— Écoutez, de mon côté j'ai pu demander tout ce qui m'intéressait, énonça le gérant des éditions de « L'Encre Noire », remettant en ordre la pile de documents sur son bureau d'un geste distrait. Est-ce que vous avez des questions ?
Nathaniel sourit, les mains sur les genoux, engoncé dans le costume qu'il avait loué la veille.
— Pas spécialement. Je vous remercie de m'avoir reçu aujourd'hui.
— Je vous en prie, c'était un plaisir. Je prends toujours les recommandations de Madame Wong très au sérieux. Même si c'est la première fois qu'elle me recommande un élève de deuxième année.
Difficile de savoir que répondre à cela. Manquait-il d'expérience, de connaissances ? Certainement. C'était un fait. En silence, le jeune homme se redressa sur sa chaise en bombant le torse, espérant que le stress qu'il ne pouvait s'empêcher de ressentir ne se remarque trop.
— Mais vous êtes sûr que la distance ne sera pas un problème ? Ce sera impossinle de faire l'aller-retour tous les jours dans ces conditions. Vous serez sûrement obligé de venir résider dans le coin pendant la période du stage. Ça ira ?
C'était la troisième fois que le gérant, Thomas Villier, lui posait la question. Faire venir un stagiaire qui habitait à deux milles kilomètres du lieu du stage était un pari risqué. Cela, Nathaniel le savait également.
— Je suis très motivé, répondit le jeune homme, ne souhaitant pas mentir.
Non, ça n'irait pas.
Partir six mois loin de sa sœur ? Même si à l'heure actuelle, il lui était toujours impossible de la voir, il y aurait bien un jour où on l'y autoriserait, pas vrai ?
Et Ambre, elle devait avoir envie de le revoir, non ?
Probablement pas. Certainement pas.
C'était bien cette certitude amère qui l'avait fait accepter cet entretien dans un premier temps. Quitte à ne manquer à personne, autant partir réaliser son rêve. Arrêter de constamment attendre qu'on veuille bien de lui. S'il déménageait aussi loin, il avait conscience que personne ne serait là pour essayer de le retenir.
— Bien... tant mieux, sourit Villier.
Son potentiel futur patron et maître de stage semblait sympathique. Il avait la petite trentaine, une barbe parfaitement rasée et portait un t-shirt et un simple jean, contrastant avec la tenue formelle de Nathaniel. Le matin-même, à quatre heures, le jeune homme avait même fait l'effort de se coiffer correctement, plaquant ses cheveux sur son crâne, juste avant de prendre son train.
— Ça vous dirait une visite des lieux ? Avant de rentrer. Bon, ce n'est pas bien grand, mais je vous présenterai l'équipe.
Nathaniel sentit son cœur s'emballer. Est-ce que ça signifiait que le stage était pour lui ? Celui-ci ne commencerait pas avant le mois de Juin de l'année suivante, aussi savait-il que la réponse n'arriverait pas de suite, mais difficile de ne pas espérer. Les éditions de L'Encre Noire étaient parmi ses préférées. Il suivait leurs réseaux sociaux et toutes les nouvelles sorties avec attention. Il avait d'ailleurs nombreux de leurs ouvrages en sa possession.
— Avec plaisir. Merci beaucoup.
Villier se leva d'un coup et invita Nathaniel à le suivre. Sans attendre, il se dirigea vers la porte de son bureau et, la main pourtant déjà sur la poignée, ne l'ouvrit pas tout de suite. Une fois le jeune homme à sa hauteur, il susurra :
— Je peux vous poser une dernière question ? Vous avez le droit de refuser, hein.
Surpris, Nathaniel opina du chef sans réfléchir.
— Il vous est arrivé quoi à l'arcade ?
Le jeune homme porta sa main libre à son visage, l'autre occupée à porter sa sacoche contre son flanc. Son arcade ? Sous son doigt se dessinèrent les traits d'un bandage. Ah, ça.
— Une chute en vélo, mentit-il.
— Oh je vois. La lèvre aussi ?
Nathaniel hocha la tête.
— Ah ouais. Désolé, j'étais trop curieux. Faut mettre son casque, hein !
Nathaniel rit, ayant lui-même oublié que le dernier souvenir de son altercation avec Ambre était encore visible sur son visage. Les semaines passées avaient au moins eu l'avantage d'effacer ses yeux au beurre noir. Autrement, cela aurait été difficile d'être pris au sérieux.
Sans insister plus que cela, Villier ouvrit la porte et commença la visite des lieux. Nathaniel n'avait pu en avoir qu'un bref aperçu en montant pour son entretien une heure auparavant. Les éditions de L'Encre Noire étaient reconnues dans le monde de la littérature policière ; le genre à avoir leur propre stand de plusieurs mètres carrés avec leurs livres exposés lors des plus célèbres salons du livre dans tout le pays. Pourtant, les bureaux ne composaient qu'un seul étage d'un petit immeuble en centre-ville. « À vingt minutes de la mer » avait plaisanté Villier. Après toutes ces heures de train, Nathaniel s'était fait happer par les températures du Sud, se sentant presque étouffer dans son costume alors qu'ils étaient en plein hiver. L'été serait certainement un enfer dans ce petit bâtiment où les fenêtres donnaient toutes sur un soleil resplendissant.
Et pourtant, rien que l'imaginer lui donnait des papillons dans le ventre.
Villier lui présenta les membres du staff présent, expliquant rapidement leurs fonctions au sein de l'entreprise. Nathaniel leur serra la main avec un sourire charmeur et charmé. À l'exception de celui de Villier, tous les autres bureaux se trouvaient dans un open space d'où il se dégageait une certaine bonne humeur. Au fond de la pièce, près des escaliers, une femme de petite taille était occupée à ouvrir des cartons de livres tous empilés derrière elle, malgré le peu d'espace qu'elle possédait.
— Nathalie, héla Villier, retenant l'attention de la jeune femme à lunettes. Lâche un peu ces ciseaux et viens saluer Nathaniel, notre peut-être futur stagiaire.
Villier rit bruyamment, comme réalisant ce qu'il venait de dire.
— Nathalie, Nathaniel... vous étiez faits pour vous rencontrer.
La jeune femme, l'air interdit, ne rit pas et serra froidement la main de Nathaniel, le regard braqué sur lui.
— On va devoir se battre à mort pour la suprématie du surnom « Nath » ?
Villier explosa de rire, faisant sursauter le jeune homme, la main de Nathaniel toujours dans la sienne. Le sérieux avec lequel elle avait annoncé ce qui ressemblait à une simple blague le perturba, ne provoquant chez lui qu'un rire gêné.
— Ça devrait aller... répondit Nathaniel, observant Villier comme pour s'assurer qu'il s'agissait bien d'une conversation décontractée. Personne ne m'appelle Nath.
— Dans ce cas-là ça va, abdiqua Nathalie, l'air toujours aussi sérieux derrière sa frange blonde, retournant à l'ouverture de ses cartons avec indifférence.
Son potentiel futur patron rit de nouveau et, alors qu'il lui fit signe de le suivre vers la sortie, l'étudiant ne put s'empêcher de se pencher vers les cartons et d'en inspecter le contenu.
— Ce sont de nouvelles sorties ? demanda-t-il, cachant difficilement sa curiosité. Je ne les ai pas vues sur votre page.
Nathalie se retourna un instant.
— Hum, confirma-t-elle. Je comptais les teaser sur nos réseaux aujourd'hui. Ils sortent le trois du mois prochain.
Sans demander l'autorisation, Villier se pencha pour prendre un des exemplaires qui avait été sorti des emballages plastiques. La couverture avait le cadre noir cendre typique de tous leurs ouvrages, la marque qui faisait comprendre que le livre venait de leur maison. L'image d'illustration représentait un enfant dessinant à la craie sur le sol tandis qu'une ombre d'adulte menaçante le recouvrait tout entier. Maman n'est pas morte, de Joran Olsson.
— C'est un tout nouvel auteur, recommandé par notre traducteur. Il fait un carton en Suède depuis un an déjà. Je l'ai lu, c'est une pé-pi-te, énonça Villier en détachant chaque syllabe.
Puis, il enfonça l'ouvrage dans les mains de Nathaniel sans lui demander son avis.
— Lisez-le et dites-moi ce que vous en aurez pensé. Sans spoiler, vous n'êtes pas prêt pour le retournement de situation.
— Je ne peux pas accepter, s'excusa Nathaniel, mal-à-l'aise, sentant le livre glisser de ses mains transpirantes.
— Un de plus, un de moins, ça ne fait aucune différence. Et j'ai vraiment envie d'avoir votre avis dessus.
Vraiment ?
Son avis d'élève quelconque de deuxième année lui importait tant que ça ? Pourquoi ? Qu'avait-il de spécial ? Nathaniel baissa les yeux vers l'ouvrage, comme s'il s'agissait là d'un trésor. Du plus précieux cadeau qu'on ne lui ait jamais fait.
Un simple livre.
— Merci.
Il aurait aimé être déjà assis dans le train pour en entamer la lecture. Nathaniel ouvrit sa sacoche pour le ranger à l'intérieur et ne pas l'abîmer de ses mains moites. Un sourire incontrôlable aux lèvres, il remercia de nouveau Villier et Nathalie, abandonnant cette dernière à son travail pour rejoindre la sortie.
Après un dernier serrage de main chaleureux, et promettant d'envoyer son feedback sur le livre qu'il venait juste de recevoir gratuitement, les deux hommes se dirent « à bientôt ».
