Hyun s’était douché une dizaine de fois depuis la semaine précédente et, pourtant, il se sentait toujours sale. Un sentiment gras de regret lui collait la peau et aucun passage de savon ne réussissait à le faire partir, peu importe combien il frottait fort.
Il ne lui était jamais arrivé d’avoir une relation intime avec quelqu’un sans se sentir comme ça après. Une part de lui commençait à se dire qu’il ne pouvait en être autrement. Qu’il était seulement destiné à écouter son envie plutôt que sa tête et en garder un arrière goût désagréable après.
Faisant tournoyer sa canette de bière entre ses mains, il observait la table sous ses yeux avec apathie. Il en était à sa quatrième mais commençait à peine à en sentir les effets, probablement en conséquence de la quantité importante de nourriture qu’il avait engloutie sans réfléchir juste avant. Il aurait aimé que l’alcool aille plus vite, plus fort, qu’il l’assomme pour les heures à venir.
— T’as pas un peu fini de faire la gueule ? Tu fatigues tout le monde, lui reprocha Maxence en lui donnant un coup de coude entre les côtes.
Hyun ne prit pas la peine de relever la tête vers lui, se mordant la lèvre de culpabilité. Son ami l’avait invité mais il se sentait incapable de participer à la conversation. Maxence et son amie “avec intérêt”, Julia, l’occupaient à sa place, plaisantant joyeusement sur la nouvelle vie de rockstar de Maxence, le nouveau single de Crowstorm ayant fait un million de vues en seulement quelques jours. Hyun l’avait félicité avec autant de sincérité que si on lui avait arraché le compliment du fond de la gorge.
Maxence était son meilleur ami mais il était incapable de se réjouir pour sa réussite. Obsédé par ses propres démons, c’était comme s’il vivait dans sa bulle de désespoir et que personne ne pouvait pénétrer à l’intérieur.
Il était vraiment égoïste. Le pire des amis.
— T’as passé une mauvaise journée ? lui demanda Julia.
Hyun ne connaissait pas beaucoup cette fille. Il ne l’avait croisé qu’aux soirées organisées par Maxence et ce n’était pas vraiment son genre de sociabiliser avec toutes les personnes présentes. Il savait seulement qu’elle travaillait dans un café et dormait de temps en temps chez Maxence. Elle était gentille.
— Même pas quinze heures et t’en es déjà à ta cinquième, critiqua Maxence en pointant du doigt sa canette.
Quatrième, mais Hyun n’eut pas le courage de le corriger.
— Tout va bien, mentit-il.
— C’est ça, à d’autres. Tu tires une tête de deux pieds de long depuis ce midi. Si t’es venu sous la torture dis-le, hein.
Sa réflexion lui arracha un sourire mais le jeune homme ne sut que répondre. Il pensait que voir son meilleur ami lui remonterait le moral mais c’était encore pire depuis qu’il était arrivé ici. Entre l’odeur de tabac froid, le bordel éparpillé partout, les fenêtres qui donnaient sur un ciel grisâtre, son appartement semblait être une réflexion parfaite de la tornade qui sévissait dans sa tête depuis la semaine précédente.
Olympe ne l’avait pas contacté une seule fois. Avec les vacances du café pour Noël, ils ne s’y étaient pas recroisés non plus. C’était comme si rien ne s’était passé.
Parce que ça n’avait pas d’importance pour elle. Pas vrai ?
— C’est toi qui m’a invité à venir boire un coup, se défendit Hyun en montrant l’étalage de boissons en tout genre alignées sur la table, renversant un peu de sa bière dans le mouvement. Vous vous êtes bien fait des shots tout à l’heure.
Maxence et Julia rirent ensemble, se rappelant du bazar monstre que cela avait causé, entre le sel renversé et l’impossibilité de couper un citron vert en l’absence de couteau propre, les deux s’étant résignés à utiliser une paire de ciseaux.
Hyun aurait aimé participer à cette joyeuse ambiance. C’était pour cela qu’il était venu, après tout. Mais rien n’y faisait. Il se sentait sale.
L’alcool n’y changeait rien.
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? questionna plus sérieusement Maxence en croisant les bras, balançant sa chaise en arrière de manière à poser ses pieds sur la table.
— Rien.
— Le villain menteur~, chantonna Julia, le menton posé dans sa main, un sourire rayonnant aux lèvres.
La jeune femme, légèrement plus âgée qu’eux de ce qu’il avait compris, l’observait joyeusement, un peu bourrée aussi.
— Tu peux tout nous dire, tu sais, ajouta-t-elle d’une voix enfantine.
— Exactement, appuya Maxence, le visage rouge de tous les shots qu’il avait pris.
Hyun finit sa bière d’un coup et ouvrit le frigo situé tout juste à sa droite pour s’en prendre une autre. Il valait mieux pour lui qu’il ne commence pas les alcools forts, vu comment cela s’était terminé la dernière fois.
Il avait juste envie de boire, sans se poser plus de questions.
— Laisse-moi deviner, commença Maxence en posant son doigt contre son menton. Tu es tout triste parce que tu as pas pu rentrer voir ta maman et ton papa pour Noël.
— T’as passé Noël tout seul ? s’exclama Julia. Oh non, c’est trop triste !
L’étudiant décapsula sa bière, lâchant un soupir. Il aurait pu sauter sur l’occasion et prétendre que c’était bien cela qui le rendait aussi déprimé. Maxence savait comme il était attaché à sa famille et ne manquait d’ailleurs jamais une occasion de se moquer de lui pour ça, lui qui ne parlait de ses parents que pour se plaindre qu’ils ne lui donnaient pas assez d’argent alors qu’ils en produisaient des “millions”. Néanmoins, Hyun n’avait pas la force de mentir. L’alcool avait toujours eu l’effet de l’assommer lorsqu’il était de mauvaise humeur. Formuler des phrases pour entretenir la conversation lui coûtait un effort surhumain.
— Hum... non, ça ne doit pas être ça, conclut son ami en hochant négativement la tête. Je suis sûr que c’est plus profond que ça.
— Tu t’es fait larguer c’est ça ? demanda Julia d’une voix emplie de pitié qui lui tapa profondément sur le système.
— Il est pas en couple, précisa son ami.
— Alors tu t’es fait rejeter par un gars ? Parce qu’il est gay, hein ? questionna la jeune femme dans un murmure en se penchant vers le bassiste.
Maxence explosa de rire comme s’il avait entendu là la meilleure blague de toute l’année. Ses pieds encore sur la table, il renversa la bouteille de whisky, manquant de faire aussi tomber la canette de Hyun dans la mouvement s’il n’avait pas eu le réflexe de la soulever. Plusieurs secondes furent nécessaires à Maxence pour reprendre son calme et expliquer à Julia qu’il ne l’était pas, cette dernière le rejoignant alors dans son fou rire. Parce qu’apparemment, penser qu'il était gay relevait là de la chose la plus hilarante qu’ils n’aient jamais faite.
C’était dans ces moments-là que Hyun se demandait pourquoi il était encore ami avec Maxence.
Avait-il toujours été comme ça ? Il avait été son meilleur et même son seul vrai ami au collège et pendant une majeure partie du lycée. Il avait toujours été là pour lui. C’était du moins comme ça qu’il le voyait.
Ils étaient proches depuis presque huit ans. Ils savaient tout l’un sur l’autre. Ils étaient allés dans la maison l’un de l’autre plus d’une fois. Ils connaissaient leurs parents, leurs autres connaissances et amis... Est-ce que leur relation s’était un jour détériorée pour que Hyun ne soit plus que l’objet de comédie de Maxence sans qu’il ne s’en aperçoive ?
Abattu, Hyun prit une autre gorgée.
— Nan mais... nan mais je suis sûr que t’es sur quelque chose ! s’exclama Maxence en reprenant son souffle après avoir ri de Hyun pendant aussi longtemps. C’est une peine de coeur, c’est ça ?
L’étudiant ne répondit pas, le regard perdu dans sa boisson.
— Ça concerne la rousse du café ?
Hyun releva les yeux vers Maxence.
Ce fut sa première erreur.
— Je le savais putain ! Évidemment que c’était à cause d’elle !
Fronçant les sourcils sur sa propre bêtise, Hyun vida sa bière d’une traite. Quel con ! Désormais il n’allait plus le lâcher, c’était terminé.
— Qu’est-ce qu’elle a fait Olly ? Vas-y, dis-nous tout.
— C’est qui Olly ? interrogea Julia, les coudes sur la table.
— Olympe, corrigea Hyun sans prendre la peine de cacher son agacement.
— Olympe ?
Maxence et Julia échangèrent un regard, comme s’ils se parlaient par télépathie. Après un instant, la jeune femme sembla comprendre et se ressaisit, faisant comme si elle n’avait rien demandé, dissimulant son sourire derrière sa main.
Hyun ne savait pas ce qui se tramait entre eux mais ça ne lui plaisait pas.
— Il ne s’est rien passé ! mentit de nouveau Hyun, sentant le rouge envahir ses joues, sa dernière bière lui montant à la tête.
— Ouais, c’est ça, c’est ça... allez, raconte tout à ton meilleur ami, l’encouragea-t-il en battant furieusement des cils.
Hyun soupira.
— Bon moi les garçons c’est pas tout ça mais j’aimerais faire quelques tours de terrain avant d’aller taffer, annonça la jeune femme en se levant de sa chaise d’un coup.
L’étudiant releva la tête vers elle, perplexe.
— Tu vas au sport ? Ivre ?
Julia pouffa, le défiant du regard.
— Je suis pas ivre.
C’était de toute évidence un mensonge éhonté mais Hyun n’eut pas la foi d’argumenter. Si elle souhaitait vomir sur un terrain de sport, c’était son problème.
Julia prit son sac, posa un baiser sur le front de Maxence, lui fit un clin d'œil et quitta l’appartement en un coup de vent.
— Elle avait l’air pressé, dit simplement Hyun en contemplant sa canette vide.
— Hey, compte pas profiter de son départ pour changer de sujet. Tu me dois encore des explications.
Hyun eut un rire cynique.
— Je te dois rien.
— Allez ! Vas-y, raconte. Il s’est passé quoi avec Olly ?
— Il s’est rien... et puis pourquoi tu l’appelles Olly ? Personne l’appelle comme ça... s’énerva Hyun.
— Oh, regardez-moi ça ! Mon petit Hyun est jaloux hein, parce que je suis assez proche d’elle pour lui donner un petit surnom et pas toi.
