— Castiel ?
Il était probablement en train de rêver.
Le guerrier ne parvenait pas à bouger et avait cette impression étrange de s’enfoncer petit à petit dans du coton. La voix qui lui parvenait était plus faible qu’un écho, comme irréelle, lui donnant l’impression de l’entendre depuis le fond d’une grotte caverneuse.
Une morsure du froid s’agrippa soudainement à sa gorge.
— Réveille-toi ou je t’étouffe.
Castiel toussa avant d’ouvrir les yeux. Il faisait nuit noire mais il saurait reconnaître ce regard brillant de détermination entre mille. Jack enleva ses mains de sa gorge et haussa les épaules.
— Je ne l’aurais pas fait, hein.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il sèchement.
Il réalisa qu’elle s’était assise à califourchon sur lui, enfonçant sa couche encore plus qu’à l’accoutumée. Ses cheveux tombaient en cascade de part et d’autre de son visage pour atteindre les joues de Castiel, le piquant comme des brins d’herbe. Il aurait aimé la dégager mais elle avait coincé ses bras et emprisonné ses jambes.
— Je devais te voir.
— Maintenant ? Je croyais que le chef t’avait enfermée jusqu’à nouvel ordre.
— Comme si ça changeait quoi que ce soit, ironisa-t-elle en se décalant pour permettre à Castiel de s’asseoir.
Il la poussa et s’adossa au mur derrière lui. L’obscurité n’était pas assez épaisse pour cacher sa colère et il ne fit d’ailleurs aucun effort pour cela. Jack avait toujours ses habits de la veille, le casque en moins, preuve qu’elle ne s’était probablement pas couchée.
— Tu comptes t’expliquer sur ce que tu as fait à la cérémonie ?
— Non, je suis pas là pour ça. Et on s’en fiche de la cérémonie !
— On s’en fiche pas, rectifia-t-il en lui prenant le poignet. Tu étais ridicule.
— Et alors ?!
Castiel leva les yeux au ciel, entendant par la même occasion le garçon dans la couche au-dessus de la sienne se mettre à bouger. Il donna un coup dans ce qu’il supposa être ses reins et lui ordonna de se rendormir.
— Parle moins fort, susurra-t-il à Jack.
Cette dernière fronça les sourcils.
— Il faut que tu viennes avec moi.
— Non.
Il croisa les bras.
— Tu m’expliques d’abord.
— Très bien ! Très bien, tempéra-t-elle. Tu connais Rosalya, Iris et Armin ?
— Pourquoi ?
Jack grinça des dents, serrant la couverture dans ses mains.
— Ils m’ont proposée de participer à la chasse aux dragons et j’ai accepté ! Il faut qu’on parte maintenant.
— Tu plaisantes ?
De toute évidence, non, elle n’avait jamais semblé si sûre d’elle, faisant par la même occasion renoncer Castiel à sa question. Il se passa la main sur le menton.
— Vous savez que c’est interdit aux femmes ?
— Si on ne le savait pas, on ne prendrait pas la peine de partir maintenant. Le temps qu’ils se rendent compte de notre absence, on sera déjà loin.
— Ils vous rattraperont en un rien de temps.
— Tu me connais mal.
Castiel soupira, partagé entre le dépit et la colère d’avoir été réveillé pour entendre un plan aussi stupide.
— Et je peux savoir pourquoi tu me dis ça ? Tu sais très bien que je participe à la chasse aux dragons cette année.
Il comptait d’ailleurs bien revenir avec la tête du dragon des glaces pour le déposer aux pieds de Jack. Lui, il n’avait jamais détesté les dragons, mais il acceptait sa vengeance. Il faisait ça surtout pour elle mais aussi un peu pour lui, en un sens. La culpabilité lui foudroyait le corps dès qu’il posait les yeux sur elle, sur ces trois cicatrices qui barraient son visage d’un coup de griffe.
— C’est pas juste que je puisse pas y participer alors je compte bien le faire, qu’ils le veuillent ou pas !
— D’où ma question : pourquoi tu me dis ça à moi ?
Pour la première fois depuis qu’elle était ici, Jack hésita avant de parler. Elle se passa la main sur le visage et dit d’une voix basse :
— Je veux que tu viennes avec nous.
