dimanche 14 mai 2023

“Le Dragon des Glaces” ♦ Chapitre 6



 Trois jours et trois nuits passèrent dans le silence le plus absolu. L’homme – Kentin – et la femme – Charlotte – n’échangeaient rien de plus que des regards et des signes de main, se comprenant aisément sans prononcer le moindre mot. Jack, tirée par le poignet la journée et attachée au sol ou autour de troncs d’arbre la nuit, avait fini par abandonner l’idée de communiquer avec eux. Les premières heures, elle avait posé toutes les questions qui lui venaient en tête, mais ne s’était heurtée qu’à un mur de mutisme. Même Kentin, avec qui elle avait partagé quelques mots le premier soir, ne lui accordait plus aucune intention et ignorait ostensiblement la moindre de ses interrogations. Qui était l’homme – ou la femme ? – qu’ils cherchaient ? Pourquoi pensaient-ils que Jack leur permettrait de le ou la retrouver ? Où l’emmenaient-ils exactement ? Toutes ces interrogations restaient sans réponse. L’alchimiste s’accordait tout juste un sourire en coin lorsque la fille du chef l’interpellait de nouveau, comme s’amusant de son désarroi. Au troisième jour, Jack n’essaya plus de discuter, comprenant qu’elle n’obtiendrait rien d’eux.
 Lors de la seconde nuit, après une journée entière passée à marcher, traversant forêt dense et bord de falaise, ils avaient offert à Jack une soupe étrange, à base de légumes qu’ils transportaient avec eux, mais à laquelle la jeune fille les avait vus ajouter quelques gouttes d’une potion translucide. Leurs soupes, à eux, n’en contenait pas. Elle l’avait d’abord refusée, un air dégoûté sur le visage, mais ses membres presque paralysés par le froid et la faim grondant furieusement dans son ventre l’avaient fait céder bien rapidement. Le liquide presque brouillant n’avait pas fait qu’apaiser son appétit mais avait aussi réchauffé tout son corps, recouvrant sa peau d’une couverture invisible et tout aussi épaisse que plusieurs couches de vêtements. La douleur de ses articulations avait disparu presque instantanément et ses joues avaient retrouvé leur couleur. Même les massages les plus sportifs de Nathaniel ne l’avaient jamais soulagée à ce point.
 Jack avait évidemment supplié Kentin de lui expliquer ce qu’il avait incorporé à sa soupe mais il n’avait répondu qu’avec un sourire énigmatique, refusant d’engager la conversation, comme depuis le début de leur “voyage”. Les soirs suivants, il lui avait servi les mêmes soupes et boissons mélangés à ce mystérieux liquide transparent que Jack buvait sans poser plus de questions. Chaque jour, devoir marcher au rythme des alchimistes était laborieux, bien qu’elle s’efforçait de ne pas le montrer, alors ce médicament devenait une nécessité. S’agissait-il aussi de magie ? Utilisait-il l’alchimie pour la concocter ? Parfois, Kentin s’arrêtait pour récolter baies et autres plantes sur le chemin, forçant Jack, qui était toujours accrochée à son poignet, à l’accompagner, quitte à la faire tomber sur les genoux en s’accroupissant brutalement. Néanmoins, cela permettait à la jeune femme d’observer le moindre de ses mouvements. Quelque chose lui disait que l’alchimie n’était pas la seule corde à son arc. Parfois, il lui faisait penser à un médecin, un peu comme Nathaniel, malgré leurs différences.
 Nathaniel… Kentin lui avait assuré qu’il l’avait épargné et Jack n’avait d’autre choix que de le croire. Parfois, au loin, la fille du chef entendait l’appel des cornes de brume, et elle s'arrêtait pour les écouter. Sa tribu la cherchait, elle le savait. Le son des troupes son était différent, à la fois enragé et désespéré, mais plus le temps avançait et plus elles semblaient avancer dans une direction opposée à la leur. Même si Jack ignorait leur destination et les chemins qu’ils traversaient, le groupe ayant déjà pénétré dans des régions où la jeune fille ne s’était jamais aventurée avant, elle les sentait s’éloigner de plus en plus. À chaque appel, les alchimistes lui lançaient un regard éloquent. Le moindre cri, la moindre réponse de sa part, et une dague se retrouverait dans sa gorge sans s’annoncer. Jack était courageuse, mais pas stupide. Pour le moment, dans ces conditions, elle ne pouvait rien faire.
