C’était peut-être la fin. Jack n’avait pas son arme et, de toute manière, face à une créature d’une telle taille, elle ne faisait pas le poids. Elle avait toujours su que son destin était lié aux dragons, de toute façon. Il en allait ainsi.
La fille du chef se redressa de toute sa hauteur, sentant de nouveau le temps passer avec une lenteur effrayante. Plongeant ses yeux dans ceux du dragon comme si elle pouvait y déceler une âme quelconque, elle comprit ce que c’était que de ne pas avoir peur. De sentir la chaleur vibrer dans tout son corps. C’était comme si ce dragon était son égal. Que, d’une certaine façon, elle n’avait pas à le craindre, peu importe ce qu’il lui ferait.
Alors que le dragon avait arrêté son regard sur elle, il ouvrit grand la mâchoire, prêt à la détruire d’un feu destructeur. Cependant, avant qu’il n’en ait le temps, un projectile atteignit sa gorge, déviant la trajectoire de sa gueule. Cette interruption ramena la jeune femme à la réalité, la faisant chuter en arrière. Un autre projectile vint emprisonner la gorge de la créature et Jack distingua enfin ce dont il s’agissait : des cordes avec d’imposantes pierres pendues à chaque extrémité forçaient le dragon à se courber sous leur poids. Néanmoins, celui-ci ne se laissa pas faire et hurlait à la mort, tentant de se défaire de cette prison. Toujours sans en comprendre la source, un dernier projectile l’atteignit, énervant d’autant plus la créature dont des flammes faibles mais impressionnantes réussissaient à s’échapper de sa gorge. Sa queue et ses ailes s’agitaient dans l’espoir de s’échapper, sans succès.
Jack, à terre et incapable de bouger, n’entendait pas ses amis crier son nom. Tout ce qu’elle perçut, ce fut une voix féminine :
— Maintenant !
Une première flèche s’enfonça dans l’œil du dragon et une seconde se logea dans sa mâchoire. Ses cris déchirèrent l’espace, à en fendre des tympans. Lorsque le dragon sembla perdre de ses forces, se débattant avec moins de passion qu’auparavant, la femme dont elle n’avait perçue que la voix entra dans son champ de vision. Cachée sous une cape, Jack ne discerna que l’arc tendu dans ses mains.
— Maintenant, j’ai dit !! hurla-t-elle encore en décochant une nouvelle flèche dans sa gorge. Qu’est-ce que t’attends ?!
Alors, une autre silhouette apparut, courant sur le dos du dragon comme s’il s’agissait d’un simple chemin de randonnée. Armé d’une dague, lui aussi dissimulé sous une cape sombre, il réussit à atteindre la nuque de la créature en seulement quelques enjambées. Celle-ci perdait en vitalité et en force pour se défendre contre les deux bourreaux qui l’avaient assaillis.
L’homme inconnu, désormais à califourchon sur le cou du dragon, y enfonça sa dague, arrachant un cri de douleur au Lycor, comme s’il avait su exactement où frapper. La plaie se mit à saigner furieusement, le liquide se répandant en flaque lourde sur le sol. Le dragon eut un dernier sursaut de vie, faisant gicler le sang jusqu’au visage paralysé de Jack, toujours au sol. Puis, l’homme sortit la lame devenue rouge écarlate des écailles de la créature et se redressa de toute sa hauteur. De son dos, il sortit une hache sculptée d’une manière étrange. Tout comme la dague, cette arme semblait venir d’un pays totalement étranger. La fille du chef n’en avait jamais vues de telles dans son village.
Le chasseur leva sa hache avec agilité et l’abattit sur le cou du Lycor, détachant sa gueule du reste de son corps. Celui-ci s’affaissa sous le nuage des dernières flammes crachées par la créature avant de s’éteindre définitivement, ses yeux devenus entièrement noirs. Sa tête tomba lourdement au sol, les deux flèches toujours profondément enfoncées dans ses écailles. La femme encapuchonnée se rapprocha de la tête tandis que l’homme descendit du corps d’un bond.
