dimanche 20 février 2022

“Fallen” ♦ Chapitre 12

 

 Il y avait quelque chose de fascinant, pour lui, à seulement remplir un verre de vin. Cela tenait probablement à l'interdiction que cela représentait toujours à ses yeux, dix ans après avoir décidé qu'il ne suivrait pas les croyances de ses parents. Peut-être était-ce aussi de la culpabilité, de boire en étant seul à la maison, malgré la beauté du liquide écarlate emplissant le verre telle une cascade de sang. Rayan n'avait pas de problème d'alcool, ou du moins pas en sa connaissance, mais il s'était toujours promis de ne pas en arriver là. À boire, seul, pour combler le vide. L'ennui.
 Aujourd'hui était l'exception. C'était ce qu'il se disait. Ce fut seulement une fois le verre rempli qu'il prit le temps d'observer la bouteille, tâchant tant bien que mal de se souvenir de son origine. Un cadeau de bienvenue ou un cadeau d'au revoir ? Depuis combien de temps traînait-elle dans ses affaires ? Autant la boire pour s'en débarrasser, se rassura-t-il, sachant pertinemment qu'il se cherchait seulement une excuse pour ne pas l'entamer avec quelqu'un. Avec qui la boirait-il de toute façon ? Il n'avait aucun ami, ici.
 Rayan soupira et porta le verre de la cuisine à la table à manger. L'ordinateur, déjà allumé, semblait perdre patience, ronronnant plus que de raison. Le professeur le déverrouilla d'une tape sur le clavier, avalant une gorgée de son vin au passage. Il était bon, au moins. Ce fut avec peu d'enthousiasme qu'il vérifia l'heure, quatorze heures et deux minutes, et ouvrit Skype. L'icône représentant une image de jeu vidéo dont Rayan n'avait aucune idée, accolée à une pastille verte pomme, lui indiqua que son frère était connecté.
 Clic.

 — Tu m'entends ? commença Rayan.
 — Chérie, chérie ? Tu veux bien t'en occ... ouais je suis au téléphone avec Rayan là, dit-il en observant un point au-dessus de la caméra.

 Le professeur observa la dispute silencieuse entre son frère et sa femme, ceux-ci croyant peut-être que susurrer des mots durs entre leurs dents empêcherait leur interlocuteur de comprendre ce qu'ils se disaient.

 — Ouais bah je le ferai après, c'est bon, s'agaça-t-il avant de rediriger son regard vers l'écran. Rayan ! Comment tu vas ? Trop longtemps qu'on s'est pas appelé !
 — Ça doit bien faire quelques mois, oui, confirma-t-il. Alors, quoi de neuf ?

 Son frère, Mehdi, s'était rasé la barbe mais, en dehors de cela, ne semblait pas avoir beaucoup changé. Comme toujours, ses expressions et ses humeurs voldinguaient en une seconde, passant de l'exaspération face à sa femme – et certainement son nouveau né qui ne laissait pas dormir – à la joie à la vue de son frère, un sourire contagieux aux lèvres.

 — Tu nous manques ! lui énonça-t-il en faisant quelques pas avec son téléphone pour se poser près de sa première fille, occupée à dessiner et bien peu intéressée par l'écran posé sous son nez. Tu dis bonjour Sarah ?

 La petite de sept ans aux grands yeux noirs et aux cheveux frisés leva les yeux, bredouillant une salutation forcée que Rayan entendit à peine. Quelques mois auparavant, elle lui sautait pourtant dans au cou à sa visite, dans leur appartement en proche banlieue de Barcelone. Mais ce n'était pas la même chose. Ils pouvaient faire semblant avec des coups de fil par ci et par là mais Rayan n'était pas là. Il n'était plus là.

 — Ensuite on a Sofiane, poursuivit Mehdi en montrant un petit garçon lui aussi occupé à dessiner mais, du haut de ses quatre ans, bien plus enclin à faire de grands signes à la caméra. Et enfin Yasmine qui tient le petit Sami dans ses bras.
 — Coucou Rayan, dit sa belle-sœur en regardant à son tour l'écran, sans cesser de bercer dans ses bras un bébé gigotant. Tu vas bien ?

