Rayan se reposa contre le bord de la table, une main dans la poche, l’autre tenant son téléphone portable à son oreille. Il avait attendu que la salle des professeurs se vide, ne le laissant plus que le lui et le ronronnement de la machine à café. Le regard dirigé vers la fenêtre, il observait avec appréhension le ciel bleu de cette fin de matinée se charger de lourds nuages gris et menaçants, annonçant le début d’un orage. Comme un signe prémonitoire de la conversation qu’il s'apprêtait à avoir et qui ruinerait certainement sa journée.
À l’autre bout du fil, la connexion se fit enfin. Il lui fallut une longue seconde avant de s’exprimer :
— Allo maman ? C’est moi.
Un silence réprobateur lui répondit. Il ajouta :
— Bonne année.
— C’est maintenant que tu appelles ?
— Je suis désolé. J’ai été très occupé, mentit-il.
Sa mère le connaissait suffisamment pour reconnaître un mensonge de son fils lorsqu’elle en entendait un, même à des milliers de kilomètres et au téléphone. Rayan s’en doutait mais il avait été incapable d’imaginer une meilleure excuse.
Des semaines, des mois, qu’il appréhendait cette conversation. Il avait égoïstement espéré n’avoir jamais à le faire mais les réprimandes et rappels incessants de Mehdi l’avaient convaincu. À cause de son silence radio, c’était lui qui se prenait tout le courroux de sa mère, et cela avait fini par le culpabiliser. Il ne pouvait plus compter éternellement sur son frère pour porter tout seul le poids de ses décisions et des conséquences que cela avait eu sur leur famille. À son âge, il était temps d’assumer, mais sa mère restait la personne la plus intimidante qu’il connaissait.
— Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça, hein ? Presque six mois sans un coup de fil, sans une nouvelle en dehors de quelques SMS, et maintenant tu m’appelles comme une fleur ? Tu n’as pas honte ?
La colère de sa mère avait le même impact sur lui à trente-trois ans qu’à vingt-cinq, douze ou cinq ans. Ses épaules s’affaissèrent sous le poids de la honte, sentant son regard sévère sur elle de l’autre bout du combiné.
— Je suis désolé, répéta-t-il.
— Non mais vraiment, Rayan ! Je me demande bien ce qui te prend. Depuis ta rupture avec Emilia, tu n’es plus le même. Je ne te reconnais pas.
C’était pour cette raison qu’il ne souhaitait pas la recontacter, qu’il ne trouvait pas le courage de l’avoir au téléphone : il savait qu’à la seconde où il le ferait, elle lui parlerait d’Emilia. Elle n’avait que ce nom à la bouche, déjà lorsqu’ils sortaient encore ensemble. Sa belle-fille faisait sa fierté : de bonne famille, éduquée, qui aimait les enfants, belle et toujours à s’occuper d’elle comme si elle était sa propre mère.
Elle ne la connaissait pas comme Rayan la connaissait.
Il y avait des tas d’aspects de sa personnalité dont elle ignorait l’existence. Le croirait-elle seulement s’il les racontait ? Probablement pas.
— J’ai juste décidé de me consacrer à mon travail. Je vais bientôt être publié dans une grande revue internationale ! s’exclama-t-il en se redressant, piqué dans son orgueil qu’elle ne reconnaisse jamais ses talents. Ça fait des années que je travaille des-
— Quelle importance ça a si tu n’utilises pas l’argent de ton travail pour t’occuper de ta femme et de tes enfants, hein ? le coupa-t-elle. Tu as déjà trente-trois ans, Rayan. C’est vraiment ça que tu as décidé de faire ta vie ?
Le professeur ne répondit pas, se contentant de se laisser tomber sur une chaise en silence, les yeux toujours perdus sur le ciel désormais recouvert de nuages.
— Est-ce que tu te rends seulement compte de la honte que tu as provoqué sur notre famille en interrompant tes fiançailles ? À seulement quelques semaines de la cérémonie ?
La main de Rayan se serra sur le combiné. Une envie pressante de lui raccrocher au nez pour ne pas avoir à lui répondre ou s’expliquer le torturait, mais il savait que s’il se permettait une telle chose, sa mère serait capable de venir jusqu’ici pour le lui faire payer en personne.
— Emilia et moi nous ne voulions pas les mêmes choses dans la vie, expliqua-t-il le plus calmement possible. Nous n’aurions pas été heureux ensemble.
— De quoi est-ce que tu parles ? Une famille, des enfants, ce n’est pas ce que vous souhaitiez tous les deux ? Vous êtes restés ensemble pendant sept ans !
Rayan déglutit difficilement. Une famille, des enfants ? C’était tout ce dont il avait rêvé à ses côtés pendant des années. Puis la nouvelle de son infertilité était tombée. Leur relation n’avait plus jamais été la même après ça.
— Tu lui as brisé le cœur.
— Je ne...
Le professeur se mordit la joue pour se retenir de répondre. Il sortit la main de sa poche et la posa contre son front, accablé par toutes ces accusations dont il ne pouvait se défendre. Rayan, aussi, avait bien profité de la réécriture de cette histoire lorsqu’il était parti. “Je ne l’aime plus” était infiniment plus facile à dire que “Elle me déteste de ne pas pouvoir lui donner d’enfants”. Passer pour le méchant lui avait convenu pendant un temps, si cela lui permettait de ne jamais avoir à avouer la vérité de leur relation chaotique. Tout le monde l’avait cru, Olympe y compris. Personne ne remettait en cause sa version des faits ou ne le questionnait plus en détail. Cela lui convenait, ainsi.
Mais entendre sa mère l’accuser de cette façon lui retournait le ventre. N’aurait-elle pas dû être de son côté et le soutenir ? Même s’il était en tort, il restait son fils. Et, dans cette histoire, il n’avait fait que fuir une relation toxique qui le tuait à petit feu avant qu’il ne soit trop tard.
— Je veux me consacrer à ma carrière. Est-ce que tu peux comprendre ça ?
Sa mère soupira bruyamment à l’autre bout du fil, signe qu’elle était loin d’accepter une chose pareille. Pas elle qui plaçait la famille avant tout.
— Tu comptes te marier à quarante ans et avoir des enfants à cinquante peut-être ? Tu n’es pas sérieux !
— Et si je te disais…
Il déglutit.
— Et si je te disais que je n’ai pas envie de me marier ?
Ses yeux se fermèrent un instant, cherchant le courage de poursuivre.
— Ni maintenant, ni jamais.
Sa mère ne répondit pas de suite. Pour réussir à lui couper ainsi la parole, il avait dû frapper là où ça faisait mal.
— Ça ne va pas de me dire une chose pareille ? s’emporta-t-elle. Tu veux me faire faire un arrêt cardiaque ?
Rayan soupira, le front toujours dans sa main, il posa le coude sur la table. Sa mère ne manquait jamais d’utiliser son cœur fragile comme excuse pour ne jamais laisser ses fils s’exprimer. Déjà, lorsqu’il avait dix-huit ans, c’était comme cela, mais en trente-trois ans il ne l’avait même jamais vu attraper le moindre rhume. Sa santé de fer ne se pliait que lorsque cela l’arrangeait.
— Tu dois me laisser vivre ma vie, maman, soupira-t-il.
— Et tu comptes me laisser sans petits enfants ?
— Tu en as déjà trois avec Mehdi ! s’énerva-t-il.
— Oui mais j’ai deux fils ! Emilia m’a dit à quel point elle rêvait d’avoir des enfants avec toi. Tu n’as pas honte de l’avoir abandonnée à trente ans passés sans rien ni personne ?
— Je m’en fous d’Emilia ! On n’est plus ensemble, tu dois te faire à cette idée !
Rayan regretta instantanément d’avoir élevé la voix, sachant que ça se retournerait contre lui. Il se redressa, s’adossant contre la fenêtre tandis que de fines gouttes de pluie commençaient à tomber.
— Comment oses-tu me parler sur ce ton ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ! Et Emilia a fait partie de notre famille pendant sept ans, elle mérite un peu de respect !
— Je... je suis désolé mais...
— Tu l’as trompée, c’est ça ?
— De quoi ?
Le choc le fit se redresser d’un coup.
— C’est ce qu’elle pense et moi aussi. Tu es allé rejoindre une autre femme c’est ça ?
— Quoi ? Mais non ! Attends... c’est elle qui t’a dit ça ?
Un vent de colère l’envahit, serrant le poing pour se retenir d’hurler tout ce qu’il pensait de cette femme avec qui il avait partagé sa vie pendant autant d’années. L’idée qu’il ait pu l’aimer lui paraissait invraisemblable désormais, tant la haine avait taché tous ses souvenirs heureux avec elle.
— Tu ferais mieux de me dire la vérité, Rayan.
— Je ne te mens pas ! Je ne l’ai pas trompée, je ne peux pas croire qu’elle t’ait dit ça. Tu vas la croire elle et pas moi ?
Le professeur soupira d'exaspération. Emilia avait véritablement retourné le cerveau de sa mère, profitant de son éloignement d’avec elle. Son ex-compagne ne pouvait pas reconnaître sa part de responsabilité dans leur rupture et essayer d’aller de l’avant ; elle se devait de détruire tout ce qu’il avait laissé derrière lui.
— Emilia ne m’a jamais menti, contrairement à toi.
Rayan se retourna vers la fenêtre, comme pour cacher sa fureur au vide de la pièce.
— Je n’aurais jamais fait ça, susurra-t-il, toujours ahuri que sa mère puisse croire un mensonge si odieux.
— Tu vas me dire que tu as passé ces six derniers mois tout seul à l’étranger ? Ne me prends pas pour une idiote !
— Je n’ai personne. Je ne veux être avec personne !
Du moins, pas sérieusement. Parce que ce qu’il avait vécu avec Emilia, il ne voulait pas le revivre avec quiconque. Il avait fait une croix sur cette vie-là ; le mariage, les enfants. Ses rêves de famille.
— Tu me déçois énormément Rayan.
Le professeur baissa la tête, éreinté. Il se doutait que la conversation se déroulerait de cette façon mais il avait clairement sous estimé l’énergie que cela lui demanderait. Devoir se défendre des mensonges de son ex n’avait fait que rajouter une couche de difficulté.
— Je vais devoir raccrocher, répondit-il simplement.