Castiel écarquilla les yeux.
— Tu ne pensais pas sincèrement que j’allais accepter ? Tu n’es vraiment qu’une inconsciente.
— Je pensais que tu pourrais faire un effort pour moi !
— Et pourquoi ça ?
— Tu étais mon ami, avant.
« Avant », très bien. Castiel déglutit.
— Qu’est-ce que tu sous-entends ? s’agaça-t-il. Que je devrais accepter de te mettre en danger pour un stupide problème d’égo ?
— Si tu viens avec nous, on sera en sécurité, mentit-elle, se pensant beaucoup plus forte que Castiel, et ce même si c’était lui qui avait été choisi pour être le prochain chef du village.
Jack s’approcha de nouveau, enfonçant ses genoux dans la couche pour avancer vers Castiel. Elle posa ses mains sur son torse et avança suffisamment son visage pour qu’il y voie dans ses prunelles – visibles malgré son œil mi-clos – toute la flamme qui l’animait.
Castiel déglutit.
— Si tu es encore mon ami, tu dois accepter, murmura-t-elle dans son oreille.
♦
Nathaniel ne dormait pas, attendant le retour de Jack. Il savait qu’elle finirait par apparaître au pas de sa porte puisqu’elle avait, bien évidemment, déjà quitté la maison. Il n’en avait pas averti le chef, ni personne, comme d’habitude. Tant qu’elle revenait à tant pour ne pas souffrir du froid, il n’avait rien à lui reprocher.
Même s’il détestait la chasse aux dragons, qu’il trouvait injuste et de mauvaise foi, il avait apprécié son geste à la cérémonie. Nathaniel savait qu’elle souffrait de ne pas y participer et dire si franchement ce qu’elle en pensait, il trouvait cela courageux.
Lui, il n’avait pas une once de courage.
La nuit était déjà bien entamée lorsqu’on tambourina à sa porte, probablement à coups de pieds ou de coudes. Lorsqu’il l’ouvrit, il trouva Castiel qui traînait Jack par une corde reliée à ses poignets et ses chevilles.
— La prochaine fois, fais un peu attention à ce qu’elle ne fiche pas le camp de chez toi aussi facilement.
— Mais ça n’a jamais été mon rôle de la surveiller, Castiel, précisa Nathaniel avec un sourire, le faisant sortir de ses gonds.
— On le connaît tous, ton rôle, ouais ! Tu le prends très à cœur ton rôle, d’ailleurs. T’avais hâte qu’elle rentre pour t’occuper d’elle je suppose ?
Le guérisseur serra les poings, sans cesser d’arborer un sourire de surface.
— Hey, ça va ! Je ne vous dérange pas vous deux ! s’énerva Jack d’une voix basse, ne voulant pas réveiller les habitants qui sauraient qu’elle s’était enfuie, mais souhaitant quand même se mettre en colère.
— Ne la ramène pas, toi ! T’as déjà de la chance que je ne dénonce pas tes plans débiles au chef. Pas la peine de me faire les yeux doux, ça ne marche pas avec moi. Elle avait l’intention de partir faire la chasse au dragon, expliqua Castiel à Nathaniel.
Jack se sentit rougir de rage.
Elle avait fait exactement ce que lui avait conseillé Rosalya ! Pourquoi ça n’avait pas marché ? Quelle idiote ! Elle avait dit que ça fonctionnerait sans problème, qu’il ne saurait plus quoi faire et qu’il accepterait tout ce qu’elle lui demanderait. Elle avait besoin de Castiel pour avoir accès aux meilleures armes.
Le charme, tu parles, quelle technique stupide !
— Il s’est passé quelque chose ? s’interrogea Nathaniel, malgré tout peu intéressé par sa propre question.
— Rien. Maintenant tu l’enfermes, ordonna-t-il en mettant la corde dans les mains du guérisseur. Et toi…
Il s’était tourné vers Jack qui se débattait toujours par terre, ne pouvant plus se lever à cause du nœud à ses chevilles. Elle devait admettre qu’il l’avait ligotée avec plus de rapidité qu’elle n’aurait jamais pu l’en croire capable.
