dimanche 25 septembre 2022

“Le Dragon des Glaces” ♦ Chapitre 5



 Le crépitement du feu vint chatouiller ses oreilles et une lumière orangée apparut sous ses paupières désespérément closes. La conscience lui revenant peu à peu, Jack sentit la chaleur de ce feu danser sous son nez, la tentant à se réveiller, mais son corps refusait de répondre à l’appel. Quel jour était-il ? Où se trouvait-elle ? Elle se souvenait s’être couchée dans son lit habituel, dans la maison de Nathaniel, après sa conversation houleuse avec lui. Mais il y avait autre chose. Une douleur acide circulant dans ses muscles, un goût pâteux dans la bouche, un vent frais se couchant sur sa joue. Elle ne se trouvait pas chez Nathaniel.
 Ses mains se serrèrent doucement. Sous son corps, une pierre dure et froide. Sur son dos, une fourrure épaisse qui la recouvrait entièrement. Avec la chaleur du feu, elle aurait presque pu s’abandonner à la sensation d’apaisement que cela lui provoquait, mais son instinct de survie lui hurlait de se réveiller. Ses membres si lourds ne parvenaient à se soulever et ses paupières refusaient toujours de s’ouvrir.
 Elle n’était pas chez Nathaniel.
 Nathaniel…
 Le sang… le coup sur sa tête… les alchimistes.

 — Nathaniel ! hurla-t-elle paniquée, la voix enrouée.

 Son buste se redressa plus vite que ses yeux ne s’ouvrirent, éblouis par le feu qui brûlait à seulement quelques centimètres d’elle.

 — Nathaniel ! cria-t-elle de nouveau, comme espérant le voir arriver.

 Il n’était pas mort, pas vrai ? Il respirait encore, sur le moment, elle s’en souvenait. Mais après… elle était partie. Elle n’avait pas eu le choix. Ils l’avaient poursuivis. Puis les cordes tout autour d’elle. La boisson étrange. Le sang de cet étranger qui coulait sur sa gorge comme s’il était le sien.
 Jack, dont les yeux embués ne discernaient rien d’autre qu’une lumière éblouissante, porta la main à son visage, la deuxième suivant instantanément. Plusieurs secondes lui furent nécessaires pour comprendre qu’elles étaient enchaînées l’une à l’autre. Sa respiration se fit plus saccadée tandis qu’elle écartait violemment la couverture sur ses épaules. Ses chevilles étaient enfermées de la même manière, à la seule différence qu’un clou en pierre maintenait fermement les chaînes. D’instinct, Jack tira sur ses jambes mais fut accablée par la vérité qui se dessinait sous ses yeux. Elle était maintenue au sol. Les alchimistes l’avaient enlevée.
 La fille du chef essaya de retirer le clou mais celui-ci était scellé à la pierre, comme par magie. Cette magie étrange que ces étrangers pratiquaient et dont elle avait déjà été témoin.
 Sa respiration s’accéléra. Désormais totalement réveillée, Jack balaya l’environnement du regard. Le ciel étoilé lui indiqua qu’il faisait encore nuit, bien qu’elle n’eut aucune idée de combien de temps elle avait dormi. Ils se trouvaient sur un plateau rocheux, entourés par une forêt dense qu’elle ne reconnaissait pas.
 Jack leva la tête pour regarder par delà le feu de bois, une angoisse la prenant à l’idée qu’ils aient pu enlever ses amis aussi, mais il n’y avait personne d’autre. Elle se trouvait seule ici. Même les deux étrangers n’étaient pas présents. Cela aurait été l’occasion idéale de s’enfuir, si seulement ces chaînes ne la maintenaient pas au sol. Jack tapa de frustration sur ce clou, pestant contre la douleur que cela provoqua dans sa main. N’y avait-il vraiment aucune solution ? Pourquoi l’avaient-ils enlevée, elle ? Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien lui vouloir ? Bien qu’une curiosité morbide la poussait à savoir, l’envie de s’enfuir avant qu’ils ne reviennent était plus forte. Néanmoins, sans arme pour se défaire de sa prison, elle était condamnée à attendre ici. Ils devaient avoir tout prévu. Ils étaient surentraînés et deux fois plus nombreux qu’elle. Même si ça la torturait de l’admettre, ils étaient trop forts.
 Si elle souhaitait s’enfuir, il lui faudrait réfléchir à un plan.
 Ses mains accrochées l’une à l’autre retombèrent sur la couverture en fourrure à ses pieds. Ses yeux se posèrent ensuite sur ceux-ci. Des chaussures inconnues reposaient à côté. Elle avait dévalé hors de la maison en ne portant que de fines chaussettes en laine qui étaient encore pleines de boue. Sentant le froid dans ses extrémités, la fille du chef se pencha et enfila les chaussures sans réfléchir. La couverture, les chaussures… ils avaient l’air de faire attention à la conserver au chaud, malgré les hautes températures de l’été qui auraient dû suffir à n’importe qui. Seraient-ils au courant de sa condition particulière ? Non, c’était improbable. Comment le pourraient-ils ? À sa connaissance, personne n’avait jamais rencontré un dragon des glaces ou, du moins, n’en était revenu en portant la même malédiction sur les épaules. Dans la plupart des villages, le dragon des glaces relevait d’ailleurs plus du mythe que de la réalité.
 Par delà le feu et venant tout droit de la forêt noire, une silhouette apparut. Une taille haute, un long manteau sombre sur les épaules, des cheveux courts et bruns. Jack le reconnut en un instant. Cet étranger, l’alchimiste.
 Elle déglutit, s’immobilisant inconsciemment.