L’étudiant fronça les sourcils, perplexe. Olympe et Maxence ? En dehors du concert, ils ne les avaient jamais vu interagir ensemble. Olympe ne lui avait jamais parlé de lui non plus, et inversement. Étaient-ils réellement proches ? Pourquoi son coeur se serrait-il à cette idée ?
De la part de Maxence, ça ne l'aurait même pas étonné.
— Allez sérieusement, raconte. Je me foutrai pas de toi.
Ça, Hyun en doutait sérieusement.
N’ayant plus de bière à disposition, l’étudiant se décida sur la vodka.
— Tu t’es vraiment fait rejeter ?
— Nan.
— Alors quoi ?
Maxence se pencha vers Hyun, l’expression brusquement sérieuse, alors que le jeune homme se servait un verre en l’ignorant ostensiblement.
— Tu te l’es faite ?
La bouteille lui glissa des mains, son visage virant au rouge pivoine. Affolé, Hyun tenta de réparer les dégâts et d’éponger le liquide avec une serviette tandis que Maxence souriait de toutes ses dents.
— Oh putain je le savais ! Bravo mon gars ! le félicita Maxence en le prenant par les épaules.
Ça n'avait rien d’un exploit. Ce n’était pas quelque chose à congratuler.
C’était une erreur. Une erreur qu’il avait regretté toute la semaine. Une erreur qu’il avait commise pour la deuxième fois dans sa vie.
Toujours occupé à récupérer l’alcool avec sa serviette, Hyun sentit son coeur battre à tout rompre dans sa poitrine. Le souvenir de cette nuit passée avec Olympe lui revint en mémoire plus précis que jamais. Son regard lorsqu’elle lui avait dit qu’il lui plaisait. Sa peau, ses cheveux dansant sur la sienne, son sourire, ses rires. Tout ce qu’il avait rêvé d’embrasser depuis des mois, en travaillant à ses côtés. Ce qu’il avait souhaité voir se produire au fond de lui sans oser se l’avouer, depuis ce soir où ils s’étaient embrassés au café, “pour s’amuser”.
Et le souvenir de la boule dans son ventre quand il avait accepté alors qu’il ne le voulait pas vraiment. Pas dans ces conditions.
Il n’était pas d’accord. Il ne voulait pas, pas comme ça. Mais il avait accepté quand même.
Il était le roi des cons, le seul contre qui il pouvait s’en prendre d’avoir dit oui quand son cœur lui criait non.
C’était un souvenir doux-amer qui le torturait et dont l’alcool n’avait rendu les traits que plus douloureux encore.
— Je savais que c’était ce genre de fille ! Je le savais putain, j’en aurais mis ma main à couper.
— Parlons d’autre chose, trancha Hyun.
Maxence, n’ayant visiblement pas prévu de changer de sujet, lui donna un gentil coup de coude, l’accompagnant de nombreux clins d'œil.
— Espérons que celle-la, elle soit pas déjà en couple, hein.
Silence.
— Non parce que je veux dire... c’est ton genre, de te taper les meufs d’autres mecs.
Les doigts de Hyun se serrèrent sur la serviette imbibée de vodka, le souffle coupé.
Face au silence de l’étudiant, le bassiste insista, les bras croisés.
— T’es pas d’accord ? Non parce que ce serait pas la première fois que ça arriv-
— J’ai compris !
Hyun avait crié, serrant si fort la serviette dans sa main que des gouttes d’alcool glissèrent le long de sa main.
— Je rêve où tu viens de me gueuler dessus ? demanda sèchement Maxence.
Il ne riait plus. Sa voix avait frappé telle la foudre.
— Non, non c’est pas... ce que je veux d-
— Est-ce que je dois te rappeler ce que t’as fait ?
Hyun déglutit difficilement, comme se forçant à avaler une lame de rasoir.
Tout mais pas ça.
— C’est moi qui me suis tapé ta petite-amie peut-être ?
La honte appuyait sur sa nuque, le forçant à baisser de plus en plus la tête, jusqu’à ne plus rien discerner que les traces de vodka sur la table.
— Nan... nan, c’est pas moi. C’est toi qui as couché avec ma copine.
Tout mais pas ça.
Tout sauf ce souvenir.
Il donnerait tout ce qu’il avait en sa possession pour seulement l’effacer de sa mémoire.
— Vous... vous étiez séparés à l’époque, laissa-t-il échapper.
— T’essayes encore de te justifier ?
— Non ! Non, c’est pas...
Maxence et Suzanne passaient leur temps à rompre et se remettre ensemble, parfois sans même que Hyun ne soit réellement mis au courant de l’un ou de l’autre. Séparés ou non, Suzanne restait la copine de Maxence. Hyun avait été amoureux d’elle pendant encore plus longtemps mais ça ne changeait rien.
Suzanne, elle, ne l’aimait pas. Même ce soir-là, elle ne l’avait pas aimé. Ils l’avaient fait parce qu’elle en avait eu “envie”, parce qu’elle voulait “essayer” avec lui, parce que Maxence l’agaçait et qu’elle avait rompu “définitivement”. Même pour un instant, Suzanne n’avait pas tenté de l’aimer. Ce n’était pas comme si elle aurait pu le contrôler mais, égoïstement, Hyun aurait aimé qu’elle essaye.
Juste pour une fois. Juste pour cette fois.
Hyun n’avait pas souhaité être avec elle dans ces conditions, mais il avait dit oui quand même.
Ce moment-là aussi, il en avait pris des douches pour essayer de l’effacer.
— J’te trouve bien présomptueux pour un mec qui a fait un coup pareil à son meilleur pote.
— C’est pas ça ! Mais... Maxence !
Hyun soupira, osant enfin relever les yeux vers lui.
— Tu as dit que tu me pardonnais.
Maxence fronça les sourcils, les bras croisés, ses yeux le jugeant sévèrement derrière ses cheveux noirs.
— Tu as rompu avec Suzanne, moi j’ai promis de ne plus jamais la recontacter et... on est passé à autre chose. Tu as accepté mes excuses, tu m’as dit que notre amitié valait plus que ça...
Hyun sentit sa voix sur le point de se briser, se reprenant juste à temps.
— Alors je comprends pas pourquoi tu ramènes constamment ça sur le tapis. Ça fait deux ans déjà !
Est-ce que c’était égoïste de la part de Hyun de vouloir tourner la page ? Après que Maxence ait accepté de le pardonner ?
Probablement.
Tout le monde disait de Hyun qu’il était gentil mais ce n’était pas le cas. Ceux qui disaient ça ne le connaissaient pas.
Les personnes gentilles ne faisaient pas ce genre de choses à leurs meilleurs amis, pas vrai ? L’étudiant l’avait compris depuis longtemps maintenant.
Vouloir seulement oublier son erreur et tourner la page n’était pas une option pour lui. Mais combien de temps devrait-il encore en payer le prix ?
Avec un silence interminable, Maxence se pencha vers lui, des éclairs dans les yeux.
— Après ce que t’as fait, c’est mon droit de ramener ça sur le tapis autant de fois que je le voudrais. Tu m’entends bien, connard ?
Le souffle de Hyun se coupa alors qu’il entendait son ami l’insulter pour la première fois.
Sans le quitter des yeux, sans même cligner des paupières, Maxence ajouta :
— T’avise plus jamais de me parler comme ça.
Hyun baissa la tête.
Il avait compris, il n’était pas bête. Maxence était comme ça, c’était lui qui décidait.
Depuis combien d’années étaient-ils amis, déjà ? Au moins huit ans.
Mais ça avait toujours été comme ça.
Dans un silence gêné, Hyun finit d’éponger la vodka renversée et se leva pour essorer la serviette dans l’évier. Un bruit de notification retentit bientôt suivi de doigts tapant sur un écran de téléphone.
— Bon, je t’accompagne à l’arrêt de bus ? proposa Maxence d’une voix guillerette, tranchant totalement avec sa précédence mauvaise humeur.
Hyun se retourna, interloqué.
— Je dois partir ?
Maxence sourit et rangea son téléphone dans sa poche.
— On est bien ivres tous les deux, si ça continue on va finir par vraiment se fâcher et j'en ai pas envie. C’est mieux que tu rentres maintenant, non ? En plus je te raccompagne !
Hyun, bien que légèrement surpris, se persuada rapidement qu’il avait raison. Malgré tous ses défauts, il n’avait pas envie de se fâcher définitivement avec son meilleur ami non plus.
Maxence se leva à son tour et lui serra l’épaule, comme un signe qu’il n’était déjà plus en colère contre lui. Soulagé, l’étudiant lui sourit en retour.
— Puis j’ai quelque chose à te montrer.
— Quelque chose à me montrer ? répéta Hyun, perplexe, tandis que Maxence le poussait littéralement vers la sortie en appuyant sur son dos.
Que pouvait-il bien avoir d’intéressant à voir à un arrêt de bus ? Le jeune homme prit son sac et son manteau et suivit Maxence, ce dernier attendant déjà sur le pan de la porte, les clés dans les mains. Pourquoi était-il brusquement aussi pressé ? Toujours bien alcoolisé, Hyun n’eut pas la force de se poser plus de questions, essayant tant bien que mal de marcher sans tanguer.
L’arrêt de bus se trouvait littéralement à deux pas de l’appartement de Maxence. Les jeunes hommes traversèrent la route et se positionnèrent sous l'abri. Le bassiste sortit son téléphone et pianota furieusement, ne cessant de jeter des coups d'œil derrière eux.
— Ah, elle est là ! s’exclama-t-il après un instant.
Hyun, engoncé dans son manteau pour résister au froid, se retourna lentement. Derrière un grillage et quelques broussailles, un terrain d'athlétisme tout ce qu’il y avait de plus banal. Le jeune homme l’ignora et détailla l’écran affichant les horaires pour voir que le prochain bus devait arriver dans un peu moins de dix minutes.
— Hey, regarde !
Hyun se retourna de nouveau, peu concerné, ne comprenant pas ce qu’il cherchait à lui montrer. Après un instant, une jeune femme blonde passa sur le terrain, leur faisant de grands signes de main. Maxence répondit avec des gestes tout aussi imposants.
— Ah, c’est là qu’elle s'entraîne, remarqua Hyun en reconnaissant Julia.
C’était ça qu’il avait voulu lui montrer ? Julia n’était même pas son amie, alors la voir courir sur un terrain de sport ne lui apportait pas grand chose. Puis, entre le grillage et les quelques arbres entre la rue et le terrain, il n’était pas si facile que ça de la distinguer.