Si elle n’était pas si en colère, elle aurait probablement été un peu admirative.
— Si tu t’avises de partir à la chasse aux dragons, je te retrouve et je peux t’assurer que c’est ta tête que je planterai sur un pique.
— C’est ça ! Essaye ! Bouffon.
Il lui donna un coup à l’arrière de la tête et repartit en évitant un crachas de sa part.
Nathaniel vint près d’elle et posa la main sur sa joue.
— Ce n’est pas sérieux, ça, Jack. Tu es glacée.
— Tu vas pas t’y mettre toi aussi !
Nathaniel rit en défaisant le nœud qui maintenait ses poignets.
— Pourquoi vous vous êtes disputés ? Je croyais que vous étiez amis.
— Ça c’était avant que mon père le convainque de devenir chef du village. Depuis il est tout le temps sur mon dos !
Avant, Nathaniel les voyait tout le temps partir en vadrouille tous les deux. Même s’il soupçonnait Jack de forcer Castiel à désobéir aux règles, il devait admettre qu’ils avaient tous deux beaucoup changé.
Le soigneur avait un peu honte de ressentir un certain soulagement en voyant que leur amitié n’existait plus. Castiel était un jeune homme taciturne et autoritaire, qui avait complètement changé après l’accident de Jack. Il l’avait laissé tomber au moment où elle avait eu le plus besoin de lui. Nathaniel avait du mal à accepter ça ; c’était si injuste.
Une fois libre, Jack défit elle-même les cordes à ses chevilles et se releva sans attendre.
— Où est-ce que tu vas ? demanda Nathaniel en la suivant à grandes enjambées dans les herbes folles.
Il était si grand en comparaison qu’il la rattrapa en un instant. Jack essaya de le semer, sans succès.
— Tu ne m’empêcheras pas d’y aller ! Tu sais que je suis plus forte que toi.
— On n’a jamais eu l’occasion de vérifier ça.
Jack s’arrêtera soudainement et se mit en face de Nathaniel, n’ayant visiblement pas trouvé sa blague très drôle.
— Tu ne m’empêcheras pas d’y aller, répéta-t-elle, plus déterminée que jamais.
— Je ne compte pas le faire.
Il leva les mains avant même qu’elle ait le temps de répondre.
— Ne te méprends pas. Je suis contre cette chasse aux dragons depuis le début, je ne veux pas que tu y ailles et encore moins toute seule.
Il jeta un coup d’œil en arrière vers les trois têtes qui les observaient avec bien peu de discrétion.
— Donc je vais venir avec vous.
— Quoi ? s’exclama-t-elle. Non ! On a pas besoin d’un adulte avec nous.
— Vous avez besoin de quelqu’un pour vous soigner s’il arrive quelque chose.
— Il n’arrivera rien ! Je les protégerai tous.
Nathaniel posa sa main sur le haut de son crâne et Jack se figea.
— Mais qui te protégera, toi ? murmura-t-il en frottant doucement ses cheveux.
— Je n’ai pas besoin de toi.
S’il fut blessé, il n’en laissa rien paraître.
— Je n’ai pas froid, ajouta-t-elle.
Il pinça son oreille et celle-ci se cassa, comme une fine couche de glace entre les doigts.
— Tu mens.
— Et alors ? invectiva-t-elle en repoussant sa main d’une claque. Ne viens pas avec nous, ne dis rien à Castiel et rien non plus au chef. Ne dis rien à personne !
— C’est beaucoup me demander. Je viens avec vous, je crois que ça ne dérangera pas tes amis.
Jack suivit son regard et vit Rosalya et Armin les observer de loin, se cachant dans les fourrées dès qu’ils se surent pris sur le fait. La honte envahit ses joues. Elle ne voulait pas que Nathaniel la soigne devant les autres ; ils trouveraient ça bizarre. Ils ne comprendraient pas, ils penseraient qu’elle est différente, ils ne l’accepteraient pas.
Elle avait cette impression étrange que Nathaniel était en parti fautif du fait qu’elle n’avait pas d’amis, puis qu’elle devait constamment être avec lui, même si c’était pour lui sauver la vie.
Jack, elle, savait que c’était inutile. Sa vraie aventure, elle voulait la vivre sans lui.