 — Tu es réveillée ? demanda-t-il d’une voix neutre.

 Jack l’ignora, restant muette, sans cesser de le dévisager pour autant. Quel âge pouvait-il bien avoir ? Il lui semblait avoir à peu près le même âge que Nathaniel, mais pour être aussi fort, il devait avoir voyagé pendant des années. Serait-il possible qu’un jeune homme ait acquis autant de connaissances et de puissance en si peu de temps ?
 L’inconnu s’assit en tailleur en face d’elle, de l’autre côté du feu.

 — Comment tu te sens ?
 — Qui êtes-vous ?

 Sa voix était plus assurée qu’elle ne l’aurait cru compte tenu des tambourinements de peur dans sa poitrine. Et s’il décidait de l’attaquer de nouveau ? Cette fois-ci, ce serait infiniment plus difficile de se défendre avec les membres attachés.
 Les sourcils froncés, elle ne le lâcha pas du regard, espérant bien une réponse. Il la regardait avec une indifférence qui la perturbait. C’était comme si cette situation était tout à fait normale pour lui.

 — Kentin.

 Un prénom. Ce n’était pas ce qu’elle voulait. Un prénom, ça ne lui disait rien. Ça ne lui donnait aucune information sur lui. Ce n’était pas ce qu’elle souhaitait savoir.
 Pourtant, elle se contenta de questionner :

 — Et l’autre femme ?
 — L’autre femme c’est Charlotte. On voyage ensemble. Là, elle surveille les alentours.

 Jack déglutit encore plus difficilement que précédemment. “Voyage” ? Qu’est-ce qu’il entendait par “voyage” ? Kidnapper les gens, c’était ça que faisaient les voyageurs là d’où ils venaient ? Tout ça n’avait aucun sens. La fille du chef baissa son regard, sentant le désespoir la gagner.

 — Tu dois avoir faim, remarqua-t-il nonchalamment. Tu as dormi trois jours.
 — Quoi ?

 Cette simple potion mystérieuse l’avait endormie pendant trois jours entiers. C’était difficile à croire.

 — Qu’est-ce que vous me voulez ?

 Ignorant ostensiblement sa question, le dénommé Kentin se pencha sur un sac que Jack n’avait pas remarqué jusque-là. Il en ressortit un morceau de pain et le lui lança par-dessus le feu. La jeune fille l’attrapa sans réfléchir, dévisageant son interlocuteur.

 — Qu’est-ce que vous me voulez ? répéta-t-elle, sentant la colère la gagner.
 — Tu devrais manger.