 Elle trouverait un moyen de s’échapper. Un autre moyen qui ne mettrait personne en danger ; ni elle, ni sa famille.
 La quatrième journée commença dans le même silence de mort que tous les autres jours. Kentin la détacha du tronc auquel il l’avait attachée, un bras de part et d’autre l’empêchant de dormir convenablement, et la rattacha à son propre poignet. Jack commençait à s’habituer à ce rituel, bien que son cœur manquait encore un battement à la vue de l’alchimie en action. Les mouvements de Kentin étaient précis et rapides. Impossible de profiter de cet instant d’échange pour se déloger, bien qu’elle l’ait envisagé à plusieurs reprises. Il était bien trop concentré. Si Jack devait s’enfuir, il faudrait que ce soit à un moment où ils étaient tous deux occupés par autre chose. Dans l’incertitude de la forêt, cela devrait bien finir par arriver.
 Le corps encore tiède de la soupe ingurgitée la veille, Jack entreprit de marcher silencieusement aux côtés de Kentin. Il lui avait passé une paire de gants et un manteau supplémentaire, l’aidant à combattre ce froid intérieur qui profitait de chaque instant pour se libérer dans son sang comme du venin. Le jeune homme comprenait visiblement sa condition, peut-être mieux que Jack la comprenait elle-même. Peu importait qui était cette personne qu’ils recherchaient, ils avaient dû être suffisamment proches pour que l’alchimiste comprenne comme s’occuper de lui. Peut-être s’agissait-il d’un membre de sa famille, un ami…
 La langue de Jack brûlait d’envie de lui en demander plus mais elle savait que c’était peine perdue. Ce n’était pas aujourd’hui que les choses allaient changer. La fille du chef devait accepter le silence de ses ravisseurs et se concentrer sur l’idée de saisir la moindre occasion qui se présenterait à elle pour s’échapper.
 Après avoir marché en bord de falaise et près de la mer pendant les premiers jours, ils exploraient désormais une forêt humide aux arbres si hauts que Jack n’en voyait pas le bout. Leur tronc était blanc, fin et une mousse verte et brillante courait le long des racines qui sortaient de la terre pour déranger le chemin. Jack craignait de trébucher à chaque pas, et n’était pas aidée par la cadence de Kentin qui ne lui autorisait aucune pause pour regarder là où elle mettait les pieds. Charlotte, qui naviguait devant eux, semblait flotter sur le sol avec une légèreté fascinante. Elle s’avançait en sautant de racine en tronc d’arbre renversé sans la moindre difficulté, toujours son arc à la main. Le moindre craquement et elle s’arrêtait, déployait son arme, et ne relâchait pas tant qu’elle n’était pas certaine qu’ils pouvaient poursuivre. Jack déglutit, craignant pour la vie de qui que ce soit entrant en contact avec elle. Et si sa tribu la retrouvait, que se passerait-il ? Même s’ils ne seraient que deux individus face à une horde entière, quelque chose lui disait que la victoire serait loin d’être gagnée.
 Après plusieurs heures de marche dans l’humidité étouffante de la forêt avec une seule pause pour mordre dans un fruit et boire un peu d’eau, les alchimistes suivaient toujours un chemin invisible, comme dessiné au pinceau dans leur tête. Tandis que Jack peinait à ne pas tomber en suivant le rythme de Kentin, son poignet toujours fermement accroché au sien, un vent chaud vint lui caresser le visage.