Six heures de transport plus tard, six cafés et un costume froissé et trempé de sueur malgré les températures redevenues glaciales, Nathaniel soupira de soulagement à la vue du Snake Room. Il aurait pu rentrer directement chez lui mais une envie irrépressible d'alcool et de musique avait porté ses pieds jusqu'au club sans vraiment qu'il ne s'en aperçoive. Il était déjà vingt-et-une heures passées et, même en ce lundi soir, le monde s'amoncelait devant le bar, celui-ci étant principalement composé d'étudiants. Le jeune homme n'était plus vraiment au fait des vacances, celles des cursus à distance étant un peu différentes, mais avec Noël qui approchait, il se demanda si elles n'avaient pas déjà commencé. Il aurait apprécié profiter de cette soirée en semaine pour se poser au bar sans que trop de monde gravite autour de lui mais, aujourd'hui, exceptionnellement, il ferait avec.
C'était sans avoir pu profiter de la jolie petite ville où son stage aurait lieu – si seulement il était accepté – qu'il était immédiatement monté dans le train pour rentrer. Douze heures de transport dans la même journée, c'était trop, même pour lui. Faire l'aller-retour tous les jours ? C'était inenvisageable, évidemment. Il lui faudrait déménager, trouver un studio à bon prix sur place...
Nathaniel secoua la tête, sachant pertinemment que ce n'était pas le moment de faire des plans sur la comète. Il n'aurait pas de réponse avant le mois prochain. En attendant, tout avait le temps de changer. Il avait encore trop de choses à régler ici.
Se frayant un passage dans la foule de fumeurs positionnés à l'extérieur, Nathaniel pénétra dans le club, son costume toujours sur le dos et sa sacoche sous le bras. Cela faisait une éternité qu'il n'était pas venu ici, semblait-il. Lorsqu'il était allé chercher Ambre au concert de Castiel, peut-être. Il n'avait plus vraiment eu envie d'y revenir, mais le temps était passé depuis. L'alcool avait le même goût partout.
L'étudiant fit un détour par les toilettes avant d'aller au bar, histoire d'enlever la dose de gel qu'il avait dans les cheveux et qui commençait furieusement à lui brûler le crâne. Nathaniel se passa la tête sous le robinet d'eau, secouant ses mèches jusqu'à en faire disparaître toute trace du produit. Sans particulièrement réfléchir à son allure, il se redressa et épongea rapidement sa chevelure avec des serviettes en papier. Il observa une seconde son reflet dans le miroir, déglutissant difficilement à sa propre vue, se sentant tout sauf à son aise dans ce costume. Des gouttes d'eau tombaient une à une de ses mèches folles sur son col de chemise. Nathaniel défit sa cravate, n'ayant même pas réalisé qu'il l'avait gardée inutilement jusque-là.
Il la rangea dans sa sacoche ainsi que sa montre. Il défit ensuite les premiers boutons de sa chemise, enleva son manteau ainsi que sa veste de costume. Il ramena ses manches le plus haut possible sur ses bras, se sentant libéré d'un poids par ce simple geste. L'étudiant ne s'était pas rendu compte d'à quel point cette tenue l'avait étouffé toute la journée. Ses vêtements et sa sacoche avec lui, Nathaniel sortit des toilettes et vint s'asseoir au bar, posant ses affaires sur le siège à côté.
— Ça alors, un revenant, s'amusa Pauline en se positionnant devant lui. Qu'est-ce que je te sers ?
— Un verre de rosé, répondit Nathaniel sans même lever la tête, indifférent à la bonne humeur de la barmaid.
Il n'avait pas oublié comment elle avait traité sa sœur la dernière fois. Plus question de faire ami-amie. Cette dernière, comprenant sans doute d'où venait sa mauvaise humeur, lui servit alors son verre sans un mot.
— Cette chaise est libre ? l'interrogea une voix sur sa droite.
Il n'avait même pas eu le temps de goûter à sa boisson qu'on le dérangeait déjà. Ayant aucunement l'envie de bouger ses affaires et s'apprêtant à le faire savoir à la personne qui l'avait interrompue, il se tourna furieusement vers elle.
— Na... Priya ?
Ses yeux s'arrondirent sous la surprise. Cette dernière lui souriait avec gentillesse, amusée par sa mauvaise humeur dont elle avait failli être la victime. La jeune femme portait un jean taille basse et un crop-top de couleur beige. Ses cheveux, ramenés en queue de cheval, tombaient joliment sur sa poitrine.
Nathaniel hésita un instant mais, finalement, bougea ses affaires pour lui céder la place. Priya s'assit et commanda une bière.
— Je crois bien que c'est la première fois que je te vois en costume depuis le bal de promo.
L'étudiant sourit à ce souvenir grotesque – le bal de promo... c'était comme s'il avait eu lieu dans une autre vie.
— Et moi que je te vois avec une queue de cheval. Ça te va bien, répondit-il, sans aucune arrière pensée.
Priya le remercia et, une fois sa bière dans la main, la présenta à Nathaniel pour trinquer. Celui-ci répondit et fit résonner son verre contre le sien.
— Tu avais quelque chose de prévu aujourd'hui ?
Nathaniel finit son verre de rosé d'une traite et en demanda un autre à Pauline d'un seul regard.
— Juste un entretien pour un stage.
— Ça s'est mal passé ?
Le jeune homme se tourna vers elle, sincèrement surpris.
— Non, pourquoi ?
Priya tourna sa bière dans ses mains.
— Je ne sais pas, tu as l'air de mauvaise humeur.
— Je suis pas-
Nathaniel s'arrêta.
Il avait croisé son propre regard dans le miroir derrière le bar. Les sourcils froncés, la mine sévère, on aurait dit qu'il s'apprêtait à lui gueuler dessus sans aucune raison. Avait-il eu cet air aussi austère dans les toilettes juste avant ou lors de son entretien plus tôt dans la journée ? L'avait-il eu tout le long du trajet jusqu'ici ?
Tout s'était bien passé, ce jour-là.
Il avait fait bonne impression à son entretien, il avait pu visiter les bureaux d'une maison d'édition qu'il chérissait et avait même reçu un livre en exclusivité. Il n'aurait pas pu imaginer mieux.
Et pourtant.
Il avait mal au cœur.
Dans ce bar, un verre dans les mains et cette si longue journée sur le dos, il se sentait...
Seul.
— J'ai passé ma journée dans le train. Je suis fatigué, s'excusa-t-il d'une voix plus calme.
— C'était un entretien pour le stage dont tu m'as parlé ? Celui super loin d'ici ?
Nathaniel força un sourire, ne souhaitant plus imposer ses humeurs sur Priya qui n'avait rien demandé. C'était la seule à le traiter avec gentillesse dans toutes ses anciennes connaissances. Les traiter correctement lui et Ambre. La seule qui semblait faire l'effort d'essayer de les comprendre dans leur imperfection.
— Oui, c'est ça.
Sans réfléchir, l'étudiant prit sa sacoche et sortit le livre qu'il avait reçu.
— Ils m'ont même donné ça en cadeau. Le patron m'a demandé de lui envoyer mes impressions, lui expliqua-t-il, cachant difficilement son excitation.
— C'est super ça ! Tu sais ce dont tu seras en charge si tu es pris ?
— Vaguement, apparemment ils veulent me faire tourner sur tous les postes pour donner un coup de main à tout le monde et dans le même temps apprendre le boulot de chacun.
Nathaniel entreprit d'expliquer les différents postes et personnes qu'il avait rencontrées, utilisant le livre comme support pour représenter l'open space et les différents bureaux. Priya l'écoutait attentivement, le relançant avec des questions plus précises de temps à autre. Son visage s'illuminait au fur et à mesure qu'il se rappelait des moindres détails de la journée – du tableau blanc avec les objectifs de la semaine à remplir, les bureaux couverts d'articles au nom des éditions de L'Encre Noire, certainement destinés à être vendus ou donnés lors des salons du livre, ou encore les plaquettes signées par des auteurs dont il connaissait les noms et les œuvres, certaines par cœur.
Travailler là-bas, même seulement pour quelques mois, même pour un salaire misérable, ce serait un rêve.
— J'espère vraiment que tu vas être pris ! s'enthousiasma Priya.
Nathaniel la remercia d'un sourire, sincère cette fois, trinquant de nouveau son verre avec le sien. Partager tous ces petits détails avec quelqu'un, sentir une autre personne que lui s'enthousiasmer à l'idée d'un avenir pour lui qui ne serait pas qu'orageux, lui réchauffa le cœur.
— Si ça ne marche pas cette année, je retenterai l'année prochaine, poursuivit Nathaniel, essayant de se rassurer dans le cas où les nouvelles ne seraient pas bonnes.
— Tu as raison. C'est ce que je me dis aussi pour l'école d'avocat, plaisanta Priya.
L'étudiant commanda une bière pour imiter Priya et celle-ci le suivit. Après un silence, cette dernière sembla hésiter et, se penchant doucement vers lui, questionna d'une voix gênée.
— Et Ambre ? Tu as des nouvelles ?
Le cœur de Nathaniel se serra à l'entente du nom de sa sœur.
Le médecin lui en donnait, des nouvelles. Selon lui, la dépendance d'Ambre était principalement liée à l'environnement toxique dans lequel elle se trouvait. L'en avoir coupé devrait l'aider à guérir rapidement. Son frère souhaitait le croire plus que tout.