— Déjà ?
— J’ai du travail.
Il marqua une pause avant d’ajouter :
— Je te rappelle bientôt.
Rayan lui laissa à peine le temps de répondre qu’il raccrochait son téléphone. Il l’enfouit dans sa poche, le sentant brûler contre sa cuisse. La pluie tapait désormais bruyamment contre la vitre.
Il n’y avait que sa mère pour le faire s’emporter de cette manière, c’était bien pour cela qu’il l’avait évitée tout ce temps. Le professeur soupira, devinant bien qu’elle ne manquerait pas de se plaindre à Mehdi qui viendrait ensuite engueuler Rayan de s’être emporté de la sorte. Il se promit de la rappeler bien plus rapidement à l’avenir, espérant calmer le jeu.
Tandis qu’il commençait à rassembler ses affaires pour partir et finir de travailler chez lui, la poignée de la porte s’agita étrangement, comme si quelqu’un hésitait à rentrer.
— Oui ? interpella-t-il, pensant qu’il s’agissait certainement d’un étudiant.
Pourtant, à sa grande surprise, la porte s’ouvrit sur une personne qu’il connaissait bien mais n’avait pas vu depuis longtemps. Les roues d’un fauteuil roulant s’invitèrent d’abord à l’intérieur, bientôt suivi d’une jeune femme aux cheveux roux et lisses, coupés courts juste sous ses joues, et un air rieur qui ne trompait pas.
— Ada ?!
Cette dernière ouvrit grand les bras, un sourire tout aussi immense sur le visage. Des gouttes de pluies coulaient de sa frange et de son menton.
— Rara !
Le professeur rit joyeusement, toujours étreint par la surprise de la revoir ici, et contourna la table bien vite pour la prendre dans ses bras. Ils s’enlacèrent fermement avant que Rayan ne se redresse pour l’observer, ses mains toujours sur ses épaules trempées.
— Putain, j’avais oublié comment il pleut dans ce pays ! rit-elle joyeusement. Alors, t’es heureux de me voir ?
— Bien sûr ! C’est juste... je ne m’y attendais tellement pas. Qu’est-ce que tu fais ici ? Attends, d’abord, je t’en prie, installe-toi. Tu veux un café ?
— Avec plaisir !
Rayan s’empressa de dégager une chaise pour lui laisser de la place et il saisit deux gobelets pour les remplir de café noir.
— Comment tu savais que je serais ici ? questionna-t-il en se retournant vers elle.
— J’ai demandé à mes nouveaux collègues du département d’art où se trouvait le beau Rara Zaidi et on m’a dit que je le trouverai certainement ici !
Rayan revint à la table et posa les deux boissons avant de s’asseoir à côté d’Ada.
— Tes nouveaux collègues ?
— Et oui... je vais travailler ici à partir du semestre prochain !
La jeune femme joignit ses mains sous son menton et leva les coudes, battant furieusement des cils, comme si elle posait pour les photographes.
— Surprise !
— Vraiment ? C’est incroyable ! Au département d’ingénierie je suppose ?
— Oui, ils viennent juste d’ouvrir une spécialité en biomécanique et cherchaient des enseignants-chercheurs alors... j’ai sauté sur l’occasion ! Je pouvais pas manquer l’occasion de travailler à nouveau avec Rara. En plus j’ai d’autres amis ici, alors c’était tout bénef.
— Et l’université de Barcelone ?
— Oh tu sais, moi je n’y étais que pour un contrat d’un an et demi. J’avais déjà le mal du pays et quand tu es parti, ça a été encore pire ! J’avais qu’une envie, c’était de rentrer. L’espigouin, c’est vraiment pas pour moi. En six mois, j’étais toujours pas foutue de commander au restaurant !
Rayan rit de bon cœur à la plaisanterie de sa collègue même si, lui, il adorait l'Espagne et l’espagnol. Le pays lui manquait tous les jours.
La jeune femme s’étira longuement et prit une profonde inspiration.
— Je suis tellement soulagée d’être de retour, si tu savais !
— Ça me fait vraiment plaisir de te voir, dit-il sans réfléchir, ne parvenant plus à la quitter des yeux.
Revoir un visage connu et amical d’Espagne, après ces longs mois de solitude, c’était tout ce qu’il aurait pu espérer. Le regard pétillant d’Ada s’illumina à sa remarque et un sourire en coin déforma l’essaim de tâches de rousseur sur sa joue.
— Mais moi aussi tu m’as manqué ! dit-elle en se penchant pour lui frotter énergiquement le visage comme on le ferait à un enfant pour l’embêter. Regardez-moi ça le petit Rara comment il est tout émotif de me revoir, c’est vraiment trop mignon.
Rayan se défit de l’emprise d’Ada en riant, tenant ses poignets dans ses mains.
— Ohlala arrête avec ce surnom ! On dirait que j’ai huit ans. Pourtant si je me souviens bien, je suis ton aîné.
— D’à peine cinq petites années, c’est rien du tout.
La jeune femme bomba le torse et replaça ses cheveux humides derrière son oreille, présentant fièrement ses vingt-huit années sur cette Terre. Rayan rit et entama son café, bientôt suivi par son amie.
— Whoua ! s’exclama-t-elle. Il est vraiment dégueulasse ce café.
Rayan pouffa, se retenant de cracher le liquide brûlant dans sa bouche. Il connaissait peu de professeurs qui se permettaient un tel langage, surtout dans le département d’art où la moyenne d’âge avoisinait les soixante ans.
— J’ai rien de mieux à t’offrir, s’excusa-t-il.
— Bah, je suppose que c’est le prix à payer pour bosser dans l’éducation, plaisanta-t-elle.
La jeune femme recula légèrement son fauteuil de manière à pouvoir lui faire face.
— Alors raconte ! Quoi de neuf depuis ton départ ? Boulot, famille, vie amoureuse... je veux tout savoir !
Rayan sourit, amusé bien que légèrement embarrassé. Ada n’avait vraiment aucune retenue. Elle avait été la seule, à l’annonce de l’annulation de son mariage, à n’avoir pas hésité à lui poser des questions, là où la majorité de ses autres collègues avaient agi comme s’ils n’avaient rien entendu. Son côté sans-gêne l’avait un peu agacé sur le moment mais, avec le recul, il regrettait de ne pas lui avoir parlé plus ouvertement. Ada ressemblait un peu à son frère Mehdi : elle savait dire les choses lorsqu’il le fallait.
— Le boulot se passe bien, commença-t-il. Je travaille sur un papier en anglais qui devrait être publié bientôt.
— Nice !
Tandis que Rayan entamait le récit de ses aventures à l’université, deux autres professeurs ayant fini leurs cours pénétrèrent dans la salle pour déjeuner. Une fois les présentations passées, ils poursuivirent leur conversation.
— On m’a même attribué trois classes en Master cette année.
— C’est plutôt exceptionnel pour un enseignant ayant moins de trente-cinq ans, précisa Arthur François, le professeur d’Histoire de l’art médiéval et sous-directeur du département, le nez coincé dans son journal.
— Ah oui ? s’étonna Ada. C’est qu’ils doivent vraiment apprécier ton travail !
— Vous pouvez dire ça, oui.
Rayan ne put empêcher un sourire crispé. Difficile de faire comprendre discrètement à son amie que François avait été l’une des personnes qui s’étaient opposées à sa nomination et ne le portait ainsi pas dans son cœur. Il fallait dire que leur domaine de recherche, comme leurs méthodes d’enseignement, étaient diamétralement opposés. L’attitude New Age de Rayan ne plaisait certainement pas à tout le monde, dans ce milieu d’expertise où les apparences étaient primordiales et les faux-semblants légions.
— Et du côté amour, alors ? s’enquit Ada en lui donnant une tape sur le ventre. Est-ce que tu t’es trouvé quelqu’un ?
Mal-à-l’aise et ne souhaitant pas évoquer ce sujet devant ses autres collègues, Rayan haussa les épaules.
— C’est compliqué, répondit-il en prenant une gorgée de café.
— Oh non... ne me dis pas que tu sors avec une femme mariée... ou avec une élève, un truc du genre.
Le professeur manqua de s’étouffer, reposant brusquement son gobelet sur la table. De l’autre côté de celle-ci, le professeur d’Histoire de l’art rit sardoniquement.
— Oh, il n’aurait pas intérêt à faire ça. Ce serait mettre un terme à sa carrière, interjeta-t-il de nouveau.
— À ce point-là ? s’étonna Ada.
Elle aussi revenait juste d’Espagne, un pays où les relations entre professeurs et étudiants adultes étaient perçues bien différemment de la France. François releva les yeux de son journal et expliqua froidement :
— Notre département est principalement financé par des généreux dons d’anciens étudiants et de grands noms du monde de l’art. Nous avons des générations d’étudiants qui étudient entre ces murs. Si un professeur se permettait une relation avec un élève, ce serait remettre en cause toute son objectivité et ce serait s’assurer une avalanche de plaintes de la part des parents d’élèves.
Puis, lentement, le sous-directeur baissa la tête.
— Il serait poussé vers la sortie immédiatement pour éviter tout scandale.
— Ah ouais...
— Je ne sors avec aucune étudiante ! se défendit abruptement Rayan. Alors... pas la peine de s’inquiéter.
— J’espère bien pour vous.
Rayan déglutit, tentant de dissimuler son embarras. Ada, elle, ne sembla rien remarquer et poursuivit la conversation sur un autre sujet. La bonne humeur de son amie fit bientôt disparaître le malaise et, lorsque d’autres collègues de Rayan entrèrent dans la salle, il eut plaisir à tous les présenter. Ada resta une bonne heure à discuter avec lui, lui racontant ses nouveaux projets et sa vie sentimentale. Elle était seule et ne pensait pas encore vouloir se caser. “Tu imagines retirer ce magnifique corps du marché ? Ce serait du gâchis" avait-elle plaisanté, lui arrachant un rire à lui aussi. Cela lui ressemblait bien.
Ils se promirent de se revoir très bientôt, sur le campus ou à l’extérieur, pour échanger un déjeuner ou discuter autour d’une bière. Voilà des mois que Rayan n’avait pas passé du temps avec un véritable ami, ses collègues ne comptant certainement pas dans cette catégorie. De même pour ses élèves, y compris les plus sympathiques, ou les membres du club d’athlétisme. Quant à Olympe... elle était spéciale. Il n’aurait su comment la catégoriser.