 Rayan sourit, ignorant par quoi commencer.

 — J'aurais vraiment aimé être là à la naissance, s'excusa-t-il sans répondre à sa question.
 — C'est pas grave, répondit Mehdi en retournant la caméra vers lui. T'as ton nouveau taff, tu peux pas te permettre de te barrer comme ça, c'est normal. Nous, on gère... pas vrai ?

 Il jeta un regard par dessus son téléphone, probablement cherchant l'approbation de sa femme. Rayan savait que Yasmine n'était pas du genre à tenir rigueur aux autres de ce genre de chose. Elle et Mehdi avaient tous deux un fort caractère, bien plus important que le sien, mais ils étaient sa famille et l'aimaient sans condition.
 Son frère s'éloigna de là où se tenait le reste de sa famille pour se poser dans le canapé, légèrement plus au calme. L'appartement de son frère, du peu que le professeur avait pu observer à travers la caméra, avait bien peu changé malgré l'arrivée du dernier enfant. Toujours désordonné, bien trop petit pour eux cinq, mais chaleureux. L'appartement de Rayan, lui, était grand, propre et vide. La vie en Espagne avait visiblement continué sans lui et, même si cela était évident, le remarquer de manière si distincte lui fit un drôle d'effet. Lui et sa famille n'avaient jamais été séparés avant. Rayan avait décidé de plier bagage sur un coup de tête après l'annulation de son mariage, sans laisser à personne le temps de digérer l'information. Lui compris.
 Rayan baissa les yeux et, hésitant, bu une autre gorgée de son vin face à la caméra. Il savait que Mehdi n'approuvait pas mais c'était Rayan le grand-frère, après tout. Il n'allait pas avoir peur de s'affirmer devant lui ou sa mère toute sa vie, si ? Le professeur ignora le regard jugeant de son frère si sérieux sur la question et poursuivit la conversation.

 — Tout se passe bien ?
 — Ouais, répondit Mehdi après quelques secondes d'hésitation. On aimerait bien déménager pour prendre plus grand, mais ça voudrait dire partir encore plus loin du centre de Barcelone, faire changer les gamins d'école...

 Mehdi soupira.

 — Enfin bon, ça suit son chemin. Et toi ? Le boulot ?

 Rayan entreprit de lui raconter ses meilleures anecdotes sur l'université et son dernier papier à avoir été publié, espérant que cela comblerait sa curiosité. N'avoir pu parler à son frère qu'à travers un écran pour les derniers mois était si étrange ; une part de lui lui manquait tellement qu'il aurait pu passer la journée à parler de la pluie et du beau temps, tandis qu'une autre s'épuisait rien qu'à avoir les discussions les plus basiques.
 Une fois que Mehdi eut fini de lui raconter ses propres histoires de boulot, à grand renfort de plaintes sur son patron qui refuse toujours de le promouvoir malgré ses résultats excellents, un léger silence s'installa. Rayan ne savait pas bien quoi dire. Il aurait aimé discuter avec les enfants mais, pour tout le temps qu'ils passaient devant la télé, ils semblaient détester parler à travers un écran.

 — Sinon... hésita Mehdi, mal-à-l'aise, comme ayant attendu d'aborder le sujet depuis le début. Maman a encore mangé avec Emilia hier soir.

 Le professeur serra les lèvres, faisant de son mieux pour cacher la colère que lui provoquait cette nouvelle.

 — Et alors ?

 Le propre calme de sa voix le surprit mais, pour mentir à son propre frère, il lui faudrait faire bien mieux que ça.
 Mehdi leva les yeux au ciel, exaspéré.

 — Et ça te fait rien ? s'énerva-t-il avant de baisser le ton pour ne pas alerter ses enfants. Cette fille t'a plaquée à quelques semaines de ton mariage et ça te pose aucun problème qu'elle continue à traîner avec notre mère comme si de rien n'était ? Pourquoi tu lui dis pas la vérité ?

 Rayan déglutit, impassible.

 — C'est moi qui ai décidé d'annuler le mariage, le contredit-il.
 — Oh, arrête !

 Il me soule ! pensa-t-il, finissant son verre de vin d'une traite.