Le dragon était mort.
Jack reprit brusquement sa respiration, n’ayant pas réalisé qu’elle l’avait retenue jusque-là. Son cœur tambourinait dans sa poitrine et jusque ses oreilles glacées. Toujours au sol, elle était pétrifiée, observant cette tête détachée de son corps avec effroi, là où le même dragon en vie ne l’avait pas effrayée.
C’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un tuer un dragon sous ses yeux. Des têtes ramenées sur des pics et exposées dans tout le village, elle en avait vu passer des centaines, mais là c’était différent. Ça n’avait rien à voir.
Les yeux de Jack tombèrent sur les traînés de sang vermeille qui serpentaient entre les pierres jusqu’à atteindre le bout de ses chaussures. Tremblante, la jeune fille souleva doucement sa semelle, voyant le sang animal gluant y rester accroché. Elle toucha également son visage et ses mains furent barbelées de ce même liquide rouge et chaud.
Son souffle se coupa.
— Jack ! cria une voix dans ses oreilles bourdonnantes.
La jeune femme s’abandonna aux bras qui l’enlacèrent, se sentant vaciller. Les yeux mi-clos, elle reconnut finalement Nathaniel qui, fou d’inquiétude, serrait ses mains glaciales dans les siennes pour les réchauffer.
— Jack ! Est-ce que ça va ? s’inquiéta Rosalya en s’accroupissant devant elle.
Alors même que sa nouvelle amie lui bouchait la vue, la fille du chef ne pouvait détacher son regard de celui vide de vie du dragon qui, de ses yeux devenus entièrement noirs, semblait pourtant l’examiner du plus profond de son être.
Ce n’était pas le sang ou la violence. À vivre avec le médecin du village et rien qu’en tant que fille du chef, à la violence, elle y avait assisté toute sa vie. C’était ce regard noir qui semblait l’observer même par delà la mort. C’étaient ces cris de désespoir sous le poids des armes qui avaient paru lui demander de l’aide, à elle. Sans parvenir à expliquer pourquoi, Jack ne pouvait pas se débarrasser de ce sentiment étrange que le dragon l’avait appelée, elle. Comme si elle aurait dû savoir quoi faire, comme si elle aurait dû le protéger alors que Jack était une ennemie des dragons depuis que l’un d’entre eux avait condamné sa vie.
Ce n’était pas normal.
— Est-ce que ça va ?
Lentement, Jack releva la tête vers la voix qui l’avait interpellée. Une voix qu’elle n’avait jamais entendue auparavant. Dans la lumière du soleil, elle ne distinguait qu’une ombre penchée sur son corps immobile. L’homme lui tendit la main. Après une longue hésitation, la fille du chef se força à la saisir, tremblante. D’un coup sec, il la tira vers lui pour la faire revenir sur ses pieds.
Deux yeux émeraude se posèrent sur elle avec intensité. L’homme inconnu était plus grand qu’elle, à peu près la taille de Nathaniel. Il avait probablement le même âge que lui mais, sur son visage sévère, une certaine maturité se dessinait. Ces yeux devaient avoir vu beaucoup de choses, bien plus que Jack qui n’avait jamais quitté son village. Ses vêtements étaient également étranges ; aucun casque sur la tête et, à la place de manteau chaud en peau de bison, une très longue cape en cuir brun et léger. Il n’avait pas de gant et, en baissant les yeux vers la main qu’il tenait toujours fermement, Jack réalisa qu’elle non plus. Personne d’autre que Nathaniel ne la touchait jamais et, soudainement, ce contact avec cet inconnu lui parut étrange.
L’homme serrait sa main de plus en plus fort, comme s’il souhaitait lui faire mal, son regard pénétrant toujours posé sur elle.
