les siens, un sérieux cruel sur le visage.
— Ce que je viens de dire. Arrêtons-nous en là.
Pourquoi devait-il les répéter ? Ces quatre mots. S’amusait-il à lui tordre le cœur ainsi ? Après l’avoir embrassé avec telle ferveur ?
Olympe secoua la tête, un sourire perdu aux lèvres. Sa main qui tenait le papier commençait à trembler de froid. Celui-ci se rappelait à elle avec douleur, griffant chaque partie libre de sa peau vulnérable.
— P-Pourquoi... pourquoi soudainement ?
— Ça fait un moment que j’y réfléchis.
— Mais tu ne m’en as pas parlée ? s’étrangla-t-elle.
— Je suis désolé.
Silence. Olympe inspira une grande goulée d’air, ayant retenu sa respiration jusque-là sans s’en apercevoir. Son poing se resserra sur la feuille à l’en réduire en bouillie.
— Donne-moi une explication au moins, implora-t-elle, les larmes aux yeux.
C'était le minimum, et il lui refusait. Olympe baissa ses yeux humides vers les marques de roue dans la neige. Cette “amie” avec qui il était resté, était-elle celle qui l’avait convaincue de rompre ?
— Je suis désolé, répéta-t-il simplement.
Olympe rit jaune.
— C’est tout ? C’est ça ton explication ?
— C’est compliqué.
— Tu me prends pour une gamine incapable de comprendre ? répliqua-t-elle, sentant le désespoir laisser place à une violente colère d’être traitée ainsi.
Il soupira, cette fatigue inexplicable toujours sur le visage. Devoir rompre avec elle ressemblait juste à une tâche incongrue dont il souhaitait se débarrasser au plus vite. Comme un vulgaire déchet. Olympe ne valait-elle donc rien de plus à ses yeux ?
Qu’est-ce que ces derniers mois avaient signifié pour lui ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Alors explique-toi ! ordonna-t-elle.
Incapable de garder son calme, Olympe se redressa, se mettant face à lui. Il l’observait avec des yeux creux, inexpressifs. Il devait avoir préparé cet instant dans sa tête depuis longtemps, pas vrai ? Pourquoi était-ce si facile pour lui de faire ça ?
— Je ne suis pas fait pour toi.
Il se releva.
— Ni pour toi, ni pour personne.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est quoi... c’est quoi ce retournement de situation bizarre ? Depuis combien de temps tu penses comme ça ?
Rayan ignora sa question. Il enfouit les mains dans ses poches et dépassa Olympe, rejoignant les marques de roues sur le sol vers la sortie du parc.
La jeune femme attrapa son bras pour le retenir.
— C’est Ada c’est ça ?!
Le professeur s’arrêta et se tourna vers elle, interloqué.
— Hein ?
— Tu étais avec Ada, pas vrai ? C’est ça, hein ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit sur moi ?!
— De... de quoi tu parles ?
Il fronça les sourcils.
— Tu connais Ada ? demanda-t-il.
Olympe sourit, comprenant enfin ce qu’il se passait.
— C’est ça, c’est Ada, c’est bien elle ! Je le savais ! Qu’est-ce qu’elle t’a dit sur moi ?
— C’est pas... Oui j’étais avec Ada mais je... De quoi est-ce que tu parles ?
La jeune femme s’agrippa à son manteau, des larmes furieuses roulant sur ses joues.
— Qu’est-ce qu’elle t’a racontée sur moi ?
Médusé, Rayan essaya de se défaire de son emprise, les sourcils froncés.
— Olympe, je ne comprends pas de quoi tu parles, dit-il calmement.
— Bien sûr que si ! C’est Ada, c’est ça ? Elle t’a dit, pour moi. Pour l’acc... Elle t’a tout raconté et c’est pour ça que tu veux rompre maintenant.
Olympe resserra ses mains sur les bras de Rayan, ne le lâchant pas des yeux.
— Ada ne m’a rien dit sur toi. Je ne savais même pas que vous vous connaissiez.
— Mais tu étais avec elle juste avant ! Ça ne peut pas être un hasard.
— Ada était là car j’avais besoin de parler avec une amie.
Une amie. D’amitié, c’était de cela dont il avait besoin.
Olympe aurait dû pouvoir le comprendre.
Elle n’avait plus d'amis. Elle n’avait plus personne d’autre que Rayan dans sa vie. Elle ne pouvait pas le perdre lui aussi. C’était inenvisageable.
— Lâche-moi s’il-te-plaît, demanda-t-il, gagné par la frustration.
La vue brouillée par les pleurs, Olympe ravala un sanglot et lâcha enfin ses bras.
— Tu ne peux pas me laisser, bredouilla-t-elle, la voix engluée de larmes.
— Je suis vraiment désolé que ça soit allé aussi loin.
Rayan fit un pas en arrière.
— Je ne savais pas ce que je faisais.
— J’étais qu’une erreur pour toi ?!
“Non”. C’était ce qu’il aurait dû répondre. C’était la réponse qu’elle attendait désespérément. Celle qui aurait pu au moins donner du sens à la douleur qu’il lui infligeait sans aucun remord.
— Oui.
Ce fut un simple mot cette fois-ci, un seul, qui lui perfora le cœur de toute part.
— Je...
Sa voix se perdit dans sa gorge.
— J’ai jamais rien représenté pour toi ?
Elle craignait de connaître la réponse.
— Tu étais mon échappatoire, répondit-il d’une voix douce. Mon échappatoire dans une ville où je me sentais seul et perdu.
Alors c’était ça. C’était tout ce qu’elle avait été pour lui.
Un compagnon, pour pallier la solitude. Même pas une “amie”. Seule Ada avait droit à ce titre, apparemment.
— Je suis désolé. Je ne viendrai plus au terrain d’athlétisme.
Les pleurs d’Olympe redoublèrent. Ces lèvres qu’elle embrassait quelques instants auparavant ne savaient que s’excuser désormais. Des paroles creuses, forcées hors de sa bouche par un homme qui se sentait coupable d’avoir utilisé une étudiante pour oublier sa solitude. Un homme qui ne souhaitait probablement pas que cette même étudiante ruine sa carrière.
Elle n’avait pas réellement compté pour lui, pas vrai ? Sinon il ne la jetterait pas de cette façon, en ne lui laissant de lui qu’une demande de changement de directeur de recherche. Il ne lui briserait pas le cœur ainsi.
Après quelques instants de silence, tout juste perturbés par les pleurs incontrôlables de la jeune femme, Rayan se retourna, prêt à partir.
Le semestre était terminé. Ils ne se reverraient plus. Entre eux, ça n’avait jamais vraiment commencé de toute façon.
