L’odeur de la mer avait quelque chose de réconfortant.
Il lui semblait qu’une éternité était passée depuis qu’elle s’était seulement posée là, en bord de falaise, pour sentir le vent marin chargé de sel envahir ses narines et caresser le peu de peau qui était encore exposé. Un manteau d’hiver sur le dos, des gants en cuir, un bonnet et une écharpe en laine de mouton qui lui remontait jusque sur le nez, Jack observait l’horizon en essayant du mieux qu’elle pouvait d’oublier les picotements à l’extrémité de ses membres. Assise sur une pierre, elle gardait ses genoux fermement serrés contre sa poitrine, attendant le moment où son corps ne tiendrait plus de rester à l’extérieur plus longtemps.
Voilà des heures qu’elle était là, sans bouger, à seulement regarder l’océan. Cet été n’aurait rien de plus à lui offrir que cette vue, sa préférée. Parfois, des dragons traversaient le ciel, volant bien trop loin pour qu’aucune arme humaine ne puisse les atteindre, avec une liberté que la fille du chef ne pouvait s’empêcher d’envier. Même si elle était leur ennemie par nature, une part d’elle aurait aimé pouvoir les rejoindre et parcourir ce ciel sans aucune attache pour l’en empêcher. Que devaient-ils ressentir en sentant le vent frapper leur visage ? En plongeant dans les nuages ? En laissant le soleil les réchauffer dans leur parcours ?
Jack ne se souvenait pas ce que c’était que d’avoir chaud. Même si les rayons ne l’avaient pas quitté un instant, sur ce bord de falaise, le froid était encore là, coulant dans ses veines comme du venin. Frissonnante, Jack soupira.
— Alors c’est là que tu te trouvais.
Jack n’eut pas besoin de se retourner pour savoir à qui appartenait cette voix. Fronçant les sourcils, la jeune fille croisa ses bras encore plus fermement sur ses genoux, le dos rond.
— Le chef m’a envoyé te chercher.
— T’as qu’à lui dire que tu ne m’as pas trouvée.
Comme si Castiel allait l’écouter. Certainement pas.
Jack l’entendit accomplir les quelques pas qui les séparaient encore. Avant qu’il n’ait atteint son épaule, la jeune fille se retourna et gifla violemment sa main, comme ayant senti sa chaleur corporelle émaner de lui.
— Je ne rentrerai pas avec toi, tonna-t-elle en le fusillant du regard.
Elle se retourna, replaçant ses bras autour de ses jambes.
— Pas après la façon dont tu m’as trahi.
— Trahi ? Rappelle-moi qui est partie à la tombée de la nuit faire sa petite chasse aux dragons et se mettre inutilement en danger ? À cause de vos conneries, le début de la vraie chasse a été retardé.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Un jour de plus ou de moins, qu’est-ce que ça change pour vous ? cracha-t-elle.
Tête de Lycor ou pas, ça n’avait rien changé. Pas de festivités pour Jack et son petit groupe. La fille du chef avait même été officiellement interdite de sortie jusqu’à, au moins, le reste de l’éternité.
— Tu es vraiment la personne la plus irresponsable que je connaisse, dit sardonniquement Castiel.
Jack eut un rire sans joie. Il pouvait parler, le toutou du chef.
Castiel approcha de nouveau la main de son épaule mais la jeune fille fut plus rapide à réagir, le frappant puissamment à l’épaule. Le futur chef eut un mouvement de recul, surpris par la force de Jack.
— Ne me touche pas, sale traître ! Tu nous as balancé ! Je te pardonnerai jamais !
Leur amitié était définitivement terminée de son côté. Trois ans qu’elle l’était, en vérité.
Jack se releva sur la pierre, observant Castiel légèrement en contrebas.
— Pars pour ta stupide chasse et fous-moi la paix. Je rentrerai pas avec toi alors casse-toi !
Le jeune homme eut un sourire mauvais.
— Parce que tu crois que qui que ce soit ici te laisse le choix ?