 — Est-ce que t'as téléphoné à maman, au moins ?

 Pas une seule fois depuis son départ.

 — J'ai été occupé.

 Mehdi soupira de plus belle.

 — Pourquoi tu refuses de lui dire ? Ça devient difficile de faire semblant de cacher tous tes petits secrets avec Yasmine à chaque fois qu'on va la voir, à lui faire croire qu'on sait pas ce qui t'a pris, à l'écouter complimenter Emilia comme si c'était un ange descendu du ciel, cracha-t-il, cachant difficilement le dégoût que lui inspirait l'ex-compagne de son frère. À aucun moment t'as pensé à la pression que ça mettait sur nous ?

 Son regard se baissa, comme alourdi par le poids de la culpabilité. Le professeur s'était convaincu que quitter le pays où il avait vécu les cinq dernières années avec sa famille ne reposait que sur des raisons objectives – le travail, la localisation, l'argent – mais ce n'était qu'un mensonge. Il avait fui en laissant tout le monde derrière lui.

 — Je suis sûre qu'elle comprendrait, poursuivit Mehdi.

 Impossible. Pas alors qu'à trente-trois ans, non marié et sans enfants, Rayan était la honte de sa mère. Son frère avait quatre ans de moins et déjà sept ans de mariage derrière lui ainsi que trois beaux enfants. La réussite professionnelle de l'aîné n'avait aucune valeur en comparaison. Annuler un mariage pour accepter un poste à l'étranger – d'après le mensonge qu'il lui avait raconté – était inexcusable.

 — J'en doute, dit-il simplement, amer.
 — C'est pas comme si t'y pouvais quelque chose.

 Rayan sentit son ventre se tordre, n'ayant pas la moindre envie de continuer sur le sujet.

 — Je sais pas.
 — Emilia est une garce, susurra-t-il de façon à ne pas être entendu par les enfants. Si maman savait qu'elle t'a jetée juste parce que tu peux pas avoir d'enfants elle la fouterait hors de chez elle par la peau du cou.
 — C'est pas...

 Que pouvait-il répondre à cela ?
 Emilia ne l'avait pas quitté pour ça. Elle ne l'avait d'ailleurs pas quitté du tout. C'était Rayan qui était parti, après des mois de disputes, de culpabilisation, de chantage affectif. Après des mois à faire chambre à part, à se convaincre qu'il pourrait faire fonctionner ce mariage qui n'existait pas encore, à se dire que tout était de sa faute et que c'était donc à lui de trouver la solution. Après des mois à se convaincre qu'il l'aimait encore, alors que ce n'était plus le cas depuis longtemps.
 Cependant, sentant qu'il ne pouvait plus supporter de voir tant de ressentiment dans les yeux de la personne avec qui il était censée passer le reste de sa vie, il était parti. Ses valises prêtes en moins d'une heure, il avait fui chez son frère puis, suite à l'annulation officielle de ses fiançailles, avait accepté l'offre d'emploi la plus éloignée de son ancienne vie.
 Rayan releva la tête sur le vide abyssal que composait son appartement, se sentant englouti par celui-ci. Il était joliment meublé, avec de belles moulures au plafond et un parquet ancien dont la valeur se ressentait dans son loyer élevé ; un appartement sobre et chic comme il en avait toujours rêvé et, néanmoins, il ne se sentait pas chez lui. Son ancienne maison avait été entièrement décorée par Emilia d'objets en tout genre, de coussins cousus faits main, de vaisselle extravagante, de rideaux dépareillés. Jusque dans la décoration, lui et Emilia n'avaient jamais rien eu en commun.
 Pourtant, ils avaient dû s'aimer, à un moment donné. Peut-être s'aimaient-ils encore, au moment de se séparer, d'une certaine façon. De ce que lui racontait Mehdi, Emilia allait voir leur mère le plus souvent possible pour se plaindre d'à quel point la rupture lui avait brisé le cœur.
 Le cœur de Rayan, il n'importait personne. C'était lui « le salaud ». Celui qui l'avait plaquée à quelques semaines du mariage, « sans raison ». Celui qui était parti.
 Dire la vérité à sa mère n'y changerait rien. Emilia prétendrait certainement qu'elle l'aurait épousé malgré son problème, omettant toutes les disputes et le fait qu'elle refusait même qu'il la touche, comme si ne pas pouvoir avoir d'enfant biologique à cause d'une maladie orpheline détectée à l'âge adulte avait quelque chose de contagieux.