 — Attends.

 Jack se heurta à l’épaule de l’alchimiste qui s’était brusquement arrêté. La jeune femme releva des yeux ahuris vers Charlotte qui, devant eux, levait une main pour les retenir. La jeune fille en aurait presque oublié le son de sa voix. Jusqu’alors, ils n’avaient jamais eu besoin de se parler pour comprendre quand s’arrêter ou quand reprendre la marche. Le simple fait que cette femme ait elevé la voix lui donna la chair de poule. Que pouvait-il d’y avoir de si important qu’elle ait dû intimer oralement l’ordre de s’arrêter ?
 Charlotte observait autour d’elle, une main toujours en l’air. Puis, lentement, elle tendit son arc et le pointa vers la gauche. Jack tourna la tête dans la même direction mais, malgré la fine épaisseur des troncs, ne remarqua rien entre les arbres. Sans rayons de soleil, tout était particulièrement sombre. Soudainement, Charlotte et Kentin se retournèrent, ayant remarqué la même chose, dans le silence qui les assiégeait. Ils échangèrent un regard inquiet, renforçant l’agitation de la jeune fille.
 Puis, comme une boule de feu tombée du ciel, un dragon de couleur jaune vif chuta d’entre les arbres pour s’effondrer à seulement quelques mètres d’eux. Jack sursauta sous la surprise et Kentin lui saisit la main pour lui faire comprendre de ne pas bouger. Charlotte avait baissé son arc et le jeune homme, les lèvres serrées, regardait fixement la créature derrière lui. Ni l’un ni l’autre n’esquissait le moindre geste si bien que Jack, à son tour, retint sa respiration. Seules ses pupilles osèrent s’aventurer sur le côté pour observer la créature tombée dans son dos.
 Jack, qui avait pourtant parcouru tous les livres du village sur les dragons dans un sens puis dans l’autre, ne reconnaissait pas celui-ci. Il était petit et frêle, comme un dragonneau, et sa chute devait indiquer qu’il était blessé d’une façon ou d’une autre. Ses écailles étaient entièrement jaunes, comme le soleil, et ses yeux étaient d’un rouge de feu. Ses ailes fines comme du papier retombaient lourdement de part et d’autre de son corps.
 Une fois le choc de la descente passée, le dragon se redressa, sa tête balançant de tous les côtés. Ses mouvements étaient vifs et agités, d’une manière qu’elle n’avait jamais vu chez les autres dragons, d’ordinaire beaucoup plus lourds et lents.

 — Ne bouge pas, susurra Kentin.

 C’était à Jack qu’il parlait. Sa main serrait la sienne si fort qu’il aurait pu lui en briser les os. Elle n’aurait jamais cru voir ses ravisseurs dans un tel état de choc. Pourtant, ce dragon paraissait si petit, ne serait-ce qu’en comparaison du Lycor qu’ils avaient terrassé en un battement de cil quelques jours auparavant, lors de leur première rencontre. Il les dépassait à peine et semblait, en plus, affaibli par sa chute. Néanmoins, outre la peur inhabituelle des alchimistes, quelque chose dans le regard de la créature lui intima d’obéir à l’ordre de Kentin et se faire le plus discrète possible ; une violence et une rage qu’elle avait rarement vue chez aucun autre animal. Ce dragon lui donnait l’impression qu’il n’hésiterait pas à attaquer et, à en voir la réaction des deux autres, il serait probablement difficile à battre pour d’obscures raisons.
 Kentin déglutit silencieusement et tira sur la main de la jeune fille, l’invitant à recommencer à marcher. Charlotte, elle aussi, s’était retournée et avait reprit la route avec un stoïcisme étonnant. Sans chercher à comprendre, Jack marcha à leur côté, essayant d’ignorer ce qui ressemblait à des grondements enragés dans leur dos. Finirait-il par partir s’ils ne faisaient rien ? Pourquoi ne se contentaient-ils pas de l’attaquer ? Était-il si puissant que ça ?
 Jack s’efforçait de ne pas se retourner mais son instinct fut plus fort qu’elle. Alors que Kentin lui relâchait la main, elle tourna la tête. Le dragon, qui une seconde auparavant était encore à plusieurs mètres d’eux, s’était rapproché d’un seul bond et, la gueule grande ouverte, s’apprêtait à la refermer sur la tête de son ravisseur. Sans même s’apercevoir de ce qu’elle faisait, Jack se retourna et, prenant appui sur l'épaule de Kentin, lança sa jambe dans la gueule du dragon. Son pied atteignit sa mâchoire, la refermant sous le choc. Toujours attachée à son ravisseur, ils tombèrent au sol tandis que le dragon se reculait, déboussolé. Un léger jet de flamme s’échappa de sa gueule. Passé la surprise, Jack sentit une douleur piquante envahir son pied. Elle s’était battue plus d’une fois, mais c’était la première fois que son opposant était un dragon et, clairement, la peau de l’animal était bien plus dure que celle humaine.
 Le dragon sembla hésiter, observant les trois jeunes gens de son regard de braise pendant un moment qui parut interminable. Puis, finalement, il battit des ailes pour quitter la forêt, retournant là où il avait chuté quelques minutes auparavant.
 La tension dans tout le corps de Jack se relâcha brusquement. Encore sur les genoux, elle soupira.

