vendredi 26 mai 2023

“Fallen” ♦ Chapitre 18



 Le vent glacé de janvier s'engouffra sous l’épaisse doudoune rose pâle d’Ambre. Les bras plaqués contre son corps et l’écharpe en laine autour de son cou ne suffisaient pas à empêcher son passage. Ses longs cheveux blonds, volant dans tous les sens, frappaient son visage. La jeune femme soupira et un nuage clair se forma au bord de ses lèvres. Elle laissa tomber sa tête en arrière et observa le ciel entièrement blanc. Un flocon se posa sur le bout de son nez.
 C’était la première fois qu’elle quittait l'enceinte de l’hôpital depuis son internement. Le ciel, depuis sa chambre, paraissait si lointain, comme une vulgaire toile de fond pour les bâtiments qui encadraient l’hôpital. Au milieu de ce parc, il prenait toute la place dans son champ de vision. Enfermée entre ces quatre murs, Ambre avait fini par oublier la vastitude de l’univers qui l’entourait. Cela lui en aurait presque fait perdre l’équilibre.
 La jeune femme se redressa et secoua la tête pour se débarasser de tous les flocons qui s’y étaient entreposés. Se donner rendez-vous dans un parc en plein hiver n’était probablement pas la meilleure des idées. D’ordinaire, elle ne se serait pas retenue de le faire remarquer mais, à la seconde où Priya l’avait invitée, Ambre n’avait pu qu’accepter. L’étudiante enfouit ses joues brusquement rouges dans la laine de son écharpe, tapant du pied d’impatience. Même si le parc n’était pas plein, un jeudi après-midi et sous ces températures, de temps à autre des enfants accompagnés de leurs parents couraient de part et d’autre du chemin, enthousiastes à l’arrivée de la neige.
 Priya était un peu en retard. Ambre sortit son téléphone de sa poche pour vérifier l’heure. Seize heures cinq. Ce n’était pas un grand retard mais tout de même. Elle enleva son gant pour vérifier ses messages mais son amie ne l’avait pas contactée. Est-ce qu’elle l’aurait oubliée ? Priya lui avait bien dit qu’elle souhaitait fêter la fin de ses examens ensemble.
 Ensemble.
 Quel sens pouvait bien avoir ce mot pour elle ? Portait-il la même lourdeur que pour Ambre ? Probablement pas. Après tout, Ambre n’avait même jamais dit à Priya être intéressée par les filles ; et, d’ailleurs, elle n’était toujours pas certaine que c’était le cas. Des recherches effrénées et interminables sur le net lui avaient donné comme résultat tout et son contraire. “Oui, il est tout-à-fait possible d’être hétéro et d’avoir un crush sur une fille !”, “Quoi ? Mais non, c’est impossible. Dans ces cas-là, on est forcément gay”, “Ou alors on est bisexuel ? Certaines personnes aiment les deux gens sans distinction !”, “Et est-ce que la sexualité peut changer au cours d’une vie ? Bien sûr !”, “Bien sûr que non !”. Ambre en avait jeté plusieurs fois son téléphone de rage sur l’oreiller, gagnée par la frustration. La seule personne bisexuelle qu’elle connaissait était Priya et discuter de ça avec elle... c’était impossible. Ce serait si gênant. Et si elle comprenait ? Et si cela ruinait leur amitié ?
 Ambre n’avait pas d’autres amies proches. Elle croyait en avoir eu à une époque mais depuis la fin de ses contrats de mannequinat et son internement, toutes avaient disparu comme si Ambre n'avait jamais existé. Ses envies de drogue aussi commençaient à partir, comme celle de reprendre contact avec toutes ces personnes. C’était ce que le psychiatre lui avait expliqué, que sortir de ce cercle social toxique règlerait certainement son problème d’addiction. Il avait l’air d’avoir raison. C’était pour cela que l’idée de quitter l’hôpital la terrifiait autant. Sa mère la poussait toujours à reprendre ses activités de mannequin dès qu’elle serait “guérie”, ignorant l’avis des médecins qui encourageaient un changement d’orientation. Il y avait des aspects du mannequinat qui lui plaisaient mais, plus d’une fois, elle s’était questionnée si son appréciation ne venait pas uniquement de la fierté dans le regard de sa mère.
 Plus de vingt ans et elle cherchait encore l’approbation de ses parents comme une enfant.
 Comme une enfant qui ne voulait pas subir la même chose que son frère.
 Si elle continuait de faire tout ce que ses parents lui demandaient, est-ce qu’ils finiraient par réussir à l’aimer sans condition ? Jusqu’à quel point devrait-elle leur obéir pour y parvenir ? Jusqu’à quel âge ?
 Ambre, les mains dans les poches, observa autour d’elle. Toujours aucune trace de Priya. La jeune femme sortit son téléphone. Cela ne faisait que quelques semaines qu’elle s’autorisait à l’utiliser de nouveau. Elle avait tout de même dû bloquer certains numéros professionnels et mettre en silencieux les messages de sa mère, sans quoi l’angoisse la saisissait à la gorge dès qu’elle le déverrouillait. Ce jour-là, aucun message non-souhaité ne s’accumulait. Gagnée par l’ennui, Ambre ouvrit l’appareil photo et le dirigea vers le ciel. Celui-ci était d’un blanc si étincellant que rien n’apparaissait sur l’écran. Sans réfléchir, la jeune femme bascula la caméra pour faire apparaître son propre visage.
 Ses yeux s’écarquillèrent.

 — C’est... c’est moi ? murmura-t-elle sans s’en apercevoir.

 Les cheveux roulant sur son visage, les joues et le nez rougis par le froid, les yeux brillants, la peau pâle. C’était la première fois qu’elle revoyait son visage sous le filtre d’une caméra. Sa réflection n’avait rien de semblable d’avec le miroir d’hôpital, sous sa puissante lumière blanche et aseptisée. Elle avait beau s’y voir tous les jours, l’appareil photo de son téléphone portable projetait une personne totalement différente.
 Même sans maquillage, même avec la fatigue existentielle lisible sur son visage, elle se sentit belle. Elle s’y vit belle. Était-ce comme cela qu’on la voyait ? Quelle réflection était la plus proche de la réalité ? Le froid reflet de sa chambre d’hôpital ou celui-ci, étrangement chaud malgré les températures négatives ? Ambre préférait celui-ci. Un sourire inconscient naquit sur son visage. Les mannequins n’avaient presque jamais le droit de sourire sur les photos, à quelques exceptions près. Ce n’était pas professionnel, ce n’était pas sexy. Être sexy, c’était ce qu’on lui demandait le plus souvent. Dans cette doudoune, sexy, elle ne l’était certainement pas.
 Et cela lui plaisait beaucoup.
 Son pouce se posa sur le bouton en bas de son écran. Celui-ci se figea un instant, signe que la photo avait été prise.

 — Ambre ! l’interpella une voix dans son dos. Désolée, je suis en retard !

 L’étudiante se retourna, son portable encore dans la main. Son cœur s’enflamma en voyant Priya courir, un sourire étincelant aux lèvres. Ses cheveux bruns sortaient de part et d’autre de l’épaisse écharpe rouge qui entourait son cou. Elle portait un long manteau noir, un jean clair et des bottes brunes qui lui remontaient jusqu’au bas du genou. Ambre, qui avait soigneusement caché son haut de pyjama sous sa doudoune et ne portait qu’un legging et des bottes basses, se sentit légèrement gagnée par la gêne. Priya restait joliment apprêtée, toujours en forme, malgré la pression de ses études et des examens. Elle avait l’énergie de courir vers elle en la hélant joyeusement, là où il avait fallu d’interminables minutes d’effort à Ambre juste pour sortir de son lit.
 À une époque, cela ne lui aurait probablement évoqué qu’une certaine jalousie d’être en présence d’une fille beaucoup plus belle qu’elle. Désormais, Ambre était seulement gênée d’être aux côtés d’une fille. Et pas n’importe laquelle.

 — Qu’est-ce que tu faisais ? lui demanda-t-elle une fois à sa hauteur.

 Ambre ne comprit pas instantanément le sens de sa question. Priya pointa du doigt le téléphone qu’elle tenait dans la main, l’écran encore allumé sur le mode appareil photo.

 — Tu prenais des photos du ciel ?

 L’ex-mannequin rougit et baissa les yeux.

 — N-Non... pas vraiment.
 — Tu me montres ?

 Ambre cacha l’écran de son téléphone contre sa poitrine, embarrassée à l’idée de lui avouer qu’elle venait de prendre un selfie sans aucune raison. Amusée, Priya s’avança pour lui prendre son portable des mains.

 — Allez montre !
 — N-Non, attends ! C’est rien de spécial, protesta-t-elle en se reculant.
 — Roh, allez !

 Une fois la main de Priya sur la sienne, Ambre se sentit fondre comme neige au soleil, lui laissant prendre l’appareil. Son amie ouvrit la galerie et son visage s’illumina.