Serrant les poings de colère, Jack bondit de la pierre pour atterrir un peu plus loin. Sa tête se tourna vers une branche aussi épaisse qu’une bûche qui se trouvait près de son pied. Elle la saisit des deux mains et tenta d’atteindre Castiel au niveau de l’estomac. Celui-ci, ayant vu le coup venir, s’était reculé juste à temps. Jack n’abandonna pas là et essaya de l’avoir de nouveau, agitant la branche avec facilité. Le jeune homme réussit à éviter les coups mais perdait visiblement patience.
— Qu’est-ce que tu veux prouver là, hein ? T’as pas fini de jouer un peu ?
Piquée au vif, la fille du chef feignit de lui donner un autre coup avec le morceau de bois au niveau du ventre, changeant de direction au dernier moment. Elle enfonça la branche dans le sol, s’en servit d’appui pour projeter le bas de son corps vers le ciel et asséna un coup de pied au visage de Castiel. N’ayant pas anticipé l’attaque, le jeune homme tomba au sol, plus sous le poids de la surprise que de la force.
Même si Jack savait se battre, les heures passées sans bouger l’avaient considérablement affaiblies. Observant son opposant se relever dans l’instant, un fin filet de sang dégoulinant de son nez et la marque de sa botte sur la joue, elle peinait à reprendre sa respiration. Ça lui serait difficile de se battre plus longtemps mais, déterminée, elle saisit fermement la branche, comme pour lui faire comprendre qu’elle n’avait pas renoncé.
— Tu commences sérieusement à me gonfler, souffla-t-il en s’approchant lentement, essuyant du dos de sa main le sang sur son visage.
Jack sortit de ses gonds.
— C’est toi qui as essayé de me tuer le premier je te rappelle ! hurla-t-elle, la marque de la flèche encore sur sa joue. Et le chef n’a rien eu à te dire là-dessus ? Qu’est-ce que t’aurais fait si j’étais vraiment morte, hein ?
— Tu penses vraiment que j’ai essayé de te tuer ? dit-il, sarcastique. Si j’avais voulu te tuer, tu serais morte. Je suis le meilleur archer du village.
— Le meilleur après moi.
Castiel eut un rire plein de condescendance, les yeux ne quittant pas les siens.
— C’est ça.
Puis, son visage reprit son sérieux.
— Je voulais juste que ça te serve de leçon, pour nous avoir fait perdre notre temps à nous tous.
Jack pesta, sentant la fureur l’envahir. Malgré la fatigue de ses muscles, elle leva le morceau de bois et se jeta sur Castiel. Ce dernier, sentant bien que son adversaire avait perdu de sa superbe, évita sans mal ses nouvelles attaques, se réjouissant de la voir perdre patience de ne plus réussir à l’atteindre aussi facilement. Il ne se ferait pas avoir une deuxième fois.
Castiel réussit finalement à bloquer la branche avec sa main, profitant de la surprise de Jack pour l’attirer à lui, et enfonça sa main dans sa cage thoracique pour la faire chuter en arrière. La jeune fille laissa échapper un cri de douleur et Castiel l’immobilisa au sol. Le corps engourdi par le froid, une fois les poignets emprisonnés par le futur chef, impossible de se libérer.
— Alors, on a fini de jouer ?
Jack lui cracha sur la joue, espérant le faire lâcher prise, mais il lui en faudrait plus que ça pour le déstabiliser. Et dire qu’à une époque elle avait été amie avec ce crétin ! Ça lui semblait totalement improbable désormais. Il était si hautain et condescendant, et pas seulement envers elle. Depuis qu’il s’était vu promettre la place du chef, il n’était plus le même. Et il croyait vraiment pouvoir réussir à abattre un dragon des glaces avec cette attitude ? Se draper d’arrogance pour faire face au fait qu’il ne serait jamais assez fort pour réussir un tel exploit ne lui réussissait pas.
La seule personne capable de se confronter à un dragon des glaces, c’était Jack, et elle finirait bien par le prouver un jour où l’autre.