— Rayan ! héla une dernière fois Olympe en courant à sa suite, sans vraiment savoir ce qu’elle cherchait.
Sa botte glissa sur le sol couvert de neige et elle tomba sur les genoux. Un courant électrique parcourut ses jambes, des fesses jusqu’aux chevilles, lui arrachant une exclamation de douleur. Le professeur s’accroupit pour l’aider à se relever mais Olympe refusa sa pitié, tapant sur la main qu’il lui tendait.
— Laisse-moi ! sanglota-t-elle.
Et il obtempéra. Il l’abandonna là, à terre, après une simple hésitation. Il quitta le parc sans un regard en arrière. Les larmes d’Olympe se mêlèrent à la neige et tombèrent en flocons sur le sol.
Quelle idiote avait-elle été. Sa carrière, c’était ce qu’il y avait de plus important pour lui, pas vrai ? Olympe savait bien peu de choses sur Rayan mais, ça, elle en était certaine.
Et elle n’avait rien été à ses yeux. Juste une distraction passagère. Un moyen de supporter la solitude. Il s’était servi d’elle, d’une certaine manière. Jusqu’au dernier moment, sur le banc, avec un baiser d’adieu qui ne laissa sur ses lèvres qu’un souvenir amer.
Était-ce cela qu’avait ressenti Hyun ? La même douleur, brûlante, insupportable ?
Lui avait-elle fait subir la même chose ?
Et Nathaniel ? Avait-il ressenti ce même désarroi de se faire abandonner du jour au lendemain ?
Accablée par le poids des larmes, Olympe glissa au sol, la tête dans les bras. Le froid ne l’atteignait plus. Ses jambes ne répondaient pas, tremblantes, douloureuses. Cette nuit devenue interminable l'accueillit dans sa solitude. Son front se posa sur la terre froide.
Elle pleurerait seule dans ce parc pendant une éternité.
Tous ces derniers-mois à Sweet Amoris n’avaient été que du temps perdu. Ses relations, son travail, et même ses études, tout allait de travers. Des mois à tenter de refaire sa vie après avoir cru qu’elle pourrait la recommencer a zéro, mais le chemin ne l’avait mené qu'à un cœur brisé, las, épuisé. À quoi bon savoir y marcher si c'était pour finir ainsi, à pleurer sur le sol glacé ?
À courir sans regarder où elle allait, Olympe avait vu son entourage se disloquer petit à petit. Elle s'était persuadée que ce n'était pas grave, que ça faisait partie de la vie. Sauf que cette fois c'était Rayan qui venait de quitter la sienne, pour toujours.
♦♦♦
De : Mélody
Envoyé à 17:55 le 01/02/20XX
“Je te retrouve où ?”
Une minute passa.
De : Tachibana
Envoyé à 17:56 le 01/02/20XX
“Salle B105, a gauche au fond du couloir après l’escalier”
La jeune femme hésita en voyant la foule de lycéens franchir le portail devant lequel elle attendait en silence depuis dix minutes.
De : Mélody
Envoyé à 17:56 le 01/02/20XX
“Tu es sûr que je peux rentrer juste comme ça…?”
De : Tachibana
Envoyé à 17:57 le 01/02/20XX
“Ouais, lol. Fait moi confiance”
Mélody sourit. Tachi avait une manière bien à lui de communiquer par message. Avec son père, il devait être le seul qu’elle connaissait qui utilisait encore l’expression “lol”. Sa mère, elle, était adepte des smileys à tout va, mais, à en croire Tachi, lui n’en avait pas beaucoup sur son vieux téléphone. Elle était certaine qu’avec un téléphone différent, il serait du genre à en abuser aussi.
Incertaine malgré les mots rassurants de son ami, Mélody slaloma entre les étudiants et évita les surveillants à l'entrée qui discutaient entre eux. Il avait beau lui prétendre le contraire, la jeune femme était certaine qu’ils ne laisseraient pas passer une étrangère ainsi, surtout en fin de journée, une fois les cours terminés.
Elle se faufila discrètement jusqu'à atteindre le bâtiment qui correspondait au lycée. Mélody ne connaissait pas bien l’endroit mais avait déjà vu Tachi en sortir plusieurs fois. Elle ignora les élèves sur son passage et grimpa les escaliers. La pendule accrochée au mur indiqua dix-huit heures. Le couloir du deuxième étage donnait sur la cour intérieure de l'établissement, les pavés rougis par le coucher du soleil. La neige avait enfin cessé de tomber, laissant place à du verglas. Son manteau encore sur les épaules, Mélody se frotta le nez et les oreilles dans le maigre espoir de les réchauffer avant de se diriger vers la salle qu’il lui avait indiquée. Un groupe de filles de terminale la dépassa en riant sans lui prêter attention, moquant les remarques incorrectes de l’une d’entre elles durant le cours.
— T’as de la chance que Tachibana note gentiment sinon tu serais foutue.
— Ta gueule ! Tout le monde s’en fiche de la philosophie de toute façon...
— Ouais c’est pas comme notre coef’ sept en maths. Rappelle-nous combien t’as eu au dernier devoir maison d’ailleurs ?
— Mais la ferme !
Les amies partirent dans un fou rire, tapant gentiment dans le dos de leur camarade qu'elles charriaient dans la bonne humeur. Mélody les observa disparaître dans l’escalier, le cœur serré. C'était donc à cela que ça ressemblait, l'amitié au lycée ?
Mélody aurait bien aimé connaître ça, mais elle n'était jamais parvenue à se faire la moindre véritable amie, à l'époque. Plus de quatre ans déjà que cette vie-là était derrière elle. Beaucoup de choses avaient changé depuis.
À commencer par Tachi. Il n'était plus l'élève sur le tard, encore en Master, beaucoup plus âgé que tous ses camarades, à essayer désespérément d’obtenir son diplôme. C'était lui le professeur, maintenant. Un professeur dont les élèves évoquaient le nom avec de grands sourires sur le visage, apprécié de tous et à juste titre. Tachi admettait lui-même qu’il n'était pas la personne la plus cultivée mais, la philosophie, il comprenait ce que c'était. Mieux que Mélody n’avait jamais réussi, peinant à obtenir un faible douze sur vingt de moyenne dans l'une des seules matières où elle avait eu des difficultés. Lorsqu’il lui en parlait, de ses auteurs préférés ou de ses thématiques favorites, il ne s'arrêtait plus. Il expliquait tout avec une simplicité déconcertante, quelque chose qui manquait terriblement à Mélody dans les études supérieures où chaque professeur semblait croire que plus leurs explications étaient incompréhensibles, plus elles étaient pertinentes.