 — Whoua, tu es trop belle sur cette photo ! s’exclama-t-elle en lui montrant le selfie.

 Ambre rougit de plus belle.

 — N’importe quoi, répondit-elle, bougonne. Je suis même pas maquillée et j’ai les cheveux dans tous les sens...
 — On s’en fiche de ça ! Tu es mannequin et tu vas me faire croire que tu sais pas que tu es belle.

 Ambre se figea.
 Priya lui avait dit cela avec un tel naturel, comme si ce n’était rien du tout. Une vérité sans importance. Son ventre lui fit mal. Sans savoir pourquoi, le compliment balancé de cette façon ne lui avait pas fait plaisir. Ambre se fichait d’être belle pour être mannequin, ou l’inverse. Elle voulait être belle aux yeux de Priya. Elle voulait que sa beauté lui coupe le souffle comme Priya coupait le sien dès qu’elle apparaissait dans son champ de vision.
 Quelle idiote de croire que c’était seulement possible.
 Elles n’étaient qu’amies. Priya ne venait lui rendre visite probablement que pour être gentille, pas parce qu’elle tenait véritablement à elle. Qui aimerait quelqu’un comme elle ? Qui voudrait passer du temps avec quelqu’un comme elle ? Qui, qui...

 — Hop.

 Ambre, brusquement perdue dans ses pensées, releva la tête. Priya, son propre téléphone devant les yeux, fixa l’écran un instant avant de le tourner vers elle.

 — Comme ça moi aussi j’ai une photo de toi.

 La jeune femme s’embrasa jusqu’aux oreilles. Priya venait-elle vraiment de la prendre en photo ?! Si elle avait su, elle aurait fait attention ! Perdue ainsi à ressasser ses idées noires, elle devait avoir l’air horrible ! Priya tendit son bras pour qu’elle puisse admirer la photo plus attentivement. Ambre s’attendait au pire, mais fut surprise par le résultat. Une mélancolie palpable se lisait sur son visage. Néanmoins, même sans tous les artifices que lui demandait son ancien métier, malgré les rougeurs de froid sur son visage, elle y vit la même beauté étrange qu’elle avait décelé sur son propre visage quelques minutes auparavant. De cette distance, même le poids qu’elle avait inévitablement gagné lors de son internement était visible, sans que cela ne la dérange plus que ça.
 Priya rendit son téléphone à Ambre en souriant. Cette dernière, rougissante, le tint devant elle.

 — Moi aussi je peux te prendre en photo ? questionna-t-elle timidement.

 Son amie rit.

 — Bien sûr !

 Dissimulant sa joie du mieux qu’elle le put, Ambre leva son portable et le dirigea vers Priya. La visage de cette dernière se figea légèrement, comme effrayée par la présence de l’objectif. Il était vrai qu’être pris en photo était loin d’être un exercice facile. Il avait fallu des années à la jeune femme avant de prendre l’habitude.
 La photo prise, Ambre l’observa en souriant, résistant à l’envie furieusement d’en faire son fond d’écran sur le champ.

 — On en prend une ensemble ? proposa Priya.

 Bien que gênée, elle accepta. Elles utilisèrent le téléphone de l’étudiante en droit et se mirent côte à côte, un grand sourire aux lèvres, fixant l’objectif. L’idée de prendre une photo ensemble combla Ambre d’une joie palpable, comme elle n’en ressentait plus depuis ces dernières semaines. Le résultat était à la hauteur de ses espérances.

 — Trop belles ! s’exclama Priya. Je te l’envoie aussi.

 Ses doigts tapèrent vite sur l’écran et le portable d’Ambre vibra instantanément.

 — Regarde ! Comme écran de verrouillage, elle rend trop bien, non ?

 Le cœur de l’étudiante manqua un battement. Priya lui montrait fièrement son écran de son téléphone qui présentait les deux jeunes femmes souriant côte à côte.

 — Un vrai petit couple, plaisanta-t-elle joyeusement.

 Le visage d’Ambre s’enflamma.

 — N-N’importe quoi ! Pourquoi tu dis ça ?
 — Je rigole ! Deux filles qui prennent une photo ensemble, personne ne s’imaginerait qu’elles seraient autre chose que juste amies. C’est pour ça que j’ai dit ça.
 — Oh...

 L’étudiante plongea les mains dans ses poches, embarrassée par sa propre réaction.

 — Je me doute que ça ne te plairait pas qu’on croit ça sur nous, ajouta-t-elle. Bon, on y va ?

 Priya commença à se retourner. Ambre, sans même réfléchir, sortit si vite les mains de son manteau qu’elle en fit tomber son téléphone par terre.

 — Attends ! s’écria-t-elle en la retenant par le bras.

 Surprise, son amie se tourna vers elle.

 — Ça me dérangerait pas qu’on pense ça de nous !

 Ambre déglutit.

 — Pas du tout même !

 Prise au dépourvue, Priya ne répondit pas de suite, la bouche légèrement entrouverte.

 — C’est vrai ? l’interrogea-t-elle.

 Ambre, toujours accrochée fermement au bras de son amie, hocha la tête sans la quitter des yeux.
 Curieusement, Priya, qui était pourtant toujours sûre d’elle, sembla perdre ses mots. Après un instant, elle s’exprima :

 — T-Tant mieux, alors...

 Elle sortit la main de sa poche pour lui désigner le portable qui était tombé dans la neige. Ambre, gênée de nouveau par sa réaction, lui lâcha enfin le bras pour le récupérer, une expression désolée sur le visage. Priya sourit et vint à ses côtés pour qu’elles puissent marcher ensemble.

 — Tu devrais poster le selfie de tout à l’heure sur Instagram, lui conseilla-t-elle.
 — De quoi ?
 — C’est une jolie photo.

 Ambre se gratta la joue. Son Instagram n’était plus privé depuis longtemps. De nos jours, les réseaux sociaux étaient un vrai portfolio pour les mannequins. Toutes les photos devaient être professionnelles, même - surtout - lorsqu’elles ne paraissaient pas l’être. Les angles de vue, les personnes présentes, les vêtements portés, le lieu, le maquillage... tout était mûrement réfléchi à l’avance. Il fallait vendre du rêve, pas un visage semi-réveillé couvert de taches et des cheveux mélangés à la neige. En plus, avec sa mère qui surveillait religieusement toutes ses activités sur internet, impossible de poster une photo pareille après des semaines de silence sans se faire réprimander.

 — Je serai la première à y mettre un like ! dit joyeusement Priya.

 Ambre sourit.
 L’étudiante ne souhaitait plus être mannequin - du moins, plus de la façon dont elle avait été forcée à l’être toutes ces dernières années. De nos jours, les mannequins montaient parfois sur les podiums sans maquillage ou avec des formes, alors pourquoi pas elle ? Il était vrai que ces mannequins hors-normes étaient rarement les plus célèbres, mais la célébrité ne lui faisait plus autant envie qu’avant. Si c’était pour être harcelée jusque devant chez elle comme par son fou d’ex-copain, non merci.
 Juste un like de la part de Priya, c’était peut-être la seule popularité qui lui faisait envie.
 Les deux amies commencèrent à marcher pour longer l’étang. La neige s’installait doucement mais sûrement autour d’elles, en particulier sur les herbes qui n’étaient dérangées par aucune semelle. Priya mourait d’envie de marcher sur le lac gelé mais Ambre doutait qu’il en soit déjà arrivé à ce point-là. Néanmoins, la voir si enthousiaste la dissuada de l’en décourager.
 Sur le chemin, son amie lui parla de ses derniers examens et de leur difficulté. Celui d’aujourd’hui l’avait fait avoir une conversation enflammée à la fin avec ses camarades sûrs d’avoir les bonnes réponses, si bien qu’elle n’en avait pas vu le temps passer et était arrivée en retard. Ambre se demandait ce que cela faisait d’être si passionnée par une matière ou un domaine au point de savoir si jeune que l’on souhaite en faire sa carrière. La jeune femme n’avait jamais vraiment eu l’occasion d’y réfléchir pour elle-même si bien qu’à vingt-deux, et bientôt presque vingt-trois ans, elle n’était toujours pas certaine de ce qu’elle aimait ou voulait faire de sa vie.

 — D’un côté je me dis que c’est la dernière ligne droite alors je dois vraiment tout donner, poursuivit Priya dans un soupir. Mais je suis contente d’en avoir fini, au moins pour ce mois-ci !
 — Tu ne doutes jamais ? osa finalement demander Ambre, le nez dans son écharpe.
 — Douter de quoi ?

 La jeune femme réfléchit, pas sûre elle-même de ce que sa question impliquait.

 — Je ne sais pas... douter de toi ? Ou de ce que tu veux faire ? Douter d’être sur le bon chemin...