 — Si elle veut passer autant de temps avec son ex-belle-mère, c'est son problème, cracha le professeur cyniquement en se resservant un verre hors caméra.

 Il but une gorgée.

 — Si tu veux tout raconter à maman, fais-le. Je suis désolé de vous avoir demandé de me couvrir aussi longtemps.

 Mehdi hésita, divisé entre le soulagement de pouvoir dire la vérité et l'agacement que Rayan ne semble toujours pas décidé à le faire lui-même.

 — On verra, conclut-il, signe qu'il attendra certainement que Rayan prenne enfin le temps d'appeler leur mère. Mais tu sais que moi et Yasmine on te soutient. Et même pour ton boulot ou je sais pas... si tu veux revenir ici, tu m'appelles et je monte dans ma voiture te chercher direct, OK ? Et si tu veux rester ici quelques jours le temps de trouver un autre appart' y'a pas de problème, on trouvera un moyen de s'arranger. Yasmine tu sais qu'elle est comme moi et qu'elle ferait tout pour t'aider... alors laisse pas cette sorcière d'Emilia te pourrir la vie et t'éloigner de tes proches, d'accord ?

 Rayan sourit, le cœur lourd.

 — Merci frérot.
 — En plus je suis sûre que tu retrouverais du boulot dans le coin en un rien de temps ! T'es pas comme moi, rit-il, toi t'as un CV en béton.

 Une pensée impromptue vint à lui, lui rappelant que si une certaine élève révélait une certaine chose le concernant à la direction, son CV serait entaché d'une façon ou d'une autre. En tant qu'adultes, ce que lui et Olympe faisaient – ou avaient failli faire – n'était pas illégal, mais le professeur n'était pas étranger non plus au fait qu'une relation telle que celle-ci dans une université privée ne passerait jamais aux yeux des autres. Il s'agissait du genre de règle dont on ne parlait pas à voix haute mais dont tout le monde avait connaissance.
 Une semaine était passée depuis la fatidique soirée et il s'était lâchement fait porter pâle pour la première fois depuis sa prise de position. Rayan n'était pas très fier mais il n'avait pas eu le courage d'affronter ni Mélody ni Olympe en cours. Bien que décidé à retourner au travail dès le lundi suivant, il était bien loin d'être enchanté à cette idée. Devrait-il supplier la jeune fille de ne rien dire sur lui et Olympe ? La convaincre que rien ne s'était réellement passé ? Comment s'était-il retrouvé dans une situation comme celle-là dans un premier temps ?
 Tout était tellement plus simple, lorsqu'il était fiancé. Depuis que Rayan avait déménagé, il faisait n'importe quoi.

 — J'y réfléchirai, répondit Rayan par automatisme, sachant pertinemment que prendre une telle décision était loin d'être facile.
 — Super ! Tu manques aux petits aussi, tu sais.

 Le professeur sourit tristement derrière l'écran, contrôlant difficilement son émotion. Ça devenait difficile de maintenir la conversation. Rayan secoua légèrement la tête, tapa les paumes de ses mains sur ses cuisses et redressa son dos. L'écran de son smartphone, posé à côté de son ordinateur, s'illumina.

 — T'as prévu de quoi pour ta soirée, du coup ? questionna son frère, comme à chaque fois qu'il souhaitait amorcer la fin de l'appel.

 Rayan, las lui aussi, n'était pas contre l'idée de raccrocher, hésitant à aller faire un saut au terrain d'athlétisme pour se changer les idées. D'instinct, il se pencha sur son téléphone pour y lire l'email qu'il venait de recevoir, sur une adresse qu'il n'utilisait d'ordinaire jamais.

   « M. n'a rien dit et m'a promis de ne rien dire non plus.
   Je ne pense pas qu'elle m'ait mentie.

   Je vais au terrain d'athlétisme aujourd'hui à vingt heures.
   Est-ce que tu veux venir aussi ?