Tachi considérait que les pensées compliquées pouvaient s’exprimer simplement. Il ne prenait personne de haut, ses élèves compris. Il pouvait avoir toute la peine du monde à décoder le raisonnement exprimé dans une copie qu’il y trouvait toujours des points positifs, de quoi les encourager à continuer. Selon lui, ça ne marchait pas toujours. Beaucoup d'élèves haïssaient sa matière et il n’arrivait pas à changer ça, mais il essayait, ne pénalisait pas les réfractaires. Mélody n’avait pas besoin de le voir de ses yeux pour savoir que beaucoup d’élèves s'étaient certainement intéressés à la philosophie pour la première fois grâce à lui, mais il était trop humble pour l'admettre.
Tachi n’avait pas toujours été comme ça, et lui-même reconnaissait que, pendant longtemps, il avait été un idiot, qui ne faisait que les mauvais choix, mais qu'il pouvait difficilement regretter son passé puisqu’il l’avait amené jusque-là. C'était celui qu’il était maintenant qui comptait, pas vrai ?
Mais pendant longtemps, Mélody l'avait mal jugé, ne s'en tenant qu'à son odeur de cigarette prononcée et son propre aveux d'avoir un casier judiciaire. Elle en voulait à son père d'avoir embauché quelqu'un comme lui et l'évitait au maximum à la librairie. Ce n'était qu'après avoir appris à le connaitre que Mélody avait commencé à vouloir en savoir plus sur sa jeunesse, son adolescence, y compris les moments les plus sombres. Elle ne connaissait même pas son prénom, qui restait son secret bien gardé. Et son passé, son ami n'aimait pas en parler en détails.
C'était le Tachi d’aujourd’hui qu’elle s'apprêtait à rencontrer. Elle avait attendu de le revoir depuis leur dernière conversation avec une impatience qui lui retournait le ventre. L'anxiété la gagnait au fur et à mesure que la dernière porte au fond du couloir se dessinait dans son champ de vision.
Mélody ne savait pas quoi penser de ce qu’il lui avait avoué. Elle s'était réfugiée dans les examens, révisant jusqu'à en perdre le sommeil et finissant un premier jet de son mémoire dans la même foulée. Tout pour ne pas trop penser, ne pas tourner en rond.
Tachi lui avait dit qu’il l’aimait.
D’une manière un peu détournée, et il avait tenté de se rétracter juste après, mais il l’avait fait. Malgré leurs caractères opposés, malgré leur différence d'âge, malgré les répercussions inévitables que cela aurait auprès de ses parents s’ils l'apprenaient, malgré le fait qu’il ne se soit jamais déclaré à personne avant. Il l’avait fait, pour elle.
Et Mélody, elle, était-elle amoureuse de lui aussi ?
Sa poitrine lui faisait mal dès qu’elle se posait la question et la jeune femme ignorait comment l’interpréter. Elle pensait qu’en le voyant de nouveau, elle saurait enfin ce que son cœur essayait de lui transmettre. Que l'évidence lui sauterait au visage.
Ce n’était pas aussi simple.
La porte était ouverte et la lumière allumée. Il n’y avait plus d'élèves dans la salle, juste Tachi qui, de dos, fermait les stores les uns après les autres. Il portait un pantalon noir et un simple pull rayé. Devant le tableau noir, sa veste et un manteau marron reposaient sur le dossier de la chaise. Son sac ouvert était posé à côté d’une pile de copies, prêt à les accueillir.
Tachi ne l’avait pas entendu arriver et Mélody ne sut comment s’annoncer, gagnée par l'appréhension. Elle aurait aimé qu’il la remarque de lui-même, qu’il sourit et la salue comme si de rien n'était. Qu’il soit comme il était tout le temps.
Son cœur tapait si fortement contre ses côtes qu’elle en serra le bout de tissu qui protégeait sa poitrine, espérant calmer la douleur. C'était la première fois qu’elle se sentait aussi angoissée à l'idée d'être seule avec Tachi, pourtant c'était bien pour cette raison qu’elle lui avait proposé de se voir après ses cours, dans un endroit où ni ses parents ni son colocataire ne pourraient pas les interrompre. Et même avec toute cette anxiété, elle était heureuse de le voir. Comme à chaque fois.
Les stores fermés, Tachi se retourna enfin.
— Ah, s’exclama-t-il. Tu es là.
Il avait l’air normal. Il sourit et rejoignit son bureau. Sans réfléchir, Mélody ferma la porte derrière elle, ne souhaitant pas être dérangée, et fit quelques pas dans la pièce. Elle balada un regard curieux sur les chaises et les tables, surprise par leur petitesse. À l'époque, tout lui paraissait si grand, imposant. Le lycée était un monde à part entière. Elle n’avait gagné aucun centimètre de hauteur et pourtant elle se sentait infiniment plus grande. L'idée d’avoir pu s’asseoir pendant des heures et des jours entiers dans ces minuscules bureaux lui paraissait improbable, désormais. Le lycée n’avait pas changé. C'était elle qui était différente.
— Comment se sont passés tes examens ? questionna-t-il en commençant à ranger ses affaires.
— Bien, je pense, répondit-elle doucement, l’air ailleurs.
— Tant mieux. Je ne me fais pas de soucis pour toi.
Les mains dans le dos, la jeune femme s’approcha encore un peu plus du bureau. Elle n’osait pas relever les yeux vers lui.
— Et... hum... ton “rendez-vous” avec ton futur maître de stage ? demanda-t-il, une gêne évidente dans la voix.
— Oh, ça...
Elle aurait pu mentir, comme elle l’avait fait d’instinct auprès de ses parents.
— Une catastrophe.
Sa réponse le prit de cours, ses mains en suspens au-dessus de son sac.
— De quoi ?
— Une catastrophe. Il était avec un garçon bizarre qui nous a suivi jusque dans les toilettes des filles avec Olympe, et le maître de stage n'écoutait rien de ce que je lui disais, il faisait que me caresser la cuisse.
— De quoi ?! s'étrangla Tachi.
La jeune femme osa enfin lever les yeux vers lui. Atterré, il l’observait la bouche grande ouverte. Il fit tomber lourdement le livre qu’il avait dans la main sur la table et y enfonça son poing.
— C’est quoi ce mec ? C’est qui ? Il fait ça à toutes les filles qui veulent un stage chez lui ?!
Mélody sourit tristement.
— Oh, sûrement.
— Tu veux que j’aille lui régler son compte ? Dis-moi son nom et où il est et je m’en charge. J’ai arrêté la violence mais il est jamais trop tard pour une exception.