 Ambre et Priya s’étaient engagées sur le chemin en terre au bout duquel se trouvait le petit lac qu’elles souhaitaient voir. Entourées par rien d’autre que les arbres et les quelques joggeurs qui les dépassaient parfois, elles étaient presque seules au monde, dans leur bulle.
 Sans s’arrêter de marcher, Priya se gratta le menton, réfléchissant sincèrement pendant quelques secondes.

 — Je ne crois pas.

 Ambre sourit, le visage toujours caché dans son écharpe. Elle ne s’était pas attendue à une autre réponse de sa part.

 — Je veux dire... quand je décide quelque chose, c’est que je suis sûre de moi. Je suppose que je tiens ça de mes parents. Ils ont toujours su ce qu’ils voulaient et se sont battus pour leurs idéaux, même si ça voulait dire parfois perdre la bataille. Au moins, ils sont toujours restés fidèles à eux-mêmes.
 — La chance.

 La jeune femme jeta un regard triste à Priya.

 — D’avoir des parents qui t’ont appris à être comme ça, je veux dire.

 Son amie eut un sourire peiné à son tour.

 — Je sais. Je suis reconnaissante de les avoir comme parents tous les jours.

 Les deux jeunes femmes arrivèrent finalement à l’étang et Priya s’y élança, les bras grand ouverts. Ambre tenta de l’y empêcher, brusquement inquiète que son amie croit qu'elle puisse y marcher comme s’il était déjà glacé. Même de loin, Ambre pouvait bien voir que ce n’était pas le cas.
 Priya rit, revenant en arrière pour traîner son amie par le bras.

 — Non mais allez viens, regarde ! Les bords ont gelé ! Je veux toucher pour voir !
 — Mais ça doit être archi froid ! bougonna Ambre, loin d’être enthousiaste. Puis j’ai pas envie de mouiller mes chaussures...
 — Tu vas rien mouiller du tout, rah ! Allez viens voir je te dis.

 Ambre eut du mal à abdiquer, tentant de tenir fermement sur ses pieds malgré la pression exercée par Priya. Elle sentait déjà le froid dans ses extrémités malgré ses gants et bottes alors elle ne souhaitait pas en rajouter. Même si la présence de Priya à ses côtés lui faisait oublier bien des choses, son aversion pour le froid n’en faisait pas partie. La prochaine fois, ce serait préférable qu’elles se donnent rendez-vous dans un endroit chaud, autour d’une tasse de café bouillant par exemple...
 Priya se fit convaincante et parvint à traîner la jeune femme jusqu’au bord du lac. Elle lâcha son bras pour s’avancer jusqu’aux herbes hautes endormies par le froid. D’un coup de pied, la glace qui les maintenait prisonnières éclata en mille morceaux. Amusée, Priya invita Ambre à faire de même. Plus timide, cette dernière se contenta d’appuyer doucement sa semelle sur l’herbe sous ses pieds, souriant au son de la glace brisée. Priya s’avança un peu plus près de l’eau, lançant sa jambe en avant pour atteindre la surface gelée.
 L’étudiante en droit perdit brusquement son équilibre. Sans même réfléchir, Ambre lui saisit la main et Priya s’y accrocha fermement, se retenant de tomber in extremis.

 — Merci !

 La jeune femme baissa les yeux.

 — Me laisse pas tomber !

 Ambre hocha la tête timidement, sans rien oser répondre. Priya s’avança plus prudemment de l’eau. Du bout du pied, elle tapota doucement sur un bout de glace qui se décrocha alors du rivage.
 Visiblement ravie de sa petite expérimentation, Priya revint vers Ambre, la main toujours dans la sienne.

 — Ah, j’adore l’hiver ! s’exclama-t-elle.

 Ambre eut un sourire en coin.

 — Je me demande bien pourquoi.

 Priya rit. Pour avoir vécu en Inde, la neige de la France était une redécouverte de chaque hiver. La jeune femme reprit le chemin le long du lac. Ambre rougit, ne souhaitant pas la laisser partir non plus. Avaient-elles le droit de marcher ainsi main dans la main ? Certaines filles le faisaient, au boulot, mais ça n'avait pas l'air de signifier quelque chose de romantique, pour elles.
 À cet instant, Ambre ne souhaitait pas que Priya s’éloigne. Dissimulant son sourire dans son écharpe, elle continua de marcher à ses côtés.

 — Tu as revu Nathaniel ?

 La jeune femme s’arrêta brusquement, frappée par la question. Priya se mit face à elle.

 — Si je te demande ça c’est juste parce que je m’inquiète pour vous deux.
 — Et toi ? Tu l’as revu ? demanda-t-elle sèchement.

 Ambre n’avait pu empêcher le ton accusateur dans sa voix. L’idée qu’ils puissent se voir seuls tous les deux dans son dos la noyait dans une jalousie folle. La même qui l’avait fait perdre la raison sous la drogue plusieurs semaines auparavant.
 Priya sourit tristement.

 — Tu sais, le seul point commun qu’on a, lui et moi, c’est qu’on tient à toi.

 Le visage fermé, Ambre fixait le sol. Même la douce pression du pouce de Priya dans sa paume n’arrivait pas à la calmer.

 — Il ne serait pas du genre à me le dire mais je suis sûre que tu lui manques énormément.

 Son ventre se serra. Ses yeux la piquaient, comme à chaque fois que son frère était évoqué. Même les médecins n’arrivaient pas à lui décrocher plus que quelques syllabes concernant Nathaniel.
 Parce que si elle devait le faire, si elle devait parler de lui.
 Si elle devait faire face à tout ce qu’elle lui avait fait subir.
 Elle pleurerait à en mourir.

 Moi aussi il me manque.

 Mais il était encore trop tôt pour dire ces mots. Peut-être même encore trop tôt pour les penser sans sentir son cœur se briser. C’était trop difficile. Priya dut le comprendre à la pression dans sa main qui se faisait de plus en plus forte. Sans quitter son sourire réconfortant, elle resta auprès d’elle le temps que le calme revienne.
 Un jour, Ambre y arriverait. Pour toutes les choses qu’elle avait fait subir à Nathaniel dans leur enfance, adolescence et désormais qu’ils étaient des jeunes adultes. Pour tout ce poids qu’elle continuait à faire peser sur lui.
 Un jour, elle arriverait à se pardonner. Avec l’aide de médecins, de médicaments, d’un potentiel futur cercle d’amis qui seraient constitués de personnes qui tiennent réellement à elle, d’une carrière qui lui plairait réellement. Avec Priya à ses côtés, ce serait certain qu’un jour, elle y arriverait. Si seulement il n’était pas déjà trop tard pour dire ces quelques mots :

 Je suis désolée.


♦♦♦


 Il était vingt-et-une heures passées lorsque le taxi s’arrêta enfin devant la boîte de nuit Starlyte. Une queue impressionnante de personnes s’allongeait devant le bâtiment, de la porte jusqu’aux entrées des deux boîtes suivantes. Olympe paya le conducteur et sortit du véhicule en manquant de trébucher sur le trottoir.

 — Olympe ! Je suis là ! héla Mélody près de l'entrée.

 La jeune femme rejoignit sa camarade, essouflée.

 — Désolée pour le retard ! Une fois sortie de chez moi je me suis rendue compte que j’avais oublié mon portable, j’ai dû courir pour aller le chercher... bref...
 — C’est pas grave...

 Mélody se mordit la lèvre, évitant son regard. Olympe sourit en imaginant l’effort surhumain que cela devait lui demander de ne pas la sermonner comme d’ordinaire. Leur amabilité était toujours fragile depuis les événements du gala mais Olympe appréciait ses efforts. Elle aussi souhaitait en faire de son côté. Même si elles ne deviendraient probablement pas amies, l’étudiante apprécierait d’avoir des relations plus cordiales avec sa camarade.
 Mélody portait une longue parka kaki par dessus un jean de couleur sombre et des ballerines. Olympe, elle, avait opté pour une robe mi-longue de couleur pourpre et des talons noirs. Chacune avait fait un effort évident sur le maquillage et la coiffure, leur visage brillant sous la lumière des lampadaires.

 — Je suis arrivée il y a une demi-heure déjà mais je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait autant de monde, expliqua Mélody.

 Il lui avait fallu plus de trente minutes pour arriver devant les portes. Olympe se sentit d’autant plus coupable de n’arriver que maintenant. Mélody, les lèvres pincées, paraissait morte de froid. La neige avait cessé depuis la veille mais deux jours d'importantes chutes sur toute la région avaient laissé des traces sur le sol. Une grande quantité de neige avait été déblayée sur les trottoirs pour permettre le passage. Le sel craquait encore sous leurs chaussures mais quelques plaques de gel persistaient par endroit, forçant Olympe à se concentrer pour ne pas glisser avec ses chaussures hautes.

 — Tu crois... que Paul Avenon sera en colère qu’on soit en retard ? questionna Mélody, la voix portée par l’inquiétude.

 Olympe sourit pour la rassurer.

 — Je suis sûre que non ! Et s’il dit quelque chose, je lui dirai que c’était de ma faute.
 — Vraiment ?
 — Mais oui, t’inquiète pas.