La jeune fille eut un sursaut et tenta de se dégager mais il la retint. Nathaniel finit par s’interposer, repoussant alors l’étranger sans ménagement.
— Qui êtes-vous ?!
L’homme, loin d’être perturbé, ne lâchait pas Jack du regard.
— Je demandais seulement si ça allait, répondit-il froidement.
Jack saisit sa propre main, caressant celle qu’il avait tenu avec tant de conviction. Sa peau y était encore chaude et moite de son contact.
Après un instant de silence qui lui parut interminable, l’inconnu cessa enfin de l’observer pour quérir le regard de sa partenaire qui était venue à ses côtés. Ils hochèrent l’un l’autre mystérieusement la tête, comme s’ils communiquaient par la pensée. Alors, l’homme sortit de sous son manteau la même dague tachetée de sang qui avait servi à achever le dragon pour la diriger vers la gorge de Nathaniel.
— C’est plutôt à vous de me dire ce que font des enfants dans cette forêt, dit-il en donnant un coup de menton vers les deux jeunes filles.
Le médecin, peu habitué à être ainsi menacé, eut un mouvement de recul, malgré la confiance dont il essayait de se draper pour protéger le groupe. À la vue de son ami ainsi ébranlé par l’arme près de sa pomme d’Adam, Jack se sentit sortir de sa léthargie et donna sans hésiter un violent coup de pied dans la main de l’inconnu. Celle-ci vola un peu plus loin tandis que l’homme tournait lourdement la tête vers elle, des éclairs dans les yeux.
— On ne vous doit aucune explication.
Rosalya s’agrippa fermement à son bras, la suppliant à l’oreille de ne pas en rajouter, totalement paniquée. Le choc de la mort du dragon passé, la fille du chef ne comptait pas se laisser faire. Encore moins par deux étrangers qui, de toute évidence, ne venaient d’aucun des villages alentour. S’ils étaient capable de décimer un Lycor en seulement quelques minutes, Jack aurait dû craindre pour sa vie, mais la colère avait pris le dessus sur sa raison.
L’homme l’observa quelques instants, toujours avec cet éclat dans les yeux, comme s’il voyait en elle quelque chose de spécial. Peut-être la connaissait-il comme fille du chef d’un village non loin de là ? Dans leur culture, il n’était jamais bon se faire l’ennemi l’enfant d’un chef ; c’était la certitude d’avoir un village entier à sa poursuite. Ou alors était-ce sa cicatrice au visage qui quérait ainsi son attention ?
La femme, quand à elle, perdit son calme bien plus vite et s’avança furieusement près d’elle, comme prête à en découdre. Pourtant, à son grand étonnement, l’inconnu l’arrêta, toujours sans lâcher des yeux Jack.
— Laisse tomber.
Il alla récupérer sa dague et revint à leur hauteur.
— Faisons ce qu’on a à faire et partons.
— Sérieusement ? s’énerva son acolyte. Tu laisses une mioche te parler comme ça ?
— Charlotte, on laisse tomber, j’ai dit.
La femme prénommée Charlotte pesta, foudroyant du regard les deux jeunes filles. La poigne de Rosalya sur le bras de Jack s’intensifia jusqu’à lui faire mal.
L’homme se dirigea vers le cou découpé du dragon qui déversait encore d’importantes quantités de sang épais et noirâtre sur le sol et le récupéra dans des fioles qu’il sortit de son sac. Il commença à découper des écailles entières avec un fin couteau. La femme, elle, après avoir longuement toisé le petit groupe, alla récupérer ses armes, en particulier les lourds poids qui avaient servi à immobiliser la créature. Elle retira les roches rondes et parfaitement lisses nichées au creux des attaches en cuir, les laissant là, comme si elle n’en avait plus besoin désormais. Elle arracha également chaque flèche du crâne du dragon pour les remettre dans son dos, sans se soucier de les essuyer. Comme l’homme au nom toujours inconnu, la dénommée Charlotte portait des vêtements que Jack n’avait jamais vus avant. Sa cape noire semblait avoir été fabriquée dans un cuir spécial, peut-être de dragon justement. Sans casque non plus, ses longs cheveux bruns et bouclés tombaient en cascade sur son dos et des breloques dorées ornaient ses oreilles comme ses poignets et ses chevilles.