 — Ouf… c’était moins une.
 — Qu’est-ce qu’il t’a pris ?! s’emporta Charlotte en s’accroupissant pour la saisir par le col.

 Interloquée, Jack bredouilla quelques mots incompréhensibles. Kentin, lui aussi au sol, se redressa pour lui faire face.

 — Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ?! s’énerva-t-il.

 Jack, reprenant de sa contenance, saisit la main de Charlotte pour la forcer à la lâcher. Elle se tourna ensuite vers Kentin, furieuse.

 — Excuse-moi de t’avoir sauvé la vie !

 Maintenant qu’elle y pensait, elle aurait mieux fait de le laisser se faire dévorer. Alors peut-être aurait-elle réussi à s’échapper. Son instinct avait été plus rapide que sa raison !

 — C’était un bébé Tyfon ! hurla Charlotte en se redressant.

 Jack fronça les sourcils, n’ayant aucune idée de quelle espèce il s’agissait. Kentin prit son épaule de sa main libre pour la forcer à lui faire face. Le sérieux de son visage la surprit. La fille du chef déglutit lentement, les yeux écarquillés. Qu’avait-elle fait pour qu’ils soient soudain si graves, rompant leur vœu informel de silence ?

 — Si sa mère vient, c’est la catastrophe. Tu comprends ?!

 Avant qu’il n’ait le temps d’expliquer pourquoi, un cri strident résonna dans les bois. Jack sentit son sang déjà froid se glacer encore plus. Elle regarda tout autour d’elle alors que le cri bestial retentit à nouveau. Kentin la força à se redresser et se tint devant elle, cherchant lui aussi du regard la créature.
 Le soleil les éblouit un instant tandis qu’un dragon trois fois plus imposant que celui qui s’était enfui juste auparavant détruisait tous les arbres sur son passage pour venir se poser lourdement au sol. Dans son dos, le dragonneau volait, la gueule grande ouverte et une fumée épaisse sortant de ses narines. Le Tyfon adulte était loin d’être le dragon le plus imposant que Jack ait jamais vu mais, comme son bébé, il y avait quelque chose dans son regard enflammé d'infiniment menaçant. Sa tête bougeait aussi avec une étonnante rapidité, ce qui supposait que l’atteindre serait loin d’être aussi facile qu’avec un Lycor.
 Charlotte et Kentin échangèrent un regard et, sans prononcer un mot, commencèrent à courir dans la direction opposée au dragon, son feu leur léchant la plante des pieds. Comme pour ne pas avoir à s’encombrer de Jack qui n’était pas aussi rapide, l’alchimiste la mit sur son épaule, la transportant comme un vulgaire sac.

 — Hey !

 Indifférents à ses appels, les deux alchimistes continuèrent leur course. Depuis le dos de son ravisseur, Jack pouvait voir le Tyfon adulte qui, furieux, s’envola d’un battement d’ailes pour se lancer à leur poursuite. Sur sa droite, Charlotte sortit son arc et, s’arrêtant un instant, tira sur le dragon. Néanmoins, les flèches peinaient à l’atteindre tant ses mouvements étaient rapides, et les rares qui y parvenaient rebondissaient sur les écailles comme sur de la pierre. Charlotte pesta et reprit la course. Les alchimistes évitèrent de justesse un puissant vent de flamme qui glissa entre eux deux. Chacun alla se cacher derrière un arbre.

 — J’y arriverai pas toute seule ! hurla Charlotte en tendant son arc de nouveau tandis qu’un autre jet de flamme s’immisçait entre eux. Il n’y a pas de pierre ici pour l’immobiliser !