 La jeune femme se passa la main dans les cheveux et détourna les yeux.

 — Tu sais, je suis pas vraiment intéressée par sa proposition de stage, poursuivit Olympe. En tout cas, pas pour cette année. Je suis venue pour le principe mais je pense que ce serait mieux que ce soit toi qui l’ait.

 L’étudiante se plissa brusquement les lèvres, prise par la peur de l’avoir vexée. Elle ne souhaitait pas insinuer que Paul Avenon la choisirait forcément et que Mélody n’était pas capable d’obtenir le stage par elle-même. Pourtant, à son grand étonnement, sa camarade répondit simplement :

 — Merci. J’ai vraiment envie d’avoir ce stage.

 Olympe sourit maladroitement et leur conversation s’arrêta là. Elles étaient les suivantes sur la liste pour entrer. Curieusement, la jeune femme se sentit envahie par le stress. Même sans la pression de d’obtenir le stage, l’idée de rencontrer Paul Avenon était loin de la ravir. Elle avait hésité à annuler mais ne souhaitait pas causer de troubles entre Rayan et son ami, surtout vue l’importance qu’il semblait avoir dans le monde de l’art. À la place, elle viendrait comme prévu, resterait une heure maximum, puis s’excuserait pour laisser Mélody et Paul seul à seul, leur laissant ainsi l’occasion de discuter du futur stage. Si cela paraissait être un plan plutôt facile, quelque chose l’angoissait rien qu’à l’idée d’entrer dans cette boîte de nuit. L’alcool à profusion, la forte musique, le “coin VIP”, Paul Avenon qui souhaitait faire “plus ample connaissance”... Olympe avait la gorge nouée.
 La soirée n’allait pas se passer comme elle l’avait prévue. Elle ignorait comment, mais elle le sentait. Elle le savait.
 Ce fut rongée par l’inquiétude qu’elle s’avança devant le videur une fois venu leur tour.

 — Martin et Clairance, énonça Mélody timidement.

 Le videur vérifia rapidement sa liste et, d’un geste de main, appela son collègue sans même lever la tête.

 — Mesdemoiselles, suivez-moi, leur dit un homme en costume.

 Les deux jeunes femmes échangèrent un regard interloqué mais suivirent l’homme à l’intérieur sans un mot. L’entrée était particulièrement sombre avec pour seule source de lumière les néons en provenance du dancefloor, plus loin au fond du couloir. On prit leur manteau et sac à main au vestiaire avant de les inviter à monter un escalier inaccessible aux clients normaux. Anxieuse, Olympe saisit le bas de sa robe et grimpa les marches, suivie par Mélody.

 — Monsieur Avenon vous attend.

 L’étudiante déglutit. L’homme leur indiqua un rideau en velours sombre au fond du balcon. Il s’excusa et les laissa seules. Un étage au-dessus de la foule, Olympe s’avança vers la balustrade, observant les danseurs sur la piste. La musique techno était assourdissante, résonnant jusque dans sa cage thoracique. Les projecteurs tournoyaient au rythme de cette musique effrénée, léchant la peau transpirante des clients imbibés aux mouvements débridés. La soirée ne faisait que commencer mais Olympe sentait déjà les vapeurs d’alcool et de sueur venir jusqu’à elle, lui donnant la nausée.

 — On devrait y aller, lui intima Mélody en lui saisissant doucement le coude.

 Bien qu’hésitante, la jeune femme abdiqua et la suivit. Sa camarade aussi semblait bien peu sûre d’elle. Un collier de fines perles pendait sur son pull moulant noir à col roulé et ses boucles de cheveux joliment dessinées tombaient sur ses épaules. À l’exception de son visage et de ses mains, pas un centimètre de peau n’était visible. Si la robe et les collants noirs d’Olympe dissimulaient ses jambes, ses bras et épaules étaient à nus, lui faisant regretter la présence de son manteau. Elle n’y avait pas songé sur le moment mais Paul la mettait plus que mal-à-l’aise et elle craignait de se retrouver seule avec lui. Même s’il ne lui avait pas témoigné autant d’intérêt qu’à Mélody, elle ferait mieux de se méfier.
 S’il faisait quoi que ce soit, elle se promit de se lever et de partir.
 Sa camarade leva timidement le poing, comme souhaitant frapper sur le rideau avant d’entrer. La compréhension de son erreur passée, Mélody prit une grande inspiration et l’ouvrit.

 — Ah ! Mademoiselle Martin ! s’exclama leur hôte, assis au fond du canapé en cuir.

 Olympe entra à son tour.

 — Et mademoiselle Clairance ! Enfin vous voilà, je vous attendais avec impatience.
 — Bonsoir, répondirent les deux jeunes femmes en chœur.

 Paul se leva pour les accueillir. Il portait un costume entièrement vert, comme aux couleurs de la saint Patrick, une broche à fleurs sur le torse, des lunettes assorties et une paire de gants blancs. Ses cheveux blonds étaient également plaqués en arrière sur son crâne, laissant apparaître ses grands yeux bleus. Olympe eut une légère hésitation, sentant son visage s’empourprer. Même si Paul ne lui plaisait pas pour diverses raisons, impossible de nier que c’était un bel homme. Sans son excentricité, il aurait presque pu lui rappeler une version plus âgée de Nathaniel. Au rouge des joues de Mélody, Olympe devina qu’elle se faisait la même réflexion.

 — Vous permettez que je vous fasse la bise ? demanda-t-il, posant sur sa main dans le milieu du dos de Mélody sans attendre la réponse.

 Rougissante jusqu’aux oreilles, sa camarade se laissa faire. Lorsque ce fut le tour d’Olympe, pas de main dans le dos, mais une bise bruyante claquée contre son oreille. Son corps tout entier se figea.
 Cet homme était beau, mais il ne lui plaisait pas. Son avis était définitif désormais. Elle s’éclipserait de là à la première occasion.
 Paul invita Mélody à s’asseoir à sa droite et Olympe se mit à côté de sa camarade, le plus loin possible de lui.

 — Qu’est-ce que vous prendrez ? demanda-t-il joyeusement. Champagne ? Champagne !

 Il claqua des doigts et héla une serveuse qui apparut instantanément de derrière le rideau, un saut à champagne dans les mains. Olympe sursauta, n’ayant vu personne avant d’arriver ici.

 — N-Non merci, refusa poliment Mélody, à la grande surprise d’Olympe.

 Sa camarade avait toujours été contre l’alcool mais elle la croyait capable de boire une coupe de champagne pour faire plaisir à son potentiel futur maître de stage.

 — Juste de l’eau, ça ira, ajouta Olympe.
 — De l’eau ? pouffa Paul. Voyons, c’est moi qui offre. Cette marque de champagne est magnifique, vous devez la goûter.

 L’ordre ne leur avait pas échappé. Les deux jeunes femmes se regardèrent, se mettant d’accord silencieusement.

 — J-Juste une coupe, alors, accepta Mélody.

 Olympe serra les dents, forçant un sourire, son mauvais pressentiment se confirmant à chaque instant.
 La serveuse servit deux coupes aux jeunes femmes, posant le verre sur la table basse juste devant elles. Le mobilier entièrement noir et les épais rideaux pourpres aux murs donnait à la pièce semi-ouverte sur l’extérieur un aspect baroque qui s’alignait parfaitement avec l’extravagance de Paul Avenon. Cet endroit lui était-elle uniquement réservé ? Peut-être pas tous les jours mais, du moins pour ce soir-là, c’était évident. Entre les videurs qui escortaient ses invités jusqu’à l’entrée et les serveurs qui sortaient de nulle part pour répondre au moindre de ses caprices, il respirait la richesse. Est-ce que travailler dans le milieu de l’art signifiait devoir continuellement traîner avec ce genre de personnes ?

 — On attend le retour des autres et on trinque tous ensemble.
 — Les autres ? questionna Olympe, un sourcil relevé.
 — Oh, mais qui vois-je ? Olly !

 Une goutte de sueur froide coula le long de son échine. N’importe qui mais pas lui. Tout mais pas ça. Sans avoir besoin de lever la tête dans sa direction, la jeune femme comprit instantanément qui venait d’arriver.

 — Ah, vous revoilà les jeunes ! Pile au bon moment.

 Maxence.
 Derrière lui, Castiel pénétra dans le coin VIP à son tour. Olympe jeta aux deux musiciens un regard assassin, comme tenant l’un responsable pour la présence de l’autre. Maxence était habillé tout en noir, comme à son habitude. Avec ses cheveux d’encre et son regard perçant, Olympe aurait pu le confondre avec un odieux corbeau penché sur une branche. Castiel, lui, avait ses cheveux rassemblés en une queue de cheval, une veste en cuir rouge sombre et un pantalon gris. Olympe et lui ne s’étaient pas revus en tête à tête depuis son départ de Sweet Amoris, plus de quatre ans et demi auparavant. Pourtant, il ne semblait pas y accorder la moindre importance. Certes, ils n’étaient pas les meilleurs amis du monde, mais ils avaient tout de même passé un temps considérable de leurs études ensemble.
 Sans même prendre la peine de saluer les deux jeunes femmes, Castiel s’assit à côté de son bassiste, son verre de whisky à la main. Paul fit rapidement les présentations avant de lever sa coupe de champagne, invitant tout le monde à l’imiter.