Néanmoins, une rencontre entre eux était encore déconseillée.
Ça lui faisait mal mais ça, il ne l'avouerait pas.
Il aurait aimé raconter cette journée à Ambre de la même manière, sans avoir peur de sa réaction, et l'entendre le féliciter et l'encourager comme l'avait fait Priya juste avant.
C'était tout ce qu'il souhaitait.
Quelque chose qu'il n'aurait pas.
Il devait apprendre à faire sans ce qu'il ne pouvait avoir. Et, à bien des aspects, Nathaniel avait encore des difficultés sur cet aspect-là.
— Elle est sur la bonne voie, répondit l'étudiant.
— Ah... tant mieux.
Nathaniel tourna la tête et observa Priya qui cachait très mal son inquiétude.
— Tu peux essayer d'aller la voir toi-même, tu sais, dit-il.
— De quoi ? s'étonna-t-elle. Je pense pas qu'elle ait envie de me voir.
— Pourquoi ?
— C'est moi qui ai appelé l'ambulance. Elle doit sûrement m'en vouloir encore.
Le jeune homme réfléchit, son coude sur le bar et son poing contre sa joue.
— Je ne pense pas. Peut-être au début, mais plus maintenant.
Mélancolique, il ajouta :
— Et je crois pas qu'aucune de ses « amies » du travail soient allées la voir ou s'inquiètent pour elle, tu vois. J'ai regardé leurs réseaux sociaux et elles semblent toutes juste faire comme si ma sœur n'avait jamais existé, cracha-t-il.
Ce monde de vautours, il le méprisait. Et dire que sa mère, celle-là même qui l'avait forcé à le rejoindre et à tout faire pour y rester, était autorisée à aller lui rendre visite...
C'était injuste.
C'était si injuste. Il aurait aimé le dire à Priya, mais en était incapable. Comme si, malgré tout, il se sentait toujours coupable de ce qu'il s'était passé. Comme elle.
Tous les deux n'avaient rien fait de mal ; ils étaient peut-être les seuls à se soucier réellement d'elle et, pourtant, ils ne se permettaient pas de le lui faire savoir.
— Tu devrais vraiment y aller, tu sais. Je suis sûre qu'elle serait contente de te voir.
— Tu es sûr ? Je veux dire... c'est compliqué. Elle ne veut peut-être pas que je la voie... comme ça.
Nathaniel eut un rire cynique.
— La voir comment ? En train de se faire soigner ? Tu l'as vu dans ses pires états, en comparaison c'est rien.
Au fond, Nathaniel n'était pas certain de ce que sa sœur souhaiterait. Une part de lui était même sûre qu'Ambre serait très gênée de voir débarquer Priya pour la voir dans un lit d'hôpital. Mais, égoïstement, il voulait seulement que quelqu'un soit à ses côtés. Si lui ne pouvait pas l'être, alors Priya le serait à sa place.
Priya était quelqu'un de bien. La meilleure personne pour aider sa sœur à aller mieux. Ça, il n'en avait pas le moindre doute.
— S'il te plaît, la supplia-t-il.
La jeune femme sembla hésiter mais, après un long instant, elle sourit.
— D'accord. Si tu penses que c'est une bonne idée, j'irai. Moi aussi j'ai envie de la voir.
— Tant mieux. Merci beaucoup.
Un véritable soulagement l'envahit. Malgré cette très longue journée pleine d'émotions contradictoires, à ce moment précis, Nathaniel se sentit apaisé, comme libéré d'un poids.
Tous deux sirotèrent leurs verres en silence après cela, concluant ainsi leur pacte invisible. Puis, n'y tenant plus, Nathaniel se pencha vers Priya en souriant.
— Dis... je peux te donner les idées que j'ai eu si je fondais ma propre maison d'édition ?
Les yeux de la jeune femme étincelèrent.
— Avec plaisir !
Le cœur bondissant, l'étudiant lui raconta tous les diverses projets qu'il avait eu concernant l'ouverture de sa propre maison d'édition : proposer de la vente « mystère » de livres selon les goûts des lecteurs, faire des box mensuelles avec les nouvelles sorties, se spécialiser dans l'horreur, le paranormal pour éviter l'engorgement des maisons d'éditions sur le policier... Nathaniel ne manquait pas d'idées, même s'il avait conscience qu'elles n'étaient peut-être pas toutes bonnes ou réalisables. Mais pouvoir les échanger avec quelqu'un pour la première fois le remplissait de bonheur.
Nathaniel et Priya passèrent ainsi le reste de la soirée au bar, échangeant sur leurs projets d'avenir respectifs, dans une bonne humeur qui leur avait cruellement manqué ces dernières semaines.
♦♦♦
— Non mais là, Tashibana, ce n'est plus possible. C'est illisible ! tonna une voix dans la salle des professeurs, cassant ainsi le silence dans laquelle celle-ci était plongée depuis au moins une heure.
Tachi, la tête plongée dans ses copies à corriger, releva le nez vers la personne qui l'avait interpellé, interloqué. Tous les autres professeurs assis, occupés comme lui, firent de même, leurs visages se dirigeant vers Michelle Legranier qui, une copie double dans une main et ses lunettes dans l'autre, paraissait désespérée.
— Il y a une faute à chaque mot. Vous n'avez pas honte d'écrire un torchon pareil, à votre âge ?
La professeur de français la plus réputée du lycée – dans le mauvais sens du terme – rendit sa feuille à Tachi en la faisant glisser d'un bout à l'autre de la table.
— J'ai fait attention, se justifia simplement Tachi en récupérant la feuille, trop surpris pour répondre autrement.
Legranier lui avait toujours reproché les fautes dans ses copies mais, après tout, c'était bien pour cela qu'il lui avait demandé de l'aider à les corriger avant de les passer aux élèves. Se faire reprendre par des gamins de dix-sept ans en plein cours dès que le jeune professeur se trompait en écrivant au tableau était une chose, mais être le larron de la foire devant une table de professeurs était encore plus gênant. Ceux-ci en avaient même immédiatement cessé toutes leurs activités pour écouter leur accrochage.
Au début, c'était Legranier qui avait proposé de l'aider, lorsque Tachi avait commencé à travailler dans ce lycée et exprimé ses difficultés à la machine à café. Il avait ignoré les avertissements des autres professeurs qui l'avaient bien vite prévenu du sans-pitié légendaire de la prof de français la plus détestée du lycée, sachant qu'il n'avait pas beaucoup le choix. Ses fautes, c'était bien en partie ce qui lui avait fait rater le CAPES deux fois d'affilée, alors ce n'était pas comme s'il pouvait se permettre d’être difficile.
Tachi observa la copie-double. Les commentaires en rouge de Legranier coloraient la première page d'un bout à l'autre, avant de s'arrêter brusquement au début de la seconde. Lors des premiers mois, les corrections de sa collègue ne concernaient que les fautes d'orthographe, permettant au professeur de philosophie de donner des devoirs et des corrigés de contrôle propres aux élèves, mais plus le temps avançait et plus les corrections s'intensifiaient. Désormais, ce n'était plus seulement les mots en eux-mêmes qui étaient visés, mais des phrases complètes, voire des paragraphes. Legranier déplaçait des mots, restructurait ses phrases, changeait ses formulations. À tel point que le résultat final ne ressemblait en rien à ce qu'il avait écrit de base.
— Je ne comprends pas le problème, dit Tachi en parcourant vaguement la copie des yeux.
C'était un corrigé de BAC blanc tout ce qu'il y avait de plus normal. Le sujet n'était pas très difficile. Certes, il devait y avoir des fautes pour justifier un tel usage du stylo rouge, mais que son niveau se soit à ce point dégradé en à peine quelques mois ? Sans aucune raison ? Non, ça n'avait aucun sens. Tachi n'était pas bon en orthographe, ni en grammaire, et il le savait. Mais c'était un bon professeur dans sa matière.
Ça aussi, il le savait.
— Alors là... si vous ne voyez même pas le problème ! s'énerva Legranier en croisant les bras, se drapant de toute sa condescendance. Non mais, même ma fille de huit ans écrit mieux que vous !
Tachi eut un rire cynique.
— Je devrais peut-être lui demander un coup de main à elle, alors, répondit-il en la fusillant du regard.
Dumond, le professeur de SVT sur sa droite, éclata d'un rire bien trop grand pour la faible répartie de Tachi, certainement gagné par l'embarras de leur échange. Legranier avait toujours le chic pour mettre tout le monde mal-à-l'aise autour d'elle.
— Je dois rendre ce corrigé la semaine prochaine, soupira-t-il. Je suis désolé que ce soit à ce point illisible mais j'aimerais juste qu'on m'aide à enlever les fautes d'orthographe. C'est vous qui avez proposé de m'aider.
Legranier leva les yeux au ciel.
— Oui, enfin, depuis le temps... Vous pourriez peut-être juste apprendre à écrire correctement.
Parce qu'elle croyait qu'il n'avait jamais essayé, peut-être ?
Parce qu'elle croyait que ça l'amusait d'avoir toujours été incapable d'écrire correctement sa langue usuelle, malgré tous ses efforts ?
Tachi donna un coup sur sa copie-double, dépité.
— C'est pas ma faute si toutes les lettres se ressemblent !