   O. »

 Rayan sourit.
 Il faisait vraiment n'importe quoi, pas vrai ?
 Mais ce n'était pas comme s'il avait qui que ce soit autour de lui pour l'en empêcher ou être sa voix de la raison.
 Un sourire au coin des lèvres et sans quitter des yeux les quelques mots qui venaient de lui être envoyés, il confia :

 — Quelque chose d'intéressant.


♦♦♦


 Olympe rajusta son écharpe autour de son cou, acculée par les températures hivernales de cette mi-décembre. Elle sortit son téléphone de l'arrière de son pantalon, vérifiant l'heure une nouvelle fois. Douze heures cinquante-quatre minutes. Clémence l'avait déjà réprimandée en ayant dix minutes d'avance sur le début de son service, soit-disant que se changer lui prendrait tant de temps qu'elle commencerait à travailler bien plus tard que l'heure prévue. Puisqu'il était impossible de répondre aux exigeances de cette femme qui avait clairement décidé de la harceler, Olympe était devenue de plus en plus laxiste sur son heure de départ. Quitte à se faire engueuler, autant rester dans la chaleur de sa chambre jusqu'à la dernière minute. Cependant, ce samedi-là devait être le premier où l'étudiante arriverait réellement en retard et cette perspective l'angoissait quelque peu.
 Olympe pressa le pas, ignorant ses pieds déjà meurtris dans les stupides bottes à talon qu'elle avait enfilées, juste parce qu'elles « iraient bien » avec son long manteau d'hiver. Dans la rue, les devantures de magasins avaient définitivement adopté le rythme de Noël, celui-ci s'étant d'abord fait timide au courant du mois de Novembre. Guirlandes vertes, boules à sapin rouges et dorées, lumières en forme de Père Noël et d'étoiles avaient pris possession des rues, instaurant à la ville entière une ambiance festive. Olympe, pour la première fois cette année, passerait les fêtes sans sa famille. Cette perspective ne l'attristait cependant pas plus que cela, la jeune femme espérant y trouver là une occasion de se reposer et de travailler sur ses recherches.
 Le café, lui aussi, avait pris des allures de maison du Père Noël avec les petits sapins posés au milieu de tables nappées de rouge et de doré, les nouvelles housses de siège marquées d'un « Merry Christmas » argenté et les guirlandes décoratives qu'Olympe et Hyun avaient passé des heures à accrocher. Lorsqu'elle Olympe pénétra à l'intérieur, avec à peine une minute d'avance sur son début de service, l'étudiante se prépara à se confondre en excuses. Seulement, la présence près du comptoir d'une jeune femme brune d'à peu près sa taille, souriante et plaisantant joyeusement avec son collègue, la coupa dans son élan. Cette dernière, toujours son manteau sur le dos, ne la remarqua pas tout de suite.
 Mélody.

 — C'est à cette heure-là que t'arrives ? beugla Clémence en déboulant sur sur sa gauche, ne lui laissant pas le temps de reprendre ses esprits.
 — Désolée, bafouilla Olympe, brusquement peu concernée par son retard.
 — Va te changer ! ordonna sa patronne, visiblement trop occupée par les nombreux clients du à la période festive pour la disputer plus longtemps.

 Sans quitter Mélody des yeux, Olympe se dirigea vers l'arrière cuisine, sentant la colère la gagner. La présence de deux des personnes qu'elle abhorrait le plus dans la même pièce était trop à supporter en ce samedi. Même la peluche en forme de renne chantant posée sur le comptoir que Hyun avait rapporté de chez lui ne l'aida pas à se sentir mieux, là où jusqu'ici celle-ci lui provoquait toujours un sourire aux lèvres en passant.
 Contournant le comptoir en ignorant aussi bien Mélody que son collègue, Olympe tapa son poing sur la porte pour l'ouvrir.

 — Hey, attends ! Olympe ! l'héla Hyun.

 Le corps déjà à moitié dans la cuisine, il lui fallut une longue seconde d'hésitation pour accepter de se retourner.

 — Quoi ? s'agaça-t-elle en le fusillant du regard.

 Le pauvre jeune homme, qui n'avait rien fait de mal, ne sembla pas comprendre et, penaud, pointa Mélody du doigt.