— On part dans une heure, mentit-elle. Sois à l’heure !
Il sourit et rejoignit sa maison. Jack courut dans la direction opposée, vers ses nouveaux amis. Ceux-ci avaient trouvé des armes et Iris avait également un stock important de provisions, même si Jack comptait sur la chasse pour les nourrir.
— On part quand ? s’enquit Iris en refermant son sac.
— Maintenant ! aboya Jack, comme si c’était évident.
Armin et Rosalya se jetèrent un regard que la fille du chef ignora.
La chasse aux dragons commençait toujours par la route qui passait par le Nord, la plus rapide pour rejoindre le pic de la Cadavra. Dans leur optimisme, ils espéraient y arriver avant la nuit prochaine, ce qui leur permettrait de se reposer avant de commencer la chasse à proprement dite. Dans les montagnes, les dragons les plus courants étaient des dragons de feu, relativement peu dangereux, crachant plus de fumée et de cendres que de flammes féroces. Cela permettait aux vikings de s’échauffer avant de passer aux choses sérieuses.
Jack ne pensa plus au froid qui lui grimpait dans le dos alors qu’elle marchait aux côtés de ses compagnons. Leur enthousiasme était explosif et la jeune fille fut soulagée de voir qu’ils étaient aussi déterminés qu’elle. Armin lui avait même donné la meilleure arbalète qu’il avait trouvée sans la moindre hésitation.
Ils firent un léger détour pour ne pas risquer de se faire prendre par les adultes qui avaient prévu de partir la nuit prochaine ; il était coutume que la chasse commence à la tombée du jour.
Alors qu’ils quittaient les limites du village, une voix les héla.
— Attendez ! Je savais que tu m’avais menti, Jack. Tu n’aurais jamais attendu si longtemps avant de partir.
Jack se retourna, électrisée par la colère, et pointa l’arbalète sur son médecin sans une once d’hésitation.
— Nat ! Ne m’oblige pas à tirer ! ordonna-t-elle sans savoir elle-même si elle était sérieuse.
Il s’approcha et elle abaissa son arme, gênée de savoir tous les regards braqués sur elle. Elle attendit qu’il soit à sa hauteur et plongea son regard dans le sien.
— Nat, je t’en supplie… va-t’en.
Elle paraissait désemparée.
Il hésita. Puis, Iris vint à leur hauteur.
— Tu veux nous empêcher de partir ?
— Je pensais vous accompagner, en vérité.
— C’est vrai ? Génial !
— De quoi ? s’étonna Jack.
— Avec lui on aura rien à craindre ! Il peut tout soigner ! Il a déjà fait des miracles !
Jack n’avait jamais vu Nathaniel rougir. Même à la nuit tombée, elle fut éblouie par la soudaine couleur cramoisie sur ses joues.
— Elle a raison ! approuva Rosalya. Je pensais que tu voulais empêcher Jack de partir… si c’est ça, c’est mort !
Elle avait aussi levé son arbalète.
— Ouais, on a besoin d’elle, précisa Armin. Je croyais que tous les adultes voulaient l’empêcher de faire ce qu’elle veut.
Le cœur de Jack se mit à battre la chamade dans sa poitrine. Nathaniel sourit en haussant les épaules.
— Moi tout ce qui m’importe c’est que vous ne mourriez pas stupidement.
Un murmure s’éleva. Il les avait certainement un peu vexés mais, pesant le pour et le contre, Rosalya acquiesça pour eux tous.
— Très bien, suis-nous. C’est d’accord.
Jack jeta un regard paniqué à Rosalya mais cette dernière l’ignora.
— On a besoin de lui ! Mais si tu nous fais un sale coup, comme prévenir le chef, on te zigouille !
— Très bien, s’amusa Nathaniel, pas vraiment effrayé.
Il mit sa main sur l’épaule de Jack mais elle le repoussa, exaspérée sans savoir réellement pourquoi. Elle commença à courir et tout le monde la suivit, Iris et Nathaniel légèrement en retrait du groupe.
Même en essayant de fuir le village, elle finissait toujours par y être enchaînée.
Personne n’acceptait de la laisser partir.