Pourtant, à sa grande surprise, c’est sans aucun mal que Hyun entendit la jeune femme crier :
— Hey, les amoureux !
Julia diminua le pas et se dirigea vers deux personnes qui étaient occupées à discuter en bord de terrain. Un homme à la peau brune de grande taille et une femme visiblement plus jeune à la peau blanche et aux cheveux auburn.
Ce n’était pas... non...
— Oh tiens, tiens, dit Maxence, un sourire diabolique aux lèvres en se tournant vers Hyun. La jolie Olly. Quel hasard de la trouver ici. Qui aurait cru ?
L’étudiant ne l’écoutait même plus, le souffle coupé, ses yeux ne quittant plus la jeune femme qu’il avait bien évidemment reconnu comme étant sa collègue. Celle-là même qui ne l’avait pas recontacté une seule fois depuis la dernière fois. Son “amie”. Parce que c’était ce qu’elle était, pas vrai ?
Julia discutait avec Olympe et l’homme inconnu mais Hyun n’entendait pas leur conversation. Ils semblaient néanmoins gênés et, même au travers des arbres, il discernait les coups d'œil que Julia jetait à Maxence.
Après un instant, la jeune blonde s’éloigna en sautillant et Olympe échangea un rire avec l’homme. Puis, comme vérifiant que personne ne les observait sur le terrain presque vide, ils se penchèrent l’un vers l’autres pour échanger un simple baiser.
Hyun sentit son coeur manquer un battement.
— Oh, Olly... susurra Maxence, les mains dans les poches. J’en attendais pas moins de toi.
Le bassiste se pencha de nouveau vers Hyun, indifférent au fait que celui-ci ne lui accordait aucune attention.
— Selon Julia, ça fait un moment que ça dure, tu sais.
Maxence donna un coup dans le dos de son “ami”.
— Tu vois, quand je te disais que t’étais incapable de te taper une fille qui n’est pas déjà en couple.
Il rit, comme si cela avait quoi que ce soit de drôle.
— Tu pourras pas dire que je t’avais pas prévenu.
Effectivement, il l’avait fait.
Et ça faisait encore plus mal à cause de ça.
— Allez ciao. Ton bus arrive.
Sans cacher son hilarité face à la situation, Maxence tourna les talons et traversa la route pour rentrer chez lui.
Hyun n’avait pas bougé.
Il ne pouvait pas la quitter des yeux.
Olympe.
Olympe dont il était tombé amoureux.
Olympe qui ne l’aimait pas en retour.
Olympe qui lui avait menti.
Les poings serrés, Hyun baissa la tête, la sentant tournoyer tout en sachant que ça n’avait rien à voir avec l’alcool.
Le bus passa sans qu’il ne monte dedans.
♦♦♦
Mélody enfourna la chip de pomme de terre dans sa bouche et lécha le sel resté sur ses doigts, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur. De sa main propre, tandis que l’autre s’essuyait distraitement sur le bas de son pyjama, elle appuya furieusement sur la touche bas de son clavier pour arriver jusqu’à la fin de son document. Un coup d'œil aux statistiques lui suffit pour voir qu’elle en était à deux cents cinquante pages. Sa bouche se tordit dans un sens puis dans l’autre, perplexe, sa main allant chercher une autre chip dans le sachet déjà presque vide.
Sa directrice de mémoire lui avait dit de faire attention, qu’elle avait tendance à trop écrire et que cela ternissait la qualité de son travail. Deux cent cinquante pages et elle n’en était qu’à la fin de la première partie sur les trois qu’elle avait prévu. Pour un mémoire de Master, c’était probablement trop... mais il y avait tant de choses à dire ! Tout résumer en une moyenne de cent à cent cinquante pages comme on leur avait conseillé lors de la journée d’orientation lui paraissait ridicule. Mais sa professeure allait certainement lui faire un commentaire lors de leur bilan à la rentrée. Elle l’entendait déjà : “Je vous avais dit de faire plus court !”
Mélody soupira, sa chip toujours dans la main, son visage reposant dans la paume de l’autre. Heureusement que les vacances n’étaient pas encore terminées. Noël et bientôt le Nouvel An passés, la jeune femme avait encore du temps pour apporter des corrections. Malheureusement, elle était plutôt du genre à rajouter des choses qu’à en supprimer, le nombre de pages ne cessant alors d’augmenter à vue d'œil. Elle aurait aimé être capable de se canaliser. Ses pupilles se dirigèrent vers la chip dans sa main.
Il en allait de même avec la nourriture, pas vrai ? Le stress du mémoire et des examens à venir la faisait manger pour deux depuis des semaines. Remettant la chip dans le sachet, elle croisa les bras sur son bureau et y enfouit son visage. Ses cheveux encore humides de sa douche s’échappèrent tout autour d’elle, s’ouvrant comme le ferait un éventail sur son dos et ses épaules. Une mèche qui sentait bon le shampoing à la vanille vint chatouiller ses narines. Il n’était que le début d’après-midi mais elle sentait la fatigue l’envahir, une sieste lui faisait particulièrement envie à cet instant. Les yeux clos, elle aurait certainement pu s’endormir juste là et maintenant.
Après un instant, Mélody tourna sa tête dans l’autre sens et ouvrit doucement les paupières, détaillant la casquette noire et orange qui reposait sur la tête d’une de ses peluches. Elle sourit en la voyant, se souvenant du jour où Tachi la lui avait donnée. L’étudiante l’avait rapportée du campus avec elle pendant les vacances, se disant que l’avoir sous la main lui donnerait de la force, comme elle l’avait fait pendant quatre ans.
Puis, trois coups retentirent à sa porte. Mélody se redressa brusquement et remit ses cheveux correctement sur sa tête. Oh non ! pensa-t-elle, affolée.
— A... Attends deux secondes !
Prenant la première chose qui lui tomba sous la mains, la jeune femme posa brutalement son dictionnaire sur le paquet de chips, les détruisant au passage, espérant cacher les preuves de sa présence ici.
— V... Vas-y c’est bon, tu peux entrer.
Après un instant de flottement, la porte s’ouvrit doucement, une légère hésitation se faisant sentir dans le mouvement. L’étudiante reconnut bien vite la silhouette qui pénétra dans sa chambre : une taille plus haute que la porte, des cheveux noirs, une veste kaki sur un t-shirt noir et un pantalon baggy.
— Oh, c’est toi ! s’exclama Mélody.
— C’est que t’as l’air soulagée de me voir, sourit Tachi.
— Je croyais que c’était ma mère, soupira-t-elle en levant les yeux au ciel.
La jeune femme se retourna vers son bureau, enlevant le dictionnaire de son paquet de chips, le visage dépité de l’avoir massacré pour rien.
— Oh des chips, s’enthousiasma son ami en se penchant par-dessus son épaule.
— Ouais... elle m’aurait encore engueulée si elle m’avait vue en manger. Elle m’a interdit de grignoter entre les repas. Elle trouve que j’ai pris trop de poids depuis le début des vacances...
Mélody se sentit rougir de honte, sachant que sa mère avait raison. C’était plus facile de vivre sur le campus ; là-bas, il n’y avait pas de balance. Ici, Nathalie la faisait se peser tous les jours. C’était d'une corvée...
— Tout le monde grossit pendant les vacances, protesta Tachi en haussant les épaules. Je peux t’en prendre ?
— Oui vas-y. Enfin elles sont toutes écrasées maintenant...
Ne s’en plaignant pas, Tachi prit le paquet et le porta directement à sa bouche, mangeant l’intérieur d’un seul coup. Mélody rit en le voyant faire, enviant son assurance. Elle aurait aimé pouvoir manger des chips de la même manière sans se poser de questions. Mais dans la maison familiale, ce n’était pas une option. Puis, même sur le campus, au moindre écart, elle entendait la voix de sa mère résonner dans sa tête en lui rappelant les calories en trop qu’elle ingérait.
Tachi, lui, ne devait pas avoir de voix comme ça qui lui pourrissait les repas.
— Tu m’en veux pas, je te les ai terminées, s’excusa Tachi en froissant le sachet avant de le jeter dans la corbeille.
— Pas de soucis.
Mélody sortit deux mouchoirs en papier et les déposa par-dessus l’emballage, de manière à ce qu’on ne puisse plus le voir dans la corbeille.
— T’as parano ma parole ! se moqua son ami.
— Tu connais pas ma mère !
Tachi rit et revint à sa hauteur, s’adossant contre le bureau, les bras croisés. Il observa la chambre dans les moindres recoins comme s’il la découvrait pour la première fois, alors même qu’il y était déjà venu. Puis, son visage tomba sur celui de Mélody.
— Dis-donc tu les prends à combien de degrés tes douches ? T’as la peau toute rouge.
L’étudiante rougit, plaquant ses mains sur ses joues.
— Je les prends à une température normale !!
Quarante degrés... peut-être un peu plus... mais elle les aimait à cette chaleur. Tachi prenait vraiment le moindre prétexte pour se moquer d’elle !
Son ami décroisa les bras et effleura la peau de son cou avec le doigt, le faisant doucement glisser jusqu’à l’aube de sa mâchoire. Les sourcils froncés, il l'interrogea :
— Tu fais encore de l’eczéma ? Ça a empiré depuis la dernière fois j’ai l’impression.
Mélody sentit son souffle se couper et, inconsciemment, se recula légèrement de manière à ce qu’il ne la touche plus. Les joues de nouveau rouge d’embarras, elle commença à gratter l’exact endroit où Tachi l’avait touché.
— Ça arrive à chaque fois que je suis stressée, expliqua-t-elle sans oser le regarder. Je ne peux rien y faire...
— Et voir un médecin ?
— À quoi bon ? C’est comme ça depuis que je suis ado. Je sais déjà ce qu’il va me dire, soupira-t-elle.
Mélody tourna la tête vers l’écran de son ordinateur désormais devenu noir, observant son visage avec attention. Celui-ci était effectivement couvert de petites plaques rouges, certaines dû à la température de l’eau et d’autres, principalement sur son cou, dû à ses crises répétées d’eczéma. Lorsqu’elle se voyait ainsi, engoncée dans son pyjama gris et rose, assise au bureau de sa chambre d’enfance, elle avait l’impression d’être encore une gamine. Même si elle allait sur ses vingt-trois ans, même si elle avait une licence et se préparait à décrocher un Master, même si elle se préparait à entrer dans le monde du travail...