Iris et Armin rejoignirent le reste du groupe en silence, chacun observant le ménage des deux inconnus. Jack, toujours agacée par leur comportement, eut le plus grand mal à ne pas intervenir et leur demander de décamper, mais si elle se doutait que ce n’était pas la meilleure idée. Son sang était peut-être froid mais certainement pas son tempérament. Nathaniel, bien plus calme, s’était positionné en face d’eux tous comme pour les protéger au cas où les deux étrangers décideraient d’attaquer. Le médecin ne pourrait rien contre ces étrangers, assez puissants pour décimer un Lycor presque sans efforts, mais il devait se sentir obligé de les défendre en étant le seul vrai adulte de la bande.
Jack n’avait, elle, pas peur d’eux. Ni de cette femme à la chevelure folle ni de cet homme au regard pénétrant. Poussant Nathaniel avec son épaule et se dégageant de la prise de Rosalya, la fille du chef s’écria :
— Qu’est-ce que vous faites ?
Jack s’était adressé à l’homme accroupi, toujours occupé à remplir son sac de fioles de sang, de fragments d’os, d’écailles et autres liquides qui sortaient du corps encore chaud du dragon. Malgré son aversion pour ces étrangers visiblement dangereux, elle ne pouvait s’empêcher d’être curieuse quant à leurs activités. Ils ne semblaient pas s’intéresser à la tête là où, pour la chasse aux dragons de son village, seule celle-ci comptait. Personne ne récoltait rien sur le corps de ces bêtes, pas même Nathaniel pour la concoction de ses médicaments.
L’homme l’ignora et poursuivit son prélèvement, augmentant le ressentiment de Jack envers lui. Il faisait l’intéressant pour quelqu’un qui était à peine un peu plus vieux qu’eux, tout ça parce que c’était un voyageur. Agacée, Jack poussa le médecin pour se mettre en avant et se positionna fermement sur ses deux pieds, les bras croisés. L’adrénaline lui faisait oublier les douleurs provoquées par les morsures du froid à l’extrémité de ses membres.
— Je vous ai posé une question.
Ses deux yeux verts finirent par se lever vers elle dans un calme désarmant, comme s’il ne l’avait pas entendue juste avant. Cet homme avait arraché la tête d’un dragon d’un seul coup de hache et pourrait parfaitement en faire de même avec celle de Jack s’il le souhaitait, pourtant, quelque chose lui soufflait qu’il n’avait pas cela en tête.
De toute évidence, ce qui l’intéressait, c’était le dragon, depuis le début. Peut-être même les avaient-ils suivi depuis leur précédente attaque par le dragonneau.
L’homme se releva, replaçant son sac sur l’épaule, et fit face à Jack de toute sa hauteur.
— On ne vous doit aucune explication.
La fille du chef déglutit. C’était une réplique facile mais sa condescendance l’agaçait au plus haut point. Les sourcils froncés et les poings serrés, elle se prépara à rétorquer lorsqu’une main saisit son bras pour la forcer à reculer. Ses jambes, fatiguées par l’effort, cédèrent bien vite à la force exercée contre elle.
L’homme continuait de l’observer, un sourire complaisant aux lèvres. La peur qu’il inspirait au reste du groupe les avait poussés à arrêter Jack dans ses interrogations et cela semblait grandement le satisfaire. Son acolyte, agissant désormais comme s’il n’y avait plus personne autour d’eux, passa devant lui en soupirant.
— On y va.