Entre « a » et « e » et « o », et toutes les combinaisons bizarres comme « ai » et « oi » ou encore les « é », les « è » ou les incompréhensibles « ai ». Et puis l'ordre des lettres était bizarre, en français. Pourtant, était-il censé quand même savoir comment les arranger ? Tout avait la même tête, pour lui. On avait beau lui pointer du doigt les différences, il ne les voyait pas. Il ne les voyait pas à l'âge de huit, de quinze, de vingt-cinq ou de trente-cinq ans.
— Vous ne seriez pas dyslexique, Tachibana ? questionna le professeur de mathématiques sur sa gauche en sirotant son fond de café. On vous a déjà diagnostiqué pour ça dans votre enfance ?
— Non ! J'ai jamais été diagnostiqué, s'énerva-t-il, bien que son collègue lui ait parlé très calmement. À mon époque faire des fautes ça s'appelait pas être dyslexique c'était juste être nul à l'école, vous voyez.
Peut-être que si on l'avait diagnostiqué pour un trouble quelconque, les choses auraient été différentes. Peut-être que sa mère l'aurait compris ou l'aurait mieux accepté. Peut-être qu'il n'aurait pas eu à avoir affaire à des « Legranier » durant toute sa courte scolarité.
Non, ça n'aurait rien changé. C'était bien pour cela que Tachi n'avait jamais parlé de ça à aucun médecin, même adulte, et même après qu'on lui ait déjà fait remarquer à plusieurs reprises qu'il était certainement dyslexique. À quoi bon ? Savoir qu'il l'était ou non ne réglerait pas son problème d'orthographe.
Legranier rit avec mépris.
— Vous devriez peut-être juste écrire vos corrigés sur ordinateur, suggéra-t-elle, ignorant qu'il était encore plus difficile pour Tachi de distinguer les lettres sur ordinateur que sur papier. Vous trouvez ça professionnel de les écrire à la main ?
— Et je le sors d'où l'argent pour acheter un ordinateur, hein ? De mon cul peut-être ? s'emporta Tachi.
Dumond rit sur le moment, mais exécuta bien vite un signe de « temps mort » avec ses mains pour les amener à se calmer.
— Hey, attendez, attendez. C'est pas si grave que ça, si ? Moi aussi, je fais plein de fautes, c'est pas si grave, tenta-t-il pour détendre l'atmosphère.
— Mais vous vous êtes professeur de sciences ! Pas de philosophie ! C'est une honte d'enseigner une matière aussi noble si c’est pour s’exprimer comme un arriéré.
La professeur de français haussa ensuite les épaules avec dédain.
— Puis, je n'y connais peut-être rien en philosophie mais... après avoir lu tous vos corrigés, permettez-moi de douter de votre niveau, Tashibana. Quatre pages pour un corrigé de BAC blanc, ça ne vous paraît pas un peu... faible ?
Estomaqué, la mâchoire de Tachibana se décrocha. Il tendit son bras en direction de la porte, comme pour désigner une classe invisible qui se trouverait à l'extérieur.
— C'est des élèves de Terminale S ! hurla-t-il, fou de colère d'avoir son niveau remis en question. Vous croyez quoi ? Que je vais leur donner un corrigé de quarante-huit pages quand ils galèrent déjà à m'en pondre une seule ?!
— Tachibana, Tachibana, tentèrent de le calmer ses autres collègues assis à la même table. Ce n'est pas grave, vous trouverez bien quelqu'un d'autre pour vous aider.
Le poing serré et le cœur battant à tout rompre, Tachibana sentit son visage se figer. Ne pas s'énerver, ne surtout pas s'énerver... Il avait passé cinq ans à aller voir un psy hors de prix pour corriger ses problèmes de colère, ce n'était pas pour casser la gueule de la première harpie qui lui prenait la tête. Soupirant, il prit son sac posé par terre, l'ouvrit sans ménagement et y rangea la fameuse copie double avec fureur, souhaitant la faire disparaître de sa vue le plus vite possible.
— Vous auriez sûrement mieux fait de devenir prof de sciences vous aussi, ajouta Legranier d'une voix sardonique. Après tout, les Chinois sont bons en maths, non ?
Connasse.
Tachi sourit, les sourcils froncés à s'en fracturer les arcades de l'intérieur, contrôlant difficilement son envie de renverser la table. Le rire de cet abruti de Dumond sur sa droite, suivi par ses autres collègues, comme mis en confiance dans le fait qu'ils pouvaient rire de cette blague raciste, ne fit qu'ajouter à sa fureur. Je dois me calmer...
Seule la jeune remplaçante enseignante de français qui avait commencé la semaine précédente ne rit pas, les mains sur les genoux et visiblement embarrassée par toute cette discussion.
— Bah moi, j'étais pas pas bon en maths ni en orthographe. Ça doit être pour ça que ma mère m'a foutu à la porte à dix-sept ans, dit-il cyniquement.
Personne ne s'amusa de sa blague qui était pourtant, à son humble avis, bien plus drôle que celle de Legranier.
Bon, en vérité, sa mère ne l'avait pas chassé de chez lui, c'était lui qui était parti sans plus jamais donner de nouvelles. Mais ça, personne n'avait besoin de le savoir.
— Si vous le prenez comme ça, Tashibana.
— C'est Ta-chi-ba-na, répliqua-il en tapant son poing sur la table, ne contrôlant plus sa rage de l'entendre écorcher son nom depuis la rentrée. En japonais « chi » se prononce « tchi ». Je vous l'ai expliqué cent fois, dejà.
— En français correct, « chi » se prononce « shi ». Vous n'êtes pas en Asie, ici. Il faut respecter les règles du français. Pas étonnant que vous soyez incapable d'écrire correctement.
N'y tenant plus, Tachi se leva, rangeant ses copies dans son sac d'un seul coup de main, se moquant bien de les écorner au passage. Ses élèves – qui, au passage, n'avaient, eux, jamais eu aucun problème pour prononcer son nom correctement – lui pardonneraient.
Qui aurait cru que dans son métier de professeur de lycée, tous les jours à faire cours à des centaines de gamins dont la plupart détestaient sa matière, son principal problème serait ses connards de collègues ?
La professeur remplaçante se leva brusquement à son tour.
— Attendez ! Si vous voulez, moi je corrigerai votre copie. Ça ne me dérange pas, dit-elle timidement.
Tachi, déjà son manteau et son sac sur l'épaule ainsi qu'une furieuse envie de fumer aux lèvres, s'arrêta un instant pour la regarder.
Il ne se souvenait même pas de son nom – en fait, il n'était pas sûr qu'elle se soit jamais présentée à lui. Derrière ses cheveux bruns coupés courts et au carré, ça n'aurait pas été surprenant que la jeune femme soit suffisamment timide pour qu'elle ne l'ait jamais fait.
Elle lui rappelait un peu Mélody. Toutes deux devaient avoir à peu près le même âge.
Son cœur se serra à cette pensée. Alors, sans réfléchir, il répondit :
— Non merci. J'ai pas besoin de votre pitié.
Et Tachi quitta la salle des professeurs en la claquant derrière lui. Des complaintes se firent entendre dans son dos quant au fort bruit que cela avait produit ainsi qu'au manque de « politesse » du professeur de philosophie, mais celui-ci s'en moquait. Une dizaine d'années auparavant, ça aurait été les chaises qui auraient volé dans cette salle des profs déjà bien miséreuse. Avoir réussi à se contrôler au point de ne rien faire de plus que claquer une porte était un exploit pour lui.
Ses années de fureur irraisonnée étaient terminées. Il n'était plus comme ça. Les dernières traces de ce temps passé à ne s'exprimer qu'au travers du prisme de la colère ne se trouvaient plus que dans ses phalanges blanchies de serrer trop fort un paquet de cigarettes d'un côté et un briquet de l'autre.
Il avait peut-être « arrêté de fumer », mais il gardait toujours un paquet dans sa poche... c'était difficile d'arrêter complètement.
Tachibana traversa le lycée vide en ce milieu d'après-midi, les cours ne finissant pas avant une bonne demi-heure, et rejoignit la sortie. Malgré les températures hivernales, le soleil brillait fort ce jour-là et Tachi s'autorisa à ne pas fermer son manteau. Évitant les élèves qui traînaient encore à l'extérieur, il emprunta un chemin que peu utilisaient et qui donnait directement sur la façade gauche du bâtiment, en contrebas de la route et où personne ne passait à l'exception du personnel ménager et celui des cuisines.
Tachi mit une cigarette à sa bouche mais ne parvenait pas à sortir le briquet de son autre poche. Il s'était promis d'arrêter ! Le professeur fouilla son sac, s'adossant à un poteau, cherchant sa cigarette électronique. Néanmoins, comme il s’en rappelait, la batterie était morte. Ces merdes déchargeaient bien trop vite ! Il avait encore oublié de la recharger la veille. Il ne lui restait que ses vraies cigarettes et l'envie de fumer pour lui calmer les nerfs commençait à lui faire mal physiquement. C'était tellement difficile de mettre un terme à cette habitude qu'il avait depuis ses treize ans. Mais si Mélody le voyait, elle lui hurlerait certainement dessus. « Et mon oncle a eu un pneumothorax » etc., etc.
Pourtant, ça ne lui déplaisait pas tant que ça, qu'elle lui crie dessus pour cette raison.
Ce n'était pas comme si elle avait tort, après tout.