Quelque part, elle était encore cette petite fille qui avait peur d’être disputée par sa mère.
— Ça a l’air chiant, la plaignit Tachi en s’adossant de nouveau au bureau.
— Hum...
— Oh ! C’est toi qui avais ma casquette ?
Le brusque changement de ton de son ami l’interpella, sa tête se relevant sous la surprise. Tachi s’était penché par-dessus son ordinateur pour prendre la casquette posée sur son ourson en peluche. Sans même réfléchir, Mélody la lui reprit des mains.
— C’est toi qui me l’as donnée, se justifia-t-elle, un peu honteuse de ne pas avoir résisté à l’envie de la récupérer la seconde où il l’avait touchée.
— Ah bon ? Quand ça ?... Oh ! Ah oui, c’est vrai...
Tachi gratta sa barbe mal rasée, un sourire aux lèvres.
— J’avais zappé. Je la cherchais l’autre jour et j’arrivais plus à mettre la main dessus. Alors c’est toi qui l’avais ?
— Tu me l’as donnée... se justifia-t-elle de nouveau, la casquette entre les mains, embarrassée.
Après tout, elle ne l’avait pas volée.
— Tu la portes des fois ? demanda Tachi, amusé.
— N-Non mais... enfin... j’aime bien l’avoir avec moi.
— Pourquoi ?
Mélody observa Tachi un instant. Sa question semblait sincère, il n’avait pas l’air de chercher à se moquer d’elle cette fois. Ses yeux se baissèrent sur la casquette qu’elle triturait de ses mains moites.
Elle était importante pour elle, c’était tout.
— Elle me rappelle de bons souvenirs.
Il fronça les sourcils.
— De bons souvenirs ? Celui où tu t’es fait rejeter par cette saleté de blond le soir de ta promo ?
Mélody laissa échapper un rire, donnant un léger coup de pied à Tachi pour lui signifier d’arrêter, même si la façon qu’il avait de toujours insulter Nathaniel l’amusait beaucoup.
Elle observa de nouveau la casquette.
— C’est sûr qu’il n’y a pas eu que des bons souvenirs mais... je sais pas... quand je la vois, je me sens rassurée.
Un silence passa puis, Tachi, le regarda baissé, dit simplement :
— Dans ce cas... tant mieux.
Il se tourna vers elle, un sourire malicieux aux lèvres.
— Dans ma grande bonté d’âme, je t’autorise à la garder.
— J’ai pas besoin de ton autorisation puisque tu me l’as donnée ! protesta-t-elle, l’éloignant de manière à ce qu’il ne puisse pas la prendre.
Tout en riant, Tachi alla s’asseoir sur le lit. Mélody reposa la casquette sur la tête de son ourson et tourna ensuite sa chaise dans sa direction.
Sa chambre était petite, à peine sept mètres carrés, et la moitié était située sous un toit penché à quarante-cinq degrés. Il n’y avait également qu’une seule fenêtre où Mélody et Tachi aimaient parfois s’asseoir l’un à côté de l’autre, observant la ville en discutant de tout et de rien, leurs jambes tombant sur les briques. Tachi disait toujours que ce serait l’endroit rêvé pour fumer une cigarette ou boire une bière si seulement Mélody le lui avait autorisé.
L’intérieur de la chambre n’avait pas beaucoup changé depuis ses dix-huit ans, lorsqu’elle était partie s’installer sur le campus de la fac. Entre les rideaux, les draps et le tapis, tout était bariolé de dizaines de couleurs. Quelques bouts d’autocollants datant de son plus jeune âge reposaient encore sur certains pans de mur, ses parents n’ayant jamais réussi à les enlever entièrement. Son parquet, sa porte et ses murs grinçaient autant que le reste de sa maison, située juste au-dessus de la librairie que tenaient ses parents.
Cette chambre la rendait nostalgique, dans le mauvais sens du terme.
Elle avait été si malheureuse pendant la majeure partie de son enfance et de son adolescence, ici. Sans personne à inviter, Tachi était la seule personne en dehors de sa famille à être jamais entrée et elle était déjà adulte alors.
Cette chambre n’avait accueilli aucuns rires, aucunes joies, rien de ce à quoi on pouvait s’attendre pour une fille “normale” comme elle.
Mélody n’aimait pas être ici ou, du moins, y être seule, avec son ordinateur pour seule compagnie.
Tachi habitait l’espace ; sa présence changeait tout autour de lui. Elle se demandait parfois s’il en avait seulement conscience.
— Au fait, tu m’as pas dit pourquoi t’es venu me voir sans prévenir ? Me dis pas que ce sont mes parents qui te l’ont demandé, ajouta Mélody en croisant les bras.
Tachi se massa la nuque, visiblement embarrassé. Mélody se redressa sur sa chaise, frappant ses deux pieds sur le parquet avec force.
— Oh non j’hallucine !
— Ils s’inquiètent pour toi... justifia-t-il timidement.
Mélody pesta, se retournant vers son bureau pour déverrouiller son ordinateur. Quel foutage de gueule ! pensa-t-elle. Qu’avaient-ils encore à se mêler de sa vie privée ? Ils ne comprenaient pas qu’elle était simplement concentrée sur son mémoire ? Elle avait d’autres choses à faire que de traîner avec des amis dans un moment pareil ! Bien que des amis, on ne puisse pas dire qu’elle en avait.
Même Tachi, il ne comptait pas. Il le prouvait encore une fois, n’accourant pour venir la voir qu’au moment où ses parents le lui demandaient. Parce que c’étaient eux qui comptaient réellement pour lui, pas vrai ?
Quelle idiote, quelle idiote !
Pourquoi finissait-elle toujours par l’oublier ? Il n’était pas vraiment son ami. Pas comme elle aurait aimé qu’il le soit, en tout cas.
Mélody commença à taper furieusement sur son clavier, comme reprenant la rédaction de son mémoire, n’étant pas même sûre de ce qu’elle était en train d’écrire. Non seulement elle était en colère contre lui d’agir encore une fois comme le chien de ses parents, mais elle ne souhaitait pas qu’il la voit rougir sous sa peau pleine de plaques rouges.
Parce que pendant un instant, elle avait cru qu’il était venu pour elle. Juste pour elle. Juste pour une fois.
Quelle idiote tu fais, Mélody.
— Tu travailles dur sur ton mémoire. Tu devrais prendre une pause ! s’exclama Tachi dans son dos.
— Pas besoin !! Je vais très bien. Tu peux partir.
Tachi rit doucement. Il la connaissait bien. Une fois vexée, c’était difficile d’obtenir quoi que ce soit d’elle. Il aurait pu mentir sur la raison de sa présence ici mais ce n’était pas vraiment son genre. Le professeur l’avait contactée plusieurs fois depuis le début des vacances de Noël mais Mélody n’avait répondu à aucun de ses messages ; rien d’inhabituel de sa part. En période de révisions, c’était presque impossible de la joindre. Alors quand ses parents lui avaient demandé de lui rendre visite, expliquant qu’elle restait cloîtrée dans sa chambre, Tachi avait seulement saisi l’occasion.
Il aurait pris le moindre prétexte pour la voir mais, ça, Mélody ne le voyait pas.
— Tu m’en veux pas si je fouille en attendant que t’arrêtes de bouder.
L’étudiante pesta, l’ignorant ostensiblement, tapant toujours furieusement sur son clavier des phrases qui avaient de moins en moins de sens. Elle l’entendit ouvrir les tiroirs de sa commode les uns après les autres. S’il n’avait rien de mieux à faire pour occuper son temps que de mettre le nez dans ses culottes à motif ourson, c’était son problème ! Mélody n’allait certainement pas l’en empêcher.
— “Cher journal, aujourd’hui je fête mes dix ans…” lit-il.
La jeune femme se retourna, le fusillant du regard tandis qu’il tenait entre ses mains un journal rose à pailettes, lisant la première page à voix haute. Où est-ce qu’il avait trouvé ça ? Posant son menton dans sa main, Mélody se souvint qu’elle avait fait le ménage dans ses affaires quelques jours plus tôt pour se changer l’esprit, rangeant les boîtes sous son lit.
Elle ne rappelait même pas avoir tenu de journal à cet âge, que pourrait-il bien y avoir de compromettant à l’intér-?
— Oh ! “Les qualités que doit avoir mon futur amoureux”, ce passage-là m’intéresse.
Quoi ?!
— Premier point : “Il doit être blond”. J’ai toujours su que t’avais un problème avec les blonds !
— Rends-moi ça !!
Mélody sauta de sa chaise et se jeta sur Tachi, alors assis au bord de son lit. Ce dernier l’évita sans mal, levant son bras de manière à ce qu’elle ne puisse pas l’atteindre. Sans même réfléchir à ce qu’elle faisait, elle posa sa main libre sur son épaule, étirant son autre bras pour récupérer le journal.
— Rends-le moi ! ordonna-t-elle.
— Ah bah tiens tu boudes plus d’un coup, hein.
Mélody appuya ses genoux contre les cuisses de Tachi, espérant prendre plus de hauteur. Celui-ci, loin de se laisser faire, enroula son bras contre son dos, la bloquant contre lui, l’empêchant de gagner le moindre centimètre. La tête levée vers la page du journal correspondante, il poursuivit sa lecture.
— Deuxième point : “Il doit être le premier de la classe ou le deuxième après moi”. Ah ah ah ! rit-il à gorge déployée. C’est tellement toi !
Morte de honte, l’étudiante sentit une vague de chaleur envahir son cou. Tout mais pas ça ! Foutu journal. Elle aurait mieux fait de le jeter à la seconde où elle l’avait trouvé !
Bloquée contre lui, elle tenta de le pousser, espérant que le manque d’équilibre le fasse lâcher prise. Néanmoins, Tachi, qui avait eu l’habitude de se battre pour de vrai dans le passé, n’allait pas se laisser avoir aussi facilement. D’un seul coup avec sa jambe gauche, il la fit basculer sur le lit, la retournant pour que son ventre se retrouve contre le matelas. Puis, sans lui laisser le temps de se redresser, il s’appuya de tout son poids sur son dos. Mélody agita les jambes mais impossible de bouger, le corps totalement immobilisé. Elle avait beau étirer ses bras, c'était peine perdue. Tachi avait une bonne longueur d’avance sur elle, tenant le journal avec ses deux mains, ses bras encerclant son visage.
— Tu pèses une tonne ! se plaignit-elle, le visage à moitié enfoncé dans les draps.