L’idée de ne plus être seul dans cette ville où il peinait à trouver ses repères depuis des mois lui fut d’un immense soulagement. Leurs numéros échangés, il la contacta de nouveau dès le lendemain pour s’organiser une sortie. Euphorique à l’idée de retrouver Ada et leur complicité, il en oublia sa confrontation houleuse avec sa mère, Emilia et tous ces souvenirs douloureux qui l’attendaient encore en Espagne.
Il ne reparlerait pas avec sa mère avant des semaines.
♦♦♦
Mélody ne put retenir une grimace en voyant l’étalage de cartons qui attendait à être déballé dans la réserve. Son père avait soigneusement omis ce détail lorsqu’il lui avait demandé de passer dans l’après-midi, lors de la fermeture hebdomadaire du lundi, pour lui donner un “petit” coup de main. Il devait y en avoir au moins une vingtaine de cartons, empilés les uns sur les autres de manière bien peu équilibrée, et laissant à peine la place pour marcher. Le doigt encore posé sur l’interrupteur, Mélody ne trouvait pas le courage de commencer, son manteau sous le bras et un profond soupir au bord des lèvres. Une longue minute passée à observer l’intérieur de la réserve sans bouger se termina avant qu’elle ne se décide enfin à se mettre au travail. Elle avait été peut-être un peu trop gentille d’accepter aussi vite en pensant qu’elle était en pleine période d’examens. Son père avait tendance à se reposer sur elle plutôt qu’à embaucher quelqu’un. Depuis le départ de Tachi de la librairie, personne ne semblait faire l’affaire.
La jeune femme posa son manteau et son sac à main sur l’étalage d’invendus à sa droite. Elle se dirigea ensuite vers le premier carton, juste à hauteur de sa poitrine, et tira sur le scotch pour l’ouvrir. Mélody ignorait quel livre si génial avait pu pousser son père à en commander autant en une seule fois, aussi quelle ne fut pas sa déception en découvrant le dernier ouvrage poubelle d’un commentateur télévision connu pour ses remarques sexistes et racistes. Depuis qu’il avait annoncé sa présence aux élections présidentielles, tout le monde ne parlait plus que de lui. C’était un best-seller assuré pour son père et sa boutique spécialisée dans les livres de non-fiction. Mélody comprenait sa décision mais la déception fut bien grande ; quitte à devoir travailler autant, elle aurait aimé que ce soit pour un autre genre d'œuvre.
Si Tachi avait été là, il se serait certainement plaint aussi, rappelant à son père comment, “à l’époque”, il mettait en avant des livres de philosophie et de sociologie dans sa vitrine et non des ouvrages écrits par des porte-plumes sous-payés de pseudo politiciens véreux. Mélody sourit inconsciemment à l’imaginer fulminer et ruminer, tout en continuant de travailler parce qu’il faisait tout ce que Philippe, son père, lui demandait. Ce serait bien son genre. Tachi aboyait mais ne mordait pas, ou du moins il ne mordait plus. Son ami lui avait raconté son passé dans la rue et toutes les fois où il s’était retrouvé au poste de police pour s’être encore battu avec quelqu’un. Mais cela semblait loin, désormais. Tachi était la personne la plus gentille et drôle qu’elle connaissait.
Son sourire s’évanouit tout à coup, une lourde pression s’abattant sur son ventre. Le livre encore dans les mains et les coudes appuyés sur le bord du carton, Mélody sentit sa nuque s’affaisser. Tachi ignorait tous ses messages depuis des jours. C’était la première fois que ça arrivait. D’ordinaire, c’était plutôt Mélody qui était du genre à ne pas répondre, trop occupée par ses responsabilités. Ressentait-il la même chose dans ces moments-là ? Ce même poids désagréable sur le ventre, devenant à la fois trop lourd mais aussi étrangement vide en même temps ? Tachi était un repère dans sa vie depuis les quatre dernières années, toujours là, à n’importe quel moment du jour comme de la nuit, alors n’avoir brusquement plus de ses nouvelles - même si ce n’était que pour quelques semaines - lui faisait bizarre.
Après leur dispute de la dernière fois, il lui avait envoyé un message d’excuses qu’elle avait fini par accepter, se disant que c’était son humour qui était juste allé trop loin. Mais, depuis, il l’ignorait complètement. Il ne lui avait même pas souhaité la bonne année alors qu’il avait téléphoné à ses parents ! Une part d’elle était un peu en colère contre lui mais une autre, bien plus grande, était seulement attristée qu’il s’éloigne d’elle de cette façon.
Il lui manquait.
Si Tachi ne l’aimait pas, du moins pas comme ça, Mélody aurait quand même voulu qu’il reste à ses côtés. Comme ami, comme avant. Elle lui avait pardonné son faux pas et, pourtant, l’atmosphère était restée bizarre entre eux, sans qu’elle ne parvienne à comprendre pourquoi. Tachi n’était pas du genre à être mal-à-l’aise facilement alors, d’eux deux, il aurait dû être le premier à passer à autre chose. L’idée qu’elle ait pu tout raconter à ses parents l’inquiétait tant que ça ? Elle savait bien que l’approbation de ses parents comptait plus que tout pour lui mais pas au point de l’ignorer ainsi.
Sortant de sa léthargie, Mélody secoua la tête, abandonnant le carton des mains et se concentra sur le travail. Plus vite terminé et plus vite elle pourrait rentrer ! Elle commençait tout juste à déballer plusieurs exemplaires de leur emballage plastique que son téléphone sonna dans sa poche.
— Oui allo ?
— Mélody ? C’est moi, dit son père à l’autre bout du fil. Tu es arrivée au magasin ?
— Oui c’est bon. Mais dis donc, tu m’avais pas dit qu’il y aurait autant de travail à faire ! J’ai des examens à préparer, moi !
— Désolé, je pensais être là pour t’aider, mais mon rendez-vous chez le dentiste a été déplacé.
Mélody soupira. Son père était le champion des excuses pour ne pas travailler. Parler livres avec les clients toute la journée, ça lui plaisait, mais dès qu’il s’agissait de s’occuper de la réserve, il était aux abonnés absents.
— Mais t’en fais pas, je t’ai envoyé de l’aide, ajouta-t-il.
— De l’aide ?
Au même instant, la clochette située à la porte d’entrée tinta, lui indiquant que quelqu’un venait d’entrer. Mélody, qui avait fermé la porte à clé, se doutait qu’il ne pouvait s’agir d’un client.
— Philippe ?
Mélody salua rapidement son père et raccrocha, son portable dans une main, un livre dans l’autre et son regard dirigé vers la porte grande ouverte. Tachi, persuadé d’y trouver son ancien patron, pénétra dans la réserve en le cherchant du regard. Lorsque celui-ci se posa sur Mélody, il s’arrêta net dans son mouvement, les yeux écarquillés. Il ne s’était probablement pas attendu à la trouver là un lundi. Son manteau d’hiver était ouvert sur une chemise pourpre et un jean et son sac en bandoulière reposait nonchalamment sur son épaule, preuve qu’il était passé directement après le travail, où il essayait de faire plus attention à la façon dont il s'habillait.
— Mélody ? s’étonna-t-il.
— Tach… hey !
Avant même qu’elle n’ait pu l'interpeller, le professeur de lycée tournait déjà les talons. Sans réfléchir, la jeune femme se lança à sa poursuite tandis qu’il traversait le magasin à grandes enjambées.
— Tachi ! Tachi !
Furieuse qu’il ignore ainsi ses appels, elle lui lança le livre sur le crâne, le faisant s’arrêter immédiatement. Les mains sur la tête, Tachi se replia sur lui-même et son sac glissa de son épaule.
— Arg... mais putain, Mélody ! Ça fait super mal ! s’énerva-t-il en se tournant enfin vers elle. Ça va pas bien de me balancer un livre à la gueule comme ça ?
— T’avais qu’à te retourner quand je t’ai appelé !!
Chacun se dévisagea avec des éclairs de colère dans les yeux. Tachi ramassa le livre et le pointa vers elle.
— Va vraiment falloir que t’arrête avec ça. Ça ne se balance pas comme ça, les livres. C’est sacré, je te signale !
Le regard dépité que lui lança Mélody l’interpella, si bien qu’il s’arrêta un instant pour lire le titre de la couverture.
— Ah...
Il posa le livre sur le comptoir à sa gauche comme s’il avait la peste, s’essuyant les doigts de dégoût sur son manteau après coup.
— OK, certains livres le sont pas tant que ça... mais n’empêche que ça m’a fait archi mal, alors t’avise plus de le refaire. Tu vas vraiment finir par blesser quelqu'un.
Bien qu’encore énervée contre lui, Mélody se sentit rougir de honte d’être allée trop loin. Les bras croisés, elle bredouilla :
— Désolée...
Tachi se massa l’arrière du crâne en soupirant. Il prit son sac tombé par terre et dépassa Mélody pour retourner dans la réserve.
— Bon, on a du travail à faire je suppose...
Son amie le suivit, contente qu’il ait décidé de rester et d’arrêter de l’ignorer.
— C’est quoi tout ça ?! l’entendit-elle s’exclamer.
Mélody croisa de nouveau les bras.
— Va falloir demander à mon père.
— C’est lui qui a commandé tout ça ?! s’emporta Tachi, ahuri.
Plus qu’exaspéré, le professeur enleva son manteau et son sac et le posa à côté des affaires de Mélody.
— À mon époque, ton père mettait en avant de la philosophie dans sa librairie ! se plaignit-il en ouvrant un carton pour le déballer. C’est vraiment n’importe quoi.
La jeune femme ne put s’empêcher de glousser, provoquant un haussement de sourcil perplexe chez son interlocuteur. Elle était soulagée de voir que même après ces quelques semaines de silence, Tachi n’avait pas changé du tout. Malgré son insistance à lui révéler ce qui l’avait fait rire ainsi, Mélody resta de marbre et refusa de lui expliquer, s’amusant de son air renfrogné.