 — À cette magnifique soirée qui nous attend ! s’exclama Paul.

 Mélody et Olympe échangèrent un regard perplexe.

 — À cette merveilleuse soirée entouré de merveilleuses personnes, ajouta joyeusement Maxence sans lâcher Olympe des yeux, un sourire cynique aux lèvres.

 La jeune femme sentit ses doigts se crisper sur sa coupe, une colère telle dans la peau qu’elle en aurait brisé le verre de rage. Outre ce Paul Avenon qui ne lui inspirait aucunement confiance, Maxence devait être la deuxième personne avec qui elle avait le moins envie de passer de temps seule dans une boîte de nuit. Qu’est-ce que Castiel pouvait bien faire avec ces deux énergumènes ? Le connaissant, elle aurait pensé qu’il préfèrerait passer ses soirées à composer de la musique avec Lysandre plutôt que de traîner dans des boîtes de nuit avec des gens comme eux. Puis Paul Avenon aussi, qu’avait-il à passer tout ce temps avec une bande de vingtenaires ? N’avait-il pas déjà la trentaine ? Qu’y gagnait-il ? Il lui paraissait de plus en plus louche. Cette soirée n’était pas seulement une perte de temps, mais s’annonçait encore plus chaotique qu’elle ne l’aurait cru.
 Les verres s’entrechoquèrent et Olympe fut la seule à ne pas boire sa coupe. Elle la porta à ses lèvres, prétendant en prendre une gorgée, avant de l’abaisser. À sa gauche, les yeux fermés et les sourcils froncés, Mélody but le verre de champagne jusqu’au bout.

 — Délicieux, n’est-il pas ? demanda Paul Avenon en se penchant vers elle.

 Certainement peu habituée à l'exercice, le visage de sa camarade vira au rouge et elle hocha simplement la tête pour répondre. Olympe soupira et posa sa coupe pleine sur la table. Mélody, qui croyait probablement que terminer la coupe d’une seule traite l’aiderait à en finir plus vite avec cette tâche désagréable, n’avait pas vu venir Paul, prêt à la resservir, sa main déjà dans le seau à champagne.

 — N-Non, merci, un verre m’a suffi, protesta Mélody en essayant d’éloigner son verre.
 — Je vous en prie, c’est moi qui offre j’ai dit, pas la peine de vous retenir. On est tous là pour passer une bonne soirée.

 Dégueux, pensa Olympe, cachant de plus en plus difficilement son aversion pour Paul. Il avait peut-être l’apparence de son côté mais il avait tout d’un vieux pervers, même à son jeune âge. Il continuait d’insister malgré le malaise visible de Mélody, sans oublier qu’il profitait clairement de son ascendant sur elle. Après tout, c’était lui qui avait le pouvoir de lui donner le stage ou non. Et Mélody avait bien dit qu’elle tenait énormément à l'avoir.
 Que ferait-elle pour l’obtenir ?
 Paul prit la main de Mélody qui tenait le verre pour le rapprocher du goulot de la bouteille, la resservant. Le visage de la jeune femme vira au rouge pivoine. Serait-il possible qu’elle soit intéressée par lui comme il avait l’air de l’être par elle ? Après tout, Mélody était libre de faire ce qu’elle souhaitait, et Paul ressemblait un peu au gendre idéal comme Nathaniel l’avait été au lycée. Beau, intelligent, riche... c’était peut-être ce qu’elle cherchait. C’était peut-être même la raison pour laquelle elle tenait tant à obtenir ce stage ?
 Néanmoins, quelque chose l’intimait que ce n’était pas le cas. Mélody était intimidée mais cela ressemblait plus à de la peur qu’à un intérêt romantique. La coupe pleine entre les mains, sa camarade paraissait plus que gênée, n’ayant visiblement aucune envie de la boire.

 — Et vous Olympe ? questionna Paul, lâchant enfin son regard insistant sur Mélody pour l’observer. Vous permettez que je vous appelle Olympe ? Olympe, comme dans le tableau de Manet. Quel prénom unique, j’adore !
 — Merci, répondit-elle froidement.
 — Vous aussi, appelez-moi Paul, ajouta-t-il en regardant de nouveau Mélody.

 Cette dernière s’enfonça plus profondément encore dans le canapé, évitant son regard.

 — Le champagne est très bon, dit Olympe, comme pour dévier son attention.
 — Tant mieux !
 — Ah... tu l’as vraiment bu ?

 Olympe tourna lentement la tête vers la voix qui avait osé l’interpeller. Un sourire sardonique aux lèvres, Maxence l’observait, sa main jouant avec le cocktail dans sa main.

 — Non parce que... ta coupe est encore pleine.
 — Je le savoure gorgée par gorgée, trancha-t-elle, un sourire faux sur le visage.

 Paul éclata d’un rire sonore. Olympe ignorait s’il comprenait l’animosité entre les deux et s’en amusait ou s’il se moquait seulement de sa réponse. Mélody, les yeux toujours fixés sur la coupe qu’elle ne souhaitait pas boire, se pinça les lèvres.
 Sans réfléchir, Olympe posa la main sur la sienne, l’invitant à poser le verre sur la table.

 — Tu peux prendre ton temps pour le déguster toi aussi.

 Mélody sourit timidement, comme heureuse d’avoir cette échappatoire. L’alcool devait lui être arrivé à la tête car ses joues cramoisies ne changeaient plus de couleur.

 — O-Oui, tu as raison. D-Désolée, s’excusa-t-elle auprès de Paul.
 — Pas la peine de vous excuser, Mélody ! Un champagne aussi bon, moi non plus je ne le sens pas passer. Mais notre chère Olympe a raison, vous pouvez prendre votre temps. On a toute la soirée pour nous, après tout ! Si vous le souhaitez, on pourra même aller danser tout à l’heure.
 — D-Danser ?! s’exclama Mélody, paniquée, les poings serrés sur ses cuisses. Oh n-non... non, ça ira...
 — Vous n’aimez pas danser ?

 Sa camarade bégaya une réponse qui se perdit dans le brouhaha ambiant de la boîte de nuit, les rideaux en velours n’étouffant qu’une partie de la musique assourdissante.
 Paul rit, les joues légèrement rouges.

 — Que vous êtes mignonne. Ne vous en faites pas, je vous aiderai.

 Le visage de Mélody s’empourpra de plus belle. Olympe se mordit l’intérieur de la joue. Aller danser, avec lui ? Jamais de la vie. Néanmoins, pour ce qui était de Mélody, elle se voyait mal essayer de l’en dissuader si c’était ce qu’elle souhaitait. Elle aurait aimé qu’elles se mettent à l’écart pour en discuter ensemble et s’assurer que rester avec cet homme était réellement son souhait. À l’instant, Olympe était incapable de comprendre ce que Mélody ressentait vraiment.
 Elle jeta un regard à Maxence et Castiel mais, si ce dernier se contentait de pianoter sur son téléphone, fort peu intéressé par ce qui se passait autour de lui, Maxence, lui, ne la quittait pas des yeux. C’était comme s’il s’amusait de l'embarras dans lequel Paul les mettait toutes les deux. Maxence devait forcément savoir pour cette histoire de stage et comme Olympe et Mélody étaient là pour tenter de l’obtenir. Savoir qu’elles étaient toutes deux en position inférieure face à eux trois avait l’air de particulièrement lui plaire.
 Paul se resservit un verre de champagne, finissant la bouteille au passage. Il en commanda une autre sur-le-champ et se pencha ensuite vers Mélody qui semblait obnubiler toutes ses pensées.

 — Ma chère, parlez-moi un peu de vos recherches. Rayan Zaidi m’en a touché deux mots et ça a l’air passionnant.

 Le visage de sa camarade s’illumina.

 — Vraiment ? M. Zaidi vous en a dit du bien ?!
 — Bien sûr ! Pourquoi êtes-vous si surprise ? Si je n’étais pas certain de vos talents, je ne vous aurais jamais proposé de venir, sinon.

 Paul but une gorgée de champagne.

 — Dites-m’en plus.

 Un sourire gigantesque sur le visage, Mélody commença à expliquer ses recherches et son mémoire qui était, à sa grande fierté, déjà presque terminé, merci à ses nombreux efforts lors des vacances de Noël. Olympe écoutait d’une oreille distraite, cherchant mentalement un moyen de s’en aller le plus rapidement possible. Elle s’inquiétait un peu à l’idée de laisser Mélody seule ici, surtout avec Paul et Maxence. Le regard perdu, Olympe se pencha pour saisir sa coupe de champagne, bien que n’ayant aucune intention de la boire. Elle observa le liquide jaune et pétillant, se remémorant une époque où l’alcool ne faisait qu’un avec son sang.
 Un courant électrique lui parcourut les jambes.