— Je prends ça comme un compliment. Alors, troisième point : “Il doit devenir docteur”. Alors attends, là c’est important. Tu parles d’un docteur docteur ou d’avoir un doctorat ? Non parce que c’est pas pareil, rit-il. Faut faire la distinction, que ce soit bien clair.
Mélody serra les poings et les tapa furieusement sur le lit. Quel imbécile ! Quel crétin ! L’étudiante avait beau faire, impossible de l’empêcher de continuer à lire ce passage honteux de son début d’adolescence. Et il en rajoutait en plus, avec sa lecture dramatique. Elle aurait tout donné pour disparaître dans un trou de souris.
Tachi posa le menton sur le haut de son crâne, reniflant ses cheveux un instant avant de complimenter leur bonne odeur de vanille, et poursuivit la lecture avec nonchalance. Quatrième point : “Il doit avoir des économies”. Cinquième point : “Il ne doit pas avoir de tatouages ou de piercings”. Sixième point : “Il doit avoir de bonnes relations avec ses parents”. Septième point : “Il ne doit pas être sorti avec d’autres personnes avant”. Huitième point : “Il doit s’habiller correctement”. Neuvième point : “Il doit être populaire à l’école.”
— Et dixième et dernier point, attention : “Il doit faire le premier pas.”
— C’est bon ? T’as fini ? s’énerva Mélody, le visage enfoui dans les draps pour dissimuler son embarras.
Ses poings étaient restés fermement serrés sur le tissu pendant toute sa lecture, se sentant ridicule d’avoir écrit une liste pareille, même à dix ans.
Tachi referma le journal, se décalant enfin pour libérer son corps, et se laissa tomber sur le côté. Mélody ne bougea pas d’un cil, le visage encore rouge. Son ami lui caressa doucement les cheveux, remettant ses mèches derrière son oreille. L’étudiante lui jeta un coup d'œil, se sentant rougir d’autant plus.
Le professeur de philosophie posa le journal près de son visage, un sourire doux aux lèvres.
— C’était juste pour plaisanter... je suis désolé. Je suis allé trop loin.
Il passa de nouveau ses doigts dans ses cheveux encore humides, le regard empli de regrets.
— On écrit tous des trucs débiles quand on a dix ans ! Tu sais ce que j’aurais probablement écrit à ta place ?
Tachi releva la tête de manière à y placer son bras et s’en servir de support, ne quittant pas Mélody des yeux. Celle-ci l’observait toujours à moitié, son nez plongé dans le matelas.
— Si c’est un garçon... qu’il me laisse jouer avec sa Gameboy. Et si c’est une fille... qu’elle fasse mes devoirs à ma place.
L’étudiante ne put retenir un rire, se décidant enfin à se retourner sur le dos. Elle prit le journal et l’observa un instant avant de le laisser tomber contre sa poitrine.
— C’est pas ça qui me gêne, avoua-t-elle, honteuse. Je suis pas en colère contre toi.
Mélody laissa tomber sa tête vers Tachi qui la regardait sans jugement, comme toujours. Même dans des moments comme ça. Après un instant, elle observa de nouveau le plafond.
— C’est que... j’ai l’impression que rien n’a vraiment changé depuis cette époque...
Elle reprit le journal dans ses mains, caressant la couverture.
— Je veux dire... j’aurais pu écrire... “il faut qu’il soit gentil avec moi” ou... je sais pas... “il faut qu’il me fasse rire”... mais je ne suis pas sûre que ce soit ce que j’ai jamais vraiment recherché chez quelqu’un.
La jeune femme soupira.
— Nathaniel, Raya... Monsieur Zaidi, je ne les connaissais pas vraiment, au fond. Mais ils étaient intelligents, et populaires, et ils avaient de l’argent... je commence à me demander si je les ai jamais vraiment aimés ou si j’aimais juste l’idée... d’aimer quelqu’un qui correspondait à mon idéal. Une personne que je pourrais présenter fièrement à mes parents, tu vois ?
Mélody jeta de nouveau un regard vers Tachi qui l’observait toujours, interdit. Il semblait peiné.
— C'est juste que, même à dix ans, j'aurais aimé avoir un autre idéal... moins concentré sur les apparences. Tu comprends ? demanda-t-elle timidement, espérant trouver un soutien chez son ami.
Tachi lui sourit en retour. Melody s'en sentit instantanément soulagée. Un simple sourire de sa part avait le don d’effacer ses peines et ses doutes.
Le professeur ne répondit pas, probablement car c’était inutile de rajouter quoi que ce soit, et prit de nouveau le journal dans ses mains. Cette fois-ci, Mélody ne chercha plus à l’en empêcher. Il l’ouvrit de nouveau à la page qu’il venait de lire, passant son doigt sur chaque point.
— Je vais t’aider à refaire ta liste. Alors déjà, “Il faut que personne n’aime quand il se teint les cheveux en blond”. Ensuite, “Il doit avoir arrêté l’école à un niveau collège”. Après je dirais “Il doit avoir raté son Master”.
Mélody rit, plaquant sa main sur la bouche.
— T’es bête.
— Ensuite, alors, “Il faut qu’il ait passé la trentaine sans un sou dans son compte en banque”, très important ! Puis “Il doit avoir des tatouages très classes”, ajouta-t-il en mimant de remonter sa manche pour lui montrer celui qu’il avait sur le bras. Après, “Il ne doit plus avoir de contact avec sa famille depuis au minimum les dix-huit dernières années”.
La jeune femme pouffa, malgré la gravité de ce qu’il venait de dire, embarquée par son ton humoristique.
— Ensuite “Il doit être sorti avec plein de gens différents, tout genre confondu”. Après, je dirais... poursuivit-il, étudiant le journal en fronçant les sourcils. Ah oui, “Il doit s’habiller comme un manche” et “Il doit s’être battu avec la moitié de son école”. J’ajouterai même “Il doit s’être battu et avoir gagné à chaque fois parce que c’est clairement un bad boy”.
Mélody ne put contenir son rire franc plus longtemps, le sentant appuyer jusque depuis le fond de son ventre.
— T’es vraiment trop con.
— Je trouve cette liste beaucoup plus réaliste pour un copain idéal. Je vais la faire tourner, peut-être que ça me portera chance.
L’étudiante rit de nouveau, enfouissant son visage dans ses mains. Il était le seul capable de le faire rire de cette façon, sans retenue. Tachi l’observait tendrement, visiblement heureux de lui avoir remonté le moral.
Mélody lui reprit doucement le journal des mains, y relisant sa fine écriture de petite fille de dix ans.
— Tu as oublié le dernier point, remarqua-t-elle. “Il doit faire le premier pas”. C’est ton genre, ça, non ?
— Moi ? s’étonna Tachi. Jamais de la vie, t’es folle.
— Vraiment ?
L’étudiante en fut réellement surprise.
— Pourtant... enfin... t’as tellement de confiance en toi, et puis tu es tellement extraverti...
— Ça c’est facile, je veux dire, je m’en fous de ce qu’on pense de moi en général, donc ça aide.
Il se mordit la lèvre, détournant les yeux un instant.
— Mais dans un cas comme ça c’est différent, puisque tout ce qui compte, c’est justement ce que la personne en face pense de toi.
Mélody réfléchit, serrant le journal contre sa poitrine.
— Alors... tu ne t’es jamais déclaré à personne ?
— Nan. Jamais.
Son ami sourit, lui donnant une légère pichenette sur le nez.
— Alors, tu vois, d’une certaine manière tu as eu plus de courage que j’en ai jamais eu en te déclarant au thug blond ce soir-là.
Mélody rougit. Elle ne l’avait jamais vu de cette façon. Un remerciement se perdit dans sa gorge, devenue brusquement sèche.
Le journal toujours contre sa poitrine, la jeune femme se rassit sur le lit, bientôt suivi par Tachi. Elle posa le journal sur ses genoux, l’observant avec une certaine mélancolie.
— En tout cas je sais ce que j’écrirais si je devais refaire cette liste maintenant, dit-elle doucement, les yeux rivés sur la couverture rose à paillettes.
— Qu’est-ce que tu écrirais ? questionna Tachi, le regard empli de curiosité.
Le dos rond et les épaules affaissées, Mélody se força à se redresser pour le regarder dans les yeux. Un sourire triste aux lèvres, elle dit :
— Premier point : “Qu’il m’aime”. Deuxième point : “Que je l’aime aussi”.
Sa tête s’affaissa de nouveau.
— Déjà rien que ça, ça suffirait. Ça me suffirait, je crois.
À son étonnement, Tachi ne répondit rien. Le visage dirigé vers le sol, ni l’un ni l’autre ne se regardait plus. Les yeux fermés, Mélody ne vit pas la main de son ami qui se rapprochait doucement de la sienne.
D’ordinaire, Tachi n’était pas hésitant dans ses mouvements. Après toutes ces années, il n’avait aucune gêne à la toucher. Mais cette fois-ci, seulement à ce moment-là, quelque chose le rendait incertain.
L’étudiante, les yeux toujours fermés, reprit la parole, le coupant dans son geste.
— Mais déjà ça, c’est trop demandé, hein ? J’ai vingt-deux ans et j’ai jamais été avec quelqu’un... j’ai jamais été invitée à un rendez-vous, j’ai jamais... enfin... même juste embrasser, je n’ai jamais rien fait.
— Et alors ? Il n’y a pas d’âge pour ça, répondit Tachi, ses mains de nouveau sur ses genoux. Qu’est-ce que ça peut faire ?
Mélody lui jeta un regard interdit, les lèvres plissées.
— Tu ne peux pas comprendre ! Je suis sûre que toi, c’était beaucoup plus tôt.
Tachi eut un sourire gêné.
— Ouais, enfin... c’est pas un très bon souvenir. Avec le recul j’aurais largement préféré attendre ! Au moins quand ça arrivera tu seras vraiment prête.
— Mais je suis prête ! Je suis plus une gamine ! s’emporta-t-elle.
Le professeur eut un mouvement de recul, interloqué par son agressivité. Mélody s’en aperçut et le regretta aussitôt.
— Je... je suis désolée. Excuse-moi, c’est pas contre toi.
— T’inquiète pas, la rassura-t-il. J’ai été maladroit.
Mélody sourit, les yeux humides.
— C’est juste que je ne sais pas quand je trouverai quelqu’un qui correspond aux deux critères sur ma liste, tu vois. Et si ça arrivait jamais ? Au point où j’en suis, parfois je me dis que n’importe qui ferait l’affaire.