Comme s’il ne s’était rien passé, ils commencèrent à s’activer l’un à côté de l’autre, empilant les nombreux exemplaires du livre sur une table disposée entre eux. D’ordinaire, travailler silencieusement aux côtés de Tachi ne l’aurait pas dérangé, sa présence seule suffisant à lui tenir compagnie, mais, pour la première fois, Mélody sentait son ventre se tordre de le savoir aussi près d’elle. Du coin de l'œil, elle ne pouvait s’empêcher d’observer ses bras et ses mains occupés à vider les cartons, absorbée par la vue sans en comprendre la raison. Elle en oublia même de poursuivre son travail, tenant quelques exemplaires dans les mains, immobile, alors que Tachi s’activait avec ses réflexes d’ancien libraire. Elle ne reprit sa tâche que lorsque les mains qu’elle observait avec tant d’intérêt s’arrêtèrent et que leur propriétaire lui lança un regard intrigué. Elle s’excusa et entreprit de vider le carton à son tour, le rouge aux joues.
Un léger malaise régnait dans l’air mais la jeune femme se demandait si elle n’était pas la seule à le ressentir. Tachi devait déjà être passé à autre chose. Il devait déjà avoir oublié sa mauvaise blague.
Mélody n’arrivait pas à oublier. Elle se détestait de continuer à y penser.
Le professeur, toujours silencieusement attelé à sa tâche, sortit les derniers livres du carton. Il déchira le scotch qui le maintenait en forme pour l'aplatir entre ses mains.
— Tachi ? osa enfin Mélody, profitant qu’il ait le dos tourné un instant.
— Hum ?
Son ami ramassa d’un geste vif les sacs plastique tombés par terre pour les jeter dans la poubelle près de lui et déposa le premier carton contre le mur.
— Pourquoi tu as ignoré mes messages ?
Mélody sentit son coeur tambouriner furieusement dans sa poitrine. Même si elle avait tout fait pour se convaincre qu’elle ne posait qu’une simple question et que la réponse lui importait peu, que ce n’était qu’une discussion ordinaire, la jeune femme se languissait de la réponse bien plus qu’elle ne l’aurait admis.
— Ça... ça ne te ressemble pas, expliqua-t-elle d’une petite voix, penaude.
Allait-il la trouver ridicule ? Ou balayer sa question d’un revers de main en se moquant gentiment d’elle comme il en avait l’habitude ? “Tu t’es inquiétée, c’est ça ? Comme c’est mignon !”. Il ne mentionnerait probablement même pas cette histoire de baiser, désormais qu’elle avait accepté ses excuses. Des personnes, il en avait embrassées plein, alors ça ne devait pas représenter grand chose pour lui.
Mélody sourit à sa propre bêtise. Qu’espérait-elle en posant cette question, au fond ? Elle était si idiote d’y croire, de s’y attacher encore. À cette once d’espoir stupide d’être à ses yeux plus qu’une amie beaucoup plus jeune et inexpérimentée à qui il fallait tout expliquer. Une “amie” à qui il rendait constamment service car ça faisait plaisir à son père.
Ça ne pouvait être rien d’autre que ça. Que croyait-elle ?
Ses mains se serrèrent inconsciemment sur les livres qu’elle tenait entre ses doigts, l’entendant déjà répondre qu’il avait seulement été occupé ou quelque chose comme ça.
— Parce que j’étais embarrassé.
Mélody releva brusquement la tête vers lui. Toujours de dos, il faisait face au mur, la tête baissée, une main encore appuyée sur le carton et l’autre dans la poche.
La jeune femme baissa les yeux, croyant comprendre.
— Oh... à cause de ta blague ?
Elle sourit tristement.
— Je t’ai déjà dit que je te pardonnais. Alors... tu vois, t’as vraiment pas à t’en faire.
— Non, pas à cause de ça.
Mélody fronça les sourcils, perplexe.
— J’étais embarrassé de t’avoir menti.
L’étudiante posa les livres sur la table, de plus en plus intriguée. Avait-elle manqué quelque chose ?
Tachi ne se retournait toujours pas. Quelle expression recouvrait son visage à cet instant précis ? Sa voix était calme mais il y avait quelque chose de différent dedans.
— De quoi tu parles ?
Après un long silence, il répondit :
— Je n’ai pas proposé de t’embrasser pour te rendre service.
Mélody rougit à l’évocation de ce souvenir. Alors même qu’il ne la regardait pas, elle ne put s’empêcher, gênée, de détourner les yeux.
— Alors... pourquoi ?
Un autre silence accueillit sa question. Après un instant, elle osa enfin lever les yeux dans sa direction. La tête tournée sur le côté, son œil se posa vite sur elle avant de se détourner de nouveau.
— Tu te souviens quand tu as réécrit ta liste ? Quels sont les deux points que tu as donnés ?
— Ma liste ? Ah...
Mélody se rappela de cette fameuse liste, écrite pour la première fois lorsqu’elle avait dix ans, celle des qualités que devraient avoir son potentiel amoureux. Ils en avaient discuté juste avant qu’elle ne jette Tachi hors de sa chambre. Sans qu’elle n’ait l’occasion de le faire, il expliqua :
— Si tu devais choisir quelqu’un, tu voudrais que cette personne t’aime et que tu l’aimes aussi.
— Oui... e-et ?
La jeune femme sentit son coeur se serrer dans sa poitrine. Elle aurait tout donné pour qu’il se retourne vers elle et lui offre la chance de voir son expression. Elle avait besoin de comprendre ce qu’il souhaitait réellement lui dire. Sa tête commença à tourner.
— Et je... hésita-t-il en affaissant encore plus la nuque, une main toujours immobile sur le carton. Je ne sais pas ce qu’il en est du deuxième point, mais...
Mélody posa la main sur la table de livres.
— Je corresponds au premier.
— De qu-ah !
La table sur laquelle elle s’était appuyée s’affaissa soudainement, emportant la montagne de livres posés dessus et la pauvre étudiante avec. Mélody tomba sur les fesses et son épaule heurta la pile de cartons derrière elle.
— Aïe...
— Mélody ! s’affola Tachi en accourant à ses côtés. Est-ce que ça va ?!
Sous le choc de sa chute, elle ne discerna pas tout de suite Tachi accroupi juste à côté d’elle. Ils relevèrent tous deux la tête vers la responsable.
— Rah ! pesta Tachi. C’est cette foutue table qui a encore lâché ! J’ai répété cent fois à ton père de la changer ! Quelle idée aussi d’utiliser une table de jardin dans une réserve !
D’ordinaire, Mélody se serait amusée de la colère de Tachi qui, le poing levé, s’énervait contre la table comme si elle pouvait comprendre ce qu’il disait. Mais elle était paralysée. Entre la douleur dans son épaule, son coccyx et ce qu’il lui avait dit juste avant, elle peinait rien qu’à reprendre sa respiration.
Reprenant un ton plus doux, son ami se retourna vers elle et posa la main sur son bras, celui qui n’avait pas été touché.
— Je suis désolé... tu vas bien ?
Dans un sursaut incontrôlable, Mélody se décala de manière à ce qu’il ne la touche plus. Son cœur hurlait dans sa poitrine à lui en faire mal. La tête dirigée sur le côté, elle était incapable de le regarder ; elle n’en eut pas besoin pour comprendre sa déception alors qu’il retirait doucement sa main pour la poser sur le sol.
Pourquoi s’était-elle reculée de la sorte ? Qu’est-ce qui lui avait pris ? Ça avait été comme un réflexe. À la seconde où elle avait senti la chaleur de sa paume sur son bras, son corps avait été incapable de le supporter.
Le visage cramoisi, Mélody évitait toujours son regard, des tremblements dans les mains.
— Je... je comprends pas. Qu’est-ce que... de... depuis quand ? Depuis quand tu ressens ça ?
Tachi soupira.
— Je ne sais pas exactement... quelques mois, je dirais.
Quelques mois ? Qu’est-ce que cela représentait, exactement, sur les années que comptait leur amitié ? Avait-il déjà des sentiments pour elle alors qu’elle était encore à courir après Zaidi ? Alors qu’elle pleurait dans ses bras après l’avoir surpris avec Olympe ? Avait-il montré des signes qu’elle n’avait pas vus dans ces moments-là ?
Ce n’était pas possible.
Personne ne l’aimait. À l’école, à la fac. Dans sa famille. Personne ne l’aimait vraiment, pour ce qu’elle était. Soit on la détestait, soit on cherchait constamment à la changer, à la contrôler, à la faire rentrer dans un moule qui ne lui allait pas. Même Tachi... il était ami avec elle parce que son père le lui avait demandé. Elle les avait entendus en discuter !
— Je... je sais pas quoi dire.
Mélody secoua la tête et entoura ses tempes de ses mains.
— C’est pas encore une de tes blagues au moins ? Parce que celle-là, elle serait vraiment de mauvais goût !
— Je suis sérieux !
Son ton si brutal la fit instantanément relever les yeux vers lui. Il la regardait avec une telle intensité qu’il lui fut incapable de ne pas y répondre. Ses mains retombèrent sur le sol. Un instant passa avant qu’elle n’ose demander :
— Pourquoi tu ne m’as rien dit avant ?
Il baissa la tête. Visiblement, cette question l’embarrassait. Une expression douloureuse sur le visage, il releva les yeux vers elle et supplia :
— Écoute... faisons comme si je n’avais rien dit. D’accord ? Je voulais juste te dire la vérité pour la dernière fois.
— De quoi ?
— Oublie ce que je t’ai dit, s’il-te-plaît. Restons comme avant.
Mélody fronça les sourcils, sentant une pointe de colère dans son ventre.
— Tu as encore peur de ce que je pourrais dire à mes parents sinon ?
— Mais non, je m’en fiche de tes parents, Mélody ! s’écria-t-il en se penchant en avant.
Les deux mains sur le sol, son dos s’affaissa. Jamais elle n’aurait cru entendre ces mots franchir ses lèvres. Ses parents étaient tout pour lui. C’était du moins l’impression qu’il donnait.
La jeune femme attendit qu’il poursuive en retenant son souffle.
— Je m’en fiche d’eux... c’est toi. C’est toi, Mélody. Je ne veux pas que ça gâche tout entre nous. S’il-te-plaît. Je...
Il soupira.
— Je n’ai pas envie de te dégoûter.
— Me dégoûter ? s’étonna Mélody. Pourquoi tu me dégoûterais ?
Tachi releva les yeux vers elle, indécis. Il se redressa et se passa la main dans les cheveux.