Personne n’acceptait qu’un jour, elle puisse ne pas y revenir. C'était ça le problème.
♦
Partir à l’aventure avec Nathaniel, c’était un peu comme partir avec un grand frère, un peu utile mais souvent insupportable.
La forêt qu’ils avaient traversé sous la chaleur d’été – même si cela ne faisait aucune différence pour Jack – n’était pas particulièrement accueillante mais n’était pas très dangereuse non plus. En six heures de marche, Armin s’était à peine brûlé la cheville en marchant sur la queue d’un lézard vif, une race de dragon qui mesurait une dizaine de centimètres au maximum et ne faisait pas plus mal que la flamme d’une bougie.
Pourtant, Nathaniel n’avait cessé de regarder par-dessus l’épaule de Jack, faisant une remarque au moindre de ses mouvements : lorsqu’elle poussait des ronces avec son talon, lorsqu’elle traversait un ruisseau aussi profond qu’une flaque d’eau et même lorsqu’elle écrasait un moustique démon – un nom un peu exagéré pour un insecte si chétif, pensait-elle – avec la paume de sa main. Jack savait bien qu’il n’avait pas supporté qu’elle refuse d’être soignée mais elle ne pouvait en faire autrement.
Elle se convainquait qu’elle n’avait pas si froid, se frottait les mains et les bras elle-même ou laissait Rosalya le faire, puisqu’elle trouvait cela amusant.
Le climat dans cette forêt était particulièrement humide. À l’ombre des arbres, les pluies des semaines précédentes restaient emprisonnées dans les boues et les herbes du sol. Jack sentait ses chaussures s’enfoncer un peu plus à chaque pas et des mousses mordaient son pantalon, se développant par taches sur le tissu comme des champignons. Elle et Armin étaient les premiers sur le chemin – délibérément identique à celui tracé par les semelles des adultes les jours précédents, pour éviter qu’ils les retrouvent trop vite – et étaient chargés de le libérer pour les autres. Tandis que Armin s’acharnaient sur les buissons, dont les feuilles tombaient sur le sol comme des langues lourdes et mouillées, en essayant de manier une hache un peu trop lourde pour lui, Jack s’était déjà rabattue sur son couteau. Plus petit mais aussi plus maniable.
Iris, qui traînait un peu derrière, craignait qu’ils finissent par se perdre, mais Jack savaient parfaitement où ils allaient. Ils oubliaient que la fille du chef avait traversé cette forêt en long et en large alors qu’elle était encore enfant. Elle arrivait mieux que quiconque à comprendre l’environnement qui l’entourait. Jack ne sentait peut-être pas les changements climatiques mais elle arrivait à distinguer la lourdeur de l’air, selon où ils se trouvaient, et ses différentes odeurs. Son préféré était celui de la mer, chargé de sel, mais celui qu’elle cherchait actuellement n’était pas du tout le même. L’air, près des pics de montagnes, était bien plus sec, presque brûlé. C’était là où les dragons qu’ils recherchaient étaient les plus nombreux.
Lorsqu’elle avait expliqué cela à Castiel, il l’avait traité d’idiote.
« L’air à la même odeur partout. » avait-il dit, sans réaliser sa bêtise. Aujourd’hui, elle avait enfin l’occasion de prouver qu’elle ne se trompait pas !
— Les arbres se font plus rares, souffla-t-elle à Armin alors qu’il écrasait un moustique avec sa main.
Jack inspira profondément ; l’air était toujours chargé d’humidité et de fraîcheur. Le pic devait encore être loin mais, au moins, ils avançaient dans la bonne direction. Non seulement les arbres étaient moins nombreux mais leurs troncs étaient plus fins et plus blancs.
Elle proposa à Armin de s’arrêter un peu et Rosalya se jeta dans les bras de Jack, la grande surprise de cette dernière.
— Nat m’a dit que tu avais froid ! Je te passe un peu de ma chaleur.
Jack se sentit rougir derrière ses joues chargées de glace. Elle se rendit compte alors d’à quel point son visage était douloureux ; ses yeux la piquaient mais pas suffisamment pour l’empêcher de foudroyer Nathaniel du regard. Ce dernier haussa les épaules en souriant.