 Sans réfléchir, Jack lui relança le morceau de pain au visage avec toute la force dont son corps affaibli disposait.

 — Répondez-moi ! hurla-t-elle. Et Nathaniel, qu’est-ce que vous lui avez fait ? Vous l’avez tué ?

 S’ils l’avaient tué, s’ils avaient osé faire ça… elle ne leur pardonnerait jamais. Elle se libérerait de ses chaînes à un moment ou à un autre et les tuerait l’un après l’autre pour avoir osé poser la main sur lui.
 Des larmes de rage lui vinrent aux yeux tandis que l’alchimiste lui répondait doucement, le pain entre les mains.

 — Le médecin ? On ne l’a pas tué.
 — J’ai vu du sang ! Vous l’avez agressé !
 — C’était juste de quoi l’éloigner un moment. À l’heure actuelle, il doit être à ta recherche avec les autres.

 La froideur de sa voix l'interpella. Savoir que la personne qu’il avait kidnappée était recherchée ne lui faisait pas peur ? Si trois jours étaient bel et bien passés, Castiel et les autres chasseurs de dragons avaient dû être mis au courant. Et ça ne lui faisait rien ? Cela semblait l’indifférer totalement de savoir que tout un village était probablement à la recherche de la fille du chef. Comme si…
 Comme s’il savait qu’il pourrait se débarrasser d’eux tous sans aucun effort s’il le souhaitait.
 C’était pour cela qu’il était aussi certain quant au fait que Nathaniel n’était pas mort, pas vrai ? Car s’ils avaient voulu le tuer, ils l’auraient fait.
 Jack frissonna.

 — Qu’est-ce que vous me voulez ? questionna-t-elle de nouveau, une once nouvelle de désespoir dans la voix.

 Quelque chose lui disait que, quelle que soit la réponse, elle ne retrouverait pas les autres avant un bon moment. Ils ne la laisseraient pas partir aussi facilement.
 Le dénommé Kentin baissa les yeux sur le pain dans ses mains. Celle de gauche était enroulée dans un tissu brun. Même s’il ne laissait rien transparaître, la douleur devait encore se faire sentir. Elle avait failli lui échapper. Si seulement cette Charlotte n’avait pas été là. Elle ne les battrait jamais tant qu’ils seraient tous les deux.

 — Est-ce que tu as froid ? demanda-t-il en relevant la tête pour planter ses yeux dans les siens.

 Jack se sentit frissonner du bas de son dos jusqu’à sa gorge.

 — N-Non, mentit-elle.

 Kentin sourit, faisant tourner le pain dans ses mains.

 — Vraiment ?

 La fille du chef se frotta la joue, l’autre main pendante au bout de la chaîne. Son regard se faisait lourd sur elle. Il savait.

 — Pourquoi vous me demandez ça ?

 Le jeune homme se redressa, la nourriture toujours dans sa main valide, et commença à marcher autour du feu. À le voir se diriger vers elle, Jack eut un sursaut, commençant à reculer sans réfléchir, malgré ses pieds qui l’empêchaient d’aller bien loin.

 — C’est quoi votre problème ?! s’énerva-t-elle.

 L’homme s’arrêta, l’air hésitant.

 — Tu as rencontré un dragon des glaces, pas vrai ?

 Les yeux de Jack s’écarquillèrent.
 Elle déglutit, hésitante.

 — De quoi est-ce que vous parlez ?

 Kentin s’approcha et s’accroupit pour se mettre à sa hauteur. Jack, qui ne pouvait plus reculer, n’eut d’autre choix que de le laisser se rapprocher bien trop près d’elle.
 Il prit sa main, lui provoquant un sursaut de peur incontrôlable. Elle tenta de se débattre mais il la maintenait fermement malgré sa blessure.

 — Lâchez-moi !
 — Qui a la peau aussi froide en plein été ?

 Il lâcha sa main et Jack, ayant tiré de toutes ses forces pour se défaire de son emprise, tomba en arrière, ses coudes heurtant le sol. Elle se redressa bien vite tandis que l’étranger se contentait de l’observer. Il se redressa et retourna s’asseoir à son ancienne place.