Puisant dans ses dernières ressources, la jeune fille profita d’avoir une jambe encore libre pour envoyer son tibias dans l’entrejambe de Castiel. Celui-ci se crispa de douleur, ne s’étant pas attendu à un tel coup bas de sa part, et Jack profita de ce moment d’inattention pour se libérer les poignets. S’il avait été moins lourd et ne serait-ce qu’un peu plus grand, elle aurait certainement réussi à le faire voltiger !
Jack le renversa sur le côté avec les mains et se redressa le plus vite qu’elle put, malgré ses articulations se faisant de plus en plus rigides et douloureuses.
— Où est-ce que tu crois aller comme ça ?! hurla Castiel, peinant à se relever à cause de la douleur tandis que Jack courait déjà à toutes jambes vers la forêt.
Sans prendre la peine de lui répondre, la fille du chef slaloma entre les arbres, espérant bien le semer. Castiel n’essaya pas de lui courir après ou de la rattraper, se doutant qu’il la retrouverait rapidement. Ce n’était qu’une question de temps. Le ciel se couvrait de nuages et les températures se rafraîchissaient. Jack ne tiendrait pas dans ces conditions.
Ils le savaient tous les deux.
— Alors tu es rentrée finalement, dit Nathaniel dans un sourire en ajustant ses manches.
Jack, assise sur la table de travail, les coudes sur ses genoux et le menton dans les mains, lui asséna un regard assassin.
— J’avais froid, lança-t-elle.
— Évidemment.
Agacée, la jeune fille soupira, se laissant tomber en arrière. Elle retira ses gants et observa ses mains devenues presque entièrement bleues. Il devait faire dans les vingt-cinq degrés en ce milieu d’été à l’extérieur, pourtant.
Nathaniel lui prit les mains et les examina à son tour, les sourcils froncés.
— Je ne les avais jamais vues dans un tel état.
Le médecin ne lui reprochait jamais rien ouvertement mais un certain agacement perçait dans sa voix. Jack, honteuse, détourna les yeux vers la fenêtre. Elle savait qu’elle avait exagéré en n’écoutant que sa colère. Comme pour prouver qu’elle n’avait pas besoin d’être protégée comme un bébé, elle était restée à l’extérieur pendant presque deux jours d'affilée, près de la mer, là où l’air était le plus froid. Finalement, à rentrer dans un tel état, elle ne faisait que donner raison à tout le monde.
Son esprit voulait voler dans le ciel mais son corps restait bloqué sur terre, les pieds dans la glace. Il n’y avait rien qu’elle pouvait faire contre ça. L’admettre lui faisait mal à la poitrine. Nathaniel était le seul à qui elle acceptait de montrer ce corps faible et se dégradant de jour en jour. C’était comme un secret qu’elle ne souhaitait partager qu’avec lui, un secret que tout le monde connaissait déjà, sans en parler ouvertement.
Le médecin la fit s’allonger correctement sur la table, de manière à ce que ses jambes et ses bras lui soient facilement accessibles. Les yeux fermés, Jack le laissa enlever ses nombreuses protections, la respiration difficile, comme si un poids invisible pesait sur sa poitrine. Nathaniel entreprit de la masser avec un peu plus de force qu’à l’accoutumée, compte tenu l’état de son corps. La fille du chef pouvait sentir son sang recommencer à regagner l’extrémité de ses membres. Malgré le soulagement, le processus était également laborieux et douloureux.
Après plusieurs minutes de massage, Jack entendit la porte de chez Nathaniel s’ouvrir. Des bruits de bottes s’enfonçant dans le parquet lui indiquèrent très vite de qui il s’agissait.
— Alors tu es enfin rentrée, dit froidement le chef.
Jack, allongée sur la table et les yeux toujours fermés, répondit avec un “hum” sonore.
— Nous partons dans une heure, annonça-t-il.
“Hum”.
— Ne t’avise plus de quitter cette maison. Nathaniel, je compte sur toi pour la surveiller.
— Bien sûr, mentit joyeusement le médecin, n’ayant jamais pris la peine de chaperonner Jack.
— Bien… alors…
Le chef se racla la gorge.
— Au revoir.