La jeune femme rit, sachant pertinemment qu’il n’était pas sérieux. Le simple fait qu’il le propose suffit à lui redonner le sourire et effacer, au moins en partie, ce souvenir affreux. Tachi se tourna vers elle et posa doucement la main sur le haut de sa tête.
— Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? demanda-t-il d’une voix tendre. Tu sais très bien que je serais venu te chercher illico.
— Je sais.
Elle leva les yeux dans sa direction. Ses yeux noirs l'observaient avec chagrin.
— C’est pour ça que je ne l’ai pas fait. Tu étais occupé à rapper à ton bar habituel, je ne voulais pas te déranger.
Tachi, gagné par la surprise, enleva sa main de sa tête. Quelques secondes de silence passèrent avant qu’il ne réponde, gêné :
— J’y rappe presque tous les samedis, ça a rien... c’est pas important.
— Mais c’est important pour toi.
Le professeur détourna les yeux. Mélody sourit.
— Puis avec Olympe on a réussi à se débrouiller toutes seules pour partir.
— Olympe ? s'étonna Tachi. C’est pas la fille que tu peux pas saquer ?
— Si, enfin... si on veut. Elle a des qualités, je suppose...
Tachi ne put retenir un rire. Il lui pinça les joues.
— Ça alors, voyez-vous ça, Mélody qui se réconcilie avec sa vieille ennemie ! se moqua-t-il.
— Arrête ! bougonna-t-elle. On est... Elle a jamais été mon ennemie !
Mélody réussit à se défaire et frotta ses joues endolories.
— Ouais c'est ça, sale menteuse. T’aurais tout donné pour la voir partir en Enfer y’a encore quelques semaines de ça.
— Mais non !! protesta-t-elle. Enfin... pas à ce point-la, je veux dire, c’est vrai que je l’aimais pas mais...
Boudeuse, Mélody lui tourna le dos.
— Arrête de te moquer de moi !
Elle ne put s'empêcher de lui lancer un regard par dessus son épaule. Une main sur la hanche, l’autre sur le bureau, il se mordait les lèvres pour ne pas rire.
Mélody sentit un vent chaud la frapper.
Tachi était beau. Elle savait qu’il l'était, objectivement, et pourtant, c'était comme si elle le constatait pour la première fois. Ses yeux rieurs, sa peau bronzée, ses cheveux noirs tombant sur son front. La cicatrice blanche sur sa joue droite, juste sous son oreille. Ça non plus, il ne lui avait pas raconté d'où elle venait. Mélody souhaitait le savoir, maintenant. Toutes ses cicatrices, y compris celles qui ne se voyaient pas, celles qui se trouvaient sous sa peau.
Le professeur eut un soupir de soulagement et poursuivit le rangement de son sac, finissant par le paquet de copies sur son bureau.
— Je suis content que vous ayez réussi à vous débrouiller toutes les deux. J'espère que tu recroiseras jamais ce type.
— J'espère aussi !
Elle se retourna vers lui et il l’accueillit avec un sourire réconfortant qui lui noua le ventre. Son sac terminé, il remit sa veste puis son manteau d’hiver sur le dos.
— Tu veux... tu veux aller manger quelque part ? proposa Mélody sans réfléchir.
Elle aurait dit n’importe quoi seulement pour qu’il ne parte pas. Elle n’avait même pas l’argent pour aller au restaurant.
Tachi parut hésiter, perdant de son assurance légendaire.
— Je... hum, j’aurais bien voulu, mais j’ai des choses à faire.
— Quelles choses ?
— Des... trucs...
Tachi mentait mal, ce n'était pas dans sa nature. Il ne la regarda même pas dans les yeux en prononçant ces mots. Il mit son sac sur l'épaule et sourit maladroitement.
— Je suis soulagé de savoir que tu vas bien, dit-il. On se revoit une autre fois, d’accord ?
Non.
Elle n'était pas d’accord.
Elle voulait parler, maintenant. Il ne pouvait pas lui dire qu’il l’aimait pour continuer à l'éviter juste après. C'était trop facile. Combien de temps devrait-elle encore attendre pour qu’il soit sincère avec elle ?
Tachi la dépassa pour rejoindre la porte mais Mélody saisit le bas de son manteau, l'arrêtant dans son mouvement. La tête baissée, elle serra le poing sur le tissu.
— Hum, j’ai l’impression que quelque chose me retient, plaisanta-t-il.
Mais son rire était fabriqué, embarrassé. Mélody tira plus fort sur son manteau, de frustration.
— Tu comptes vraiment faire comme si de rien n'était ?
Il ne répondit pas de suite. Il sortit une main de sa poche pour la passer sur sa nuque.
— Tu crois pas... commença-t-il. Tu crois pas que c’est juste plus simple comme ca ?
— Plus simple pour qui ? s’agaça-t-elle.
Tachi finit par se retourner et la jeune femme le libéra enfin.
— Mélody...
— Plus simple pour qui ?!
Le professeur baissa les yeux.
— Trouve-toi quelqu’un de ton âge, dit-il. J’aurais jamais dû... j’aurais dû la fermer, ça aurait été plus simple pour nous deux, je t’assure.
Mélody sentit la colère la gagner.
— Tu ne te demandes même pas ce que je veux, moi ? Tu me fais une déclaration et tu me demandes de tout oublier. Tu veux être honnête avec moi mais en même temps, tu refuses de me dire ce que tu ressens franchement. Tu me dis quoi faire sans prendre en compte ce que j’en pense !
L'étudiante en avait marre de ne jamais avoir le choix. Après ses parents, ce n'était pas Tachi qui allait décider à sa place ! C'était la première fois qu’il se comportait ainsi avec elle, à s’obstiner à refuser de l'écouter. Ce n'était pas lui.
— Est-ce que tu m’aimes vraiment ?
Le professeur écarquilla les yeux, pris au dépourvu.
Les mots qui suivirent la surprirent bien plus.
— Et toi ?
Et toi ?
C'était la question qu’elle redoutait, mais également celle qu’il avait le droit de poser. Celle qui devait lui brûler la langue depuis des jours. Celle qu’il souhaitait éviter en lui demandant de tout oublier.
Et Mélody resta bouche bée.
Ils se fixèrent en silence. Aucun son ne parvenait à sortir de ses lèvres. Pourquoi ? Il y avait tant de choses qu’elle voulait lui dire, et une réponse que son cœur lui murmurait.
Oui. Oui, bien sûr qu’elle l’aimait. Depuis longtemps. Romantiquement ou non, il était la personne qu’elle aimait le plus au monde. Celle dont elle chérissait la présence à ses côtés, lorsque tout allait bien et quand ça n'allait pas. La seule qui pouvait la toucher, à tout moment, sans que ça la dérange. La personne qui la faisait se sentir toujours en sécurité.