 — Ensuite je me suis intéressée au travail de Hilma af Klint, une des premières peintres de style abstrait mais qui a souvent été oubliée au profit de ses pairs masculins.
 — Hum, fascinant...
 — Oui ! Aujourd’hui, son travail est exposé en partie au mus-

 Silence.
 Interloquée, Olympe leva les yeux vers Mélody qui, la bouche encore entrouverte, s’était brusquement interrompue, le corps entièrement figé.
 Paul l’observait avec un air doucereux, sa main posée sur son genou.
 Les yeux écarquillés, la jeune femme observa le galeriste caresser la jambe de sa camarade comme s’il était son amant.

 — Je vous en prie, continuez, l’encouragea-t-il.
 — Euh, je... hum... elle est exposée à... je veux dire... au musée de...

 Le cœur d’Olympe manqua un battement. Cette réaction n’était pas celle de quelqu’un qui était intéressée par des avances ! L’étudiante regarda à gauche et à droite mais ne trouva rien d’autre qu’un Maxence hilare et un Castiel englouti par son téléphone. Allaient-ils laisser faire ce vieux pervers sans rien dire ? Olympe grinça des dents. Elle n’aurait rien pu attendre de plus d’eux ! Quoi que, même s’ils n’avaient jamais été amis, elle avait gardé une image bien différente de Castiel. Du genre à ne pas laisser passer ce type de choses.
 Sans réfléchir plus longtemps, alors que Mélody essayait timidement de repousser la main de Paul Avenon sur son genou du bout des doigts, Olympe renversa sa coupe de champagne sur elle.

 — Oh non ! Excuse-moi, Mélody !

 Cette dernière réagit à peine, les jambes, le bout des manches et les mains pourtant désormais trempées d’alcool. Paul, un air irrité sur le visage, se retira enfin.

 — Viens, on va nettoyer tout ça aux toilettes, dit-elle en posant son verre désormais vide sur la table.

 Olympe lui prit le poignet, sans lui laisser le choix, et la tira vers la sortie.

 — Euh, euh... oui, bredouilla-t-elle en se levant enfin pour la suivre.
 — On revient !

 Ou pas.

 — On vous attend les filles, dit joyeusement Maxence en levant son verre.

 Olympe se retint de lui jeter un regard furieux et quitta le coin VIP en faisant voler les rideaux derrière elle. Paniquée, elle chercha les toilettes du regard, heureuse d’en trouver rapidement un peu plus loin sur le balcon, là où d’autres riches clients se tenaient également.
 Les toilettes des femmes n’avaient pas de porte mais étaient suffisamment excentrées et protégées de l’extérieur par un mur de musique assourdissante pour se sentir en sécurité. Ici, elles devraient pouvoir être tranquilles. Personne d’autre n’était présent.
 Une fois certaine que Paul ne les avait pas suivies, Olympe soupira et laissa son bassin se reposer contre le lavabo.

 — Oh putain, c’était moins une...
 — Tu l’as fait exprès ? demanda Mélody d’une petite voix.

 L’espace d’un instant, elle craignit d’avoir fait une gaffe mais ne décela que de l’inquiétude dans le regard de sa camarade.

 — Désolée, c’est tout ce qui m’est venu en tête...
 — Non, c’est pas grave...

 La tête baissée, Mélody bredouilla :

 — Je... je ne savais pas quoi faire, ça m’a tellement surprise.
 — Il faut qu’on s’en aille d’ici au plus vite.
 — De quoi ? N-Non... et le stage...?
 — Tu veux vraiment faire un stage avec ce type ? s’énerva Olympe.

 Sa camarade ne répondit pas et Olympe s’en voulut d’avoir élevé la voix. Elle n’avait jamais vu Mélody aussi perdue, comme un poussin tombé du nid. C’était comme si elle n’était pas sûre de l’endroit même où elle se trouvait. L’alcool ne devait pas l’aider à avoir les idées claires.

 — Qu’est-ce qu’il fait chaud ici, se plaignit-elle, commençant à gratter furieusement la laine de son pull de tous les côtés.

 N’y tenant plus, elle retira son haut, dévoilant un débardeur noir qui cachait à peine soutien-gorge. Ses bras, son cou, sa poitrine étaient tous couverts de plaques rouges qui devaient la démanger atrocement. Mélody, transpirante, commença à se gratter frénétiquement.
 Alors qu’Olympe s’apprêtait à essayer de la calmer et la convaincre de partir au plus vite, des bruits de pas se firent entendre dans leur dos.

 — Alors les filles, tout va bien ?

 Mélody releva les yeux et sursauta à la vue de la personne qui était entrée, reprenant son pull pour cacher le haut de son corps. Inconsciemment, Olympe se plaça devant elle comme pour la protéger.
 Le sale corbeau avait fait son entrée.

 — C’est qu’on s’inquiète pour vous, nous, là-bas.

 Maxence sourit, les yeux vides de vie.

 — C’est pas bien de nous faire attendre comme ça.


♦♦♦


 — Qu’est-ce que tu fous là ? hurla Olympe à Maxence, le cœur battant de fureur dans sa poitrine.
 — Je vous l’ai déjà dit, je suis venu voir si tout va bien.
 — C-C’est les toilettes des femmes ici ! s’exclama Mélody, la voix balbutiante.

 Maxence perdit son sourire. Il pencha doucement la tête, observant sa camarade plus attentivement, les sourcils froncés. Dans son dos, Olympe sentit Mélody se figer d’autant plus, le regard de cette ordure sur elle comme une seconde invasion après la main de Paul sur sa jambe.
 Maxence dévia le regard sur Olympe, bombant le torse de cette arrogance qui lui était propre.

 — Elle a quel âge ta copine, quatorze ans ? moqua-t-il, un doigt levé dans sa direction. Remarque, c’est sûrement ça qui doit plaire à Paul. Parce qu’en dehors de ça, je vois rien...

 Olympe tourna la tête vers Mélody qui, les joues rouges de honte, avait le regard dirigé vers le sol. Ses mains qui maintenaient son pull contre sa poitrine tremblaient.

 — Elle a raison ! T’as rien à faire là, s’emporta Olympe en se tournant de nouveau vers Maxence. Fous-le-camp !

 Ce dernier feignit la surprise, un léger mouvement de recul.

 — Ça va, je ne fais rien de mal. Vous me prenez pour qui ? Un violeur ou quoi ? Ça me vexe.

 Maxence souriait mais sa voix ne riait pas.
 Olympe serra des dents plus fort encore, si c’était seulement possible, son regard accroché à celui du bassiste. Elle ne réussirait pas à le faire partir de cette manière, elle devrait s’y prendre autrement.
 Son intrusion dans cet espace qui aurait dû être sécurisant pour les deux jeunes femmes suffisait à le qualifier de pervers, quand bien même il ne les touchait qu’avec son regard. Il ne valait pas mieux que Paul Avenon. Les étudiantes devaient partir d’ici le plus vite possible. Il n’était plus question de laisser Mélody seule ou non pour obtenir ce stupide stage. C’était évident désormais qu’elles devaient s’enfuir toutes les deux !
 Les pieds enfoncés dans le sol, Olympe eut du mal à apaiser sa respiration, aussi agitée qu’après une course sur le terrain d’athlétisme. Reprenant son calme du mieux qu’elle put, elle dit :

 — On est en train de se changer. Toi et Paul pouvez nous accorder une minute ?

 Maxence enfouit les mains dans ses poches.

 — Qu’est-ce qui me dit que vous n’allez pas juste vous barrer ?

 Merde.

 — Paul serait très déçu.
 — On va revenir.

 La voix venait de derrière elle. La tête toujours dirigée vers le sol, Mélody poursuivit :

 — J’ai vraiment envie d’obtenir un stage avec M. Avenon.

 Maxence sourit jusqu’aux oreilles, comme fier de lui.

 — Vraiment ?
 — O-Oui. On va revenir rapidement.
 — Tant mieux alors ! Je compte sur vous, hein.

 Il se caressa le menton.

 — Mélody... c’est ça ? T’es moins gamine que ce que je croyais. C’est bien.

 Sa camarade déglutit, sa tête s’affaissant encore plus.

 — On vous attend.

 Et, non sans un clin d'œil en direction d’Olympe, Maxence se décida à enfin quitter les toilettes des femmes.
 Une longue minute passa sans qu’aucune des deux jeunes femmes n’ose esquisser le moindre geste, comme s’attendant à le voir revenir d’un instant à l’autre. Finalement, Olympe sentit ses jambes flancher et elle se rattrapa in extremis au lavabo à sa droite.