 — U-Une amie est venue exprès pour te parler.

 Le regard glaçant d'Olympe se déplaça très lentement vers sa camarade de classe.

 — Ce n'est pas mon amie, cracha-t-elle d'une voix suffisamment forte pour que la concernée puisse entendre. Je n'ai rien à lui dire.

 L'étudiante comprenait que son attitude était loin d'être la meilleure à adopter, compte tenu ce que Mélody savait sur elle, mais elle était incapable de se retenir. L'aversion qu'elle ressentait envers sa camarade était plus forte que sa raison.
 Sans lui laisser le temps de répondre, Olympe entra dans la cuisine puis se glissa derrière le fin rideau beige qui servait de porte au vestiaire. Tandis qu'elle entreposait son sac et manteau sur l'étagère positionnée au-dessus des boîtes de conserve, n'ayant jamais eu le droit à un casier comme Hyun pour y mettre ses affaires, une ombre apparut derrière le rideau.

 — Tout va bien ? s'inquiéta son collège de l'autre côté.

 L'étudiante eut un rire cynique en s'asseyant sur un carton de fortune. Elle ouvrit le rideau, signe qu'il pouvait entrer pour discuter, le temps qu'elle change de chaussures et enfile son tablier.

 — Est-ce qu'elle est déjà partie ? espéra Olympe.

 Hyun s'adossa au mur en face d'elle, les bras croisés.

 — Elle est en train de t'attendre, expliqua-t-il.

 Olympe sentit son cœur s'affoler. L'envoyer paître aussi sèchement n'avait pas été une bonne idée. Et si Mélody était venue jusqu'ici pour la faire chanter ? Ou lui annoncer qu'elle avait déjà tout raconté et s'apprêtait à faire de même sur son lieu de travail ?
 L'étudiante remit ses cheveux derrière les oreilles quand, brusquement, la présence de Hyun se rappela à elle.
 Et si Mélody lui disait tout, à lui aussi ? Comment réagirait-il ? Que penserait-il d'elle ? Olympe avait passé la dernière semaine à imaginer et anticiper la réaction de tout son entourage : les autres étudiants, ses professeurs, ses amis, voire même ses parents. Mais l'idée que Hyun, lui aussi, puisse être mis au courant, ne lui avait pas traversé l'esprit.
 Cette simple perspective, à ce moment donné, lui provoqua une monté d'angoisse plus forte que tout ce qu'elle avait pu ressentir en une semaine entière.

 — Il s'est passé quelque chose entre vous ? interrogea Hyun, bien que devinant probablement la réponse.
 — Plus ou moins, répondit l'étudiante en tentant de cacher son embarras.

 Après des jours passés recluse dans sa chambre ou à la bibliothèque, l'envie de se confier devenait cruelle. Ne parvenant plus à soutenir le regard de son ami, Olympe se concentra de nouveau sur les lacets de ses chaussures. Comment avouer ce qu'elle avait sur le cœur sans trop en dire ?

 — On s'est prises la tête à une fête la semaine dernière... elle... elle pense que je sors avec le gars dont elle est intéressée !

 Rassurée par la semi-vérité qu'elle venait d'énoncer, et ignorant ostensiblement le semi-mensonge qui avait dans un même temps franchis ses lèvres, la jeune femme releva la tête, la cheville sur son genou pour enfiler sa basket.

 — Et pourquoi elle pense ça ? interrogea Hyun.

 Aïe.

 — J-J'en sais rien, bégaya-t-elle. Elle nous a vu discuter tous les deux un peu à l'écart et s'est tout de suite fait des idées. Tout ça parce qu'au lycée je suis sortie avec le gars qu'elle aimait.

 Hyun pouffa.

 — Sérieusement ?
 — Je te jure ! C'était il y a plus de quatre ans et elle est toujours pas passée à autre chose.
 — Non je veux dire... tu es vraiment sortie avec le garçon dont elle était amoureuse au lycée ?

 Olympe, surprise, eut un léger temps d'arrêt. Hyun l'observait avec étonnement, sans jugement visible dans son regard.

 — Q-Quoi ? Il ne l'a jamais aimé... je n'y suis pour rien.