L’étranger la suivit, non sans lancer un dernier regard satisfait à Jack, désormais retenue par Nathaniel et Rosalya en même temps. Quel connard ! pensa-t-elle, furieuse de le voir s’en tirer à si bon compte. Ce type croyait vraiment pouvoir s’en sortir aussi facilement après les avoir menacés avec une dague et dépouillé une carcasse de dragon comme si de rien n’était ? N’allaient-ils pas expliquer ce qu’ils faisaient là ? Certes, Jack et les autres ne l’avaient pas fait non plus… mais si c’était des nomades, ils devaient probablement connaître le village d’où il venait et la chasse aux dragons qui avait lieu chaque année à cette période.
La rencontre avec ces énergumènes ne lui augurait rien de bon.
— Vous pouvez faire mumuse avec avec la tête si vous le souhaitez, susurra-t-il en passant à côté d’eux.
Sans leur accorder le temps de répondre, les deux inconnus disparurent aussi vite qu’ils étaient arrivés, s’engouffrant dans la dense forêt en bordure de falaise.
Un long silence s’installa sans qu’aucun n’ose parler puis, soudainement, deux mains poussèrent violemment Jack en avant, la faisant tomber sur les genoux.
— Hey !
— T’es complètement folle ou quoi ? s’emporta Armin en la pointant du doigt. Tu voulais nous faire tuer ?! T’as vu de quoi ces gens étaient capables ? Qu’est-ce qu’il t’a pris de te les mettre à dos ?
Furieuse d’avoir été poussée, Jack pesta, foudroyant le jeune homme du regard. Elle se releva difficilement avec ses membres engourdis par le froid.
— C’est eux qui se sont mis à nous menacer !! se justifia-t-elle en allant pousser Armin à son tour, celui-ci se maintenant néanmoins sur ses pieds. Et vous comptiez les laisser faire ? Puis c’était quoi tout leur manège sur le dragon, hein ? Vous trouvez pas ça bizarre qu’il se soit mis à récolter du sang et des trucs comme ça ? Ils vont faire quoi avec tout ça ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ce qu’ils vont faire avec ? Ce gars a découpé la nuque d’un Lycor en un seul coup et tu crois qu’on peut faire face à ça ? Tu veux notre mort ou quoi ?!
Jack saisit le manteau d’Armin et commença à le secouer, usant dans ses dernières ressources, ses forces boostées par la colère d’être mise en porte-à-faux alors que, selon elle, elle n’avait rien à se reprocher. Nathaniel finit bien vite par les séparer, aidé par Rosalya.
— Arrêtez vous deux ! ordonna-t-il fermement. Ce n’est vraiment pas le moment.
— Hey tout le monde, venez voir ! s’exclama une voix en bordure de forêt.
Tous se retournèrent vers Iris qui, tenant sur sa jambe blessée, se penchait sur quelque chose qu’ils ne pouvaient pas discerner de là où ils étaient. Jack et Armin se lancèrent un dernier regard haineux puis se séparèrent avant de suivre Rosalya et Nathaniel. Iris pointait du doigt des trous dans le sol poreux. Ceux-ci étaient assez grands pour y entrer la jambe à peu près jusqu’au genou et parfaitement circulaires, comme taillés dans la pierre.
— Qu’est-ce que c’est ? s’interrogea Rosalya, ne voyant pas d’où l’agitation d’Iris venait.
— Vous ne comprenez pas ? s’enthousiasma la jeune fille. Attendez.
Malgré sa jambe douloureuse, Iris se dirigea vers le dragon où, précédemment, les pierres dans les attaches ayant servi à immobiliser son cou avaient été abandonnées là par les deux étrangers. Iris fit rouler l’une d’elle avec précaution pour la faire tomber dans un des trous. Dans la stupéfaction générale, celle-ci le combla parfaitement.
— Comment c’est possible ? s’étonna Armin.
— Mais vous comprenez toujours pas ? Ce sont des alchimistes !
La voix d’Iris avait percé dans les aigus sur la fin, mue par l’excitation.