Il n’y avait que lui pour faire bourdonner son cœur de cette façon.
Alors pourquoi aucun son ne sortait de sa bouche ? Elle avait pourtant bien réussi à se déclarer à Nathaniel mais, face à Tachi, son ami, son meilleur ami, elle se sentait dépourvue.
Le professeur sourit tristement, le regard accablé.
— Évidemment, murmura-t-il.
Il rit nerveusement et s’essuya rapidement les yeux avant de faire demi-tour.
— Qu’est-ce que j'espérais...
— Attends !
Mélody s'élança vers lui, posa les deux mains sur ses épaules et plaqua ses lèvres sur les siennes.
C'était la seule façon qu’elle avait trouvé de parler, de lui dire ce que les mots refusaient de faire.
Comme les battements d’ailes d’un papillon, Mélody se retira instantanément, plissant les lèvres au souvenir de celles de Tachi sur les siennes. Elles étaient douces, comme un coussin moelleux.
Rougissante jusqu’au cou et les mains agrippées à son torse, la jeune femme bredouilla :
— Je... je n’aurais pas partagé mon premier baiser avec n’importe qui.
Elle était embarrassée de l’admettre, que c'était son premier baiser, même si Tachi savait qu’elle n’avait jamais embrassé personne. Mais c'était fait maintenant. Avec lui.
Mélody n’osait pas affronter son regard. Elle sentit juste sa main remonter délicatement vers son visage et ses doigts glisser ses cheveux derrière son oreille, comme il le faisait si souvent, avec cette douceur qui lui était propre.
Tachi s’avança et plaqua son corps contre le sien jusqu'à ce qu’ils atteignent le bureau derrière eux. Son sac glissa de son épaule. La tête enfouie dans son torse, Mélody s’accrocha plus fermement encore à ses vêtements, une peur inextricable de lever les yeux vers lui. La crainte de ce qu’elle y verrait, de la façon dont il la regarderait.
Elle pouvait sentir sa jambe entre les siennes, une chaleur indescriptible envahissant tout son corps à partir de cet endroit précis. La sensation était si forte que des tremblements conquirent ses mains. Submergée par cette émotion qu’elle expérimentait pour la première fois, Mélody sentit sa gorge s'assécher. Était-ce cela l’amour ? Ou le désir physique ? Lequel des deux ? Comment devait-elle faire la différence ?
Tout ce qu’elle savait, à cet instant, c’est qu’elle ne voulait plus de distance entre eux. Dans ses bras, elle se sentait à sa place. Un bonheur, un plaisir qu’elle n’aurait même jamais cru possible.
Pourtant il était là.
Tachi prit son menton dans sa main, la forçant à lever les yeux dans sa direction. Mélody ferma les paupières, incapable de supporter son regard avec ce flot d’émotions nouvelles qui la gagnait. C'était si gênant.
— Et ton deuxième ? murmura-t-il.
— De... de quoi ?
La jeune femme se força à entrouvrir les yeux. Tachi l’observait avec intensité. Son visage était si proche du sien qu’elle le découvrait sous un angle nouveau.
— Ton deuxième baiser, tu veux le partager avec moi aussi ?
Le visage de Mélody s’empourpra de plus belle, si c'était seulement possible.
— Réfléchis bien avant de répondre, ajouta-t-il. C’est une décision importante, tu sais. On a pas de seconde chance pour un deuxième baiser.
— Arrête de te moquer de moi ! s'agaça-t-elle en tapant de son poing sur son torse.
Le rire de Tachi fit fondre son cœur.
— Je suis sérieux !
Mélody tourna la tête mais Tachi ne la laissa pas se défiler aussi facilement, la forçant à lui faire face de nouveau.
— Alors ?
Elle déglutit et répondit d’une voix si basse qu’elle s’entendit à peine :
— À ton avis...
Le deuxième, le troisième, et tous ceux après ça. Elle voulait tous les partager avec lui.
Tachi comprit la réponse car il posa à son tour ses lèvres sur les siennes. Mélody remonta les mains vers sa nuque et répondit à son baiser sans hésitation. L’envie était trop forte, pas juste dans ses lèvres, mais dans chaque parcelle de son corps. Et cette fois-ci, Tachi ne la laissa pas reculer aussi facilement, coinçant son visage contre le sien. Mélody plongea une main dans ses cheveux et l’autre redescendit vers son torse.
Elle avait toujours cru qu’il fallait un mode d’emploi pour ce genre de baiser. Quand elle les voyait au cinéma, ça avait toujours l’air compliqué. Elle ne réalisait pas qu’il suffisait de laisser son corps parler, que ce n'était pas grave si les dents s'entrechoquaient ou si les langues perdaient leur chemin. Qu’embrasser la personne qu’on aime, ça faisait oublier tous ces détails sans importance.
Parce que c'était lui. Celui que ses lèvres et son cœur désiraient. C'était lui et personne d’autre. Elle n’avait jamais ressenti ça pour quiconque ; elle ne savait même pas que c'était possible de ressentir une passion si forte qu’elle emplissait son corps de la tête aux pieds.
Mélody était amoureuse de Tachi. Elle le désirait, aussi. Il était celui qu’elle avait toujours attendu. Il était là à ses côtés, à sécher ses larmes lorsqu’elle faisait encore et toujours les mauvais choix, à la soutenir dans les moments difficiles, à la faire rire lorsqu’elle le croyait impossible. Elle l’aimait tellement que son cœur lui faisait mal rien qu'à cette idée, comme s’il ne pouvait pas le supporter. Que c'était trop d’un coup, qu’elle devait d’abord s’y habituer. Mais elle était incapable de rompre ce baiser. La jeune femme en voulait beaucoup plus. Tellement, tellement plus...
Les mains de part et d’autre de son visage, Tachi finit par s'éloigner, à son grand désarroi. Il posa son front contre le sien, reprenant son souffle.
— Je t’aime, murmura-t-il.
Il se redressa doucement, caressant ses cheveux. Le souffle de Mélody se coupa un instant et elle releva un regard hésitant vers lui.
— Pourquoi tu es devenu mon ami ? demanda Mélody, posant enfin la question qui la torturait depuis des années.
Il parut surpris mais répondit sincèrement :
— Au début, c'était parce que ton père me l’avait demandé.
Mélody le savait et, pourtant, un léger pic de tristesse lui transperça le cœur à l’entendre l’admettre. Mais elle était apaisée d’entendre enfin cette vérité sortir de sa bouche, après tout ce temps sans oser aborder le sujet.
— Tu sais, j’ai jamais vraiment réussi à me faire des amis. Des vrais, je veux dire. Avec lesquels je pourrais être moi-même.