 Kentin soupira mais, comprenant le message, lâcha Jack. Il se libéra de l’attache en pierre qui les liaient et, toujours sans laisser l’occasion à la jeune femme de réagir, la plaqua contre le tronc d’arbre de manière à l’y attacher, les deux poignets enfermés. Jack avait à peine eu le temps de le voir faire qu’il s’élançait, sortant la hache dans son dos. Passée la surprise, la jeune femme se redressa et grimaça en sentant une douleur lancinante dans son pied. Elle l'avait oubliée jusque-là à cause de l’adrénaline. Elle se mit sur les genoux et, cachée des attaques enflammées du dragon femelle, tira furieusement sur ses chaînes. Désormais que ses ravisseurs étaient occupés par cette dragonne particulièrement féroce, c’était l’occasion où jamais de s’échapper ! Cependant, elle eut beau tirer de toutes ses forces, la pierre ne céda pas, et ses mains étaient trop grandes pour glisser hors de l’attache. Jack pesta et se laissa tomber contre le tronc, ne voyant aucune issue.

 — Je la distrais, va l’attaquer par derrière ! ordonna Charlotte à Kentin en sortant de sa cachette pour se placer devant la créature, son enfant crachant de la fumée à ses côtés.

 Kentin s’élança et, en à peine quelques sauts, dépassa les deux dragons pour se positionner derrière eux. La mère se retourna un instant vers le jeune homme avant que les flèches de Charlotte ne l’atteignent de nouveau, rebondissant sur sa peau comme s’il s’agissait de vulgaires brindilles. Cela suffit néanmoins à redoubler sa colère et elle cracha un vent de flammes vers l’alchimiste qui l’évita de justesse.
 Kentin leva sa hache et la fit tourner un instant avant de l’affaisser la queue du monstre, mais celle-ci dévia au dernier moment. Son arme profondément enfoncée dans la terre, Kentin pesta en la dégageant avec difficulté. Le bébé dragon cracha quelques flammes de colère de voir sa mère attaquée, que l’alchimiste parvint à éviter en roulant sur le côté. La dragonne, semblant comprendre le manège des deux alchimistes qui l’encerclaient, tourna sur elle-même avant de laisser échapper un cri à en percer les tympans. Furieuse, elle se redressa et laissa retomber ses puissantes pattes sur le sol avant de déplier ses imposantes ailes sur les arbres qui l’entouraient, tel un violent ouragan. Jack enfouit sa tête dans la terre et replia ses jambes contre elle pour se protéger en voyant l’aile arriver vers elle. Un violent bruit et un puissant tremblement de terre plus tard, Jack osa enfin sortir de sa position pour voir ce qu’il s’était passé.
 La dragonne avait déraciné à elle seule presque tous les arbres qui l’entouraient et avait fait voler Charlotte et Kentin sur plusieurs mètres. Tous deux allongés au sol, ils paraissaient tout aussi sonnés que Jack. Toujours accrochée au tronc, elle leva doucement la tête pour constater que l’arbre où elle se trouvait avait été coupé en deux, la moitié supérieure reposant plus loin.
 Ses yeux s’écarquillèrent.
 La voie était libre.

 — Bordel ! s’énerva Charlotte, encore au sol.
 — Attention ! hurla Kentin.

 Prévenu par son compagnon, la femme alchimiste se décala de justesse tandis que la patte de la dragonne s’apprêtait à s’abattre sur elle. Charlotte roula sur la terre, récupéra son arc et visa de nouveau la créature. Kentin, lui, se relevait difficilement, sa hache en main, prêt à attaquer, leurs cachettes ayant été totalement détruites.
 Jack les observa nerveusement, priant pour qu’aucun n’ait remarqué que l’arbre où elle se trouvait avait été partiellement détruit aussi. Le cœur tambourinant dans la poitrine, la fille du chef tenta de se redresser, bien vite rappelée à l’ordre par la douleur intenable dans son pied. Si même des flèches ne pouvaient pénétrer la peau d’un Tyfon, rien d’étonnant à ce qu’elle se soit brisée le pied en en frappant un.
 Jack serra les dents, s’aidant de ses chaînes et du tronc pour se redresser sur un seul pied. Lorsqu’elle parvint enfin à se mettre debout, elle jeta un regard inquiet vers ses ravisseurs. Ceux-ci étaient toujours bien trop occupés à éviter les attaques des dragons pour lui prêter attention. Jack leva la tête ; si elle parvenait à grimper les deux mètres de tronc qu’il restait, elle pourrait s’enfuir. Elle appuya son pied valide sur le tronc pour s’élever, utilisant les chaînes pour ne pas glisser, mais dès qu’elle tenta d’utiliser son pied abîmé, la douleur l’emporta et son corps avec.