Jack avait un peu honte de lui, même si sa présence était cruellement utile. Quand Rosalya la libéra, elle comprit qu’Iris manquait à l’appel. Elle interrogea les autres mais ils furent également surpris de constater son absence.
— Iris ? héla Armin.
— Je suis ici ! dit une petite voix.
Tombée tête la première dans de la vase à plusieurs mètres de là, elle avait du mal à s’en défaire. Elle n’avait pas quitté son sourire et Nathaniel vint tout naturellement l’aider à se relever. Jack le regarda faire avec une certaine indifférence, calculant mentalement le nombre d’heures qui les séparait encore des montagnes. Le jour était tout juste levé et une pluie de rayons coulait sur les feuilles pour atteindre difficilement le sol.
Puis, un flash de lumière réveilla son œil le plus valide.
— Iris, derrière-toi ! hurla Rosalya dans son direction.
Jack avait déjà levé son arbalète. Avant même qu’Iris se retourne, avant que Nathaniel n’ait réalisé quoi que ce soit, la fille du chef avait dégainé son arme.
Le dragon améthyste, plus grand que trois hommes, s’était échoué là en un instant, les ailes trop imposantes pour être dépliées entièrement, déchirant l’écorce des arbres comme il le ferait avec du beurre. Elle le vit ouvrir la gueule.
La scène se déroulait si lentement ; le temps passé à détailler la créature lui parut interminable. Comme dans ce rêve qu’elle faisait parfois – ce rêve où elle se voyait mourir en coulant au fond de l’océan, observant le soleil briller par delà la mer jusqu’à disparaître totalement de son champ de vision.
Iris ne mourrait pas ; hors-de-question.
La flèche partit et s’enfonça dans le flanc du dragon dont le cri lui perça les tympans. Il se débattit et fit un bond au-dessus d’eux pour prendre de l’élan et partir, volant vers les arbres les plus hauts.
Le dragon disparu au loin, il fallut une bonne minute pour que quelqu’un s’exprime enfin.
— C’était quoi ça ?
Jack hésita.
— Je… je sais pas.
— Il n’y a pas de dragons si grands dans cette forêt d’habitude ! s’étonna Rosalya, sur laquelle la peur n’avait jamais semblé avoir la moindre attache. Vous l’avez entendu venir, vous ?
Jack et Armin firent non de la tête.
— Comment t’as réussi à le toucher d’aussi loin ? s’exclama Rosalya en venant près d’elle. C’était incroyable !
Nathaniel, probablement plus choqué qu’il ne souhaitait le faire paraître, tenta d’aider Iris à se relever mais cette dernière lâcha un râle douloureux. Jack baissa enfin son arbalète et se dirigea vers la jeune fille aux cheveux roux. Nathaniel s’était déjà attelé à soulever le tissu déchiré à sa jambe pour en étudier une plaie peu profonde mais impressionnante.
Iris tremblait de toute part.
— Il m’a marché dessus ! se plaignit-elle en rentrant la tête dans ses épaules.
La jeune fille commença à sangloter, parlant à toute vitesse. Jack comprit vaguement ses craintes quant à ce qui aurait pu se passer s’il avait décidé de les attaquer, à coup de corps déchiqueté et de chairs carbonisées.
Nathaniel déchira le tissu et força Iris à s’allonger. Rosalya vint lui tenir la tête et Jack lui pressa la main pour la rassurer.
Armin vint à la hauteur de Jack et murmura :
— Tu sais quelle race c’était ?
— On est assez proches du pic… c’était peut-être un Calier.
Une race de dragons qui s’épanouissait près des roches et des sources d’eau chaudes, ayant pour habitude de cracher des braises et d’éviter les humains la plupart du temps.
— Les Caliers ont les écailles grises, non ?
— Normalement, oui.
— Celui-là en avait des violettes.
— Oui c’est vrai… et les écailles sur son ventre étaient plus claires, tu as remarqué ?
Armin acquiesça – ils se comprirent en un regard, redoutant tous deux la même chose. Il existait bien une race de dragons qui correspondait à cette description mais cela semblait peu croyable. Il s’agissait des Lycors, des dragons très agressifs qui vivaient surtout en haute altitude. Néanmoins, ils étaient normalement d’une taille bien supérieure à celle-là. Peut-être avaient-ils croisé un dragonneau ?