 — Tu n’as pas juste rencontré un dragon des glaces, pas vrai ? Il t’a attaqué aussi.

 Jack fronça les sourcils, observant ses mains. Celle qu’il avait prise dans la sienne lui brûlait.
 L’envie de continuer à mentir disparut bien vite. À quoi bon ? Elle n’avait rien d’autre à faire que discuter avec lui à cet instant précis.

 — Comment vous le savez ?

 Kentin sourit, comme heureux qu’elle abdique et avoue enfin la vérité.

 — Je te l’ai dit, personne n’a la peau aussi froide en plein été. Les cicatrices sur ton visage ont été un bon indice aussi.
 — Ça pourrait être dû à n’importe quoi, protesta-t-elle.

 Son regard rejoignit celui du jeune homme qui semblait l’avoir attendu tout ce temps.

 — J’ai connu quelqu’un comme toi.

 Son cœur manqua un battement.

 — De quoi ?
 — Quelqu’un qui avait la peau tout aussi froide en plein été.

 Jack détourna les yeux, cherchant quelque chose à quoi se raccrocher, mais il n’y avait rien d’autre que ces chaînes contre ses poignets et ce feu dansant près de son corps. Ce corps qui ne réchauffait pas malgré les vêtements, la couverture, les chaussures.
 La jeune femme déglutit.

 — Il a été attaqué par un dragon des glaces aussi ?
 — Oui.

 Elle releva la tête, prise d’un espoir qu’elle n’avait jamais connu. Ses mains frappèrent le sol tandis qu’elle se penchait en avant.

 — Qui est-ce ?! Où se trouve-t-il ?

 Le jeune homme hésita, baissant les yeux un instant.

 — J’ignore où il se trouve.

 L’espoir qui l’avait gagné la quitta aussitôt, ne lui laissant qu’une déception amère. Ça ne pouvait pas être aussi simple, pas vrai ? Rencontrer quelqu’un comme elle, qui avait vécu la même expérience, qui serait capable de la comprendre comme jamais personne auparavant.
 L’alchimiste prit appui sur le sol et se leva de nouveau, contournant le feu pour la rejoindre. Cette fois-ci, Jack ne bougea pas.

 — C’est pour ça que j’ai besoin de toi.
 — Comment ça ? l’interrogea-t-elle en tournant la tête vers lui, soupçonneuse.
 — Nous sommes à sa recherche. Je pense que tu peux nous aider à le retrouver.

 La fille du chef se pinça les lèvres, sentant son cœur taper lourdement dans sa poitrine.

 — Qui est-ce ? demanda-t-elle de nouveau.

 Kentin ignora sa question et lui tendit le pain pour la pousser à manger. Son ventre criait famine mais elle ne se voyait pas accepter aussi facilement.

 — Qu’est-ce qui vous fait croire que je peux vous aider ?
 — Je n’en sais rien, répondit-il froidement.

 Ses yeux se baissèrent sur le pain, l’agitant sous son nez.

 — Mais je dois tout tenter pour le retrouver.

 Jack déglutit, accablée par le désespoir dans son regard. Depuis combien de temps le cherchait-il ? Était-ce une personne importante pour lui ? À tel point qu’il irait kidnapper quelqu’un, quitte à se faire pourchasser par tout un village ennemi, juste dans l’espoir fou de le retrouver ?

 — Mange, ordonna-t-il.
 — Hors de question ! tonna-t-elle.

 Le jeune homme fronça les sourcils.

 — Tu dois gagner des forces, tu as dormi pendant des jours.
 — Qu’est-ce qui me dit que ce n’est pas empoisonné, hein ?

 Kentin rit, comprenant enfin d’où venait le problème. Il coupa le pain en deux et lui tendit la moitié.

 — Et si je mange avec toi ?