Ses mains descendirent sur ses hanches, la maintenant toujours contre lui.
— Je suppose que j’avais peur du rejet, de l’abandon ou d’un truc comme ça, rit-il. Mes relations amoureuses aussi, je les faisais foirer dès que je sentais que je m’attachais trop. C'était plus simple comme ça.
Mélody le regardait attentivement, heureuse qu’il lui parle de son passé, mais également peinée par sa solitude.
La solitude, imposée ou non, était quelque chose qu’elle connaissait parfaitement.
— Avec toi, je ne me suis pas méfié.
Il posa les lèvres sur son front et prit une grande inspiration avant de poursuivre :
— Je pensais que je faisais que rendre service, à ton père d’abord, puis à toi, puisque t’avais constamment besoin d’un chauffeur.
Mélody eut un rire embarrassé mais le laissa poursuivre. Il détacha son visage du sien.
— Quand je me suis rendu compte à quel point je tenais à toi, des années étaient passées et c'était déjà trop tard. J'étais déjà amoureux de toi.
Il sourit et posa les mains sur ses épaules.
— Mélody.
La jeune femme déglutit, ses yeux dans les siens. Il paraissait si sûr de lui.
— Peu importe si tu ne m’aimes pas comme moi. Ou peu importe la raison. Je ne veux pas te perdre comme amie, tu comprends ? Jamais.
Il eut un soupir de soulagement, heureux d’avoir enfin pu dévoiler ce qu’il avait sur le cœur, et se recula.
— Je veux que tu y réfléchisses vraiment, d’accord ? Et que tu me donnes une réponse. Parce que... parce que si tu veux qu’on soit ensemble, comme moi...
Il sourit.
— Je ne te laisserai plus t’en aller.
Il ramassa son sac tombé par terre et le remit nonchalamment sur son épaule.
— Et si ce n’est pas ce que tu veux, si tu veux qu’on reste amis, ça m’ira aussi. Je ferai avec. Je serai ton meilleur ami platonique jusqu'à la fin des jours, je te le promets.
Tachi sourit tristement, sachant que c'était une promesse douloureuse à faire en cet instant. Lorsque l’on souhaitait tellement plus qu’une amitié.
Mais il le pensait réellement. Il était ce genre de personne.
— Je dois aller récupérer des affaires en salle des profs, alors tu ferais mieux de partir devant.
Mélody hocha la tête, réalisant seulement à cet instant qu’elle n’avait pas prononcé un mot.
— Tachi.
— Oui ?
— Samedi. Samedi je vais venir t'écouter au bar et je te donnerai ma réponse ! s’exclama-t-elle, gagnée par une nouvelle assurance.
Le professeur sourit.
— Samedi j’ai une réunion parents-profs, je serai pas au bar.
— Oh... bredouilla-t-elle.
— Mais le samedi suivant, j’y serai.
Mélody releva la tête.
— Alors le samedi suivant ! Je viendrai t'écouter !
— Vraiment ?
Tachi se gratta le menton en riant.
— Tu vas venir, toi, écouter du rap dans un bar ?
— Mais oui !
Tachi rit de plus belle et les joues de Mélody changèrent de couleur. Il ne perdait jamais une occasion de la charrier !
— Ça me ferait très plaisir que tu viennes, dit-il, les yeux brillants.
Mélody baissa les yeux.
— C’est promis.
— Je t’attendrai.
Tachi se dirigea vers la porte et l’ouvrit, invitant Mélody à le suivre. La jeune femme sortit de la salle et marcha aux cotés de Tachi jusqu’à l’escalier où il lui dit au revoir, serrant doucement sa main dans sa paume.
— Tachi ? l’interpella-t-elle tandis qu’il avait déjà fait quelques pas dans le couloir vide.
Il se retourna. Mélody rougit.
— Merci... d'être devenu mon ami.
Son visage s’illumina.
— Merci à toi de me supporter, répondit-il simplement avant de lui faire un joyeux signe de main.
Mélody le salua également et, gagnée par la gêne, dévala les escaliers pour sortir au plus vite de l'établissement. Le vent froid frappa ses joues brûlantes, la ramenant brusquement à la réalité.
Deux semaines. Mélody n’avait pas besoin de plus. Elle réussirait à lui dire ce qu’elle ressent, cette fois. Elle se le jura.
♦♦♦
Rosalya tendit la main et des gouttes de pluie s'écrasèrent contre sa paume. Posée à la terrasse du café depuis plus d’une heure, la jeune femme s’était demandée à quel moment l’eau des nuages finirait par déborder. Le parasol bleu et blanc au dessus de sa table la protégeait encore, lui offrant une retraite, un coin tranquille où attendre paisiblement, protégée du ciel.
Mais Rosalya n'était pas paisible.
Elle rétracta son bras et le posa de l’autre côté de sa tasse fumante, la deuxième déjà. Leigh lui avait dit qu’il serait là à vingt heures trente et il était vingt-et-une heures passées. Sa boutique fermait à dix-huit heures le jeudi et, pourtant, il n’arrivait pas, ne l’appelait pas pour s’excuser.
Leurs contacts étaient sporadiques, étranges. Si froids pour deux personnes qui dormaient encore dans les mêmes draps quelques mois auparavant. Ni l’un ni l’autre ne savaient plus comment se parler. Aujourd’hui, c'était Rosalya qui lui avait demandé de venir, pour crever l'abcès. Discuter. Se mettre d’accord, enfin.
Rompre définitivement ou se remettre ensemble. L'indécision de Leigh lui devenait insupportable. Il la faisait quitter leur appartement mais téléphonait à sa mère presque tous les jours pour s’assurer qu’elle allait bien. Il lui demandait de revenir avant de changer d’avis dans la minute suivante. Il n’arrivait pas à lui pardonner mais ne parvenait pas non plus à vivre sans elle. Aucun d’eux n'était heureux dans cette situation.
Soit ils essayaient de recoller les morceaux, soit ils se disaient adieu. C'était ce dont elle souhaitait parler, mais Leigh ne venait pas.
Il ne pouvait pas avoir oublié. Son retard était intentionnel. Elle le connaissait trop bien. Elle l’imaginait assis dans la réserve de la boutique, dans un silence de plomb tout juste perturbé par les rouages dans son cerveau. À la seconde où il apparaîtrait, sa décision serait déjà prise. C'était maintenant ou jamais. Le mettre au pied du mur était la seule solution qu’elle avait trouvée. Vu son retard, aucun doute qu’elle était parvenue à le convaincre d’y réfléchir.
Sa poitrine lui faisait mal. Elle essuya sur sa joue une goutte de pluie qui avait volé jusqu'à elle.