— Mélody j’ai... j’ai treize ans de plus que toi. Quand je t’ai rencontré tu étais encore une ado, et quand on a commencé à devenir amis tu sortais à peine du lycée.
Il dévia son regard embué par la gêne.
— Je sais ce que c’est que de sentir le regard d’hommes beaucoup plus âgés sur moi. Le fait de jamais savoir si je peux me sentir en sécurité avec eux ou si... ils vont finir par me demander quelque chose à un moment ou à un autre.
Tachi se frotta rapidement les yeux et ajouta :
— C’est pour ça que je te disais que je pouvais être ton grand-frère ou quoi... je voulais juste que tu saches qu’il n’y avait aucune ambiguïté ! Que jamais je ferais quoi que ce soit qui puisse te faire sentir en danger ou te mettre mal-à-l’aise... alors la dernière fois... j’ai vraiment merdé. J’ai vraiment fait n’importe quoi ! Je suis en train de tout gâcher...
Mélody déglutit et, le regard dirigé vers le sol, demanda calmement :
— C’est aussi pour ça que tu m’as laissé croire que tu étais gay pendant aussi longtemps ?
Tachi sourit tristement.
— Je suis désolé... c'était stupide mais c’est juste... je sais que les bisexuels ont déjà mauvaise réputation, alors je voulais pas... je me disais que c’était plus simple comme ça. Du moins, au début, que tu serais plus à l’aise avec moi comme ça.
— Je me suis toujours sentie à l’aise avec toi, Tachi.
Pris de court, le professeur leva les yeux vers Mélody.
— Mais ça n’a rien à voir avec... ta sexualité ou parce que je croyais que tu me voyais comme une petite-sœur. Je me suis toujours sentie à l’aise avec toi parce que... c’est toi. C’est toi qui m’a toujours fait me sentir en sécurité.
La jeune femme sourit. Elle sourit en se remémorant tous ces souvenirs partagés avec Tachi. Toutes ces soirées passées à discuter. Toutes ces journées à s’amuser ou à réviser ensemble. Tous ces appels à ruminer sur leurs maudits collègues ou camarades de fac. Tous ces moments où sa présence avait réchauffé son cœur comme une couverture d’hiver.
— Tu m’as toujours fait me sentir à ma place. Tu m’as toujours fait sentir que mon avis comptait pour toi. Que j’étais ton égale. Que ma vie inintéressante à la fac avait de quoi être racontée. Que j’avais le droit de me montrer comme j’étais vraiment sans avoir peur d’être jugée. Que je n’avais pas besoin d’être parfaite tout le temps...
Mélody sourit doucement et, dans un murmure, elle ajouta :
— Tu m’as toujours fait me sentir aimée, même juste en tant qu’amie.
Et ça représentait plus que tout pour elle.
Au fond, peu importait la raison qui l’avait poussé à devenir son ami dans un premier temps, alors qu’ils n’auraient pas pu être plus différents. Elle lui serait toujours reconnaissante pour avoir décidé de devenir son meilleur ami. Que son père l’y ait poussé, qu’il ne l’ait fait que pour se donner bonne conscience... ça n’avait plus d’importance.
Rien ne gâcherait ses souvenirs à ses côtés.
— Alors quoi que tu dises, tu ne me dégoûteras jamais. Je m’en fiche de ton âge ou du reste.
Mélody plongea ses yeux dans les siens.
— Rien de ce que tu pourrais dire ne changera jamais la vision que j’ai de toi !
Tachi resta immobile un instant, les yeux écarquillés. Puis, un doux sourire naquit sur son visage. Les joues rouges, il dévia le regard. Un silence gêné s’installa entre eux alors qu’aucun n’osait ajouter quoi que ce soit.
Se rendant seulement compte de ce qu’elle venait de dire, Mélody sentit son visage s’empourprer de plus belle. Venait-elle de se déclarer à demi-mots ? Ça y ressemblait. N’en avait-elle pas trop dit ? Devrait-elle se reprendre pour prendre le temps de réfléchir ? Mais elle pensait réellement tout ce qu’elle lui avait dit. La jeune femme ne regrettait aucune de ses paroles.
Elle ne souhaitait pas qu’il reprenne les siennes non plus.
En vérité, elle aurait même souhaité qu’il lui dise ce qu’il ressentait autrement. Qu’il lui le lui dise de toutes les manières possibles et imaginables.
Alors, peut-être, s’autoriserait-elle à le croire. Alors, peut-être, aurait-elle le droit de tomber amoureuse de lui aussi.
— On ferait mieux de ranger, dit finalement Tachi d’une voix basse en commençant à se relever.
— A-Attends !
Et, sans réfléchir, Mélody s’élança vers lui et lui saisit la main. Cette même main qu’elle avait rejetée quelques minutes auparavant, bouleversée par toutes ces émotions que ses révélations avaient provoquées chez elle. Sa peau était chaude, plus chaude que la sienne, et elle pouvait sentir les pulsations de son cœur à l’aube de son poignet.
Le souffle court, la jeune femme releva les yeux vers Tachi qui l’observait avec intensité, interdit. À quoi pouvait-il bien être en train de penser, à cet instant précis ? Son autre main sur le sol, il se pencha doucement vers elle. Mélody s’immobilisa, paralysée par une émotion qu’elle n’avait jamais ressenti avant. Une part d’elle mourrait d’envie de s’enfuir mais une autre, bien plus forte, la maintenait au sol.
Alors que la jeune femme fermait les paupières, la cloche de la porte d’entrée de la librairie retentit.
— Mélody ! Je suis là. Finalement, le dentiste a encore annulé mon rendez-vous.
Les deux jeunes gens sursautèrent et Tachi fut le premier à réagir, se relevant à la vitesse de la lumière. Mélody ne fut pas aussi rapide et, le visage encore cramoisie, sourit maladroitement alors que son père pénétrait dans la réserve.
— Mélody ! Est-ce que ça va ? Tu es tombée ? Tu t’es fait mal ?
— P-papa ! Non, non, ne t’inquiète pas, ça va...
Son père se précipita vers elle pour l’aider à se relever, en oubliant de saluer Tachi.
— C’est encore votre foutu table qui a fait des siennes, Philippe ! le gronda-t-il.
Le patron de la librairie rit.
— Vous aviez entreposé tout ça là-dessus ? demanda-t-il en désignant les livres encore par terre. Pas étonnant qu’elle ait lâché !
— C’est vous qui feriez mieux d’acheter une vraie table !
— Ahlala, vous les jeunes vous voulez toujours tout changer ! plaisanta joyeusement son père en remettant la table sur pied. Et voilà ! Comme neuf.
Mélody rit en voyant Tachi pester du coin de l'œil. Visiblement, il n’avait toujours pas digéré l’histoire de la table.
— La prochaine fois faites attention, surtout avec des livres neufs.
— Vous avez de la chance que tout ce qu’on a fait à ces livres c’est les faire tomber ! Moi j’y aurais plutôt foutu le feu ! s’emporta Tachi. Qu’est-ce qui vous a pris d’en commander autant de ces torchons d’abord ?!
— Ça fait vendre ! Qu’est-ce que tu veux ? Les affaires ne sont plus aussi bonnes qu’avant.
Son père et Tachi continuèrent à argumenter sur l’éthique de vendre ce genre d’ouvrages “problématiques” pendant les quelques minutes où ils ramassèrent les livres tombés à terre.
Mélody les observait faire, immobile, incapable de feindre que rien ne s’était passé juste avant.
— Et au fait Tachi, Mélody t’a dit ?
La jeune femme sursauta en entendant son prénom.
— De quoi ?
Son père enroula fièrement son bras autour de ses épaules.
— Elle a décroché un rendez-vous avec le plus grand galeriste du coin !
— C’est... c’est pas un rendez-vous, bredouilla Mélody, la tête dirigée vers le sol, embarrassée qu’il ait utilisé ce mot. C’est un entretien pour un stage.
— Tu m’as pas dit qu’il t’avait invitée dans une boîte de nuit ? C’est pas très formel pour un entretien !
— Ça... ça veut rien dire ! Puis il y aura Olympe avec nous...
— Oui enfin bon, elle ne fait pas le poids à côté de toi je le sais bien ! C’est sûr que tu vas décrocher le stage. Puis si c’est un bon garçon tu pourrais peut-être même l’inviter à dîner.
— Papa !! l’interrompit-t-elle, le visage envahi par la gêne.
Décidément, il n’en manquait pas une ! Après leur discussion, son père avait cherché Paul Avenon sur les réseaux sociaux, et depuis il n’arrêtait pas d’en parler comme du gendre idéal. Beau, blond, cultivé, travailleur et ambitieux. C’était tout ce qu’il avait toujours souhaité pour sa fille.
L’étudiante, elle, était bien moins emballée, d’autant plus qu’elle n’avait pas su interpréter l’intérêt étrange qu’il semblait lui porter, elle qui était si banale à côté d’une jolie fille comme Olympe. Puis, les inviter dans un club, n’était-ce pas curieux ?
Son père la lâcha et donna une tape amicale sur l’épaule de Tachi qui avait écouté leur conversation sans broncher, un sourire mélancolique aux lèvres.
— Bon, c’est pas tout ça, mais maintenant que je suis là, tu peux rentrer ! Avec Mélody on va s’occuper du reste.
La tristesse quitta instantanément le visage du professeur de lycée. Il échangea alors un regard discret avec Mélody.
— Mélody doit réviser pour ses examens. C’est moi qui vais rester, décida-t-il.
Les joues de la jeune femme s’enflammèrent de plus belle.
— Ah c’est vrai que tu as des examens bientôt... dit son père en se grattant la tête. Mais toi, tu n’as pas des copies à corriger, Tachi ? Puis tu ne travailles plus ici.
— Ça ira pour moi.
Le professeur posa de nouveau les yeux sur elle.
— Rentre chez toi.
Mélody sentit sa gorge se serrer de reconnaissance, si bien qu’elle en oublia de le remercier avec des mots.
Le visage en feu, elle enfila rapidement ses affaires pour partir, se sentant incapable de rester dans la même pièce que Tachi et son père plus longtemps. Philippe lui souhaita bon courage pour ses révisions et elle les salua à demi-mot. Tandis qu’elle quittait la réserve, Tachi l’interpella :
— Mélody !