 — Si seulement j’arrivais à viser ses yeux ! pesta Charlotte en tirant une nouvelle flèche que la gueule du monstre réduisit en miettes. Cette chose bouge trop vite !

 Jack se redressa, refusant de laisser passer cette occasion. Elle glissa de nouveau en essayant de se mettre debout, la douleur dans son pied se rappelant à elle au moindre mouvement. Essoufflée et des gouttes de sueur froide glissant le long de son échine, elle leva les bras et tira sur ses chaînes de toutes ses forces pour se remettre debout. Derrière le tronc qui la maintenait relativement cachée, les cris de plus en plus enragés du dragon lui parvenaient en plus des flammes qui léchaient le sol jusque sous ses bottes. Jack abandonna l’idée d’utiliser son pied meurtri et décida de ne compter que sur la force dans ses bras et sa jambe encore valide pour se sortir de là. Son corps était peut-être plus froid que la normale et affaibli par endroit mais, peu importe ce qu’en pensaient Castiel ou son père, elle était certainement l’une des guerrières les plus fortes de son village ! Elle devait réussir et s’en sortir par elle-même et leur prouver à tous ce dont elle était capable. Il ne lui faudrait qu’encore un peu de temps avant qu’elle parvienne doucement, mais sûrement, à gagner en hauteur jusqu'à la fin du tronc.
 Jack entendit ce qui ressemblait à un cri de douleur de la part de la créature. L’agitation se fit plus forte et, avant qu’elle n’ait pu comprendre ce qu’il se passait, une giclée de sang lui éclaboussa les mains. La jeune fille jeta un rapide coup d'œil et comprit que la hache de Kentin avait finalement réussi à pénétrer l’épaisse couche d’écailles sur la queue de la créature, l’entaillant légèrement.

 — C’est le moment ou jamais ! hurla le jeune homme.

 Charlotte bandit son arc et le dirigea vers la gueule du dragon. Jack paniqua, comprenant qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps. Elle leva la tête vers les quelques centimètres qui la séparaient encore de la liberté. Elle ne pouvait pas abandonner maintenant, si près du but ! Les dents serrées et le corps trempé de sueur de l’effort que cela lui demandait, elle lança de nouveau ses bras pour se préparer à la dernière montée.
 Au même instant, la flèche de Charlotte parvint enfin à destination, pénétrant l'œil vermeil du dragon. Celui-ci recula, titubant, et balança sa tête de tous les côtés pour essayer de la déloger, sans succès.

 — Enfin ! cria de joie l’alchimiste.

 La créature hurla, bientôt suivi par son enfant, et s’agita furieusement, tapant des pattes et des ailes sur tout ce qui se trouvait sur son passage. Si le combat se terminait maintenant, Jack n’aurait jamais le temps de fuir sans être rattrapée ! Elle n’était plus qu’à un pas de la liberté. Un dernier élan et elle réussirait à s’enfuir.
 La dragonne blessée laissa échapper un dernier cri de fureur avant de s’envoler, son enfant près d’elle, quittant la forêt aussi vite qu’elle y était entrée.
Tout ne pouvait pas se terminer maintenant, pas après tous ces efforts ! Jack se hissa sur la pointe du pied mais sa semelle glissa inévitablement sur l’écorce. Pourtant, elle ne tomba pas au sol.
 Suspendue au bout de ses chaînes, Jack eut besoin d’un long instant pour comprendre ce qu’il s’était passé. Juste au-dessus de sa tête, la pointe d’une flèche. À une seconde près, elle lui serait rentrée dans le front. Elle avait traversé le tronc en passant entre les maillons de la chaîne, la maintenant en l’air. Ahurie, Jack pencha la tête pour voir de l’autre côté de l’arbre.
 Charlotte et Kentin, essoufflés et couverts de boue et de sang, l'observaient en retour. La femme alchimiste brandissait encore son arc dans sa direction, la poitrine se soulevant et s’affaissant au rythme d’une respiration saccadée.
 Jack soupira. Elle avait encore sous estimé ses opposants.


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