— Mademoiselle.
Rosalya tourna la tête vers le serveur qui l’avait interpellée, la porte entrouverte. Sous ce temps et ces températures, la jeune femme était la seule à être assise à l’extérieur.
— C’est la fin du service. Vous voulez quelque chose ?
Ce n'était pas la première fois qu’elle le rencontrait. Elle se souvenait de lui les rares occasions où elle était venue voir Olympe sur son lieu de travail, ainsi que de l’avoir croisé quelques fois sur le campus. Mais elle ne se rappelait plus de son prénom.
— Non merci, répondit-elle froidement.
Le jeune homme sourit.
— Hyun, mon chou, ferme la porte ! Il fait froid ! le héla une voix depuis l'intérieur.
Hyun. C'était ça, son prénom. Elle s’en rappelait à présent. Et la femme qui l’avait interpellé devait être sa patronne. Celle avec les bottes de cowboy et les cheveux blonds aux racines noires.
Olympe n'était pas là aujourd’hui. Quelque part, elle en était rassurée. Elle ne souhaitait pas particulièrement à ce qu’elle assiste à sa discussion avec Leigh. Même si ce dernier ne se décidait toujours pas à arriver.
Le serveur nommé Hyun ferma la porte et débarrassa les autres tables. La nuit était tombée profondément depuis trois heures au moins. Tous les autres clients étaient déjà partis. Rosalya était la dernière. La pluie s’intensifia autour d’elle, tambourinant sur l'asphalte.
La jeune femme but une gorgée de son café déjà tiède alors qu’il était arrivé sur sa table à peine quelques minutes auparavant. Elle tourna la tête vers les fenêtres de l'établissement. Hyun nettoyait les tables les unes après les autres, sa patronne sur le dos. Elle ne le quittait pas d’un centimètre tandis qu’il essayait de travailler. Rosalya n’entendait pas ce qu’elle lui disait, mais elle percevait le silence du pauvre serveur, l’ennui marqué sur son visage.
Il avait l’air d'être un gentil garçon. Rosalya soupira pour toutes les fois où elle avait taquiné Olympe sur sa relation avec lui. Elle ne pensait pas qu’ils sortaient ensemble. Depuis le début, quelque chose lui disait que son ancienne amie n'était pas intéressée par lui ; du moins, pas comme ça. Pas comme lui devait l'être.
Hyun avait dû tomber sous le charme d’Olympe, lui aussi. Comme tous les autres. Ce n'était pas un secret qu’Olympe rendait tous les garçons fous d’elle. Déjà au lycée, c'était le cas. Rosalya avait Leigh à l'époque, alors la jalousie ne lui avait jamais traversé l’esprit. Mais désormais, si la jeune femme faisait tourner la tête de quelqu’un, c'était celle d’une ordure comme Maxence, pas d’un serveur mignon comme Hyun.
Rosalya soupira, les bras croisés. Elle tourna la tête de l’autre côté de la rue, observant la pluie s’intensifier de minute en minute. La neige de la semaine précédente était terminée ; une lourde pluie, un vent froid, des nuages ternes et gris, c'était tout ce qu’il restait. Rosalya leva la tête mais les étoiles n'étaient pas visibles. Le ciel était noir, infini. Triste.
Son portable posé sur la table s’illumina avec un message de sa mère, lui demandant à quelle heure elle pensait rentrer. Il était presque vingt-et-une heures trente.
— Excusez-moi, fut-elle interpellée de nouveau.
Elle releva la tête vers le serveur. Il avait fermé la porte derrière lui cette fois-ci.
— On va bientôt fermer. Est-ce que je vous apporte l’addition ?
— S’il vous plaît.
Rosalya l’avait vouvoyé en retour sans réfléchir. Pourtant ils devaient avoir le même âge et allaient à la même université. Se souvenait-il d’elle, d’ailleurs ? Probablement pas.
Hyun revint avec l’addition que la jeune femme paya en liquide.
— Hyun chou, je te laisse faire la fermeture, hein. Je te fais confiance ! s’exclama sa patronne en franchissant la porte, un manteau à motif léopard sur le dos.
Elle lui adressa un grossier clin d'œil et le jeune homme attendit qu’elle disparaisse à l’angle de la rue pour laisser échapper son soupir. Il prit l’argent en oubliant de remercier Rosalya et rentra dans le café. La jeune femme se sentit désolée pour lui.
Les minutes suivantes passèrent dans le silence, à peine perturbées par les bourrasques de vent et la pluie. Bizarrement, le temps ne la dérangeait pas. Rosalya avait toujours aimé l’hiver. Certes, le soleil manquait, mais il y avait quelque chose de réconfortant dans le froid qui agrippait sa peau. Cela la faisait se sentir vivante.
Bien qu’ayant payé l’addition, Rosalya était restée assise à la terrasse, attendant qu’on lui demande de partir. Le moment arriva lorsque, vingt-et-une heures trente passées, Hyun sortit et sourit timidement.
— Je dois ranger les tables... bredouilla-t-il.
Rosalya se leva, comprenant le message.
— Vous pouvez vous abriter près de la porte, ajouta-t-il.
— Merci.
La porte était abritée par un auvent en toile légère, juste de quoi accueillir une personne. La jeune femme s’y posa, observant le dos de Hyun se couvrir de pluie tandis qu’il rangeait les parasols et pliait les tables et chaises. En moins d’une minute il avait terminé et, de l’eau dégoulinant de ses cheveux, rentra à l'intérieur, s’excusant auprès de Rosalya.
Elle n'était plus une cliente. Il n’avait pas besoin d'être aussi poli. Pourtant il lui souriait encore avec une gentillesse désarmante, comme si sa présence prolongée ne le dérangeait pas. Cela faisait longtemps que l’on ne s'était pas montré si attentionné avec elle. Même la politesse d’un serveur lui paraissait si étrangère. Elle sentait encore les dents de Maxence dans sa peau. De son animalité, de son inhumanité à partager ses moments les plus intimes avec le monde entier.
Elle avait fini par croire que c'était ça son univers, dorénavant.
La tête baissée et les mains fermement serrées l’une à l'autre, une rafale de vent et de pluie s'écrasa contre son visage.
— Rosalya !
La jeune femme releva les yeux. Leigh courait vers elle, ses bottes en cuir s'enfonçant dans les flaques d’eau. Il portait un long manteau noir, un pantalon bleu marine et une echarpe de la meme couleur. Ses cheveux avaient poussé depuis la dernière fois et lui tombait presque sur le bout du nez. Sa peau était pâle, malade, pleine de rides et de creux. Il ne devait pas bien dormir.