Sans s'apercevoir de ce que ses mains faisaient et une cigarette non allumée toujours à la bouche, Tachi sortit la « fameuse » copie-double de son sac. Était-elle si mauvaise ? Il s'agissait de la correction d'un des deux sujets qu'il avait donné la semaine précédente lors du BAC blanc de ses terminale S. Le sujet : « Discuter, est-ce renoncer à la violence ? ». Ironique, vu comment la conversation avait évoluée dans la salle des professeurs à peine quelques minutes auparavant. Tachi soupira. Ce sujet l'avait beaucoup inspiré, mais il s'était résigné à n'écrire que quatre pages concises, espérant que ses élèves s'y retrouveraient. Ce qu'il avait lu jusqu'ici n'était pas fameux...
Il n'aurait jamais dû refuser l'offre de cette nouvelle prof aussi rapidement, juste par fierté. Mais Tachi ne supportait pas qu'on le prenne en pitié. Néanmoins, désormais, il était bien dans la merde.
— Tachi ?
Le professeur releva la tête, les nerfs toujours à vif à cause de la confrontation qu'il venait de vivre. Il n'aperçut pas de suite la personne qui s'était adressée à lui, s'attendant à être seul dans son coin de bitume comme il l'était toujours.
— Tu fumes encore ?!
Il écarquilla les yeux, ne pouvant ensuite s'empêcher de sourire en reconnaissant à qui appartenait cette voix.
— Tu veux avoir un pneumothorax comme mon oncle ? s'énerva Mélody, arrivée à sa hauteur en un clin d'œil. Je croyais que tu avais arrêté ?
— Je ne l'ai pas allumée, la provoqua-t-il en la faisant rouler d'un coin de sa bouche vers l'autre.
Soupirant, la jeune femme lui retira la cigarette de la bouche sans crier gare sous l'air faussement offensé du professeur de philosophie. Il se laissa faire et se mordit la lèvre pour taire son hilarité. Même s'il ne s'était pas attendu à la voir – Mélody ne venait jamais lui rendre visite au lycée – son intervention avait brusquement calmé sa frustration, de même que son envie de fumer.
— Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-il, amusé de l'avoir embêtée sans même le faire exprès.
Tachi ne s’était pas attendu à la voir débarquer de façon si impromptue. La jeune femme était habillée de manière simple, avec une blouse et un jean, sans maquillage mais avec les cheveux joliment coiffés. Son cou laissait entrevoir ses plaques d'eczéma comme elle en faisait en période de stress.
— Je venais te voir. Tu m'avais dit que tu avais une pause le mardi après-midi.
Elle se souvenait de ça ?
— J'allais t'envoyer un message mais je t'ai vu en passant, ajouta-t-elle.
— C'est que tu as l'œil, ça m'impressionne.
Il était si heureux de la voir. C'était stupide ; mais, en cet instant, elle était la seule personne à qui il aurait aimé parler, même si c'était pour se faire engueuler.
Sans réfléchir à ce qu'il faisait, il la prit dans ses bras, sa copie-double toujours serrée dans une main, l'autre plongée dans ses cheveux doux. C'était tout ce qu'il souhaitait. Juste un instant pour la sentir contre lui. Mélody, surprise, ne réagit qu'après un court instant, répondant alors à son étreinte. Tachi sentait son souffle couler sur son cou nu, juste derrière le col de sa chemise. Ses cheveux dégageaient une douce odeur de shampoing à la noix de coco.
Les secondes s’égrènèrent lentement sans qu’aucun d’eux ne bouge. Puis, dans un murmure, Mélody questionna, inquiète :
— Est-ce que ça va ?
Tachi avait toujours été quelqu'un de tactile, même avec les personnes qu'il connaissait peu, mais il ne l’enlaçait pas ainsi sans raison. Le plus souvent, lorsqu'il serrait son amie si fort, c'était pour la réconforter, elle.
Le professeur ne répondit pas de suite, enfouissant un peu plus son nez dans ses cheveux.
— C'est mon tour d'avoir une journée difficile, murmura-t-il au bout d'un moment.
Alors être près d’elle, c'était tout ce qu'il souhaitait. Elle était apparue comme par magie au moment où il s'y attendait le moins, alors qu'elle ne venait jamais le voir sans s'annoncer. En général, c'était lui qui faisait ça.
— Encore juste un peu, s'il te plaît, la supplia-t-il en serrant encore plus fort, comme de peur qu'elle disparaisse aussi vite qu'elle était apparue.
Bien qu'un peu circonspecte, Tachi n'étant pas du genre à déprimer facilement – contrairement à elle –, Mélody fit glisser ses mains dans son dos, sous son manteau, le caressant doucement pour tenter de le réconforter.
Est-ce que son amie le laisserait toujours la prendre dans ses bras de cette façon ? Même si elle avait un petit-ami un jour ? Il aurait aimé le lui faire promettre mais savait qu'il n'en avait pas le droit. Tachi devait accepter le fait qu'aucun petit-ami normal n'accepterait d'elle qu'elle garde dans son entourage un « ami » comme Tachi – un qui était amoureux d'elle en secret.
Tachi ignorait depuis quand il avait des sentiments pour Mélody.
C'était arrivé petit à petit. À leur première rencontre et pendant de longues années, il se souvenait même ne pas l'avoir véritablement appréciée, restant seulement poli car il s'agissait de la fille de ses patrons. Puis était venu le soir de bal de promo de la jeune fille où il était allé la chercher. Elle lui avait fait de la peine et le professeur – encore étudiant à l'époque – s'était dit qu'être comme un grand-frère pour elle, et l'accompagner pour naviguer dans le monde, serait quelque chose qu'il pourrait faire. Après tout, c'était tout ce qu'il pouvait raisonnablement être pour elle, pas vrai ? Surtout à l'époque, alors qu'elle n'était pas encore véritablement une adulte.
Ils avaient treize ans de différence.
Peut-être qu'apprendre que Mélody avait des sentiments pour son professeur de dix ans de plus, quelques semaines auparavant seulement, avait été comme un électrochoc. Quelque chose qui lui avait fait réaliser ses propres sentiments pour elle, sentiments qui devaient être là depuis quelque temps déjà, mais dont il ignorait l'existence.
Tachi desserra enfin son étreinte, gardant ses mains sur ses épaules, l'observant tendrement.
Il ne pouvait pas lui dire ce qu'il ressentait vraiment. C'était impossible. Ça gâcherait tout. Il ne pourrait la toucher, même de manière platonique, et cette idée lui était insupportable. Tachi se refusait à l'idée de la perdre, même si ça signifiait rester son « ami ».
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? lui demanda-t-elle, son air inquiet lui réchauffant le cœur.
Il soupira, soulagé en partie.
— Des problèmes avec les collègues, t'en fais pas.
Le regard de Mélody se posa sur la main qui tenait encore la copie-double et, sans être invitée, lui prit pour la lire.
— Hey, non attends qu'est-ce que tu f-
Mais Mélody fit un pas puis deux pas en arrière pour l'empêcher de la reprendre. Tachi, qui était bien plus grand et musclé, finit tout de même par la récupérer, lui jetant un regard réprobateur.
— C'est toi qui l'a écrite ? C'est pour quoi ?
— C'est un corrigé pour mes élèves. Et alors ?
Tachi rangea la copie dans son sac et s'adossa de nouveau au poteau en croisant les bras.
— C'est à cause de ça ton problème avec tes collègues ?
Le professeur sentit son cœur remonter dans sa gorge, honteux. Oui, lui, le nul en orthographe, le « Chinois » qui n'était pas bon à l'école... ce n'étaient pas des choses qu'il avait envie de partager. Mais avec Mélody, il ne réfléchit même pas avant de dire la vérité :
— Une prof m'aidait à enlever les fautes d'orthographe avant, mais ma nullité lui a donné envie d'arrêter, expliqua-t-il, amer. Voilà, c'est tout.
L'embarras envahit ses joues. Mélody était très intelligente – plus qu'il ne le serait jamais. Elle était du genre première de la classe, bonne dans toutes les matières, qui réussirait à décrocher un doctorat et enseigner dans les meilleures facultés du pays si elle le souhaitait. Alors les problèmes d'orthographe du niveau CE2 de Tachi, ça devait l'amuser.
— Je peux t'aider, moi, si tu veux.
Interloqué, Tachi releva un sourcil.
— Toi ?
Aider les autres, ce n'était pas sa plus grande qualité.
Les joues de Mélody virèrent au rouge et, agacée, elle s'exclama :
— Bien sûr !
— Quand tu m'aidais à réviser le CAPES, t'étais pas la plus aimable concernant mon orthographe, fit remarquer Tachi, piqué dans son orgueil à ce souvenir.
Gênée, la jeune femme baissa les yeux.
— J'étais... j'étais un peu difficile avec toi... mais c'était parce que je voulais vraiment que tu réussisses ! Et je savais que tu allais y arriver.
Tachi sourit malgré lui, touché. Après deux échecs, Mélody avait été la dernière à croire encore en lui, allant jusqu'à l'aider à réviser plusieurs soirs par semaine, et au troisième coup il l'avait enfin obtenu.
— Tu ferais vraiment ça pour moi ? demanda-t-il, soupçonneux. Je veux dire... je rends des corrigés assez souvent, au minimum une fois par mois. Et toi tu es occupée avec ton mémoire.
— Mais oui ! s'emporta Mélody avant de se calmer. Je veux dire... tu fais tellement pour moi... j'ai envie de t'aider à mon tour.
Le professeur ne sut que répondre, l'observant en silence. La jeune femme, les joues rouges pivoine et n'osant pas le regarder, semblait hésiter à dire quelque chose.