Et il partit, faisant de nouveau craquer le parquet sous ses épaisses bottes.
Nathaniel, qui s’était arrêté un instant pour le saluer, reprit le massage là où il l’avait arrêté.
— Je ne vais pas mentir, j’avais espéré que votre petite excursion les convainque d’abandonner la chasse cette année.
Jack rouvrit les yeux, laissa tomber sa tête vers lui.
— C’est pour ça que tu nous as accompagnés ?
— Peut-être… je suppose. Je n’en suis pas sûr moi-même.
Nathaniel fit craquer sa cheville, arrachant un petit cri de surprise à la jeune fille.
— Je savais aussi que tu ne pouvais pas rester seule.
Jack soupira. Il avait raison et c’était ce qu’elle abhorrait le plus dans sa condition. Elle ne pourrait jamais voler dans le ciel sans se soucier de ce qu’elle laissait derrière elle. Il lui fallait toujours penser au moment où elle devait rentrer.
Elle était condamnée à rester ici jusqu’à ce que mort s’en vienne. Ce n’était pas la chose la plus réjouissante. Si seulement elle avait pu partir en combattant un dragon ! Un qui soit même plus puissant que n’importe quel Lycor ! Elle lui couperait la tête avec cette facilité et élégance dont avaient fait preuve ces deux étrangers, près de la falaise…
Où pouvaient-ils se trouver à cet instant ? Ils devaient certainement être en train de parcourir le monde, à la recherche de tous les trésors qu’il avait à leur offrir, sans jamais avoir besoin de s’arrêter parce qu’ils avaient froid. Chasser des dragons et pratiquer l’alchimie, ça semblait être une vie de rêve. Jack aurait tout donné pour être à leur place ou seulement voyager à leurs côtés. Devenir aussi forte qu’eux, avoir autant de connaissance sur la magie…
— Nathaniel ?
— Oui ?
— Tu as des livres sur l’alchimie ?
Le médecin rit doucement, occupé à étirer sa cheville.
— Non. À quoi est-ce que ça me servirait ?
— Bah… je sais pas… à essayer ?
— L’alchimie n’existe pas.
Jack se redressa si brusquement que le jeune homme s’arrêta dans son geste, l’observant avec surprise.
— Et ce qu’on a vu avec Iris et les autres, hein ? Comment est-ce que tu l’expliques ?
Pris au dépourvu, il détourna les yeux avant de reprendre son travail.
— Je ne sais pas. Mais il y a sûrement une explication plus rationnelle.
— N’importe quoi ! soupira Jack en se rallongeant, les bras croisés.
Comment pouvait-il nier l’évidence alors qu’elle était sous ses yeux ? Ces pierres étaient comme sorties du sol, sculptées par une main divine. Ils ne les avaient pas inventées, quand même. Si ce n’était pas de l’alchimie ou une autre forme de magie, alors qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Si Nathaniel s’obstinait à refuser de l’aider, elle devrait trouver la réponse ailleurs. Elle pourrait commencer par aller voir Iris, Rosalya et Armin. Eux devaient forcément y croire aussi !
Et si la magie était la solution à son problème ? Après tout, personne n’y avait jamais pensé.
— Ne t’énerve pas, murmura Nathaniel en posant doucement la paume de sa main sur son front. Même si l’alchimie existait je ne pense pas que ce soit aussi facile que ça à pratiquer.
— Tu peux parler… c’est pas comme si t’avais jamais essayé, bougonna-t-elle.
Le médecin rit, décidant de ne pas y accorder plus d’importance que ça. Il finit son massage et l’invita à remettre ses protections elle-même. C’était énervant de devoir l’admettre mais elle se sentait beaucoup mieux. Ces massages n’étaient peut-être pas l’antidote à sa maladie, mais ils en réduisaient clairement les symptômes. Avec une telle forme, elle aurait pu mettre la raclée à Castiel sans aucun problème !
À l’extérieur, une corne de brume résonna. Cela signifiait le départ - le vrai, cette fois-ci - pour la chasse aux dragons pour tous les hommes du village à l’exception de Nathaniel, des personnes âgées, des blessés et des enfants. La chasse durait deux semaines environ, parfois plus, parfois moins.