Rosalya sentit son cœur se serrer. Elle fit les derniers pas qui les séparaient, s’abritant sous le parapluie de Leigh.
— Salut, dit-elle.
Il hocha la tête.
— Je suis désolé d'être en retard.
Il eut une profonde inspiration.
— J’avais besoin de réfléchir.
— Je sais.
Rosalya sourit mais Leigh n’y répondit pas. Inexpressif. Il n’avait jamais été du genre à montrer ses émotions, mais il était encore plus impassible que d’ordinaire. Rien ne trahirait ses maux si les traits de son visage n'étaient pas si tirés, accablés par la fatigue.
— J’ai beaucoup réfléchi.
— Moi aussi, répondit-elle.
Il soupira.
Il n’allait pas y aller par quatre chemins.
Les larmes lui montèrent aux yeux.
Elle savait. Elle savait ce qu’il allait dire. Elle l’avait entendu le lui dire des centaines et des centaines de fois dans sa tête, en boucle. Et pourtant, elle ne se sentait pas prête à affronter cette vérité du tout.
— Rosalya, je t’aime.
Je sais.
— Et j’ai essayé... j’ai vraiment essayé de te pardonner. Mais je...
Il baissa les yeux et Rosalya sentit les siens s’inonder de larmes.
— Je n’y arrive pas.
Il releva la tête. La pluie s'écrasait avec violence sur le parapluie au-dessus d’eux.
— Je ne peux pas, Rosalya.
Un sanglot s'échappa de sa gorge. La jeune femme plaqua les mains sur son visage. Les pleurs coulaient entre ses doigts.
Il n'y avait pas de mots pour décrire la douleur qu’elle ressentait. Une brûlure du froid avait atteint son cœur, l'étreignant dans ses mains, l'écrasant entre ses paumes jusqu'à ce qu’il ne reste plus rien que des cendres. Après ces longues semaines de rupture, à vivre séparés, elle aurait pu croire que ce serait plus facile. Elle aurait pensé que s’y préparer mentalement l’aurait aidée, mais il n’en était rien.
Leigh avait ses défauts, vivre avec lui n'était pas toujours facile. La solitude l’avait accompagnée plus qu’il ne l’avait jamais fait, pendant de longues nuits où il restait à travailler à la boutique. Depuis le décès de ses parents, son mutisme était devenu presque permanent. Il ne parlait pas, de rien. Ni de ses journées, ni de ses émotions, ni du beau temps. Ils passaient leur journée dans un silence lourd, presque insupportable.
Rosalya ne s'était jamais aussi senti seule que depuis qu’elle avait commencé à vivre avec lui. Cela l’avait conduite à faire quelque chose qu’elle n’aurait jamais imaginé, pas une seconde.
Elle ne l’aurait probablement pas pardonné non plus, si ça avait été lui.
Et pourtant, elle pleurait à en perdre haleine. Elle se noyait dans un chagrin abyssal à l'idée de ne plus être à ses côtés. Même en sachant ce qui l’attendait, au fond, rien ne l’y avait préparée.
Comment se préparait-on à dire adieu à son premier amour ?
— Je suis désolé, murmura-t-il.
Et il paraissait sincèrement triste d’avoir à faire cela.
Rosalya aurait aimé lui dire quelque chose. S’excuser, elle aussi, même si ce ne serait pas la première fois.
Elle n’allait pas le supplier. Une part d’elle souhaitait en finir, aussi. Passer à autre chose. Se pardonner. Avancer.
Mais la douleur était intense. Insupportable.
Les pleurs ne s'arrêtaient plus. Leigh l’observait en silence, mal-a-l’aise, désemparé.
“Je suis désolé”, répéta-t-il dans un murmure avant de faire demi-tour. Il la laissa ainsi, seule, face à sa peine. Soudain, la pluie s’abattit violemment sur son crâne, ses épaules, son dos, ses jambes. Chaque goutte la frappait avec plus d’intensité que la précédente jusqu’à ce que plus aucune parcelle de son corps ne soit épargnée. Abrutie par les sanglots, Rosalya se recroquevilla, la tête levée vers le ciel. La pluie s’insinuait entre ses larmes, les alourdissant le long de ses joues.
Alors, cette fois, c’était vraiment terminé. Pas de deuxième chance ; de toute manière, elle n’en voulait pas. Leigh l’avait rayée de sa vie, de sa famille. Et le pire, ce qui lui faisait le plus mal, c’était de savoir qu’il avait probablement pris la bonne décision.
Rosalya ne méritait pas son bonheur avec lui. Même s’il avait été tout ce qu’elle avait toujours recherché, même si elle avait cru l’épouser, former une famille avec lui. Cet avenir n’existerait jamais.
Dire adieu à un avenir qui n’aurait pas pu exister était plus difficile qu’elle ne l’aurait jamais imaginé. Un deuil étrange, incompréhensible, et qui, pourtant, résonnait dans ses os, la maintenant au sol sous la pluie, sous le regard inquisiteur des passants.
Rosalya posa ses mains à terre et baissa la tête. Ses larmes s’écrasaient au sol parmi les gouttes, comme si le ciel pleurait à ses côtés.
C’était peut-être là qu’était sa place.
Pourtant, la pluie cessa soudainement. Elle ne la sentit plus peser sur son crâne et sa nuque nue. Seuls ses pleurs tombaient sur le trottoir, entre ses doigts écartés. Il lui fallut un long instant pour percevoir le fracas au-dessus d’elle, pour remarquer la main qui tenait un parapluie devant elle. Rosalya releva ses yeux noyés vers son propriétaire.
Hyun, accroupi pour être à sa hauteur, la regardait avec inquiétude, même s’il ne le connaissait pas, un sourire triste aux lèvres. Il était venu l’abriter sous son propre parapluie. Rosalya cligna plusieurs fois des yeux, pour vérifier qu’elle n’hallucinait pas.
De tous les passants, c’était le seul à s’être arrêté.
Elle baissa les yeux vers sa main tendue. Un sanglot lui échappa.
Une main tendue vers elle ; c’était ce pour quoi elle avait prié pendant des semaines. Et c’était un serveur qui la lui offrait. Quelqu’un qui aurait pu juste l’ignorer et rentrer chez lui pour régler ses propres problèmes plutôt que se soucier des siens.
Tremblante, Rosalya posa sa paume pleine de gravats et d’eau sale dans la sienne. Il ferma ses doigts froids sur les siens.
— Tout ira bien, murmura-t-il.
Elle fut si soulagée d’entendre quelqu’un lui dire ces simples mots que ses pleurs redoublèrent.
Tout ira bien.
Il n’en savait rien. Mais Rosalya souhaitait le croire, plus que tout.
Si seulement il pouvait avoir raison.
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