 — Oh la vache, laissa-t-elle échapper en se redressant. Je pensais pas qu’il irait jusqu’à nous suivre jusqu’ici. Quel creep.

 Mélody aussi sortit de sa léthargie, s’essuya rapidement les joues, désormais pleines de larmes silencieuses, et remit son pull en reniflant.

 — Il faut qu’on se casse d’ici au plus vite, murmura Olympe en observant sa camarade dans le miroir.

 Mélody sortit son collier de l’intérieur de son pull et, les mains tremblantes, commença à réarranger ses cheveux.

 — Tu peux rentrer, dit-elle froidement. Moi, j’y retourne.
 — Hein ?

 Surprise, sa voix avait été plus élevée qu’elle ne l’aurait voulu. Son cœur manqua un battement à l’idée que ce pervers de Maxence puisse revenir. La main sur sa bouche, elle attendit un instant, jetant un regard paniqué vers l’entrée des toilettes pour s’assurer qu’il n’y était pas. À tous les coups, il attendait juste à l’extérieur qu’elles daignent sortir. Fort heureusement, la musique devait couvrir en partie leur discussion.
 Une fois certaine que Maxence n’était pas là, Olympe se pencha vers Mélody qui, les larmes encore aux yeux, continuait de réarranger sa tenue comme si de rien n’était.

 — T’es pas sérieuse ? Tu veux vraiment y retourner ?! s’enquérit-elle, posant une main sur son épaule.
 — Je n’ai pas le choix si je veux le stage.
 — Tu veux vraiment avoir un stage avec ce mec ?!
 — Je veux juste...

 Toujours tremblante et sans lui rendre son regard, Mélody s’essuya les yeux et le nez avec sa manche.

 — Je veux juste un bon stage, avoua-t-elle, la voix brisée. Pour commencer ma carrière.

 Paniquée, Olympe força Mélody à lui faire face et la regarder dans les yeux.

 — Tu trouveras un autre stage ! Mélody, je t’en supplie, tu ne peux pas y retourner.

 Prise au dépourvu, sa camarade baissa de nouveau la tête.

 — Je... je sais pas... c’est juste... tout le monde m’a recommandé ce stage et je...
 — Attends, t’as vu ce qu’il a fait alors qu’on était tous autour ? Tu imagines un peu de quoi il est capable quand vous serez seuls tous les deux à la galerie ?!

 Mélody se figea, une peur nouvelle dans les yeux. Elle plissa les lèvres, toujours hésitante. Un sourire triste sur le visage, elle s’exprima :

 — Il écoutait rien de ce que je lui disais, hein...

 Quelques larmes roulèrent sur ses joues.

 — Quelle idiote...

 Sans réfléchir, Olympe la prit dans ses bras, la laissant pleurer sur son épaule. Après quelques secondes, Mélody posa ses mains sur ses coudes et se retira.

 — Qu’est-ce... qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

 Malgré l’hésitation et la peur dans sa voix, une certaine conviction s’y faisait sentir. Olympe sourit, soulagée d’avoir réussi à la convaincre. Elle réussirait à les tirer d'affaire toutes les deux, elle se le promit. Même s’il fallait enfoncer son poing fragile dans la figure de ce pervers de Maxence pour qu’il les laisse partir. Elle était prête à essayer.
 Olympe se redressa, prenant une grande inspiration.

 — Il faut qu’on s’en aille maintenant, dit-elle calmement.
 — Mais l’autre... musicien... il va s’en rendre compte si on part d’ici non ?

 Mélody observa par delà son épaule et se pencha pour murmurer à son oreille.

 — Je suis sûre qu’il nous attend à la sortie.

 La jeune femme soupira. Elle avait raison.

 — Rah... ce serait bien si on avait quelqu’un d’un peu fort à appeler pour venir nous récupérer...
 — Ah, moi, je connais quelqu’un ! s’exclama Mélody, un soulagement instantané sur le visage.

 Elle sortit son téléphone de sa poche arrière et commença à taper un numéro avant de s’arrêter aussitôt.

 — Attends... on est samedi soir.
 — Oui, confirma Olympe, sans comprendre où elle souhaitait en venir.
 — Ah...

 Mélody sourit doucement et plaqua son téléphone contre sa poitrine.

 — Il est occupé le samedi soir... je ne veux pas le déranger.

 Une étrange lueur passa dans ses yeux, balayant la tristesse et la peur qui y résidaient jusque-là. Comme si la simple évocation de cette personne lui donnait courage.

 — Puis je ne veux plus l’appeler que quand j’ai un problème.
 — Qui c’est ?

 Mélody sourit et rangea son portable.

 — Sans importance. On va réussir à se débrouiller toutes les deux.

 La nouvelle assurance de sa camarade résonna en elle aussi - même si elle n’aurait pas craché sur un peu d’aide extérieure. Mélody avait raison ; elles s’étaient mises dans ce pétrin en acceptant ce rendez-vous étrange en boîte de nuit, elles trouveraient un moyen de s’en sortir.

 — Puis le type de tout à l’heure, il n’irait pas jusqu’à nous bloquer le passage... si ?

 Olympe s’appuya sur le bord du lavabo, les lèvres pincées, hésitante. Maxence... Elle ignorait de quoi il était capable. Elle ne l’avait jamais vu faire preuve de violence mais son comportement n’en était pas moins alarmant.
 L’idée d’appeler Hyun lui traversa l’esprit ; après tout, ils étaient censés être meilleurs amis tous les deux, non ? Connaissant Hyun, il n’apprécierait pas de savoir ce que Maxence faisait. Mais, au fond, savait-elle vraiment qui il était ? Elle ne le connaissait plus.
 Ses options s’amenuisaient petit à petit. Affronter Maxence était peut-être leur unique option. Olympe prit la main de Mélody dans la sienne.

 — Peu importe s’il essaye, on y va. On se barre d’ici. C’est moi qui gère, OK ? Aucun de ces types posera la main sur nous, assura-t-elle, espérant se convaincre elle-même.

 Sa camarade rougit.

 — M-Merci...

 Olympe serra les doigts sur les siens, comme pour se donner de la force. Sans attendre, elle tourna les talons et sortit avec Mélody à ses côtés.
 Comme attendu, Maxence était posé à la sortie des toilettes, occupé sur son téléphone, adossé au mur. Dans le couloir étriqué, impossible de passer inaperçu. C’est ainsi que, sans même essayer de se faire discrète, Olympe se posa devant lui.

 — T’es le chien de Paul ? T’as rien de mieux à faire que de nous surveiller ?

 Maxence releva les yeux et un sourire sadique étira ses lèvres.

 — Tu t’en permets des choses, hein, Olly. J’aime ça. Pas étonnant que ça ait merdé avec Hyun. Il est trop gentil pour toi.

 Olympe répondit à son sourire, le visage contracté par la frustration. Maxence se redressa, son portable toujours dans la main.

 — Ton amie a repris ses esprits ?
 — Oui, tout ça grâce à toi.

 Maxence rit.

 — Bah parfait alors, on y retourne. Et je compte bien te voir boire ta coupe en entier cette fois, Olly.

 Arrête de m’appeler comme ça.
 Un seul homme a le droit de m’appeler Olly et, s’il était là, il te balancerait son poing sur la gueule à t’en faire traverser la pièce.
 Si Nathaniel était encore là, s’ils avaient encore ce type de relation où elle pouvait l’appeler à l’aide au milieu de la nuit...
 Viendrait-il si elle lui téléphonait maintenant ?
 Probablement. C’était pour cela qu’elle ne pouvait pas se permettre de le faire.
 Il méritait de reconstruire sa vie sans être dérangé par sa présence. Olympe pourrissait toutes les relations qu’elle avait entre ses mains. Nathaniel avait été la première victime.

 — On a quelque chose à faire avant, trancha Olympe.

 Maxence, déjà sur le point de partir, s’arrêta, irrité.

 — Quoi encore ?

 Olympe déglutit. Elle avait dit cela sans réfléchir. Son poing serra fort celui de Mélody ; malgré sa promesse précédente, elle n’aurait pas dit non à une petite aide de sa part pour trouver quoi répondre.
 La jeune femme balança son regard à droite et à gauche, cherchant désespéremment une échappatoire. Un jeune homme aux cheveux rouges, un verre dans une main et son portable dans l’autre, attira son attention.

 — On doit discuter en privé avec Castiel, dit-elle avec toute l’assurance dont elle disposait, le torse bombé.

 Maxence, sceptique, regarda derrière lui.

 — Castiel ? Vous vous connaissez ?

 Olympe sourit fièrement.

 — Ah, il ne te l’a pas dit ? On était les meilleurs amis au lycée.

 Le bassiste rit.

 — C’est vrai ce mensonge ? Te fous pas de moi. T’imagines pas le nombre de fans hystériques qui ont été essayer le même coup avant toi.
 — Elle dit la vérité ! s’exclama Mélody en lâchant la main d’Olympe pour se mettre en avant. Avec Lysandre et parfois Nathaniel, ils faisaient de la musique tous les trois.
 — Lysandre ?