La jeune femme se retourna. Tachi la regardait en souriant tendrement, la tête dépassant de la réserve.
— On se revoit lorsque tes examens sont terminés.
Mélody sourit à son tour, des papillons dans le ventre, et hocha silencieusement la tête.
Il lui fit un discret signe de la main avant de se retourner pour continuer à travailler et se chamailler avec son ancien patron comme si de rien était.
Avec une impatience nouvelle à l’idée de finir ses examens, Mélody quitta la librairie, un sourire presque invisible aux lèvres. Le samedi suivant, elle avait son entretien avec Paul Avenon.
♦♦♦
Il était six heures du matin lorsque Lysandre attendait, adossé à un lampadaire, que Leigh vienne le récupérer en voiture. La nuit était noire et profonde, et les premières lumières du jour encore bien lointaines. Le jeune homme s’était habitué à se lever tôt pour enchaîner les petits boulots dans les cafés avant de se faire renvoyer par chacun d’eux, étant incapable de retenir les combinaisons de boissons par dizaines. Le seul emploi qu’il avait réussi à garder était celui de pianiste au bar Le Coquelicot. Le salaire là-bas ne suffisait pas à couvrir son loyer mais Angus, le propriétaire, était si content de son travail qu’il l’avait légèrement augmenté les dernières semaines. Avec Tachi qui acceptait qu’il paye constamment en retard, Lysandre réussissait plus ou moins à s’en sortir depuis le début de l’automne. Il devait néanmoins accepter l’idée que la restauration était impossible pour lui. Depuis quelque temps, il cherchait dans d’autres secteurs.
Avec l’argent de la vente de la maison - qu’il essayait au maximum de ne pas avoir à utiliser -, l’envie de reprendre ses études le titillait. Il aurait adoré rejoindre Castiel dans son cursus de musique, même avec plusieurs années de retard. Tachi avait repris le chemin de la faculté à vingt-cinq ans passés, alors il ne devait pas être trop tard pour Lysandre et faire de même. Peut-être que cela l’aiderait à reprendre contact avec Castiel aussi.
Depuis leur discussion concernant son bassiste, les deux jeunes gens ne se parlaient presque plus. Lysandre suivait le parcours de son groupe, devenant de plus en plus populaire au fur et à mesure des jours, mais cela s’arrêtait là. Le musicien ne se considérait néanmoins pas en froid avec son meilleur ami. Il y avait des liens qui étaient trop forts pour être brisé d’une telle façon ; comme avec son frère. Peu importait leurs conflits, ils restaient une famille. Lui et Castiel finiraient par se retrouver à un moment ou à un autre. Il en était persuadé. Peut-être que cela arriverait sur une scène ou dans une salle de classe, qui sait ?
Lysandre sourit, le visage à moitié dissimulé derrière une épaisse écharpe en laine grise, se remémorant tous les moments passés à jouer de la musique avec son ami. Il aurait aimé l’inviter à venir l’écouter au bar, bien qu’il s’agissait d’une scène de bien moins grande envergure que celles où Castiel avait désormais la chance de jouer. Il était tout de même fier de toutes ses performances et avait toujours le même plaisir, juste à jouer du piano, chanter et parfois jouer de sa guitare. Faire de la musique, c’était tout ce qu’il souhaitait. C’était tout ce qu’il aimait. Son véritable amour. Sa définition du bonheur.
Lysandre sentit un frisson le parcourir tandis qu’un vent glacial le frappait en plein visage. Il fronça les sourcils et enfouit sa tête dans ses épaules, espérant se réchauffer. Leigh ne devrait plus tarder. Le jeune homme sortit les mains de ses poches et les couvrit de son souffle chaud. Quelques minutes plus tard, une voiture tout juste arrivée dans la rue lui fit des appels de phare. N’ayant pas reconnu le véhicule de son frère dans l’obscurité, Lysandre s’avança vers la porte passager.
— Entre vite ! lui ordonna Leigh, la voix étouffée par l’épaisseur de la vitre.
Lysandre ne se fit pas prier et s’installa à l’intérieur, les extrémités du corps rendues douloureuses par le froid mordant du matin. Le musicien eut un soupir de soulagement en sentant la chaleur réconfortante de l’habitacle. Dès sa ceinture attachée, il posa ses mains directement sur le chauffage.
— Désolé du retard, un camion poubelle me bloquait la route.
Lysandre sourit, sans répondre.
— Tu n’as rien oublié ? demanda-t-il. On en a pour plusieurs heures de route.
Leigh était habillé de noir et gris, avec un son veston possédant un léger liseré violet en satin qui faisait le tour de la couture. Bien qu’ils se rendaient à la campagne, il portait également des chaussures de ville et une montre chère. Ses cheveux étaient coiffés en arrière. Il se les était coupés depuis la dernière fois.
— On peut y aller, confirma Lysandre.
— Parfait.
Leigh jeta un rapide coup d’oeil dans le rétroviseur avant d’appuyer sur la pédale. Lysandre, lui, les mains toujours sur le chauffage, s’installa confortablement, et c’est dans un lourd silence que la voiture repartit sur la route.
Les deux frères n’échangèrent pas un mot pendant les premières heures. Lysandre, désormais réchauffé, observait distraitement le soleil du matin se lever à l’horizon, d’abord derrière les nombreux immeubles de la ville, puis derrière les arbres des routes de campagne. Après plusieurs jours de pluie, le beau temps s’annonçait enfin. Il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel et les seuls rayons du soleil contre la vitre le poussèrent à diminuer le chauffage, n’en ayant plus autant besoin qu’avant.
Lysandre s’était fait à l’idée de ne pas discuter avec Leigh de tout le voyage. Leur relation était compliquée depuis la vente de la maison et, si Rosalya avait tenu sa promesse, son frère devait avoir encore plus de raisons de lui en vouloir. Le jeune homme n’avait pas envie de se disputer avec lui, pas aujourd’hui. Pas alors qu’ils se rendaient dans leur ancienne maison familiale pour la première fois depuis l'enterrement de leurs parents, Leigh ne lui ayant jamais vraiment rendu visite lorsqu’il y travaillait seul. Trop occupé par la boutique, soi-disant.
Ce jour était important. Même si Lysandre ne regrettait pas son choix, céder la maison avait été une décision difficile pour lui aussi. Comme un aveu d’échec, une honte à la mémoire de ses parents dont il n’arrivait pas à se défaire. Ils auraient été déçus de voir la maison disparaître ; il en avait conscience alors qu’il signait les papiers.
Mais Lysandre ne pouvait pas vivre que pour eux ou pour Leigh. Il devait trouver son propre chemin. Il devrait les rendre fiers d’une autre façon.
La curiosité de voir ce que le voisin avait fait de leur ancienne propriété le titillait. C’était Lysandre qui avait reçu un coup de fil de sa part, expliquant qu’il souhaitait leur montrer son travail sur la propriété, que ses parents avaient beaucoup compté pour lui et qu’il espérait leur rendre hommage en faisant de la maison une chambre d’hôte pour que les citadins apprécient la campagne et les lapins. Le musicien avait eu beaucoup de mal à convaincre son frère d’y aller aussi mais il avait fini par réussir. Quelque chose lui disait que cette visite leur ferait certainement du bien à tous les deux.
Il était huit heure trente passée, plus de deux heures d’un silence de plomb, lorsque Leigh s’exprima :
— Comment ça se passe le boulot ?
Lysandre tourna la tête vers lui. Leigh se mordait la lèvre, indécis. Son ton était toujours un peu froid lorsqu’il lui parlait.
— Lequel ?
— Tu en as tant que ça ?
Lysandre sourit, baignant de nouveau son regard dans l’océan de champs devant lui.
— Plus maintenant. Juste celui au bar.
— Et ?
— Ça se passe bien. Je m’y plais beaucoup.
Leigh soupira, comme fatigué par la conversation qu’il avait entamé lui-même.
— Et ça paye bien ?
— Pas vraiment.
— Alors pourquoi tu continues ?
Lysandre ferma les yeux.
— Parce que je m’y plais. Je te l’ai dit.
— Oui, enfin...
Il eut une grande inspiration qui finit en un nouveau soupir.
— Ce serait bien que tu fasses un travail qui paye.
— Je me débrouille, dit Lysandre, n’étant pas certain de mentir ou non. Je trouverai une solution.
Le musicien se tourna vers son frère.
— Et toi, ça se passe bien à la boutique ?
— On peut dire ça.
Aucun des deux ne poursuivit. Lysandre, croyant en avoir fini avec cette discussion stérile, posa la tête sur la vitre.
— Je sais pour... commença Leigh, la voix hésitante. Je sais pour Rosalya.
Il déglutit.
— Elle m’a tout dit.
— Ah.
Les mains de Leigh se serrèrent plus fort sur le volant.
— Et tu m’en veux ?
— Un peu.
Lysandre qui ne souhaitait aucunement justifier ses choix ou s’en défendre se contenta de fermer les paupières.
— Mais je comprends... je crois... au début j’étais en colère que tu ne m'ais rien dit. Puis je me suis mis à ta place, et je me suis dit que j’aurais probablement fait la même chose.
Leigh tourna rapidement la tête vers lui.
— J’aurais juste préféré éviter qu’elle te mêle à nos affaires.
— J’aurais préféré aussi, je suppose, murmura-t-il.
Lysandre, bien qu’hésitant, demanda timidement :
— Vous vous êtes séparés ?
— C’est compliqué... elle est partie de la maison.
Il soupira.
— J’ai besoin de temps pour réfléchir avant de prendre une décision.
Leigh et Rosalya avaient été ensemble pendant plus de quatre ans. Cela ne devait pas être facile. Même si Rosalya n’avait pas été des plus sympathiques avec Lysandre, le souvenir de sa boisson coulant encore le long de son visage, il avait de la peine pour elle. Il connaissait bien son frère et savait comme il pouvait être obstiné ; sa boutique, c’était toute sa vie. Une fois parti de la maison, Leigh n’était jamais revenu, à l’exception de l’enterrement. Et même là, prendre un jour de congé pour y assister avait été d’un grand conflit interne, semblait-il. Il avait accepté d’aller à la campagne aujourd'hui uniquement car cela tombait pendant la seule fermeture hebdomadaire de la boutique.