Nathaniel termina sa compresse en quelques minutes.
— Il fait vraiment humide ici, précisa-t-il, une ride creusée entre ses sourcils froncés. Il faudrait qu’on sorte de cette forêt.
— On peut y arriver en deux heures, dit Jack.
— Tu n’as pas un moyen plus rapide ?
Il avait posé sa question un peu sèchement. Il semblait en colère, ou inquiet peut-être.
— Je… balbutia-t-elle en suppliant Rosalya du regard. Non... je ne sais pas.
— Et si on prenait un autre chemin ?
— Il n’y a rien qui soit moins dangereux que cette forêt ! s’exclama-t-elle.
Nathaniel soupira. Iris fermait les yeux – Jack remarqua qu’elle transpirait à grosse goutte. D’ailleurs, elle avait lâché sa main depuis un moment. Jack la posa alors sur son front, pour la rafraîchir, et cela sembla l’apaiser.
— On ferait mieux de rentrer.
Jack s’échauffa, malgré le froid dans ses veines.
— Ce serait plus rapide de continuer la route !
— C’est trop dangereux, Jack.
— Mais c’est qu’une égratignure ! Le dragon est plus à plaindre qu’elle !
— Jack ! s’étonna Nathaniel. Arrête d’être aussi égoïs-
— Non, attends.
Iris avait parlé, un sourire timide sur son visage fatigué.
— Elle a raison, Nat… on doit continuer. Tu m’as bien soigné, ça ira mieux dès ce soir.
Le médecin, d’abord déstabilisé, finit par opiner. Il proposa à la blessée de la porter sur son dos jusqu’à ce qu’ils trouvent un endroit suffisamment dégagé pour pouvoir se poser. Tout le monde acquiesça et ils reprirent la route.
Cette fois-ci, Jack ferma la marche, juste derrière Nathaniel et Iris. Bizarrement, elle avait le sentiment qu’ils étaient très en forme tous les deux et que, Iris, après une heure passée à ne plus marcher, n’avait pas l’air si mal que ça.
Les arbres se distinguaient de plus en plus les uns des autres et fur à mesure qu’ils avançaient. Jack sentait dans l’air une aridité qui n’était pas là avant, néanmoins elle commençait à douter de ses perceptions. Nathaniel n’avait jamais passé autant de temps sans s’intéresser à son état de santé. C’était à la fois agréable et un peu étrange.
Elle avait si froid que ses doigts ne bougeaient presque plus.
Pourtant, elle devait l’oublier, faire avec.
Pour elle, pour Iris.
Et pour Nathaniel qui, au moins, la verrait partir en ayant pu sauver quelqu’un d’autre.
♦
— Je vois le soleil, là-bas !
L’enthousiasme d’Armin était à ce point communicatif qu’Iris elle-même releva haut la tête pour regarder ce qu’il pointait du doigt. Jack, dont la nuque était particulièrement engourdie, ne parvint pas à distinguer quoi que ce soit.
Elle avait bien remarqué que les rayons étaient de plus en plus présents mais elle eut besoin de faire quelques pas supplémentaires pour observer le puits de lumière à l’orée de la forêt. Ses amis en sortirent sans grande appréhension pour arriver sur un plateau de pierres et de racines en bord de falaise.
— Il fait super chaud ! s’exclama Rosalya. Il n’y a plus une goutte d’ombre.
— Tant pis, ça fera l’affaire, dit Nathaniel.
Iris, toujours son dos, précisa qu’elle se sentait déjà mieux. Il l’allongea sur les pierres en prenant soin de positionner correctement sa tête, formant une boule avec son écharpe en fourrure. Il enleva son bandage de fortune et observa la blessure.
— Ça ne saigne plus, c’est déjà ça.
— Oui, je me sens beaucoup mieux. Merci Nat !