— Tu le penses vraiment ? l’interrogea-t-il, perplexe, un sourcil relevé.
— Oui... ne serait-ce qu’embrasser quelqu’un ! J’aimerais juste savoir ce que ça fait.
Mélody enfouit son visage dans ses mains, mortifiée par la honte d’admettre une chose pareille, même à Tachi en qui elle avait entière confiance. Que devait-il penser ? Lui qui était actif depuis quelque part entre ses quinze et seize ans. Peut-être qu’il ne s’était jamais déclaré à personne mais il avait déjà eu plusieurs relations ! Bien qu’aucune n’ait jamais réellement duré longtemps, de ce qu’elle avait compris. Lui, il devait savoir ce que c’était. Ce qu’elle manquait.
Que devait-il penser d’elle à ce moment précis ?
— Et si c’était moi ?
La jeune femme releva la tête, sans comprendre. Tachi l’observait avec intensité.
— Et si moi je t’embrassais ? Ça t'irait si c’était moi ?
Venait-il réellement de lui proposer ça ? Ne rêvait-elle pas ? Et pourquoi le disait-il avec un tel sérieux ? À tout instant, Mélody s’attendait à l’entendre rire et lui taper dans le dos pour signifier que ce n’était qu’une autre de ses blagues.
Mais ça n’arriva pas. Il ne riait pas. Il ne se rétractait pas.
— P-Pourquoi tu me proposes ça ?
Son cœur commença à battre lourdement dans sa poitrine.
La façon qu’il avait de la regarder, maintenant. L’avait-il jamais observé avec ces yeux-là ? Qu’est-ce que cela signifiait ? N’était-ce qu’un rêve ?
Un vent de chaleur envahit sa poitrine tandis qu’une réponse lui brûlait les lèvres. Tandis qu’elle commençait à espérer quelque chose qu’elle n’avait jamais osé ne serait-ce qu’envisager.
— Pour te rendre service.
Pour te rendre service.
C’était évident. Pourquoi ne l’avait-elle pas compris plus tôt ? C’était tout ce qu'il n'avait jamais fait pour elle.
Être présent pour elle.
Lui offrir son amitié.
Être à son écoute sans la juger.
La prendre dans ses bras quand ça allait, et quand ça n’allait pas.
Tout ça, tout ça, ça n’avait jamais été que pour rendre service, pas vrai ? Car c’était la fille des patrons. La fille pathétique des patrons qui n’avait aucun autre ami. La fille qui avait fait ces efforts toutes ces années pour ne jamais mal interpréter la tendresse de Tachi envers elle, sachant qu’elle avait un prix.
Quelle idiote tu fais, Mélody.
Tu ne l’avais pas encore compris ?
Personne ne t’aime.
— T-Tu plaisantes ?
Sans même s'en apercevoir, ses mains se mirent à trembler de fureur.
— Tu te fous de de moi, c’est ça ? s’emporta-t-elle. Qui fait ça pour “rendre service” ?!
— Euh... je...
— Tu croyais vraiment que j’allais dire oui ?
— C’est pas... c’est pas sorti comme je le voulais.
— Est-ce que tu m’aimes au moins ? demanda-t-elle, la voix brisée.
Son silence gêné répondit pour lui.
Sans réussir à se contrôler, Mélody lui jeta le journal à la figure, arrachant un léger cri de douleur au professeur. Celui-ci se leva du lit, se confondant en excuses.
— C’est juste que tu disais que n’importe qui ferait l’affaire alors euh...
— “Alors euh” quoi ?! Hein ?
L’étudiante saisit la première chose qui lui tomba sous la main, une peluche en forme de pingouin, et la lui jeta avec toute sa force. Tachi l’évita de justesse, se plaquant contre la porte de sa chambre.
— Mon premier baiser, je veux le partager avec quelqu’un que j’aime vraiment !!
Et qui m’aime aussi.
C’était le point le plus important. Si important qu’il ne pouvait franchir ses lèvres sans lui faire mal.
Elle ne pouvait pas s’autoriser à tomber amoureuse de Tachi dans ces conditions. Ce n’était pas possible. Elle se haissait de l'avoir envisagé, même pendant une seconde, juste à cause de sa proposition. Se faire rejeter par Nathaniel ou Rayan était une chose mais Tachi...
Il était tout pour elle.
Elle l’aimait déjà plus qu’elle n’avait jamais aimé personne. C’était son meilleur ami, son seul ami.
Et accepter le fait que cette relation serait toujours conditionnelle était déjà trop difficile pour avoir son cœur brisé encore une fois.
Tachi, les deux poings contre la porte, fixait le sol.
— Bien sûr... j’aurais dû m’en douter. Je suis désolé, bredouilla-t-il.
Un instant apaisée par ses excuses, Mélody abaissa le bras qui tenait l’autre peluche qu’elle s’apprêtait à lui jeter à la figure.
Gêné, le professeur se racla la gorge, toujours sans oser la garder.
— Juste... si ça pouvait rester entre nous... enfin si tu pouvais éviter d’en parler à tes par-
Tachi fut interrompu par le lapin en peluche projeté contre sa mâchoire.
Sentant la rage l’envahir, Mélody prit littéralement tous les objets à disposition sur son lit pour lui balancer à la figure, espérant bien que la force qu’elle y mettait rendrait l’impact suffisamment douloureux pour qu’il y ressente toute la colère qu’elle avait contre lui.
— Putain mais y’a vraiment qu’eux qui comptent pour toi !!
Tachi fit de son mieux pour éviter les différents projectiles qui, inévitablement commencèrent à s’amonceler à ses pieds. Certains atteignirent même ses étagères, faisant tomber livres et autres babioles qui y étaient entreposées.
Comprenant qu’il avait franchi la ligne, Tachi ouvrit la porte et se rua à l’extérieur.
— Ouais c’est ça, dégage !
Mélody se leva, saisit son dictionnaire sur son bureau et sortit de sa chambre à son tour. Elle vit Tachi dévaler les escaliers et lui lança l'ouvrage qui, fort heureusement pour le professeur, atteignit le poteau au lieu de sa tête.
Assis dans le salon en bas de l’escalier, le père de Mélody était occupé à lire le journal.
— Ah ah, rit-il. Qu’est-ce que t’as encore fait pour énerver ma fille ?
— Vraiment désolé mais je dois y aller, on se voit une autre fois ! s’excusa-t-il en franchissant la porte de leur maison à la volée.
— T’avise pas de revenir ! hurla Mélody, les deux poings fermement serrés et les joues rouges de colère.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? demanda son père depuis le bas de l’escalier une fois Tachi sorti, le nez toujours dans son journal. Je suis sûre que c’était juste une blague. Tu devrais laisser couler. Tu prends toujours les choses trop à cœur.
L’ignorant, Mélody rentra dans sa chambre et claqua la porte derrière elle. L’étudiante se laissa glisser sur le sol, enfouissant sa tête dans ses genoux, les serrant fortement contre sa poitrine.
Quel idiot !
Mais la plus grande idiote dans l’histoire, c’était elle. C’était bien pour cela qu’elle était aussi en colère.
C’était elle l’idiote pour avoir eu envie de dire oui à la seconde où il s’était proposé. C’était elle l’imbécile pour regretter qu’il ne l’ait pas simplement fait.
Mélody était encore tombée amoureuse de quelqu’un qui ne l’aimait pas.
Décidément, certaines choses ne changeaient jamais.
♦♦♦
Rosalya étudia la queue une nouvelle fois. Deux filles et un groupe de quatre garçons qui semblaient à peine sortis du lycée se tenaient devant elle, attendant l’approbation du videur pour entrer. La jeune femme fronça les sourcils, remontant encore un peu plus le bas de sa robe sur ses cuisses. Les cheveux lisses, un maquillage sans défaut - tel qu’elle savait les faire - et un manteau en fourrure offert par sa mère sur les épaules, elle avait mis toutes les chances de son côté. Sa robe était en élasthanne noire, lui collant le corps comme une seconde peau, et dévoilait de ses jambes et sa poitrine ce qu’il fallait pour se faire accepter sans broncher dans ce genre de club. Malgré les températures négatives à cette heure déjà avancée de la nuit, approchant les une heure du matin, Rosalya avait gardé son manteau volumineux ouvert exprès. Hors de question de se faire refuser l’accès après tous ces efforts.
Elle sortit son téléphone de son sac à main et vérifia de nouveau ses messages. Castiel lui avait envoyé l’adresse une heure auparavant et n’avait pas donné de signe de vie depuis. Auraient-ils pu changer de boîte entre-temps sans le lui informer ? Non, ce n’était pas son genre. Il était même censé avoir donné son nom au videur, au cas où. Aucune raison que l’accès lui soit refusé.
Sa main se serra sur son téléphone de rage.
Ce connard est à l’intérieur, pensa-t-elle. Elle l’avait évité pendant toutes ces dernières semaines par honte mais l’altercation avec Lysandre lui avait donné de la force. “Le seul coupable, c’est cet homme qui s’est moqué de toi et t’a fait du chantage”, c’était bien ce qu’il lui avait dit, pas vrai ? Même si l’entendre l’avait fait sortir de ses gonds sur le moment, une part d’elle savait qu’il avait raison. Lysandre, Olympe ou même Alexy, ils n’étaient coupables que d’être de mauvais amis. Comme elle. Rosalya aussi était une mauvaise amie.
Ce n’était pas un crime.
Mais Éric, c’était différent. Pendant tout ce temps, elle avait eu cette peur irrationnelle de le confronter alors qu’elle savait exactement où le trouver. Il avait fait sa vie joyeusement en se moquant bien d’avoir détruit la sienne. Au contraire, ça devait beaucoup l’exciter de savoir qu’il avait eu un tel impact sur sa vie. Que devait-elle faire pour combattre une ordure comme lui ? Le dénoncer à la police ? Peut-être, mais les démarches lui faisaient peur. Devoir tout dire l’effrayait. L’idée de ne pas être crue ou d’être blâmée lui coupait le souffle d'appréhension. Après tout, elle avait trompé son petit-ami avec ce type. Est-ce qu’elle ne méritait pas un peu ce retour de bâton ?
Non.
Non.
Ses mains se serrèrent encore plus fort, jusqu’à brûler ses jointures. Leigh l’avait quittée, c’était la punition qu’elle méritait. Mais le reste... ça n’avait rien à voir.
C’était entre elle et lui.