Rosalya avait probablement eu du mal à se faire une place dans cette vie déjà bien remplie. C’était du moins ce que Lysandre imaginait. Elle était folle amoureuse de Leigh depuis le lycée, aussi l’idée qu’elle ait pu le tromper aussi facilement, sans aucune autre raison, restait difficile à concevoir. Mais ce n’était pas sa place de faire des suppositions ; Leigh avait raison. Dès le départ, il aurait été préférable qu’il reste loin de leurs affaires. Peu importe ce qu’ils décidaient de faire, cela ne le regardait pas.
Leur rapide conversation terminée, le silence reprit ses droits dans la voiture. Les traits tirés, Leigh se concentrait sur la route écharpée, tandis que Lysandre observait le paysage sans le déranger.
Deux heures plus tard, ils arrivèrent enfin à destination. Le musicien ouvrit la fenêtre pour sentir la délicate odeur d’herbe fraîchement coupée et de terreaux. La maison de leurs parents se trouvait au bout d’une route tout juste délimitée par des traces de pneus dans la boue entre des champs cultivés d’un côté et une forêt abandonnée de l’autre. Leigh gara sa voiture devant la maison, sur un stationnement en gravier. D’apparence extérieure, la maison n’avait pas changé d’un centimètre, arrachant un sourire de soulagement à Lysandre. Même s’il avait cherché à l’étouffer, tout le long du voyage une petite voix inquiète au fond de son ventre lui faisait craindre que les nouveaux propriétaires aient tout rasé pour reconstruire par-dessus.
Il n’en était rien. Les murs en pierre avaient tout juste été passés au karcher, faisant ressortir leur couleur de craie naturelle. Les rideaux avaient toujours les mêmes motifs théière, la porte en bois brut n’avait pas bougé ni leur ancienne boîte postale rouillée juste à côté du portail. Lysandre sortit de la voiture, plus excité qu’il ne l’aurait cru à revoir cette maison qui, pourtant, l’avait vu dépérir pendant plus de trois ans. En partir avait été la meilleure chose à faire mais, y revenir pour la retrouver telle que ses parents l’avaient toujours aimée, lui faisait chaud au cœur.
— Ah vous êtes là ! s’exclama une voix de derrière le muret, depuis le jardin. Vous avez fait bon voyage ?
Les deux frères se tournèrent vers leur ancien voisin, monsieur Pichet, à qui Lysandre avait vendu la maison. Ils l’avaient toujours connu avec sa tenue d’agriculteur, lui qui élevait des vaches et des brebis sur la propriété d’à côté, mais, ce jour-là, il portait un simple jean et une chemise à fleurs sous un manteau marron. Il devait avoir une soixantaine d’années désormais, mais son visage n’avait pas bougé d’un trait depuis leur enfance.
Leigh fut le premier à lui serrer la main par-dessus le muret.
— Oui très bien, merci beaucoup.
— Leigh, ça fait une éternité ! Toujours aussi bien habillé à ce que je vois. Et toi aussi Lysandre ! Quel plaisir de te revoir. Comment ça se passe, à la ville ?
Le jeune homme lui serra joyeusement la main.
— Ça se passe bien, merci, répondit-il.
Monsieur Pichet contourna le muret et rejoignit le portail.
— Je suis vraiment content que vous ayez accepté de venir ! On a travaillé vraiment dur Marie et moi mais le résultat vaut le coup. Je suis sûr que ça va vous plaire. Venez ! Je vous montre le jardin d’abord.
Une main sur le portail, il les invita à entrer. Lysandre fut le premier, suivi de près par Leigh. Ils s’aventurèrent tous les trois vers le jardin. Le jeune homme fut surpris de retrouver leur ancienne balançoire, légèrement pliée en deux à cause d’un puissant orage lorsqu’il avait dix ans. Le jardin n’avait que peu changé si ce n’était la pelouse qui était désormais bien entretenue et une petite terrasse avec une table et quatre chaises qui avait été installée sous un arbre.
— C’est ici que les hôtes pourront prendre leur petit déjeuner lorsque le temps le permettra ! expliqua-t-il. Ah et là, on a prévu d’installer une piscine pour les enfants en été. Rien de trop grand, hein.
— Vous allez enlever la balançoire ? demanda froidement Leigh, les mains dans les poches et la tête levée vers le point où la foudre avait frappé.
— Oh non ! Elle marche très bien comme ça. Les balançoires de nos jours, ils les font en plastique, c’est n’importe quoi ! Celle-là elle est en métal, elle tiendra encore vingt ans comme ça !
Leigh, sans bouger, répliqua :
— Vous devriez vous en débarrasser.
Pichet rit, ne remarquant pas le sérieux du ton de Leigh. Sans y prêter plus attention que ça, il poursuivit ses explications.
— On a ensuite l’enclos des lapins ! C’est la seule chose qu’on a refaite de A à Z. On l’a agrandi et reconstruit l’habitacle.
Avec une certaine nostalgie, Lysandre rejoignit l’enclos au bout du jardin. Les lapins gambadaient joyeusement dans l’espace de terrain qui leur était réservé. Il lui semblait que leur nombre avait légèrement augmenté depuis son départ, mais ils n’étaient pas nombreux au point de se marcher les uns sur les autres.
Le jeune homme posa les genoux au sol. Une main sur la barrière, l’autre alla caresser doucement un petit animal qui s’était approché de lui.
— On a décidé qu’avec la maison d’hôte ce serait mieux de... hum... les garder, si vous voyez ce que je veux dire. Les hôtes pourront s’en occuper voire en adopter s’ils le souhaitent !
Lysandre sourit, la douce fourrure de l’animal glissant sous ses doigts. La plupart des lapins étaient craintifs mais celui-ci, au pelage d’un blanc de neige, semblait le reconnaître et continuait à quérir son contact.
Devoir les envoyer à l’abattoir lui avait toujours fait mal au cœur, alors l’idée qu’ils puissent continuer à vivre paisiblement entourés d’humains qui prennent soin d’eux le soulagea.
Leigh, toujours positionné derrière lui, ne dit rien. Lysandre lui lança un coup d'œil mais il refusa d’y répondre, regardant fixement devant lui. Pichet se pencha à son tour et gratta le lapin entre les oreilles.
— Je vous montre la maison ? proposa-t-il joyeusement. Le reste du terrain a juste servi à agrandir les terres que j’avais déjà alors ça doit pas beaucoup vous intéresser.
Lysandre enleva sa main de l’enclos, prit appui sur ses genoux et se redressa.
— Avec plaisir.
Leur voisin traversa le jardin et les attendit près de la porte d’entrée, la tenant grande ouverte pour eux. Lysandre fut de nouveau le premier à pénétrer à l’intérieur.
— On a installé ce petit comptoir pour faire l’accueil des nouveaux arrivants, expliqua Pichet en montrant un meuble où reposait une boîte en fer fermée à clé et un agenda. En dehors de ça, on a rien changé ! Un petit peu de ménage et c’est tout.
Lysandre prit une grande inspiration, constatant que l’odeur était restée la même. Une odeur ancienne, un peu renfermée, mais réconfortante, qui avait habité cette maison probablement avant qu’il ne vienne au monde avec son frère. Une odeur qui sentait comme ses parents.
Les poutres en bois étaient toujours visibles, traversant le plafond comme un damier. Le carrelage au sol rayonnait de leur rouge brique naturel. Le canapé et la chaise en bois dans laquelle sa mère adorait s’asseoir pour crocheter étaient toujours tournés vers une petite télé où ses parents regardaient les nouvelles. Sur celle-ci reposaient encore les nombreuses chouettes en céramique qu’ils collectionnaient, alignées sur une fine nappe blanche en dentelle. Lysandre s’avança jusqu’à rejoindre la cuisine où des sachets à thé et des petites confitures étaient entreposées.
— Marie va s’occuper du petit-déjeuner tous les matins ! dit Pichet en arrivant à sa hauteur. Et elle ira chercher le pain chez le boulanger. Pour les repas, ce sera avec un supplément. Maintenant que les enfants sont grands et peuvent s’occuper des champs, je viendrai aider de temps en temps.
— Vous avez déjà des réservations ? demanda Lysandre.
— Oui, on en a deux pour février ! Ça commence tout doucement...
Le jeune homme posa les mains sur le comptoir, un fin sourire en coin aux lèvres. L’idée que des étrangers viennent dormir dans sa maison d’enfance était un peu étrange mais avait, en même temps, quelque chose de curieusement rassurant. Ce lieu continuerait à vivre et contenir de la joie, comme pendant toutes les années où il y avait vécu avec ses parents. Certes, à l’époque, il détestait la campagne et n’aspirait qu’à en partir le plus vite possible avec Leigh, mais, avec le recul, les souvenirs heureux étaient majoritaires. Ses parents avaient pris soin de lui et l’avaient aimé sans condition, malgré ses particularités et ses défauts.
Il avait été heureux avec eux à ses côtés.
Il aurait aimé être capable de s’en rendre compte plus tôt. Avant qu’il ne soit déjà trop tard.
Lysandre ne pouvait plus changer le passé ; il avait fait la paix avec cette idée, durant toutes ces années passées dans la solitude de cette maison. De savoir que celle-ci accueillerait désormais des personnes heureuses d’y passer leurs vacances lui faisait plaisir. C’était une consolation.
— Vous pensez vraiment attirer les clients avec un décor pareil ?
Lysandre se retourna vers Leigh, interloqué. La mine fermée, son frère observait les alentours, une main dans la poche.
— C’est ça la campagne, mon garçon ! C’est à ça que ça ressemble ! Il n’y a que vos appartements en ville qui ont pas de personnalité.
Son frère ne répondit pas. Pichet, loin d’être vexé par la remarque, poursuivit la visite.
Lysandre ignorait pourquoi Leigh se comportait ainsi. Tous les deux avaient toujours eu des goûts très différents de leurs parents mais il s’agissait là de la maison de leur enfance. Leigh avait même été le premier à insister à la garder telle quelle après leur décès. Lysandre aurait cru que le fait que les nouveaux propriétaires n’aient rien changé l’aurait soulagé. Pourtant, on aurait dit le contraire.
— Je vous montre l’étage ? proposa leur voisin.
— S’il vous plaît.