— De quoi tu parles ?
— C’est quoi ? demanda Rosalya, plus que perplexe.
— Ce n’est pas possible, réfuta Nathaniel. L’alchimie n’existe pas. J’ai lu des tas de livres sur le sujet, ce ne sont que des légendes.
Iris, vexée d’être remise en question, pointa furieusement du doigt la pierre dans le trou.
— Et comment tu expliques ça ? Il y a autant de trous que de pierres qu’ils ont utilisées ! Puis ça expliquerait ce qu’ils faisaient avec le dragon ! Ils ne l’ont pas tué pour avoir un trophée mais pour récolter de quoi pratiquer leur magie !
— Je…, hésita Nathaniel, mal-à-l’aise. Je n’y crois pas. Je n’ai jamais rencontré personne qui pratique… ce genre… de sorcellerie.
— C’est parce que tu n’es jamais sorti du village ! s’énerva Iris, de plus en plus convaincue. Mais ça, ça c’est bien la preuve de ce que je dis !
Nathaniel eut un mouvement de recul, ne trouvant finalement rien à redire. Jack, subjuguée par la perfection de la pierre dans le trou, s’accroupit pour y poser sa main. Ses doigts glacés pouvaient difficilement percevoir la chaleur, mais il lui semblait que cette pierre dégageait une énergie différente des autres. Était-il possible qu’ils l’aient fabriquée en utilisant la matière provenant du sol ? Jack n’était pas bien certaine de comprendre ce qu’était l’alchimie, mais elle savait que leur magie consistait à prendre quelque chose pour en fabriquer autre chose, jusqu’à parfois changer la nature même de la matière. Changer un métal en un autre, par exemple. Dans ce cas-ci, un sol en pierre se transformait en boule parfaitement lisse, juste de quoi les rentrer dans les attaches en cuir qu’ils avaient utilisées. Après tout, ils avaient bien abandonné les pierres là, ce qui devait signifier qu’ils n’en avaient pas besoin. Probablement car ils pouvaient en récréer comme bon leur semblait.
Cette découverte transforma son aversion envers ces étrangers en une grande curiosité. Jack aurait d’autant plus voulu savoir ce qu’ils comptaient faire des restes du dragon et regretta que l’homme ne lui ait pas répondu. Pratiquaient-ils véritablement la magie ?
Une main se posa sur son épaule.
— Jack, tu es glacée. On devrait rentrer, murmura Nathaniel dans son oreille.
Il n’avait pas tort mais l’admettre était encore trop difficile. Tout son corps lui faisait mal d’avoir passé tant de temps dans cette forêt sans se faire masser une seule fois pour faciliter la circulation de son sang. La jeune fille pouvait voir les extrémités de ses doigts posés sur la pierre virer doucement mais sûrement au bleu.
Pourtant, Jack avait envie de continuer. Elle essuya ses mains et son visage du sang de dragon séché.
— On a pas encore chassé un seul dragon, protesta-t-elle en se relevant doucement.
— Et la tête du Lycor… on en fait quoi ? proposa Armin, visiblement peu sûr de lui.
Tous se retournèrent vers la tête désormais froide de la créature, qui reposait un peu plus loin dans une flaque de sang, près de ce qu’il restait de son corps.
— Je veux dire… ce serait stupide de l’abandonner là, non ?
Les yeux de Rosalya se mirent à briller.
— Vous imaginez la tête de tout le monde si on ramène un Lycor au village ?! Jamais personne n’a réussi à en rapporter un ! s’enthousiasma-t-elle. Après ça ils seront obligés de nous prendre au sérieux !!
Sa nouvelle amie n’avait pas tort, mais l’idée de faire passer la capture de quelqu’un d’autre pour la sienne dérangeait un peu la fille du chef. Et si personne ne croyait leur mensonge ? Leur punition serait encore pire que celle qui les attendait déjà.