 Le jeune homme eut un rire étrange.

 — Mais vous étiez amies à l'époque ?
 — Nan. Enfin... si, je suppose... je veux dire, au lycée, tout le monde est plus ou moins ami avec tout le monde.
 — Et tu savais qu'elle était amoureuse de lui avant de sortir avec lui ?

 Olympe, désormais agacée par ce qui ressemblait à des accusations de sa part, se redressa en bombant le torse, le poing refermé sur son tablier encore plié.

 — Qu'est-ce que ça change ? Moi aussi j'étais amoureuse de lui et, au moins, c'était réciproque.
 — Tu lui as dit avant de sortir avec lui au moins ?
 — L'occasion ne s'est pas présentée ! se justifia-t-elle d'une voix forte. Je l'aimais et je voulais être avec lui, c'est comme ça, ça ne se contrôle pas. Je pensais pas à elle à ce moment-là.

 Debout tous les deux dans le vestiaire, leurs deux épaules enfoncées dans le rideau qui les séparait de la cuisine, l'espace entre eux n'étant que de quelques centimètres, rendu plus maigre encore par l'atmosphère lourde que la conversation avait créée. Olympe se sentait prête à se défendre mais le regard de Hyun la troubla.
 Il n'était pas jugeant, déçu ou en colère.
 Juste triste.

 — Tu as raison.

 Le ton de sa voix avait naturellement baissé de par leur proximité, se transformant en murmure.

 — On ne décide pas de qui on tombe amoureux.

 Olympe déglutit, absorbée par son regard, oubliant même de poursuivre à enfiler son tablier.

 — Mais je suis sûr qu'elle aurait juste voulu que tu lui en parles avant... que tu lui expliques ce qu'il se passait. Je suis sûre que comme ça, elle aurait compris, et ça aurait évité votre nouvelle dispute de l'autre jour.
 — Tu ne la connais pas ! susurra Olympe entre ses dents. Elle est possessive et... obsessionnelle ! Et elle m'a jamais appréciée de toute façon. Elle me voit comme une Marie-couche-toi-là.

 Hyun sourit, la tristesse de son visage disparaissant doucement pour laisser place à une expression amusée.

 — Je lui ai parlé un peu et elle avait l'air gentille. Elle veut probablement juste discuter.

 Il marqua une pause.

 — J'espère juste que tu ne lui as réellement pas volé son mec cette fois.

 Olympe lui donna une frappe sur le bras pour le faire taire mais son collègue leva les mains.

 — Je plaisante !
 — Ouais c'est ça ! Allez, retourne bosser au lieu de rester ici à rien faire.
 — C'est toi qui dis ça ? T'étais pas déjà censée commencer y'a dix minutes ?

 Faussement ennuyée, Olympe le poussa hors du vestiaire en claquant son tablier contre son épaule, lui intimant de la laisser tranquille. Hilare, Hyun rejoignit la salle, l'abandonnant dans une solitude bienvenue. L'étudiante finit de s'habiller, réunit ses cheveux dans un chignon improvisé et commença à nettoyer la vaisselle qui s'amoncelait, espérant retarder le moment où elle aurait à quitter la cuisine. Elle n'eut cependant pas besoin bien longtemps de chercher des prétextes avant que Clémence ne l'ordonne de continuer la vaisselle pour supporter l'incessant turn-over des clients. Presque cinquante minutes passèrent avant que Hyun ne vienne lui proposer d'échanger avec lui sa place de derrière le comptoir. L'étudiante accepta en apprenant que Mélody l'attendait toujours, comprenant qu'il était difficile d'échapper éternellement à une discussion avec elle.
 Sa camarade était assise seule au comptoir avec un livre qu'Olympe reconnut de suite comme étant sur la liste des recommandations de Rayan dans son cours. Le professeur ne s'était pas présenté cette semaine-là à la faculté pour la première fois depuis le début du semestre.
 Les regards des deux jeunes femmes se croisèrent et, passé la surprise, Mélody rangea son livre et ses notes dans son sac.

 — Est-ce que tu veux boire quelque chose ? proposa froidement Olympe.
 — Un thé.
 — On a beaucoup de thés différents, tu sais. Il va falloir être un peu plus précise.