 Maxence eut un mouvement de recul, un étonnement sincère sur le visage. Connaissait-il Lysandre, lui aussi ? Olympe ne savait pas bien ce qu’il était devenu après le lycée mais, du fait qu’il n’était pas membre de Crowstorm, elle se doutait qu’il avait dû partir vivre sa propre aventure. Maxence l’avait-il déjà rencontré ? Vu sa réaction, ça en avait tout l’air.

 — Dites à M. Avenon qu’on est désolées de le faire attendre, ajouta Mélody.

 Maxence soupira.

 — Très bien.

 Il se tourna vers Castiel qui ne faisait aucunement attention à eux.

 — Hey, Cas’ ! On vous attend. Tu me les ramènes toutes les deux.

 Castiel, bien qu’indifférent, acquiesça.
 Maxence se dirigea vers le coin VIP mais, avant de partir, ne manqua pas un dernier regard éloquent en direction d’Olympe. Cette dernière lui répondit d’un sourire, attendant qu’il disparaisse derrière le rideau. Une fois cela fait, Mélody lui saisit le bras et susurra.

 — Il est enfin parti ! Viens, on s’en va !!

 Olympe observa Castiel, toujours absorbé par son téléphone. Une rage inégalée envahit sa cage thoracique à la vue de sa nonchalance. Incontrôlable, elle se précipita vers lui et frappa dans la main qui tenait le téléphone, le faisant voler à l’autre bout de la pièce.
 Castiel, ébahi, releva enfin les yeux vers elle.

 — Olympe ! s’exclama Mélody, paniquée.
 — Olympe ? T’es malade ou quoi ?
 — Parce que c’est moi le problème ?!

 Elle pointa du doigt le rideau pourpre.

 — Tu laisses tes potes nous traîter comme ça ?
 — De quoi tu parles ? demanda-t-il, contrarié.
 — Tu étais là ! Tu as vu comment ce Paul Avenon touchait Mélody.
 — O-Olympe... parle moins fort, supplia sa camarade en la tirant par le bras. P-Puis ce n’est pas de sa faute s’il n’ a rien vu...

 La jeune femme se retira, ne quittant pas Castiel des yeux.

 — Elle a raison, j’ai rien vu. Pourquoi tu t’en prends à moi comme ça ?
 — C’est ton devoir de voir ça ! Si t’as rien de mieux à faire de ta vie que de traîner avec eux dans une stupide boîte de nuit un samedi soir, tu devrais au moins surveiller qu’il s’en prenne pas à des filles que tu connais !

 Castiel soupira, hermétique à ses arguments.

 — Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

 Olympe sentit sa gorge se remplir de couteaux.
 Certes, ils n’avaient jamais été les meilleurs amis, mais Olympe avait toujours eu un grand respect pour lui. Pour lui, sa musique, son intégrité, son éthique. L’ancien Castiel n’aurait jamais laissé passer une chose pareille. Il aurait pu être cette personne dont les deux jeunes femmes quéraient l’aide si désespérément.
 Il n’était plus cette personne.

 — Je sais pas, admit-elle.

 Elle se tourna un instant vers Mélody, un air désolé sur le visage.

 — Je sais pas ce que j’attendais de toi.

 Mais j’en attendais plus.
 La célébrité l’avait peut-être changé, ou peut-être n’avait-il jamais été cette personne qu’elle croyait connaître. La déception lui coupa le souffle. Pendant ces quatre ans d’absence, elle n’était pas la seule à avoir évolué, probablement en mal. Les années lycée étaient loin derrière eux. Leur amitié aussi.
 Nathaniel, Rosalya, Castiel. Olympe devait les laisser et avancer seule sur ce chemin. Elle ne pouvait plus compter sur personne de son passé.
 Castiel parut triste, juste un instant, mais Olympe prit de nouveau la main de Mélody et courut jusqu’aux escaliers sans lui laisser le temps de rétorquer. Les deux jeunes femmes dévalèrent les marches, se moquant du bruit que cela pouvait provoquer. Olympe espérait bien que la puissante musique dissimulerait leur échappée. Elles récupèrent leurs affaires au vestiaire et sortirent de la boîte de nuit, accueillant le silence assourdissant et le froid piquant de l’extérieur avec délectation. Un sourire incontrôlable sur leur visage, les deux étudiantes coururent à en perdre haleine, manquant de glisser sur le verglas à de nombreuses reprises. Leur manteau encore ouvert et leur sac pendant au bord de leur épaule, prêt à tomber à chaque instant, elles ne regardaient pas derrière elles.

 — Olympe ! Attends ! cria Mélody, essoufflée. Je cours pas aussi vite que toi !

 L’étudiante s’arrêta et se retourna vers sa camarade, hilare.

 — Désolée ! Je suis sûre qu’on est assez loin maintenant.
 — Ah... j’espère, lui répondit-elle en reprenant difficilement sa respiration.

 La peur qui les avait prise à la gorge un peu plus tôt se métamorphosa en un rire irrépressible qu’elles se partagèrent une minute entière. Olympe en eut mal au ventre. Sans qu’elle ne s’en aperçoive de suite, Mélody, les mains sur les genoux, passa du rire aux larmes.
 La voyant ainsi, Olympe cessa de rire, l’observant avec inquiétude.

 — J’ai eu tellement peur ! s’exclama Mélody, ses larmes roulant sur ses lèvres.

 Elle se redressa et, les yeux brillants, sourit de plus belle. Reniflant, elle s’essuya les joues de ses doigts.

 — J’ai eu tellement peur...

 Olympe sourit tristement.

 — Je sais pas ce que j’aurais fait si tu n’avais pas été là.

 Un autre sanglot la saisit.

 — Merci.

 Olympe ne sut que répondre.
 C’était la première fois depuis très longtemps qu’on la remerciait ainsi. La première fois depuis une éternité qu’elle faisait quelque chose qui méritait qu’on la remercie. Son cœur était lourd. Elle était heureuse d’avoir aidé Mélody, alors pourquoi se sentait-elle étreinte par la mélancolie ?
 Son portable vibra dans son sac à main. Profitant de cette échappatoire, Olympe vérifia ses notifications.

  De : R. Z.
  Envoyé à 22:13 le 29/01/20XX
  “Je sais que c’est soudain mais est-ce que tu serais libre ce soir ?”

 Son ventre se remplit de papillons.

 — On rentre sur le campus ? demanda Mélody après avoir repris son calme.

 Olympe observa sa tenue et se tourna vers sa camarade, son portable encore dans la main.

 — Oui, on ferait mieux de rentrer.

 Elle tapa rapidement une réponse, décidée à aller se changer avant de rejoindre la personne qui l’avait contactée. Quelques secondes après sa réponse, son portable vibra de nouveau.

  De : R. Z.
  Envoyé à 22:14 le 29/01/20XX
  “Je t’attends au kiosque près du terrain d’athlé”

 — Il y a un arrêt de bus pas loin, précisa Mélody.
 — On va rentrer en taxi, ça ira plus vite.

 Sans attendre, Olympe se dirigea vers la route et leva la main pour interpeller le premier taxi qui passait par là.

 — N-Non attends, j’ai pas de quoi payer un taxi, dit Mélody, penaude.
 — C’est moi qui paye, répondit Olympe, la main déjà sur la porte.

 Elle sourit et invita sa camarade à entrer. Après une hésitation, Melody accepta, certainement accablée par le froid et la neige qui recommençait à tomber. Dans un silence apaisé, les deux jeunes femmes rentrèrent ensemble à leur dortoir.


 Lorsqu’Olympe arriva devant le parc où se trouvait le kiosque, un centimètre de neige avait déjà recouvert le sol. Un manteau épais sur le dos, des bottes plates aux pieds et une paire de gant enfilée aux mains, la jeune femme était prête à affronter le froid pour cette rencontre au milieu de la nuit. Aucune tempête aurait pu l’empêcher de répondre à cet appel.
 À n’importe quelle heure, à n’importe quel moment, il était la personne qu’elle souhaitait voir.
 La seule qui souhaitait la voir également. Sans amertume, sans ressentiment. La personne qui pouvait guérir les plaies d’une nuit aussi difficile que celle-ci, même dans le froid terrible de l’hiver.
 Olympe passa le portail du parc et s’avança vers le kiosque où une ombre était assise. Personne d’autre n’était présent. Elle ne remarqua pas les marques de roues dans la neige ; du moins, pas tout de suite. Toute son attention était portée sur lui.
 L’objet de son attention devait l’avoir entendue arriver car il se releva avant de se tourner vers elle. Les mains dans les poches, il sourit tendrement, ses yeux verts brillants dans la nuit.

 — Bonsoir Olympe.

 Un vent froid caressa sa peau marquée par cette nuit si difficile.
 Elle était loin de savoir que celle-ci n’était pas encore terminée.

 — Bonsoir Rayan.


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