Tandis que tout le monde discutait de part et d’autre, réfléchissant à la meilleure chose à faire, une corne de brume résonna dans la forêt qu’ils venaient de traverser, faisant s’envoler une dizaine de corbeaux dans le ciel au-dessus d’eux. Tous se regardèrent avec effroi.
— Ils sont déjà là !
— Ils vont nous tuer quand ils vont nous retrouver !
— Comment ils ont pu arriver aussi rapidement ? Vous avez entendu la corne ? Elle semblait venir de super près, non ?
— Allez ! On prend la tête du Lycor et puis c’est tout ! conclut de lui-même Armin en marchant furieusement vers le dragon.
Pour être déjà aussi près d’eux, les villageois – et en particulier son père – avaient dû s’apercevoir de leur disparition extrêmement rapidement. Sans aucun doute à cause de ce traître de Castiel ! Elle qui pensait pouvoir avoir un jour à un jour et demi de marche d’avance sur eux, ils n’avaient en vérité que quelques misérables heures.
— S’ils viennent jusqu’ici et voient les pierres, ils sauront qu’on était pas seuls, s’inquiéta Iris.
— Ils doivent passer par ici pour rejoindre le pic de la Cadavra, soupira Jack. Ils vont forcément s’en apercevoir ! Et vous pensez vraiment qu’ils vont croire qu’on a réussi à abattre un Lycor ?
Indifférente à ses protestations, Iris commença à faire rouler les pierres jusqu’à leur trou puis y déposa des feuilles et brindilles de la forêt pour espérer les cacher. Leur dissimulation était si grossière qu’il lui paraissait totalement surréaliste que qui que ce soit passe à côté. Rosalya et Armin, eux, essayaient tant bien que mal de porter à deux la tête du dragon qui semblait peser une tonne.
— Attendez ! s’opposa Jack d’une voix forte. Vous comptez vraiment faire ça ? Je croyais que vous vouliez chasser un dragon, un vrai ! Vous allez vraiment faire passer la chasse de quelqu’un d’autre pour la vôtre ?
La jeune fille n’avait pu empêcher la déception de transparaître dans sa voix. Certes, voir ce dragon se faire attaquer lui avait provoqué un choc qu’elle n’aurait jamais cru avoir, mais Jack espérait bien outrepasser ce problème et chasser un dragon elle-même ! Elle refusait de laisser une simple appréhension gagner sur son envie de se venger de ces créatures. Elle n’avait aucune idée de combien de temps il lui restait avant que l’hiver ne la consume entièrement, alors, laisser passer un autre été de chasse aux dragons en s’appropriant la victoire de quelqu’un d’autre, c’était inenvisageable.
Iris se positionna face à Jack et lui prit les mains. Passée la surprise de sa peau glacée malgré les hautes températures de l’été, la jeune fille lui sourit.
— On a pas le choix ! Ils vont tous arriver d’une minute à l’autre. Et s’ils voient qu’on a réussi à abattre un Lycor, c’est sûr et certain qu’ils nous laisseront repartir avec eux !
Jack hésita. Si c’était vrai, alors ça pouvait effectivement être un mensonge plutôt utile. La jeune fille donnerait tout ce qu’elle avait pour poursuivre sa route et mettre la main sur un dragon des glaces. Tous les ans, son père et les autres échouaient à cette tâche, mais Jack était différente. Elle sentait qu’elle était capable de réussir là où personne n’avait réussi avant. Si quelqu’un devait mettre la tête d’un dragon des glaces sur un pic, ce serait elle. L’hésitation qu’elle avait ressenti face aux cris de terreur du Lycor n’avait été qu’un moment de faiblesse qu’elle devait combattre pour devenir plus forte.
La fille du chef lança un regard hésitant à Nathaniel, le seul hermétique à l’enthousiasme général. Le médecin eut un sourire triste et lui pinça l’oreille, lui arrachant un léger cri de douleur.
— Il faut vraiment qu’on rentre, avec ou sans tête de dragon sous le bras.