Les deux filles en bout de file réussirent à entrer et les quatre garçons se firent recaler. C’était au tour de Rosalya de se présenter. Elle rangea son téléphone, réajusta son sac sur son épaule et jeta les pans de son manteau en arrière pour mettre les mains sur ses hanches, dévoilant ainsi tout son corps mordu par le froid de l’hiver. D’une marche assurée et le torse bombé, elle s’avança jusqu’au videur. Celui-ci la détailla de toute sa hauteur. L’espace d’un instant, Rosalya se sentit perdre de sa superbe, intimidée par ce regard qui avait le pouvoir de la faire partir sans avoir à donner d’explication. Se reprenant, elle leva haut le menton et dit froidement, comme ayant été attendue :
— De Meilhan.
Le videur lança un regard approbateur à son collègue près de la porte, chacun hochant la tête.
— Allez-y.
Rosalya retint son sourire de victoire du mieux qu’elle put, souhaitant conserver son assurance, et marcha dramatiquement vers l’entrée du club, le videur ouvrant la porte pour elle. À peine celles-ci s’ouvrirent qu’une musique électro vint agresser ses tympans, tranchant avec le silence presque surréaliste de la rue. La jeune femme, qui n’était jamais venue dans ce club avant, tenta de trouver son chemin dans ce couloir à la lumière rouge semblable à celle d’un studio de photographie. Rosalya tomba bien vite sur le vestiaire. Elle retira son long manteau, ne conservant que son sac à main, et le déposa sur le comptoir.
— Faites attention, c’est de la vraie fourrure, précisa-t-elle.
Ce ne serait pas la première fois qu’une boîte de nuit détruirait ses affaires. Ce n’était pas pour rien qu’elle ne mettait plus les pieds dans ce genre d’endroits depuis des années. Certes, à la sortie du lycée, l’excitation d’avoir enfin l’âge légal d’y accéder l’avait fait s’y précipiter avec Alexy dès qu’ils en avaient l’occasion mais, désormais, l’envie n’était plus là. Même si la musique entraînante commençait à s’insinuer en elle au fur et à mesure qu’elle traversait le couloir pour rejoindre la piste, lui donnant une envie irrépressible, presque incontrôlable d’aller danser et d’évacuer tout le stress dans son corps, elle n’était pas là pour ça.
La foule était agglutinée sur la piste, mouvant au rythme de la musique. Une légère fumée à l’odeur sucrée enveloppait l’espace, tombant sur les danseurs endiablés et transpirants. Des flashs lumineux de toutes les couleurs tournoyaient, l’éblouissant au passage. Rosalya regarda autour d’elle jusqu’à discerner le bar. Elle se fraya un chemin dans la foule et posa ses coudes sur le comptoir en verre transparent, laissant entrevoir les néons bleus placés juste en dessous.
— Un shot de tequila ! hurla-t-elle au barman, espérant se faire entendre par-dessus la musique.
Certainement habitué, il n’eut aucune difficulté à la comprendre et la servit en un geste assuré et professionnel. Elle paya et vida le verre en une fois, refaisant tomber son bras si lourdement sur le comptoir qu’elle en aurait pu le briser. Le liquide glissa lourdement dans sa gorge, laissant une forte sensation de brûlure. Son expression se renfrogna et elle repoussa le verre vide, presque dégoûtée.
Plus que de l’alcool, c’était seulement du courage dont elle avait besoin.
Elle se retourna, posant ses deux coudes sur le comptoir. Rosalya savait qu’ils n’étaient probablement pas en train de danser avec la foule. Ce n’était pas leur genre. Sa tête se releva vers les tables du premier étage. Un espace légèrement à l’écart était protégé des regards indiscrets par des rideaux de velours rouge. Ça, c’était leur genre. Surtout le sien.
La jeune femme se projeta en avant, faisant claquer lourdement son talon sur le sol tremblant au rythme des percussions. S’armant de toute son assurance, Rosalya chercha l’escalier pour rejoindre l’étage. Les regards envieux de certains sur sa silhouette, loin d’être discrets, l’indifféraient. Ils pouvaient bien regarder ses jambes nues ou sa poitrine si ça les excitait, la jeune femme était là pour autre chose.
Passant devant un groupe de filles particulièrement alcoolisées et mal en point, l’étudiante n’eut d’autre choix que de les ignorer pour rejoindre sa destination. Au fond du balcon, les rideaux pourpres semblaient l’appeler. Au fur et à mesure de son avancée, Rosalya sentait son coeur battre avec de plus en plus de fureur dans sa poitrine. N’y tenant plus, elle s’arrêta un instant, juste de quoi reprendre sa respiration. Avait-elle encore peur de lui après tout ça ? Il n’aurait rien dû être auprès d’elle qu’un cafard qui se refusait à mourir sous sa semelle. Un insecte répugnant qui avait envahi sa maison jusqu’à l’en déloger. Une vermine.
Sa main se serra sur sa robe, juste là où se trouvait son cœur. Prise d’un soudain malaise, elle se maintint à la balustrade sur sa gauche. Respire. Un, deux... À trois, elle serait prête à y aller.
Un.
Deux.
Trois.
De nouveau en équilibre parfait sur ses hauts talons, elle tira sur le rideau rouge.
— Désolée, c’est VIP ici.
— Ah, Rosalya, c’est toi, s’exclama Castiel.
Jamila, qui l’avait interpellée sans réfléchir, s’excusa en la reconnaissant à son tour.
— Ça fait une éternité ! s’enthousiasma-t-elle. Tu t'assoies avec nous ?
La main toujours serrée sur le rideau, son regard passa sur chaque personne présente. Castiel, engoncé dans une veste en cuir et habillé tout de noir, si bien qu’il aurait pu disparaître dans le canapé en cuir. Jamila dans une robe courte en satin d’un doré éblouissant. Alban dans une robe rouge et noire gothique comme il en portait d’ordinaire. Un homme blond aux lunettes bariolées et au costume violet qu’elle n’avait jamais vu auparavant.
Il n’était pas là.
Impossible.
Il ne manquait jamais une sortie avec son groupe. Il ne manquait jamais une occasion de s’exhiber sans eux dans les endroits branchés de la ville.
— Ça alors, Rosalya.
Maxence.
— Quelle heureuse surprise, sourit-il en posant une main sur son épaule, ayant apparu brusquement dans son dos.
Laissant sa main caresser tout le long de son bras, il la dépassa sans la lâcher des yeux pour aller se rasseoir à sa place sur le canapé.
— Que nous vaut le plaisir ? demanda-t-il.
— Je t’en prie assis-toi ! l’invita joyeusement Jamila en lui faisant de la place.
Un. Deux. Trois. Respire.
Rosalya ferma les yeux un instant, essayant d’oublier cette sensation dégoûtante qu’il avait laissé sur sa peau en la touchant. Sa main crispée lâcha le rideau, se refermant sur elle-même. Sans répondre au regard insistant de Maxence, Rosalya alla s’asseoir à côté de Jamila. Cette dernière s’empressa de lui servir un verre de champagne.
— C’est des fans qui nous l’ont offerte ! cria-t-elle dans son oreille, la musique s’étant intensifiée.
Maxence prit la bouteille des mains de la guitariste et resservit les verres de tout le monde sans leur demander leur avis.
— Trinquons à l’arrivée de la plus jolie fille de toute l’assistance, dit-il.
— La plus jolie ? Et moi alors ? geignit Jamila.
— Toi tu es dans une autre dimension ! On ne te juge pas sur le plan des humains, chérie.
Jamila lui fit un signe de main comme pour dire “Oh toi, alors” et ils rirent tous les deux. Tout le monde paraissait de bonne humeur. Pas Rosalya. Les mains sur les genoux, elle était incapable de relever la tête, les yeux rivés sur ce verre de champagne qui lui avait été servi. Devait-elle prétendre être heureuse, elle aussi ? Cette bouteille n’était même pas pour elle. Crowstorm commençait réellement à gagner en popularité. Devait-elle fêter cela avec eux ?
Ne pouvait-elle pas simplement se jeter par-dessus cette table pour aller lui tordre le cou ?
Car c’était tout ce qu’elle souhaitait, maintenant.
Elle releva la tête, prit son verre en même temps que tout le monde et trinqua, ne quittant pas Maxence des yeux. Celui-ci fit de même, l’observant avec ce même sourire qui l’avait séduite des mois auparavant.
Qu’avait-elle pu être conne pour tomber pour un sourire si faux, si présomptueux. Elle se haïssait le plus pour ça.
— Tchin ! s’écrièrent-ils tous en cœur, à l’exception de Rosalya.
Cette dernière eut un instant d’hésitation avant de porter la coupe à ses lèvres, ne cessant d’observer Maxence juste en face d’elle. Il semblait se délecter de cet effet qu’il avait sur elle.
Rosalya but le champagne d’une traite, sous les exclamations d’enthousiasme de toute l’assemblée. Jamila s’empressa de la resservir et l’étudiante vida à nouveau son verre sans hésitation.
Du courage, c’était tout ce qu’elle souhaitait. Juste un peu de courage pour faire ce que son coeur lui hurlait d’accomplir.
— Maxence.
Ce dernier sourit, croisant les jambes.
— Oui ? répondit-il d’une voix guillerette.
— Tu aurais du temps à m’accorder ?
Il se défièrent du regard, juste un instant. Qui, à part eux, aurait pu le remarquer ?
— Bien sûr.
Et, sans attendre, Rosalya se leva du canapé, se dirigeant vers la balustrade derrière l’épais rideau rouge. Maxence, prétendant ne pas comprendre ce qu’elle lui voulait, haussa les épaules et la suivit.
Rosalya s’aventura dans les couloirs sur sa droite qui donnaient sur les toilettes, avançant jusqu’à l’imposant miroir du fond.
— Quel endroit romantique pour discuter, ironisa le bassiste.
Rosalya, les poings serrés, se retourna.
— Un problème avec ça, Éric ?
Maxence, les mains dans les poches, rit.
— Ah, tu veux commencer comme ça, hein.
— Ça te pose un problème que je t’appelle par ton nom de fake ?
— Nom de fake ? Qui a dit qu’il était fake ? C’est mon deuxième prénom, je peux l’utiliser si je veux.
Rosalya eut un rire jaune.
— C’est ça, ça t’arrange bien. Et tes groupies elles ont l’honneur de t’appeler comment ?
Maxence soupira.
— T’es vraiment mignonne quand tu fais ta jalouse comme ça, mais si tu m’en veux pas, je préfèrerais que t’en viennes directement au fait.