Jack aurait pu profiter de leur départ pour s’échapper en douce et essayer de nouveau de chasser un dragon par elle-même, mais ce serait beaucoup plus difficile maintenant que tous les hommes du village étaient dispersés dans la forêt. Elle n’avait pas d’autre choix que d’abandonner. La chasse, cette année encore, se ferait sans elle.
— Profite de leur absence pour te reposer, conseilla Nathaniel.
— Mouais, marmonna-t-elle, peu certaine de vouloir l’écouter.
Elle avait plutôt envie de sortir avec ses nouveaux amis et se plaindre jusqu’au lendemain de l’injustice qu’ils subissaient. Et dire qu’ils avaient ramené une tête de Lycor ! C’était certain que même Castiel ne pourrait pas en dire autant. Certes, ils ne l’avaient pas chassé eux-mêmes, mais ça comptait un petit peu…
Une fois entièrement rhabillée, Jack descendit de la table d’un bond.
— Je rentre ce soir, lui dit-elle sans attendre de réponse, ignorant ostensiblement son interdiction de sortie.
Le médecin lui souhaita une bonne journée et reprit place à son bureau.
Lorsque Jack rentra de sa journée passée avec ses nouveaux amis, dans un village déserté de tous ses hommes adultes ou presque, Nathaniel était encore assis à son bureau, des bougies allumées dans tout son atelier. La nuit était tombée depuis deux bonnes heures déjà mais ni l’un ni l’autre ne semblait fatigué. Dans l’ombre de l’entrée, juste derrière le fin rideau de quelques perles de bois qui servaient de porte à son atelier, Jack laissa tomber son épaule sur le mur. Nathaniel n’eut pas besoin de relever la tête de ses nombreux parchemins pour comprendre qu’elle était là.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-il.
— Ça va.
— Tu n’as pas froid ?
Jack hocha négativement la tête, ignorant les engourdissements dans sa nuque.
— Ça va, je t’ai dit.
— Très bien. Je te crois.
Elle avait fait attention. Elle n’était pas retournée près de la mer là où le vent se faisait trop fort. Elle avait laissé Rosalya s’amuser à tenter de la réchauffer d’elle-même avec des câlins. Ils s’étaient bien amusés, jouant à essayer de viser des pommes placées sur un ponton avec des armes volées dans l'entrepôt. Ils s’étaient beaucoup plaint des adultes, aussi. Nathaniel, c’était le seul adulte qu’ils aimaient encore bien.
Leur petite aventure dans les bois n’avait pas duré très longtemps mais elle avait suffi pour les rapprocher tous les quatre. Cinq, s’ils comptaient le médecin, même s’il était un peu à part.
À défaut de chasser des dragons comme elle l’aurait souhaité pour cet été, si elle avait la possibilité de s’amuser avec les seuls amis qu’elle n’avait jamais eu, alors peut-être que ce ne serait pas si mal.
Jack déglutit.
— Je vais mourir bientôt, pas vrai ?
La plume de Nathaniel s’arrêta sur le papier. Doucement, il se redressa, regardant dans sa direction. Jack, toujours dans l’ombre et les bras coincés dans son dos contre le mur, n’avait que son coude qui dépassait.
— Mon père, Castiel, toi… vous essayez juste de retarder ça à votre manière. En m’empêchant de sortir, en voulant me venger, ou en me soignant. Mais ça ne fait que retarder l’inévitable.
— On ne sait rien de ce qu’il va se passer, Jack.
Le médecin soupira tristement.
— Le chef et Castiel… peut-être qu’ils ne s’y prennent pas de la meilleure des manières mais ils veulent seulement te protéger, tu comprends ?
Jack ne répondit pas.
— Et quant à moi… c’est mon travail de te garder en bonne santé le plus longtemps possible. Toi et tous les autres du village. Je ferai tout ce qui est en mon possible pour te garder en vie.
La jeune fille baissa la tête, sentant les mots se coincer dans sa gorge.