Jack savait ce qu’il voulait dire par cela. Son corps était douloureux et rigide, comme de la glace. Elle devait se laisser se faire soigner, sans quoi elle serait bientôt totalement incapable de bouger.
— Toi aussi, tu es blessée, ajouta-t-il à Iris. Et ils vont bientôt arriver de toute façon, alors partons. Nous les croiserons en route.
La fille du chef se dégagea et rejoignit les autres près de la tête de dragon. À force d’efforts, Rosalya et Armin avaient réussi à la soulever. La langue pendante hors de sa gueule, ses yeux noirs toujours ouverts semblaient juger Jack avec sévérité. Une envie furieuse de dégainer son arbalète pour faire disparaître ce regard mort chatouilla ses doigts engourdis. Peut-être qu’ils avaient tous raison et que faire passer cette tête pour leur victoire était la meilleure décision à prendre. Après tout, ces deux étrangers n’en avaient pas voulu.
— Et toi, Nathaniel, tu n’auras pas de problème pour être venu avec nous ? s’inquiéta Iris dans son dos.
— Ne t'en fais pas, répondit-il, Jack devinant son sourire même sans le voir.
Seraient-ils sévèrement disputés s’ils ramenaient cette tête ? Le médecin n’avait pas tort. La puissance de la corne de brume au travers les bois leur indiquait qu’ils n’étaient plus qu’à quelques heures, voire quelques minutes de là. Ils arriveraient d’un moment à l’autre et les forceraient certainement à rentrer avec eux. Le chef ne les laisserait jamais poursuivre la chasse après qu’ils aient désobéis tout le monde et les aient forcés à partir à leur recherche des heures avant le début de la chasse officielle. Mais, s’ils prouvaient leur valeur avec cette capture… peut-être changeraient-ils d’avis.
— Très bien, faisons ça, concéda Jack. Récupérons nos affaires et partons avec la tête.
Iris et Rosalya répondirent avec enthousiasme tandis qu’Armin peinait encore à trouver une position lui permettant de tenir la tête du dragon, les bras tremblants.
Légèrement abattue par la décision qu’elle venait de prendre, Jack se dirigea vers les sacs qu’ils avaient entreposés un peu loin, prête à repartir. Elle s’accroupit pour en vérifier le contenu, voir s’il n’y avait pas des choses qu’ils pourraient abandonner là pour faciliter le voyage, lorsqu’un bruit retint son attention. Elle se stoppa dans son mouvement, en alerte, alors que personne ne semblait l’avoir remarqué, pas même Nathaniel.
Jack se redressa lentement, toujours aux aguets. Serait-il possible qu’un autre dragon soit non loin de là ?
Sa main se dirigea doucement vers son sac ouvert dans l’espoir de prendre son arbalète lorsqu’un sifflement aigu la fit se retourner brusquement.
Castiel se tenait là, dans la lumière puissante du soleil, comme ayant attendu jusque là qu’elle le remarque. Sa propre arbalète levée vers elle, ce ne fut qu’à cette vision que Jack comprit d’où venait le sifflement qu’elle avait entendu une seconde auparavant. Elle se retourna pour voir une flèche profondément nichée dans le tronc d’un arbre loin derrière elle.
— Jack ! s’écria Nathaniel.
De son oreille coula une seule et unique goutte de sang, tombant le long de son cou pour se perdre dans ses mèches de cheveux. Si Nathaniel n’avait pas crié, Jack ne l’aurait probablement même pas remarqué.
Elle déglutit, retrouvant le regard de Castiel et sentant toute sa colère lui exploser en plein visage.
Puis, de l’ombre sortirent quatre autres hommes ainsi que son père, le visage tout aussi furieux que celui de son ancien meilleur ami.
C’était ainsi que leur aventure se terminait. Avec ou sans tête de dragon à célébrer, Jack comprit que leur petite escapade était déjà terminée.
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