 Jack se redressa et, des deux mains enchaînées, prit le morceau à l’opposé de celui qu’il lui tendait, une expression de défi sur le visage. Et s’il avait empoisonné cette moitié-là seulement exprès ? Elle n’était pas si stupide que ça !
 Cela sembla néanmoins beaucoup amuser l’alchimiste qui garda sa moitié et retourna s’asseoir de l’autre côté du feu, mordant dans le morceau de pain. L’estomac vide de Jack se rappela alors brusquement à elle, grondant bruyamment. Jack se sentit rougir en entendant Kentin rire à ce son, se cachant derrière son morceau. Bien qu’encore un peu hésitante, elle enfourna la nourriture dans sa bouche et se délecta du goût délicieux sur sa langue. Le pain avait des arômes d’orange et de raisin, le rendant plus sucré que ceux qu’elle avait l’habitude de manger à la maison. Elle finit sa portion en moins d’une minute.
 Jack ne s’aperçut que Kentin l’observait en souriant qu’après avoir terminé. À l’exception de la première bouchée, il n’avait pas retouché à son morceau. Son ventre cria à sa place et il lui jeta sa part qu’elle ne put s’empêcher d’accepter, rattrapée par la faim. Le jeune homme sortit également une gourde qu’il lui passa. La bouche désespérément sèche, Jack oublia ses appréhensions et la finit en une seule gorgée.
 Rassasiée, Jack reposa la gourde sur le sol et s’essuya le coin de la bouche, un soupir de soulagement aux lèvres. L’eau n’avait pas eu de goût bizarre supposant qu’il aurait pu glisser quelque chose à l’intérieur mais, même s’il avait prétendu avoir besoin d’elle, ça ne signifiait pas qu’elle pouvait lui faire confiance. Et s’il voulait seulement l’étudier avec ses pouvoirs d’alchimiste bizarres ? Ou lui couper la tête et récupérer son sang comme il l’avait fait avec le Lycor ? Des frissons parcoururent sa peau.
 Non, définitivement, elle ne devait pas baisser sa garde, sous aucun prétexte.

 — Tu te sens mieux ? demanda-t-il en souriant, le menton reposant dans sa main blessée.

 Ignorant sa question, Jack observa son bandage de fortune. N’était-il pas en colère à cause de ça ? Il essayait d’être gentil mais ça ne devait certainement être qu’une façade pour l’amadouer. Il devait probablement cacher sa vraie nature, celle d’un tueur de dragons (et peut-être d’hommes) sans foi ni loi qui pratiquait l’alchimie et la magie, et qui n’avait pas hésité un instant avant de l’enlever pour son propre intérêt.
 Il pouvait être gentil et prétendre s’inquiéter pour elle, Jack ne tomberait pas dans ce piège.

 — Tu n’es pas facile, hein, rit-il face à son mutisme. J’ai compris.

 Il se releva et partit simplement vers la forêt, sans un mot, l’abandonnant à sa solitude. Quel garçon étrange, pensa-t-elle. Même s’il lui avait avoué ses intentions à demi-mot, Jack sentait qu’il lui cachait encore bien des choses. Qui était cet homme qu’il souhaitait à tout prix retrouver ? Comment pouvait-il être sûr qu’il était encore en vie, surtout dans cette condition, la même que Jack ? Si elle se laissait aller au pessimisme, elle aurait pu jurer que, qui que ce soit, cette personne était seulement partie mourir loin des regards indiscrets. Ou alors était-elle partie chasser le dragon des glaces, sans succès. C’était probablement ce qu’elle ferait, lorsque le temps serait venu de faire ses adieux. Partir en mourant des griffes de la créature qui l’avait condamnée, c’était le pire qu’elle pouvait espérer, mais également l’option la plus réaliste si elle était honnête.
 En aurait-elle seulement l’occasion ? On l’avait forcée à quitter les siens, sans lui laisser la possibilité de dire au revoir. Comment savoir combien de temps encore son corps tiendrait ? Surtout sous une telle pression, celle d’être emprisonnée et rattachée à deux dangereux personnages. Ils étaient peut-être suffisamment puissants pour terrasser un dragon des glaces s’il en croisait un, mais quelque chose lui disait qu’eux aussi en seraient incapables. C’était un combat qu’elle devait mener, elle, et certainement cette personne disparue. Quelque chose que personne d’autre qu’eux ne pouvait comprendre.
 Jack se laissa doucement tomber sur le côté. Ne résistant plus au froid qui agrippait violemment ses épaules, elle reprit la couverture dans ses mains et s’enroula à l’intérieur, posant son nez et ses joues glacées contre la douce fourrure. Oubliant l’appréhension et cette sensation malaisante que deux yeux verts l’observaient encore depuis la forêt, Jack n’écouta plus que sa fatigue et s’endormit sous la lumière apaisante de la lune.