Nathaniel se leva, souhaitant poser une main réconfortante sur son épaule mais la jeune fille se dégagea avant même qu’il n’ait pu l’atteindre.
— C’est ce que je pensais, cracha-t-elle.
— De quoi ?
— Tu ne peux pas comprendre ! Tu vaux pas mieux que les autres !
Ce n’était pas de sa faute - ce n’était de la faute de personne. Mais à cet instant, elle souhaitait seulement un coupable à son calvaire. Un responsable. Car le dragon des glaces n’était pas là pour payer ce prix. Rien ne la soulagerait tant qu’elle saurait cette créature encore en vie, quelque part.
— Jack… murmura le médecin, impuissant. Tout le monde tient énormément à toi, plus que tu ne l’imagines.
— Je vais dormir, énonça-t-elle en quittant l’entrée pour rejoindre sa couche dans le salon.
Indifférente au désespoir de son ami, Jack s’engouffra sous les couvertures, accueillant leur chaleur avec réconfort. Pourquoi lui parlaient-ils tous comme si elle était encore une gamine incapable de comprendre ? Ou alors c’étaient eux qui refusaient d’accepter la vérité. Ils tournaient autour du pot, inventaient toutes sortes d'excuses pour l’empêcher de vivre à sa manière, et gâchaient ses derniers étés à vivre. Et même lorsqu’une solution aurait pu être là, à portée de main, on la ridiculisait pour ne serait-ce qu’y penser.
Des larmes de frustration au bord des cils, Jack s’endormit.
Lorsqu’elle se réveilla d’un sommeil sans rêve, il lui sembla qu’une seule seconde à peine s’était écoulée. La lumière venant de l’atelier de Nathaniel lui indiquait qu’il devait encore être en train de travailler, aussi ne devait-elle pas s’être assoupie très longtemps. D’ordinaire, elle aurait seulement cherché à se rendormir sans se poser de questions mais une pression étrange dans sa poitrine lui indiqua que quelque chose n’allait pas. Sans comprendre pourquoi, son instinct lui soufflait que la situation n’était pas comme d’habitude.
Le cœur battant sans en comprendre la raison, Jack souleva doucement la couverture, observant autour d’elle. Rien ne semblait avoir été déplacé, les fenêtres étaient toutes fermées et la lumière émanait toujours doucement de l’atelier. Néanmoins, le silence l’alerta. Pas de bruit de plume se baladant sur le papier, pas de ronflements non plus qui indiqueraient que Nathaniel se serait endormi sur son bureau.
Le plus silencieusement possible, Jack posa ses pieds au sol, les mains tremblantes. Quelque chose n’était pas normal, cette fois-ci elle en était certaine. À l'affût du moindre bruit, elle se dirigea lentement vers l’atelier en tournant sur elle-même, comme préparée à l’idée de pouvoir se faire attaquer de tous les côtés.
— Nathaniel ? l’appela-t-elle dans un murmure.
Elle la vit alors, sa main sur le sol, dépassant tout juste du mur.
— Nathaniel ?!!
Ne cherchant plus à se faire discrète, la jeune fille écarta d’un coup sec le rideau de perle et s’accroupit près du corps inanimé de son ami. Les jambes encore emmêlées dans les pieds de sa chaise, il semblait être tombé sur le côté. Paniquée, Jack prit sa tête dans ses mains pour vérifier s’il était conscient, mais ses yeux désespérément clos et le sang qui s’était déposé dans sa paume lui indiquèrent le contraire.
— Oh non, non, non… Nathaniel ! hurla-t-elle en le secouant. Nathaniel réveille-toi !
Quelqu’un avait dû le frapper par derrière. En jetant un simple coup d'œil, Jack réalisa que la fenêtre de son atelier était, elle, grande ouverte. En posant sa main contre son nez, elle sentit sa respiration, à son grand soulagement, mais impossible de parvenir à le réveiller malgré toutes ses tentatives.