— Et aussi je voulais te dire... J'ai suivi tes conseils pour la dernière fois... je suis allée présenter mon excuses. Et puis mon prof... c'est fini, je veux dire, ce n'est pas comme s'il y avait jamais eu quelque chose entre nous, mais je veux passer à autre chose.
Le cœur de Tachi ne put s'empêcher de manquer un battement. Il ne devait pas s'imaginer des choses ! Qu'elle renonce à ce mec, ça ne changeait rien. Il devait seulement se réjouir qu'elle aille de l'avant. Alors, dans un sourire, il la félicita :
— Je suis fier de toi.
Mélody, honteuse et un peu agacée par ce qu'elle ne pouvait s'empêcher d'interpréter comme de la moquerie, lui marcha intentionnellement sur le pied.
— Oui, roh c'est bon hein !
Tachi feignit de ressentir de la douleur, hilare. Il la prit de nouveau dans ses bras, bien plus fugacement cette fois, puis sortit la copie-double de son sac.
— Alors tu veux bien la corriger pour moi ? J'aimerais la donner la semaine prochaine.
— Oui, pas de problème, sourit Mélody en la prenant. Tu veux pas que je la tape à l'ordinateur aussi ? Ce serait plus simple à photocopier.
— C'est sûr que ça m'arrangerait...
Ils se sourirent puis, passé un instant, Tachi se rappela quelque chose.
— Mais au fait, tu m'as toujours pas dit ce que tu venais faire ici. Tu voulais juste me voir ? demanda-t-il, persuadé que ce n'était bien évidemment pas le cas.
— Oui ! Enfin, je voulais te voir pour te remercier...
Pour ne pas avoir à affronter son regard, Mélody plia soigneusement la copie, comme concentrée sur son geste. Le rouge de ses joues envahit ses oreilles.
— Pour la dernière fois... quand tu es venu me chercher. Puis tous tes conseils, etc.
Elle se racla la gorge.
— Tu es toujours là pour moi.
Tachi sentit son visage s'enflammer. Il détourna le regard, espérant qu'elle ne le remarque pas. Ne sachant que répondre, il resta muet.
— Puis je suis venue t'apporter ça.
Surpris, le professeur vit Mélody sortir de son sac un petit sachet en papier de boulangerie. Hésitante, elle le lui tendit, toujours en rougissant.
— Je me disais que tu devais avoir faim pendant ta pause.
Un sourire incontrôlable aux lèvres, Tachi ouvrit le sachet pour y découvrir des chouquettes au sucre.
— Oh nan ! J'adore ça, merci !
Sans se faire prier, le professeur en prit une entre ses doigts et invita Mélody à en faire de même.
— Oh non, elles sont toutes pour toi.
— N'importe quoi ! C'est fait pour être partagé.
La jeune femme hésita un long instant mais céda finalement, en mangeant une à son tour. Tachi, du sucre toujours aux lèvres, posa un baiser sur le front de Mélody. Cette dernière, dégoûtée, se frotta vigoureusement pour enlever tout le sucre, les joues roses. Le professeur, hilare, l'observa avec tendresse, son amie lui rendant son regard. Ils se sourirent et continuèrent à manger ensemble les gâteaux qu'elle lui avait apportés.
Tachi ignorait depuis combien de temps il était amoureux de Mélody.
Il espérait seulement que ses sentiments ne finiraient pas par tout gâcher entre eux.
Car des moments comme celui-là, il en voulait encore beaucoup.
♦♦♦
Lysandre vit la boisson qu’il venait de préparer se répandre sur le sol, jusque sous ses pieds. Le gobelet en papier lui avait échappé des mains pour la deuxième fois de la matinée. Ne sachant comment réagir, il observa le liquide former une flaque brune à ses pieds avec nonchalance, sous le regard interloqué de sa collègue. En caisse, son supérieur lui jeta un regard dépité avant de récupérer un sourire commercial pour prendre une nouvelle commande.
Sa collègue, prise par le stress, lui donna un coup d’épaule pour le forcer à se pousser et transvasa sa propre préparation dans un gobelet plus petit, correspondant à celui que Lysandre avait renversé. Elle sortit la chantilly et déposa une importante couche sur la surface du liquide, manquant de faire tomber l’appareil sur le plan de travail tant ses mains tremblaient. Puis, elle y ajouta une cuillère de copeaux de chocolat et referma le tout avec un couvercle plastique.
— Tiens, prends ma boisson, je vais refaire la mienne pour le client d’après, ils ont commandé la même chose.
Lysandre prit le café dans les mains sans un remerciement et s’avança au comptoir, activant la petite cloche qui était posée là.
— Café latte froid chocolat et chantilly pour Adrien, annonça-t-il.
Le client en question, occupé sur son téléphone et n’ayant rien remarqué du grabuge derrière le comptoir, reçut sa commande et quitta le café.
— Lysandre !!
Ce dernier sursauta, son supérieur ayant déboulé tout droit vers lui, des éclairs dans les yeux.
— C’est quoi ce bordel ? s’énerva-t-il librement, désormais qu’aucun client n’était à la caisse, indifférent à celui qui attendait toujours que sa boisson soit refaite.
— Je suis désolé.
— C’est la deuxième fois ce matin ! Tu te fous de moi ?
Interdit, le jeune homme ne répondit pas tout de suite.
— Il m’a glissé des mains, tenta-t-il d’expliquer timidement.
— J’en ai marre de tes excuses, sérieusement, Lysandre. Entre les erreurs de caisse, de commande et les boissons qui te « glissent des mains » toute la sainte journée, depuis que t’as commencé tu ne fais que nous poser des problèmes à moi et Julia.
Cette dernière lança au jeune homme un regard désolé, de la chantilly jusque sur la joue d’avoir recommencé la boisson de zéro le plus vite possible.
— On peut pas toujours être derrière toi pour récupérer tes conneries, poursuivit son chef d’un ton plus calme. Tu comprends ça ?
— Oui.
Son chef soupira.
— Nettoie-moi tout ce bordel, et après t’iras nettoyer l’arrière-cuisine. Je veux plus te voir, lui dit-il en lui faisant clairement signe de partir hors de sa vue.
Lysandre sortit enfin les pieds de la flaque de café sur le sol et se dirigea silencieusement vers la porte de service, située derrière les caisses. Avant qu’il n’ait le temps de l’ouvrir, un bruit de semelle glissant sur le sol et un grand choc se fit entendre derrière lui. Son chef, l’avant-bras sur le plan de cuisine pour tenter de se retenir, était tombé les fesses les premières dans le liquide renversé. Dans son élan, plusieurs gobelets et couvercles en plastique étaient tombés avec lui.
— Rah, cette fois-ci j’en ai marre ! s’emporta-t-il envers Lysandre, les joues rouges d’embarras. Tu peux dire adieu à ta période d’essai ! Je te vire !!
Lysandre, bien que surpris, ne répondit pas, se contentant d’entrer dans l’arrière cuisine pour y chercher de quoi nettoyer. Sa période ici n’aura duré qu’une semaine avant qu’il ne soit renvoyé. C’était encore pire que la fois précédente ou sa patronne avait également décidé de ne pas donner suite à sa période d’essai. Peut-être devait-il se faire une raison et accepter que travailler dans la restauration n’était pas pour lui. Mais il avait besoin d’un second salaire. Travailler en tant que pianiste au Coquelicot était extraordinaire ; même si la majorité des clients ne l’écoutaient pas jouer, profitant de leurs soirées entre amis à boire de l’alcool, Lysandre n’en avait que faire. Angus, le patron, l’écoutait, lui, et avait l’air ravi. De même que les autres serveurs.
Néanmoins, ce seul salaire était bien insuffisant. Tachibana était gentil et acceptait qu’il ne lui paie de loyer que ce qu’il pouvait, alors même que rien ne le forçait à être aussi compréhensif. Son colocataire disait être passé par là et apprécier d’aider un jeune dans le besoin. Lysandre ne souhaitait pas se reposer sur sa bonté trop longtemps, aussi perdre ce second boulot était une déception. Mais il aurait dû s’y attendre ; il se trompait constamment dans les commandes des clients, incapable de se souvenir de ce qu’ils souhaitaient entre les dizaines et dizaines de variétés de café différentes proposées. Il n’était pas très doué pour la caisse non plus, faisant souvent des erreurs et étant bien trop lent pour les clients pressés qui venaient de bon matin prendre leur boisson avant d’aller au travail.
Lysandre devait se rendre à l’évidence ; sans l’aide de son frère ou de Castiel, réussir dans la ville serait plus compliqué que prévu. Par combien d’échecs devrait-il passer avant d’acquérir un minimum de stabilité financière ? Cela était-il seulement possible ? En dehors de la musique, sa maladresse et ses oublis répétés lui coûtaient cher dans le monde du travail. Il devrait trouver autre chose. Silencieusement, ne souhaitant plus se faire remarquer par son chef qui était parti se changer, le jeune homme pénétra dans les cuisines, y prit la serpillière, et nettoya son désastre.
— Vous pouvez récupérer votre boisson sur le comptoir à votre droite, expliqua poliment Lysandre à une cliente âgée en lui présentant un bon avec un numéro imprimé dessus. Merci pour votre commande.
La dame le remercia et le jeune homme finit d’encaisser sa monnaie. En ce début d’après-midi en semaine, le rush du midi passé, les clients se faisaient plus rares, permettant au jeune homme de respirer. Même s’il avait été renvoyé à peine quelques heures auparavant, il était convenu qu’il finirait sa journée comme prévu mais qu’il n’aurait pas besoin de revenir le lendemain. Autant essayer de laisser une bonne impression avant de partir, même si son chef ne lui avait plus adressé la parole depuis le matin.