 Des bruits de pas agités sur la pierre tout autour d’elle interrompirent sa nuit. Confortablement dissimulée sous sa couverture, Jack n’osa pas ouvrir les paupières, malgré la lumière du jour qui s’invitaient déjà sous elles. Son instinct lui intimait que prétendre continuer à dormir pendant encore quelques instants était la meilleure chose à faire. Tous ses sens aux aguets, la jeune femme ne put s’empêcher de retenir sa respiration, comme souhaitant se faire le plus discrète possible.

 — Tu dois la faire boire, dit une voix féminine.
 — Pour encore la transporter sur le dos ? protesta une voix masculine, celle de Kentin. On ira plus vite en la faisant marcher.

 La femme soupira. Des sons de sacs qui s’ouvrent et se referment se firent entendre, accompagnés du crissement métallique typique des armes que l’on décharge.

 — Et si elle s’enfuit, hein ? T’es prêt à me laisser lui tirer dessus pour la retenir ? douta la dénommée Charlotte.

 Jack sentit son cœur manquer un battement.

 — Elle ne s’enfuira pas. On va bien lui faire comprendre tout ce qu’elle risque de perdre si elle tente de s’enfuir.

 Le sang de la jeune femme se glaça d’effroi. La froideur de sa voix était méconnaissable en comparaison de l’apparente amabilité dont il avait essayé de faire preuve la veille avec elle. C’était bien ce qu’elle pensait. Il n’était clairement pas ce qu’il prétendait.
 Un talon tapa bruyamment sur le sol.

 — Et si c’est le cas, hein ? Tu l’as bien laissée s’échapper la première fois.
 — Ça n'arrivera plus. S’il y a un problème, contente-toi de l’immobiliser. On a besoin d’elle vivante.
 — Tu as besoin d’elle vivante, cracha-t-elle. Pas moi.
 — Tu es réveillée, Jack ?

 Cette dernière sursauta, ouvrant les paupières brusquement. Kentin l’observait en riant. En face de lui, Charlotte tourna la tête vers leur prisonnière, surprise elle aussi.

 — Jack, c’est bien ton nom, pas vrai ?

 La fille du chef ne répondit pas, se contentant de se redresser lentement, la couverture toujours sur le dos. Le soleil n’était pas bien haut dans le ciel, encore dissimulé derrière les arbres, preuve qu’il devait être dans les premières heures du jour à peine.
 Depuis combien de temps avait-il remarqué qu’elle ne dormait plus ?
 Charlotte, elle, pesta et lui tourna furieusement le dos, continuant à ranger les affaires. Elle semblait particulièrement agacée que Kentin ait continué à la faire parler tout en sachant que Jack écoutait. Que cherchait-il exactement ? Était-ce sa manière tordue de lui faire comprendre que Charlotte n’aurait, elle, aucun mal à l’éliminer s’il le fallait ?
 “On va bien lui faire comprendre tout ce qu’elle risque de perdre si elle tente de s’enfuir”, c’était probablement ce qu’il entendait par là. Même si Kentin avait soi-disant besoin d’elle “vivante”, sa survie n’était en aucun cas assurée tant qu’elle resterait avec eux.
 Pour s’enfuir, il lui faudrait être plus intelligente qu’eux deux mais, pour l’instant, aucune issue ne se profilait.
 Le campement entièrement défait et leurs sacs et armes sur le dos, plus aucune trace ne restait de leur passage ici. Les restes de cendres avaient été entièrement débarrassés et la roche était aussi lisse qu’elle devait être à leur arrivée. Toujours de mauvaise humeur, Charlotte s’avança vers Jack, lui retira brutalement la couverture et tapa du pied sur le clou en pierre. Une légère lumière bleue émana de sous sa semelle tandis que le clou se désintégrait en une centaine de petites roches, glissant entre ses chevilles. Jack ne put s’empêcher d’observer le spectacle avec des yeux ronds d’admiration, attestant pour la première fois en face des pouvoirs de ces alchimistes. Elle n’avait même pas eu besoin d’utiliser ses mains !