Pichet leur fit visiter les trois chambres, les seules pièces ayant subi quelques changements. Celle de ses parents avait conservé leur lit double et leur draperie originelle mais la chambre de Lysandre avait été adaptée en un espace pour enfants, quant à celle de Leigh, elle avait accueilli un lit supplémentaire.
Tandis qu’ils retournaient vers l’escalier, Leigh s’exclama froidement :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Pichet et Lysandre se retournèrent d’un même mouvement. Leigh était positionné devant le mur, juste entre l’entrée de l’escalier et les chambres. Il fixait des cadres que Lysandre n’avait pas remarqué jusque-là.
— Ah oui ! Ah oui, désolé ! s’excusa Pichet, visiblement embarrassé. Je voulais vous en parler, justement.
Lysandre s’avança vers les photos. Il y en avait quatre et le jeune homme les reconnut instantanément. Elles lui appartenaient. Il avait dû les oublier dans sa chambre en partant.
La photo la plus à gauche datait de plus de dix ans auparavant, probablement juste avant le départ de Leigh pour l’internat. Toute sa famille posait devant le perron. La photo suivante représentait ses parents, occupés à nourrir les lapins. La troisième photo montrait leur chien qui était décédé alors que Lysandre avait huit ans courir joyeusement dans le jardin. Enfin, la dernière photo montrait Leigh, Rosalya et Lysandre lors de leur remise de diplôme au lycée.
C’était cette dernière photo que Leigh fixait avec une telle intensité.
— On a trouvé un album dans l’une des chambres lorsqu’on a fait du rangement. Évidemment on comptait bien vous le rendre hein ! D’ailleurs il doit être là, attendez.
Légèrement paniqué, Pichet ouvrit une armoire encastrée dans le mur, juste en face de l’escalier, et en sortit un album à la couverture en cuir. Sans attendre, il le mit dans les mains de Lysandre qui n’eut d’autre choix que de l’accepter.
— Tenez tenez. C’est à vous, évidemment, pardon. J’avais failli oublier. C’est juste...
Pichet hésita, se grattant le menton.
— On s’est dit que... enfin vous voyez... George et Josiane... c’étaient nos amis de plus de trente ans. Ils nous manquent beaucoup à nous aussi, vous savez. Alors avoir quelques photos d’eux et de vous deux aussi dans la maison, ça nous fait plaisir. Puis comme ça, les visiteurs peuvent en savoir un peu plus sur la maison et qui l’a habitée avant !
Leur voisin joignit les mains :
— J’espère que ça ne vous dérange pas... ?
Lysandre sourit.
— Pas du tout.
Puis, il se tourna vers son frère.
— Pas vrai, Leigh ?
Celui répondit froidement, toujours sans lever les yeux :
— Faites comme bon vous semble.
Lysandre, prenant ça comme un “Oui”, lança un regard encourageant vers Pichet.
— Tant mieux, tant mieux ! Merci.
Puis, leur voisin se dirigea vers les escaliers.
— Ça vous dirait de rester manger ? Marie doit avoir fini de préparer le déjeuner ! Elle peut l’apporter ici et on mangera tous ensemble pour fêter l’ouverture des chambres d’hôtes, si ça vous dit. Vous allez pas repartir le ventre vide quand même !
— Avec plaisir, répondit Lysandre.
Enthousiaste, Pichet les encouragea à continuer leur visite librement le temps qu’il revienne avec sa femme pour manger tous ensemble.
Une fois seuls, Lysandre se tourna vers son frère. Les mains dans les poches, il regardait le sol, le visage emprunt de la même mauvaise humeur qui l’avait habitée toute la matinée.
— Qu’est-ce que tu en penses ? C’est bien ce qu’ils ont fait, non ? Presque tout est resté intact.
— Je ne comprends pas l’intérêt.
Lysandre leva un sourcil, l’album photo toujours dans les mains.
— Ce n’est pas toi qui avait peur qu’il rase la maison ? Tu devrais être rassuré de voir qu’ils n’ont presque rien changé.
— Et bien, j’avais tort ! s’énerva Leigh en levant les yeux vers lui. Les parents ne sont plus là, alors ils auraient mieux fait de juste tout raser !
Pris de court, Lysandre écarquilla les yeux. Ne sachant que répondre, il chercha une échappatoire, n’étant pas certain de comprendre d’où venaient les humeurs de son frère. Cela avait-il encore un lien avec Rosalya et ce que Lysandre lui avait caché ?
— On ferait mieux de descendre, ils ne devraient pas tarder à arriver, dit-il simplement en se dirigeant vers les escaliers.
Leigh ne le suivit pas, restant en face du mur aux photos. Lysandre n’insista pas et descendit tout seul dans la cuisine. Il posa l’album sur la table et ouvrit les étagères pour se prendre un verre d’eau. Même l’arrangement de la vaisselle n’avait pas bougé. Lysandre s’assit à table et ouvrit distraitement l’album, tournant les pages, enveloppé d’une douce nostalgie. Ses parents lui manquaient et lui manqueraient certainement toute sa vie mais la douleur avait fini par s’apaiser. Désormais, il souriait en pensant à eux.
À l’étage, un violent bruit de verre brisé attira son attention.
— Leigh ? appela Lysandre, inquiet.
L’absence de réponse l’interpella. Sans réfléchir, il se leva et grimpa les escaliers quatre à quatre. Il s’arrêta dans son élan en voyant son frère sur les genoux, une main sur le sol et l’autre couverte de sang.
— Leigh ?!
Sur le mur, là où reposait avant la photo de leur remise de diplôme au lycée, il n’y avait plus qu’un espace vide.
Leigh leva son poing ensanglanté et le tapa de nouveau sur le verre brisé avec fureur, faisant voler des bouts de cadre.
— Leigh, arrête ça ! s’affola Lysandre en venant à sa hauteur. Arrête !!
Lysandre parvint à saisir son poing en plein vol, l’empêchant de s’affaisser de nouveau et s’agrandir ses plaies.
— Pourquoi, hein ? Pourquoi ils ne sont pas là ?! hurla Leigh.
Le sang de Leigh commença à couler le long du bras de son frère, empourprant sa chemise comme pour ne faire qu’un avec lui, avant de finir son chemin sur la photo. La force qu’il exerçait était telle que Lysandre ne pouvait le retenir sans trembler de tout son corps.
— Pourquoi ils ne sont pas là au moment où j’ai le plus besoin d’eux ?!
Un sanglot s’échappa de sa gorge, bientôt suivi par une avalanche de larmes. La violence quitta enfin son poing, autorisant Lysandre à le lâcher. Leigh couvrit son visage de ses mains, malgré le sang qui en coulait encore.
Lysandre se recula légèrement.
Il n’avait jamais vu Leigh pleurer. Jamais. Pas même lors des enterrements. À ces moments-là, il se tenait fièrement, avec une retenue que tout le monde admirait chez lui. Il avait alors la main de Rosalya fermement serrée dans la sienne.
Rosalya n’était plus là pour lui tenir la main.
— Lysandre...
La voix engluée de larmes, Leigh dégagea son visage et laissa tomber ses mains au sol. Lysandre posa doucement la sienne sur son dos.
— Pourquoi est-ce qu’on est partis de la maison ? questionna-t-il d’une voix implorante. Si on était restés travailler avec eux, si on était restés pour les aider, ils ne seraient pas tués à la tâche. Ils auraient pu se reposer quand ils en avaient besoin, et ils seraient encore là !
Lysandre sourit tristement, sentant les larmes lui monter aux yeux.
Toutes ces choses, il se les était répétées une centaine de fois déjà. Dans cette maison trop grande pour lui seul, il avait eu le temps de s’accabler de culpabilité, d’occuper l’espace de ses maux et de ses regrets. Il avait repassé le film de sa vie ; ce qu’il aurait dû faire différemment, ce qu’il aurait dû dire autrement. Cela lui avait pris des années pour être enfin en paix avec ce qui ne pouvait être changé.
Leigh n’avait jamais pris ce temps-là.
— J’ai tout sacrifié pour cette foutue boutique... si je n’avais pas... si seulement j’avais...
Les pleurs le coupèrent, sa tête s’affaissant sous leur poids. Lysandre ouvrit ses bras pour y accueillir son frère et le serra contre lui. Il caressa son dos doucement.
— Les parents ont toujours compris que c’était ton rêve d’avoir ta propre boutique, murmura-t-il dans l’oreille de Leigh.
Celui-ci répondit à son étreinte et s’accrocha fermement à ses épaules, laissant couler sa peine contre sa chemise. Cette peine qu’il avait gardée en lui pendant quatre ans.
— Ils n’arrêtaient jamais de parler de tes exploits à tout le monde, moi y compris. J’en crevais de jalousie, rit-il, la vue embuée. Ils étaient tellement heureux de savoir que je voulais réussir comme toi, que tu étais mon modèle. Tu étais notre modèle de réussite à tous les trois.
Lysandre sourit.
— Ils étaient vraiment fiers de toi.
Une seule larme coula sur la joue de Lysandre alors qu’il ajoutait :
— Et je sais qu’ils étaient fiers de moi aussi.
Même si leurs fils étaient peut-être différents de ce qu’ils auraient espéré. Même s’ils n’avaient rien en commun. Même s’ils avaient parfois eu du mal à comprendre leurs aspirations. Ils les avaient toujours aimés tels qu’ils étaient. Ils ne les avaient jamais jugés. Ils les avaient laissé rejoindre la ville pour accomplir leurs rêves.
Lysandre et Leigh avaient toujours cru que c'était facile de vivre loin d’eux jusqu’à ce que cela devienne leur unique réalité. Leur absence faisait toujours aussi mal mais la douleur n’était qu’une preuve supplémentaire de l’amour qu’ils s’étaient portés, au fond.
Leigh devait le comprendre aussi, alors qu’il pleurait ainsi dans les bras de son petit frère pour la première fois de sa vie, s’abandonnant à la tristesse d’un deuil qu’il n’avait pas voulu affronter avant.
Lysandre ne le lâcherait pas. Il resterait là jusqu’à ce que ses larmes cessent, même si cela devait durer des heures, des jours, ou les prochaines années. Leur relation avait beau avoir été compliquée, ils étaient une famille.
Ils devaient être présents l’un pour l’autre. Et à cet instant, Lysandre le comprit lui aussi.
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