— Hey, Lysandre, le héla sa collègue.
La boisson de la dernière cliente terminée et n’ayant plus personne à gérer en caisse ou derrière le comptoir, elle s’était approchée de lui. La jeune femme aux longs cheveux blonds et aux taches de rousseur plein le visage devait avoir à peu près le même âge que lui.
— Désolée pour tout à l’heure. C’est vraiment nul qu’il t’ait viré comme ça...
Lysandre hocha la tête sans répondre.
— Je connais Raph, c’est pas quelqu’un de méchant, tu sais... Il est un peu stressé parce que la personne avant toi est partie sans donner de préavis, tu vois...
— Je comprends.
Le jeune homme lui sourit.
— Ce n’est pas grave.
— T’es sûr ? J’aimerais bien essayer de le convaincre de te garder...
— Ce n’est pas la peine.
Lysandre détourna le regard vers la salle où seulement quelques rares clients, majoritairement des étudiants en train de réviser, étaient assis et occupés à siroter leur boisson.
— Je vais trouver quelque chose qui me convient vraiment.
Julia sourit maladroitement.
— C’est vrai que tu es un musicien ?
La jeune homme l’observa, confus. Il ne rappelait pas lui en avoir parlé.
— C’est Raph qui me l’a dit après ton entretien.
— Je joue du piano dans un bar de temps à autre.
— C’est cool.
Hésitante, la jeune femme se rapprocha un peu plus, abaissant sa voix jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un murmure dans son oreille.
— Et c’est vrai que tu connais les Crowstorm ?
De quoi ?
— Bonjour.
Une voix affirmée les avait interrompus, comme si elle l’avait fait intentionnellement.
— Bonjour Madame ! s’exclama joyeusement Julia avec le sourire de circonstance, comme si de rien n’était, repartant à reculons derrière le comptoir à boissons.
Lysandre porta le regard sur la cliente qui venait d’arriver, prêt à sourire également pour l’accueillir.
— Bonjour Ma-
Deux yeux citrine se posèrent sur lui, à peine dissimulés derrière des mèches blanches décolorées. Cette vue lui coupa le souffle.
— Rosalya ?
Cela faisait si longtemps. Lysandre ne se souvenait pas de la dernière fois qu’ils s’étaient parlés en face à face. Ou, au contraire, il avait peur de parfaitement s’en souvenir. C’était quelque chose qu’il n’avait jamais pu oublier.
— Bonjour Lysandre, dit son amie.
L’était-elle encore, son « amie » ? Cette question lui tordit le ventre. Rosalya n’avait pas beaucoup changé, à l’exception de ses cheveux qu’elle avait coupés au carré. De faibles cernes se démarquaient sous ses yeux maquillés et son regard lui-même était plus qu’abattu.
Après ce qu’il s’était passé, pour qu’elle vienne ainsi lui reparler, il devait être son dernier recours. Elle et Leigh s’étaient donc bien séparés.
— Qu’est-ce que tu fais là ? questionna-t-il, le corps inconsciemment en retrait, comme souhaitant s’éloigner d’elle encore plus malgré le comptoir qui les séparait déjà.
— J’aimerais qu’on parle.
Évidemment. Que répondre à cela ?
Non.
Tu dois partir.
Nous n’avons plus rien à nous dire.
Lysandre ouvrit faiblement les lèvres mais aucun son n’acceptait de sortir. Il n’avait aucune envie de discuter avec elle après ce qu’il s’était passé. Le jeune homme était certain qu’elle non plus, n’en avait pas envie, mais elle avait tout de même fait la démarche de venir le voir.
— Comment tu sais que je travaille ici ?
— Leigh me l’a dit.
Les yeux de Lysandre s’écarquillèrent. Lui et Leigh ne discutaient que brièvement par message et il avait mentionné avoir trouvé un travail dans un café à partir de ce lundi, mais n’avait aucunement précisé lequel. Rosalya avait-elle écumé tous les cafés du même nom pour le trouver ? Cela avait dû prendre une éternité.
Lysandre ne sut comment réagir.
— Un problème, Madame ? s’enquit son chef en débarquant sur sa droite, ayant terminé sa pause.
Rosalya lui jeta un regard froid.
— Tout va très bien, merci. Je ne suis pas encore décidée. Veuillez nous laisser un peu de temps.
Lysandre déglutit à la mention du « nous », s’inquiétant que son chef comprenne qu’ils se connaissaient. Il n’appréciait déjà pas beaucoup les regards tout sauf discrets de Julia, faussement occupée à nettoyer le plan de travail.
— Tant mieux, je vous laisse à votre commande, répondit poliment son chef derrière un sourire de façade.
Rosalya attendit que ce dernier se soit éloigné pour reprendre.
— Il faut vraiment que je te parle, soupira-t-elle en se penchant en avant, les deux poings fermement serrés sur le comptoir.
Lysandre hésita, le cœur lourd. Fuyant son regard, il répondit :
— Je suis en plein travail.
— À quelle heure est-ce que tu termines ton service ?
— Je…
Il déglutit.
— Dans quatre heures.
— Très bien, j’attendrai que tu aies fini.
Le jeune homme soupira, comprenant qu’il ne se sortirait pas de cette situation alambiquée.
— Je vais prendre un thé matcha, ajouta Rosalya en sortant son portefeuille.
En silence, Lysandre prit le reste de sa commande, la passa à sa collègue qui réalisa bien vite la boisson et la passa à Rosalya avec un grand sourire. Cette dernière la reçut, non sans jeter un dernier regard à Lysandre derrière la caisse, et alla s’asseoir au fond de la salle.
Allait-elle réellement rester ici toute l’après-midi ? Que pouvait-elle bien avoir à lui raconter de nouveau ? Le jeune homme sentit une goutte de sueur froide couler le long de son dos et ses épaules se tendirent, les poings fermés sur le comptoir. Il avait réussi à l’éviter pendant tout ce temps ; peut-être devait-il accepter de l’affronter une bonne fois pour toute.
Après ça, ils ne se parleraient plus jamais.
C’était ce qu’il souhaitait, en tout cas. Surtout en sachant – ou plutôt en devinant – qu’elle et Leigh s’étaient finalement séparés. Les sentiments qu’il avait eus pour elle devaient disparaître définitivement. Cette légère vulnérabilité qu’il ne pouvait s’empêcher de ressentir à chaque fois que son regard croisait le sien. Les jours où il avait été amoureux d’elle étaient terminés.
C’était pour cela qu’il était rentré ; pour aller de l’avant. Pour oublier cette solitude amère, pas seulement causée par son éloignement à la ferme, mais surtout par la difficile réalité d’aimer quelqu’un qui n’était pas pour lui.
Lysandre n’aimait plus Rosalya. Il ne le souhaitait plus, en tout cas, et cela suffisait.
— C’est ton amie ? interrogea sa future ex-collègue Julia.
— Ma belle-sœur, corrigea froidement le jeune musicien.
— Oh je vois... elle me dit quelque chose.
Peu intéressé, Lysandre profita de l’arrivée d’un nouveau groupe d’étudiants pour prendre leur commande, essayant du mieux qu’il pouvait pour ne pas faire de nouvelles erreurs de caisse.
Les quatre heures passèrent en un instant. Son chef, Raph, vint s’excuser de l’avoir renvoyé si abruptement, tentant de justifier sa décision. « Ne vous en faites pas », l’avait rassuré Lysandre dans un sourire, se rendant bien compte lui-même qu’il n’était pas fait pour travailler ici. Une fois son tablier rendu, il céda la place à la personne venue le remplacer pour le service du soir et alla s’asseoir sur la chaise en face de Rosalya. Les mains refermées sur un thé qu’elle avait laissé refroidir tout l’après-midi, elle l’observait avec gravité.
— Que souhaitais-tu me dire ?
La jeune femme ne répondit pas de suite, le regardant toujours aussi intensément.
— C’est tout ce que tu as à me demander ? Alors que ça fait des mois qu’on ne s’est pas parlés ? Ou plutôt que ça fait des mois que tu m’évites comme si j’avais la peste ?
Lysandre déglutit, mal-à-l’aise.
— Alors dis-moi, comment vas-tu ?
Agacée, Rosalya commença à se mordre la peau des doigts.
— D’après toi ? ironisa-t-elle dans un rire cynique.
— Vous vous êtes séparés avec Leigh, n’est-ce pas ?
Ses pupilles se dirigèrent furieusement vers lui, les sourcils froncés.
— C’est lui qui te l’a dit ?
— Non.
Lysandre soupira, les mains sur les genoux.
— Je l’ai deviné.
— Tu m’étonnes. Tu as attendu bien gentiment que ça arrive après ce que j’ai fait, hein ? s’énerva-t-elle.
— Je n’ai jamais souhaité que vous vous sépariez, se défendit-il, irrité par son insinuation.
— Vraiment ? Alors pourquoi tu m’as pas aidée quand je te l’ai demandé, hein ?!
Lysandre baissa les yeux, honteux.
Non, il ne l’avait pas aidée. Il l’avait rejetée quand elle en avait le plus besoin. Au moment où elle cherchait un ami pour la conseiller.
Mais Lysandre ne pouvait pas être cet ami.