La personne qui avait fait ça devait encore se trouver ici. Les jambes flageolantes, Jack se releva, réfléchissant à toute vitesse à ce qu’elle devait faire. Fuir ? Appeler quelqu’un ? Plus aucun homme capable de se battre n’était au village ! Et le seul adulte et médecin était à terre, inconscient.
Sans attendre une seconde de plus, Jack se précipita vers la porte mais une ombre, près de là où elle dormait encore quelques minutes auparavant, attira son attention. Malgré l’obscurité, elle discerna sans mal l’homme qui se tenait là, désormais sorti de sa cachette.
Un long manteau en cuir sur les épaules, des cheveux bruns tombant sur son front et deux yeux verts posés sur elle, Jack le reconnut tout de suite. L’alchimiste.
Le souffle coupé, elle l’observa sortir de sa poche une très longue dague de sous son manteau, la faisant tourner sur son doigt comme s’il s’agissait d’un jouet. Pourtant son expression était froide, très loin d’être amusée. En un geste vif, il lui lança la dague que la jeune femme évita de justesse, celle-ci découpant juste un pan de sa manche avant de s’enfoncer dans le mur derrière elle. L’alchimiste ne se laissa pas perturber et sortit une seconde arme d’une même taille et la lança, cette fois-ci au niveau de son épaule gauche. Jack s’accroupit de justesse, l’évitant une nouvelle fois. Les mains sur le tapis, elle le tira d’un coup sec, faisant perdre l’équilibre à son assaillant. Elle espéra profiter de cette distraction pour s’échapper mais, à peine la porte ouverte, une autre dague s’enfonça dans son pull, la clouant au sol.
Jack essaya vainement de tirer sur le tissu pour se défaire ou déchirer son haut mais rien n’y fit. Sans avoir le temps de trouver une solution, l’alchimiste se jeta sur elle, retirant la dague pour retourner la jeune fille sur le dos. Il emprisonna ses deux poignets dans une seule de ses mains, l’autre dissimulée dans son manteau. Son visage était inexpressif, aucunement perturbé par le combat qu’il était en train de mener. Croyait-il le gagner aussi facilement ? C’était mal connaître Jack, la fille du chef.
Elle allait peut-être bientôt mourir mais elle ne se laisserait pas assassiner aussi facilement pour autant.
Sans la lâcher des yeux, l’inconnu sortit de son manteau une fiole au contenu fluorescent. Est-ce qu’il comptait l’empoisonner ? Juste comme ça ? Jack grinça des dents, se concentrant sur ses jambes qui étaient encore libres. Quel imbécile de ne pas les avoir immobilisées aussi, il allait bientôt le payer. L’alchimiste se pencha vers elle pour la forcer à boire la fiole. Dans un sourire de victoire, elle comprit qu’il venait de commettre là une erreur qu’il regretterait bien vite. La fille du chef envoya toute la force dont son corps était capable et le frappa au niveau du ventre avec son genou, prenant appui sur son autre jambe pour l’aider à le faire basculer plus facilement. L’inconnu, qui était plus grand et léger que Castiel, fut projeté en arrière. Sa fiole au contenu mystérieux se répandit sur le sol, quelques gouttes éclaboussant le visage de la jeune fille au passage. Jack se redressa d’un bond en arrière, se retournant vers l’homme qui avait atterri la tête la première sur les étagères de livres de Nathaniel. Visiblement sonné, la fille du chef profita de cet instant d’inattention pour retirer une des dagues qui s’étaient enfoncées dans le mur et, d’un geste assuré, l’enfonça dans la paume de l’inconnu qui reposait encore sur le sol. Un cri de douleur résonna dans la pièce et, sans attendre une seconde de plus, Jack s’enfuit en passant la porte.
— Charlotte !! entendit-elle appeler l’alchimiste depuis l’intérieur.
La jeune fille, qui courait à grandes enjambées le plus loin possible de son attaquant, tourna la tête vers l’acolyte de l’étranger qui, une cape sur la tête, attendait près de la maison de Nathaniel. Elle jeta un coup d'œil par la fenêtre et, faisant claquer sa langue de désapprobation contre son palais, leva son arc.
— T’es vraiment qu’un incapable, ma parole, souffla-t-elle, dépitée.