 — Maintenant tu te débrouilles pour la faire marcher, s’agaça Charlotte auprès de Kentin, toujours souriant derrière elle. Mais elle a pas intérêt à nous mettre à la traîne.
 — Fais-moi confiance, répondit-il, les mains dans les poches, sans quitter Jack des yeux.

 Elle n’aimait pas ce regard qu’il posait sur elle. Décidément, plus le temps passait, et moins elle lui faisait confiance. Ses manières doucereuses ne faisaient qu’ajouter au soupçon qu’elle ressentait à son égard. Au moins, Charlotte avait l’air d’être claire dans ses intentions. Impossible d’en dire autant de lui.
 Il s’approcha et, avant que Jack n’ait le temps de s’éloigner, il saisit les chaînes à ses poignets des deux mains. De celle valide s’échappa alors la même lumière bleue et enchanteresse qui avait émané du pied de Charlotte quelques instants auparavant. De son pouce, il ouvrit le métal en deux comme s’il s’agissait de terre et libéra une de ses mains. Il s’empressa de refermer la chaîne sur la main opposée à la sienne, scellant le métal avec la même facilité déconcertante, les liant alors tous les deux. Il s’attarda ensuite sur ses chevilles et, l’une après l’autre, les sortit de leur prison. Il rangea les chaînes désormais ouvertes dans sa poche de manteau. Puis, sans attendre, il se redressa, emportant Jack au passage. Cette dernière était restée sans voix, subjuguée par son usage de la magie. Ou était-ce bel et bien de l’alchimie ? La jeune femme n’était pas bien sûre de comprendre la différence. Tout ce qu’elle savait à présent c’était qu’elle avait eu raison. Il existait en ce monde autre chose que la médecine traditionnelle de Nathaniel. La croirait-il lorsqu’elle le lui raconterait ?
 Aurait-elle jamais l’occasion de rentrer pour le lui raconter ?
 Avant que Jack ne puisse dire quoi que ce soit, une lame se retrouva sous sa gorge.

 — Un seul mouvement suspect et je serai obligé de l’utiliser, la menaça-t-il avec froideur.

 Son visage ne riait plus et ses yeux émeraude la transperçaient avec violence. Il avait sorti son arme en moins d’une seconde, sans qu’elle ne remarque rien.
 Jack déglutit difficilement, sentant la dague ricocher contre sa gorge.

 — Je n’en ai pas l’intention.

 Elle n’était pas bien certaine à ce moment-là de dire la vérité ou non. Fuir dans ces conditions paraissait difficile, si ce n’était improbable, d’autant moins avec Charlotte qui ne la quittait pas des yeux non plus. Aucun des deux ne semblait la croire. À juste titre, elle ne les croyait pas non plus lorsqu’ils insinuaient ne pas vouloir la tuer si elle obéissait.
 Kentin appuya sur la dague, l’enfonçant contre sa peau, juste à la limite pour ne pas la couper, puis la retira sans la blesser. Jack reprit difficilement son souffle, ne quittant pas son bourreau des yeux. Il tira brutalement sur son bras pour l’inviter à les suivre. Charlotte attendait quelques mètres plus loin en bordure de forêt.

 — Où est-ce que vous m’emmenez ?! l’interrogea-t-elle.

 Kentin sourit.

 — Tu le sauras bien assez tôt.

 Et ce fut sans plus d’informations qu’ils pénétrèrent dans la sombre forêt pour entamer une longue journée de marche en silence.

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