Même si Olympe l’avait abandonnée et ne répondait plus à ses messages. Même si Alexy était égoïste et ne s’intéressait jamais aux problèmes des autres. Lysandre ne pouvait pas être cet ami-là pour Rosalya. Il aurait aimé qu’elle le comprenne et l’accepte comme lui la comprenait.
Les mains tremblantes et des larmes au bord des yeux, Rosalya sortit son téléphone de son sac avant de le jeter vers Lysandre, le faisant glisser sur la table.
— T’es content ? Il a envoyé toutes les photos à Leigh.
Un sanglot s’échappa de sa gorge.
— Maintenant il refuse de me pardonner.
Rosalya s’essuya les yeux avec sa manche tandis que Lysandre prenait le téléphone. Une conversation avec un certain « Éric » apparut, un nom qu’il avait déjà entendu auparavant.
De : Éric
Envoyé à 23:11 le 28/9/20XX
« Alors, on veut plus envoyer de photos ? »
De : Éric
Envoyé à 23:11 le 28/9/20XX
« Tu sais ce que je vais faire si tu me désobéis ;) »
De : Éric
Envoyé à 23:12 le 28/9/20XX
« Tu étais plus sexy quand tu obéissais bien sagement. »
Les messages suivants avaient été envoyés plusieurs heures après, alors que Rosalya n’avait répondu à aucun.
De : Éric
Envoyé à 3:20 le 29/9/20XX
« Tu sais pourtant que j’ai le numéro de ton chéri. »
De : Éric
Envoyé à 3:21 le 29/9/20XX
« Comment tu crois qu’il va réagir quand il saura que tu t’es mise à quatre pattes pour quelqu’un d’autre que lui ? »
Plusieurs heures après ce dernier message, « Éric » avait envoyé un screenshot d’une autre conversation où un groupe de photos avait été transféré accompagné de la mention « Si jamais tu as des questions, n’hésite pas ;) ».
Le ventre de Lysandre se tordit. Comment avait dû réagir Leigh en recevant un message pareil ? Rien qu’à imaginer à quel point cela avait dû briser le cœur de son frère, il sentait le sien se compresser douloureusement. La peine de Rosalya, malheureusement, passait toujours au deuxième plan pour lui.
Ces photos, cet Éric, Lysandre les connaissait déjà. Il en avait eu connaissance le jour où Rosalya avait débarqué à la ferme sans s’annoncer pour lui en parler, des larmes dans les yeux.
Ce n’est arrivé qu’une fois.
On s’est juste échangé quelques photos.
Leigh est toujours au travail, tu comprends.
Et il ne me parle jamais quand il est à la maison.
Je me sentais seule.
Je voulais me sentir aimée.
Je voulais juste être aimée ; ça devait être ça. L’amour de Leigh ne pouvait décemment être le même qu’avait pu lui offrir un Éric rencontré sur les réseaux sociaux, et encore moins celui qu’une personne comme Lysandre se mourait d’envie de donner. Rosalya n’était pas une personne facile à aimer.
Après cette seule nuit, Éric avait très vite commencé à en demander toujours plus, surtout concernant les photos, jusqu’à ce que Rosalya en ait assez et dise stop. C’était à ce moment-là que les menaces de tout révéler avait commencé et que la jeune femme était venu voir Lysandre, totalement paniquée. Leigh ne devait jamais savoir. C’était sa condition.
— Je t’ai supplié à l’époque de m’aider et tu n’as rien fait !
— Rosalya, je... ce que tu me demandais, c’était trop compliqué.
Le jeune homme rendit le téléphone, se sentant malgré tout coupable. Bien qu’il ne regrettait pas sa décision, c’était sans doute la plus difficile qu’il n’eut jamais à prendre.
— Je n’ai rien révélé à Leigh, ajouta-t-il, les yeux baissés. C’est tout ce que je pouvais faire pour toi.
— Ah... et ça a bien servi à quelque chose, la preuve ! hurla-t-elle en pointant son téléphone, se moquant bien des regards interloqués posés sur elle par les autres clients du café.
— Qu’est-ce que tu aurais aimé que je fasse ? Je ne pouvais pas mentir ouvertement à mon frère.
Lysandre releva la tête, la mine grave.
— Tu peux comprendre ça ?
— Ce que je comprends surtout c’est que tu n’as rien fait pour m’aider. Tu m’as gentiment claqué la porte au nez au moment où j’en avais le plus besoin.
Soupire. Ce n’était pas comme cela que les choses s’étaient déroulées, mais le jeune homme acceptait ses reproches. Il l’avait écoutée pendant des heures sans la blâmer pour son infidélité mais, lorsqu’était venu le temps pour lui d’accepter de mentir à Leigh pour couvrir Rosalya et l’aider à dissimuler ce qu’elle avait fait, il en avait été incapable.
Ses relations avec son frère étaient complexes ; de même que ses sentiments pour la petite-amie de celui-ci. Se retrouver au milieu de leurs problèmes, c’était trop difficile à gérer. Cacher la vérité à Leigh le mettant déjà dans une position anguleuse, mais de là à lui mentir ouvertement, ce n’était pas envisageable. Égoïstement, il n’avait simplement pas souhaité le faire.
Il l’avait abandonnée. Rosalya avait peut-être raison, au fond ; c’était comme s’il lui avait claqué la porte au nez.
— Je suis désolé.
— C’est tout ce que tu trouves à me dire ?
Rosalya, les bras tremblants de rage, serrait les poings à s’en enfoncer les ongles dans la peau. Des larmes de fureur restaient coincées au coin de ses yeux maquillés, juste derrière ses mèches blanches.
— À cause de toi, Leigh m’a quittée !
Lysandre joignit ses mains sous la table.
— Non.
Même sans relever la tête, le jeune homme put sentir la surprise de Rosalya dans le desserrement de ses poings.
— Le seul coupable, c’est cet homme qui s’est moqué de toi et t’a fait du chantage, énonça-t-il froidement.
Après un silence, il poursuivit :
— Moi je n’ai rien fa-
Un liquide froid lui explosa en pleine figure alors qu’il relevait les yeux vers Rosalya.
Folle de rage, la jeune femme avait enlevé le couvercle de son thé pour lui jeter au visage. Rendu muet par le choc, Lysandre l’observait, les yeux écarquillés.
Une seule larme avait coulé sur la joue rouge de Rosalya, cette dernière le fusillant du regard comme elle ne l’avait jamais fait. Toute sa frustration de ces derniers mois, certainement les plus terribles de sa vie, déborda comme une casserole sur le feu pour se déverser sur le seul capable de l’accueillir. Le poing de la jeune femme se referma furieusement sur le gobelet en papier, l’écrasant sous ses doigts.
— Qu’est-ce que j’ai fait… Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter des amis aussi nuls dans ma vie, hein ? fustigea-t-elle sans le quitter des yeux. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter des amis comme toi ?!
Une autre larme perla sur sa joue.
— Je voulais juste qu’on m’aide !
Le jeune homme ne répondit pas, honteux.
— Peu importe.
Rosalya se releva de son siège, balançant le gobelet contre le sol, se moquant bien de la surprise qu’elle avait provoquée autour d’elle. Récupérant son sac, elle lui lança un sourire mauvais.
— Et Leigh, comment tu crois qu’il réagira quand il apprendra que t’étais au courant depuis le début et que tu lui as rien dit ?
Lysandre resta de marbre, redoublant le venin dans la bouche de son ancienne amie.
— OK. Très bien. Tu veux jouer à ça, pas de problème, cracha-t-elle. On se reverra.
Et Rosalya partit en le laissant seul à la table.
Leigh ne lui pardonnerait jamais une telle chose, ils le savaient tous les deux. C’était bien pour cela que ce secret l’avait mis dans une position aussi inconfortable dès le début.
Tu es le seul vrai ami qui me reste.
C’était ce qu’elle lui avait dit, à l’époque.
Pouvait-il lui reprocher sa colère après qu’il ait refusé de l’aider ? Difficile à décider pour le moment. Mais une chose était sûre, alors qu’il était totalement trempé et abandonné là avec la pire des menaces, Lysandre se sentait soulagé.
Même si Leigh apprenait tout ; en fait, ce ne serait pas une si mauvaise chose que ça. Même si ça venait à briser le faible lien qu’ils avaient encore, ce serait mieux que de garder tout cela pour lui. Même si ce secret coûtait sa relation avec lui comme celle avec Rosalya, le temps était venu qu’il vive sans eux.
Il s’excuserait toujours d’avoir été un mauvais ami pour Rosalya et un mauvais frère pour Leigh.
Mais, désormais, il souhaitait devenir une bonne personne pour lui-même.
Un léger sourire aux lèvres et sans prendre la peine de s’essuyer, Lysandre se releva. Il épongea grossièrement le liquide renversé avec un mouchoir et jeta le gobelet qui était tombé au sol dans la poubelle. Tandis qu’il se dirigeait vers la sortie, il aperçut le regard mi-choqué mi-hilare de son ancienne collègue Julia derrière le comptoir.
— Hep hep, Lysandre, le héla son ancien chef.
— Oui ?
Raph, un sourcil relevé, lui pointa la place où il était précédemment assis, perplexe.
— Tu vas pas me nettoyer ça correctement ?
Le jeune homme s’arrêta.
— Je vous prie de m’excuser pour la boisson renversée, Monsieur.
Puis, il sourit.
— Mais je ne travaille pas ici.
Et Lysandre sortit du café le cœur léger.
♦♦♦
Chapitre 12 ←
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