Jack évita de justesse la première flèche qui s’enfonça dans l’herbe un peu plus loin, manquant de trébucher sur celle-ci.
Il faisait nuit noire et, malgré l’agitation, personne n’était sorti vérifier ce qu’il se passait. Que tout le monde soit encore endormi ou que les rares personnes réveillées aient trop peur pour sortir, ça ne faisait aucune différence. Jack ne voulait pas que qui que ce soit d’autre soit mis en danger. Et s’ils s’obstinaient à la poursuivre elle, au moins ils laisseraient Nathaniel tranquille.
Nathaniel… allait-il s’en sortir ? Elle avait été si froide envers lui avant de s’endormir, alors qu’il faisait tout pour l’aider… et si elle ne le revoyait jamais après ça ?
Une autre flèche faillit atteindre sa cuisse, la faisant tomber sous la surprise. Jack se retourna un instant et vit les deux inconnus à sa suite, l’homme tenant sa main ensanglantée.
— Immobilise-la ! ordonna-t-il à la femme, à bout de souffle.
Jack se releva en trombe et reprit sa fuite, espérant rejoindre la forêt et les semer avant qu’ils n’arrivent à son niveau. Elle avait beau être forte, les deux alchimistes l’étaient tout autant, et bientôt leurs pas se firent de plus en plus proches.
Soudainement, ses jambes s'immobilisèrent et Jack chuta en avant, la tête la première. Elle crut d’abord que son pied avait percuté une pierre mais réalisa bien vite que c’était tout son corps qui était figé. Ses bras plaqués contre son torse, elle tira et gigota dans tous les sens mais rien n’y fit, ses membres restant désespérément paralysés, comme cloués au sol. Malgré l’obscurité, Jack distingua deux billes d’un métal inconnu pendantes au bout d’une longue corde qui avait fait le tour de son corps.
Ils avaient utilisé sur elle la même technique qu’avec le Lycor, quelques jours auparavant.
Jack commença sérieusement à paniquer tandis qu’elle les entendit se rapprocher, la tête à moitié enfoncée dans l’herbe fraîche. Impossible de se démêler de cette prison de corde dans laquelle ils l’avaient enfermée avec une telle agilité.
Les pas des deux inconnus ralentirent et, bientôt, s’arrêtèrent à sa hauteur. Sentant son coeur tambouriner dans sa poitrine à lui en faire mal, la panique l’envahit. Une part d’elle souhaitait les supplier d’épargner sa vie mais l’autre, encore bien trop fière, en était incapable même dans cette condition. Comme si elle avait encore un infime espoir de s’en sortir alors qu’elle était désormais totalement à leur merci.
Une main lui tira les cheveux pour lui faire relever la tête et l’autre encercla sa mâchoire. Elle reconnut bien vite à qui cette seconde main appartenait vu le sang qui en coulait à profusion, se répandant jusque dans son cou.
— Tu dois avaler ça, exigea l’inconnu.
Jack tenta du mieux qu’elle put de garder ses lèvres scellées mais, malgré sa blessure impressionnante, l’inconnu avait définitivement plus de force qu’elle. Il lâcha ses cheveux et lui présenta une fiole au contenu identique à celle qui était tombée sur le sol. Petit à petit, il força sa bouche à s’ouvrir et lui présenta la bouteille pour qu’elle en boive le contenu.
— Ça ne te fera aucun mal, alors bois !
Jack en doutait fortement. Qui donc essayerait de faire boire un médicament étrange à quelqu’un contre son gré sans aucune mauvaise intention ?
La jeune fille essaya de résister mais se sentit céder tandis que les premières gouttes pénétraient sa bouche. Le liquide avait un goût étrange de miel et de thé noir. Même si elle parvint à en recracher une partie, la majorité glissa dans sa gorge. Son esprit s’embua et ses yeux se fermèrent, la pression exercée sur son visage se dissipant dans le même temps. La fiole était vide, désormais.
— Je suis désolé.
Ce furent les derniers mots qu’elle entendit avant de sombrer dans le néant.
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