Rosalya se mordit l’intérieur de la joue. Comment avait-elle pu être séduite par un type pareil ? C’était un mystère désormais. Sa grande taille, ses épaules hautes, ses cheveux d’un noir de jais, la fossette sur sa joue lorsqu’il souriait, son regard de cendre... tout cela lui paraissait si superficiel désormais. Une belle apparence pour cacher une pomme pourrie. Un démon, plutôt. Comment parvenait-il à berner autant de monde ? À commencer par elle.
Il était l’être le plus odieux qu’elle n’avait jamais rencontré.
— Les photos.
— Les photos ?
Maxence se frotta le menton, feignant de réfléchir. Puis, comme si une ampoule s’était allumée au-dessus de sa tête, il répondit en souriant.
— Ah, oui ! Evidemment ! Tu parles de ces photos-là.
Sans même contrôler sa main, celle-ci vola jusqu’au visage du bassiste. Ce dernier l’arrêta dans son geste, serrant son poignet à lui en faire mal.
De son autre main libre, il fit “non” avec son doigt.
— On va pas jouer à ce petit jeu toi et moi.
— Enfoiré.
— Ah, les insultes maintenant.
— Supprime-les !
Maxence, tenant toujours le poignet de Rosalya dans sa main, haussa un sourcil, interloqué.
— De quoi ?
— Les photos ! Tu les as déjà envoyées à Leigh, alors supprime-les. Je veux pas que qui que ce soit d’autre tombe dessus.
Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent. Lâchant enfin Rosalya, il commença à rire.
— Oh, Rosy t’es trop naïve ma pauvre.
— De quoi ?
Remettant les mains dans ses poches, Maxence leva les yeux au ciel.
— Elles ont déjà fait le tour de l’internet, tu crois quoi ?
Son souffle se coupa.
— Q... Quoi ?
— Il y a des sites qui payent très bien pour ce genre de trucs, tu sais.
— Tu te fous de moi ?
Rosalya sentit les larmes lui monter aux yeux mais elle ne pouvait pas pleurer. Pas face à quelqu’un comme lui. Ses poings se serrèrent.
— De quoi tu parles ?
Maxence fronça les sourcils.
— C’est toi qui m’as envoyé ces photos, t’avais qu’à y réfléchir avant.
— Ces photos n’étaient pas faites pour être partagées !! hurla-t-elle.
La jeune femme posa les mains sur sa tête, priant pour se réveiller de ce cauchemar.
— Que tu les envoies à Leigh, c’était une chose... mais... mais ça... tu peux pas être sérieux.
Maxence sourit.
— Il fallait y réfléchir avant, répéta-t-il, comme fier de lui.
Non, c’était impossible.
De quel genre de sites parlait-il ? Était-ce vrai ? Mentait-il pour lui faire mal ? Mais Maxence n’avait pas besoin de mentir pour blesser les autres ; il préférait largement le faire avec la vérité. Si vendre ces photos intimes et gênantes qu’il savait que Rosalya n’aurait jamais souhaité partager avec qui que ce soit était réellement une possibilité, il n’aurait jamais hésité à le faire.
La jeune femme sentit ses jambes flagoler.
Alors le monde entier les avait vues ? Et des gens de la fac pourraient les voir aussi ? Même si elles étaient des millions à finir sur ces sites à leur insu, qu’en serait-il des personnes qui la reconnaîtraient ? Et si ces mêmes personnes les partageaient de nouveau à ceux qu’ils connaissaient ?
Alors ces photos ne disparaitraient jamais ?
Ces photos qu’elle avait envoyées sur l’instant, sans réfléchir, parce qu’elle se sentait seule. Parce qu’elle voulait entendre quelqu’un lui dire qu’elle était belle, qu’elle était désirable, si ce n’était pas Leigh. Si Leigh se refusait à le faire lui-même.
C’était tout ce qu’elle souhaitait. Ne plus se sentir constamment seule, avec Leigh qui travaillait à toute heure du jour et de la nuit, qui ne partageait plus rien avec elle, qui ne l’embrassait même plus à son retour du magasin, qui ne lui demandait jamais comme elle allait.
La solitude l’avait-elle réellement fait faire la pire erreur de toute sa vie ?
— Ne fais pas cette tête, Rosy. Dis-toi que tu es célèbre maintenant.
N’y tenant plus, sa main partit de nouveau, avec plus de force et de rapidité qu’auparavant, mais Maxence parvint de nouveau à l’éviter. Visiblement agacé, le jeune homme lui saisit les poignets et la plaqua contre le mur. Sa tête heurta le mur avec violence, lui arrachant un cri de douleur.
— Tes humeurs commencent sérieusement à m’emmerder, Rosy.
— Fils de pute, cracha-t-elle.
— Et c’est toi qui dis ça. La seule pute de l’assistance ici c’est toi.
Rosalya essaya de se débattre et de lui lancer son tibias sans l’estomac mais Maxence plaqua tout son corps contre le sien pour l’empêcher de bouger. Au même instant, un groupe de filles entrèrent dans les toilettes non loin d’eux. La jeune femme essaya de les interpeller mais renonça, n’ayant même pas parvenu à ne serait-ce que croiser leur regard.
— Personne viendra t’aider ici.
Maxence approcha son visage du sien, jusqu’à coller sa bouche contre son oreille.
— Personne viendra t’aider tout court alors tu ferais mieux de laisser tomber maintenant.
Puis, le bassiste lui mordit brusquement le cou. Rosalya hurla de douleur, les larmes aux yeux, le corps parcouru d’électricité sous la surprise. Elle tira sur ses poignets pour se libérer mais il n’y avait rien à faire. Sa peau se perça sous ses dents, tel un vampire. Lorsque la pression sur son son corps se fit moins forte, Rosalya parvint enfin à le repousser, le giflant dans la précipitation.
Maxence rit, posant sa main sur sa joue là où l’impact avait laissé une légère marque rose.
— Pourtant au lit t’avais aimé ça, je comprends pas, ironisa-t-il.
— Creve, sale chien.
La jeune femme resta immobile contre le mur, ses jambes incapables de bouger. Elle aurait aimé le rouer de coups, ici et maintenant, pour lui régler son compte une bonne fois pour toute, mais se retrouvait incapable de bouger. Son cœur tambourinait de peur dans sa poitrine. Elle haïssait ce cœur trop faible, qui se laissait avoir si facilement par ce type qui s’amusait à lui faire peur, y parvenant en plus sans difficulté. Ce n’était qu’une ordure qu’elle aurait dû pouvoir piétiner avec son pied et avancer, sans se poser de question.
Elle détestait l’effet qu’il avait encore sur elle.
Quand avait-elle cru que c’était quelqu’un de bien ? De drôle, d’excentrique, de charismatique, d’ambitieux. Maintenant, tout ce qu’elle voyait, c’était un violent narcissique. Quand ses yeux s’étaient-ils enfin ouverts sur qui il était ? Pourquoi était-elle la seule à le voir, désormais que cela lui semblait si évident ? Ses yeux n’avaient aucune sympathie, aucune empathie. Comment Castiel pouvait-il faire de la musique avec quelqu'un de pareil à ses côtés ? S'était-il fait avoir, lui aussi, parce que Maxence était beau parleur et souriait tout le temps ?
Son sourire n’avait rien d’amusant.
Maxence ne s’amusait que du malheur des autres.
— On se reverra, dit-il, comme une évidence.
Rosalya grinça des dents, sentant la fureur l’envahir tandis qu’il tournait les talons comme si de rien était.
— Un jour le karma viendra pour ton cul, Éric ! hurla-t-elle.
La jeune femme posa une main là où il l’avait mordu avec tant de fureur, y sentant le sang glisser contre ses doigts.
— Et ce jour-là je serai aux premières loges pour regarder !
C’était une promesse.
Si ce n’était Rosalya, alors le karma le rattraperait et se chargerait de son cas. C’était en tout cas ce qu’elle avait envie d’espérer. Sinon, que lui restait-elle ?
Rien du tout.
Maxence lui fit un doigt d’honneur et disparut de son champ de vision. Puis, le même groupe de filles que précédemment sortirent des toilettes en riant, réajustant leurs vêtements. L’une d’elle jeta un regard à Rosalya, s’arrêtant un instant. L’étudiante, qui devait être dans un piteux état, s’attendit à une réaction, mais l’inconnue finit par passer en l’ignorant.
Rosalya eut un léger rire, la musique étouffée du club revenant à elle comme une évidence qu’elle avait fini par oublier.
Que croyait-elle ?
Maxence avait raison. Personne ne viendrait l’aider. Personne.
Ses jambes cédèrent soudainement, la faisant glisser contre le mur, jusqu’à ce que ses fesses atteignent le sol. L’alcool qui avait atteint son estomac lui donna la nausée. Tous ces efforts pour entrer dans ce fichu club, tout ça pour quoi ? Un rire jaune s'échappa de nouveau de ses lèvres.
Même si elle aurait adoré se persuader du contraire, c’était elle l’idiote de l’histoire. Elle qui avait tout perdu, jusqu’à sa dignité, tandis que Maxence en ressortait plus fort que jamais. Et même si elle disait à tout le monde ce qu’il avait fait, sur qui est-ce que ça retomberait ? C’était elle qui avait trompé Leigh, elle qui avait envoyé ces photos. Ce serait ce qu’on lui dirait, pas vrai ? C’était elle dont les photos intimes étaient sur internet.
“Le seul coupable, c’est cet homme qui s’est moqué de toi et t’a fait du chantage”.
Et si c’était Lysandre qui avait eu raison depuis le début ? Et si elle ne s’était pas énervée contre lui pour évacuer sa frustration, et s’ils s’étaient excusés l’un l’autre, seraient-ils encore amis ? Serait-il venu la chercher si elle l’avait appelé pour le lui demander ?
Probablement.
Une larme s’échappa de ses yeux. La morsure à son cou lui faisait si mal, pulsant puissamment contre sa main. Personne du groupe de Castiel ne s’inquiétait de ne pas la voir revenir. Pourquoi l’auraient-ils fait ? Ce n’étaient que de vagues connaissances, et elle avait éloigné de sa vie toutes les autres personnes qui auraient pu l’aider.
“Personne ne viendra t’aider”.
Et si c’était Maxence qui avait raison ?
Son ventre se tordit. Évidemment qu’il avait raison.
Personne ne viendrait plus la sauver. Tout était terminé.
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