Le médecin sourit en lui refaisant son bandage. La propreté avec laquelle il travaillait avait révolutionné la médecine dans son village. Les maladies suite à des attaques de dragon, et les morts dues à celles-ci, avait diminuées de moitié grâce à lui. Jack, armée de son arbalète, arpenta les lieux à la recherche de créatures qui pourraient être dangereuses. Elle alla jusqu’au bord de la falaise qui donnait sur des pentes rocheuses, situées juste avant le pic de la Cadavra.
— Le pic est là ! annonça-t-elle à Armin qui avait couru à sa suite. On a bien avancé.
— Oui, je ne pense pas qu’ils nous rattrapent de sitôt. On pourrait peut-être s’arrêter là et manger.
Jack se mordit la lèvre.
— Ce n’est pas très prudent.
— C’est vrai que tu as constamment froid ?
La question la prit de court.
— De façon anormale, je veux dire.
— Euh, je… qui, qui te l’a dit ?
— Castiel, il y a quelque temps. Alors, c’est vrai ?
Jack, sans savoir pourquoi, n’apprécia pas beaucoup l’idée que Castiel parle sur elle. Peu de monde était au courant pour son problème et elle n’aurait jamais cru que son « ami » puisse le dire au premier venu.
Elle acquiesça timidement et remit correctement son casque, ne se sentant pas très bien.
Jack rejoignit les autres sans attendre. Rosalya s’était assise en face de Nathaniel et ils discutaient médecine, ce que Jack trouva un peu amusant. Elle s’assit à leurs côtés. Rosalya passa son bras autour de ses épaules et commença à frotter énergiquement. Sans même s’en apercevoir, Jack s’abandonna un moment à ce geste réconfortant, fermant les yeux.
— Est-ce que ça va ?
C’était Nathaniel qui le lui avait demandé.
— Oui.
— Tu es sûre ?
— Oui, Nat. Ça va très bien.
Il sourit et n’ajouta rien.
Armin vint vers eux et ouvrit le sac de provision. Il fit passer du pain à tout le monde et Jack convint qu’il était temps pour eux de manger. Ils étaient debout depuis une demi-journée et une bonne partie de la nuit et n’avaient pas pris une seconde pour se reposer. Sa faim se réveilla à la simple vue de la nourriture.
Jack avala son morceau de pain sans prendre la peine de la mâcher et regretta de ne plus rien avoir. Armin, qui ne l’avait pas quittée des yeux, lui proposa le sien, mais elle le refusa d’un signe de main.
Iris, qui avait repris ses esprits depuis longtemps, essaya de se lever, aidée par Nathaniel.
— C’est un peu douloureux mais ça va ! s’enthousiasma-t-elle.
— On va pouvoir repartir ? l’interrogea Jack, soucieuse.
— Oui ! Il le faut. On ne peut quand même pas rentrer bredouille.
— Elle a raison, dit Rosalya. Faut au moins qu’on en abatte un ! Qu’on leur montre un peu ce qu’on a dans le ventre.
Nathaniel soupira en se frottant les cheveux sous son casque mais tout le monde choisit de l’ignorer.
Jack se sentit revigorée, malgré la douleur dans ses jambes et son souffle agité, déjà prête à repartir. Elle fit quelques pas pour espérer se réchauffer, bien que ça n’y change rien. Armin vint près d’elle de nouveau, à l’écart des autres. Étrangement, il la rendait un peu mal à l’aise maintenant.
— Je peux te poser une autre question ?
Elle se gratta la joue, regardant ailleurs.
Elle remarqua alors, par hasard, la mine catastrophée de Nathaniel qui fixait avec effroi un point juste au-dessus d’elle.
— Attention ! hurla Rosalya.
Jack et Armin se retournèrent à l’unisson et se retrouvèrent nez à nez avec un Lycor adulte, flamboyant sous le soleil avec ses écailles brillantes, aussi magnifiques que terrifiantes. Il était grand comme une petite montage et sa gueule aurait été suffisamment grande pour les attraper tous d’un seul coup. De la vapeur épaisse sortait de ses narines et une bave enflammée se répandait sur le sol, juste sous lui.
Sans avoir le temps de réfléchir, Jack poussa Armin de toutes ses forces, l’écartant de sa trajectoire. Elle resta seule face à l’imposante créature qui, la gueule déjà ouverte, semblait prêt à la dévorer.
Alors, Jack ferma les yeux.
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