 Olympe se gifla mentalement d'avoir répondu aussi cyniquement mais c'était plus fort qu'elle ! Le ressentiment, la rage, la colère, la peur, l'anxiété... tout se mélangeait dans sa tête. Alors qu'elle aurait probablement dû courber l'échine et la supplier de ne rien dire, Olympe s'en sentait incapable.

 — Un thé Earl-Grey s'il-te-plaît, répondit doucement Mélody, d'une voix presque honteuse.

 L'étudiante, bien que grandement surprise par le manque de réaction de sa camarade face à ses provocations, commença la préparation de la boisson en l'observant du coin de l'œil. Mélody portait un fin pull couleur ciel sous une veste de costume. Sur la chaise à côté d'elle, reposait son anorak noir et une écharpe aux couleurs de Noël. Sa camarade paraissait fatiguée, loin de leur argument houleux de samedi dernier. Ses cheveux étaient légèrement défaits et une de ses mains libres se baladait sur des plaques rouges d'eczéma qui avaient envahi son cou.
 Olympe posa son thé devant Mélody avec du sucre et du lait chaud.
 La serveuse observa un instant autour d'elle, vérifiant au passage que la porte vers la cuisine était bien fermée.

 — Est-ce que tu en as parlé ? osa enfin Olympe d'une voix basse, n'y tenant plus.
 — Non.

 La pression retombant d'un coup, la jeune femme ne put dissimuler son soulagement.

 — Vraiment ?

 Mélody sirota son breuvage sans répondre dans un premier temps.

 — Je n'ai pas l'intention d'en parler. Ce ne sont pas mes affaires.

 Un certain agacement perçait dans sa voix, comme si elle peinait à prétendre qu'elle le pensait vraiment.

 — Pourquoi ? laissa échapper Olympe, suspicieuse.

 Sa camarade observait le fond de sa tasse avec intensité, n'ayant pas rendu le regard d'Olympe depuis que la conversation avait commencé.

 — Et bien... si ça avait été moi... comme j'étais aussi intéressée par lui, tu comprends, expliqua-t-elle, les joues roses.

 La serveuse se frotta la nuque, tiraillée entre l'envie viscérale de croire que Mélody lui disait la vérité et le fait qu'elle ne lui faisait aucunement confiance.

 — J'ai juste envie d'oublier cette soirée.

 Olympe déglutit.

 — Je préfèrerais qu'on fasse comme s'il ne s'était rien passé, conclut Mélody dans un sourire triste, toujours sans relever la tête.
 — Pour de vrai ? osa espérer Olympe.

 L'étudiante, commençant à gratter les plaques rouges sur son cou, soupira bruyamment.

 — Oui !

 La jeune femme derrière son comptoir se pinça les lèvres, interdite. Ce n'était pas le moment de l'agacer.

 — Excusez-moi, est-ce que vous pourriez m'encaisser ? les interrompit un client, la note dans la main.
 — Oh oui, bien sûr. Excusez-moi, j'arrive tout de suite.

 Accueillant avec plaisir cette interruption providentielle, Olympe encaissa le client avec un sourire commercial de circonstance. Une fois la transaction finie, son regard se perdit sur Mélody qui, des deux mains, sirotait son thé en fixant le mur devant elle. Était-ce le signe que leur conversation était terminée ? La serveuse continua son tour de salle, nettoyant les tables et prenant les commandes des derniers arrivés, ne se concentrant plus que sur son travail. Tandis qu'elle portait l'addition à un couple assis en terrasse, amoureusement lové contre le radiateur d'extérieur, Olympe aperçut Mélody se lever de sa chaise et remettre son manteau au travers la vitre. Le cœur battant, la jeune femme pénétra rapidement dans le café pour l'attendre derrière la caisse.
 Timide, Mélody lui apporta la note sans un mot. Hyun, qui passait à côté d'elle, prit l'écharpe encore sur le siège pour lui remettre dans les mains. Ils échangèrent une salutation chaleureuse au passage. Attendant qu'il soit parti dans la cuisine, Olympe se racla la gorge.

 — Au fait, je voulais te dire...

 La caisse s'ouvrit dans un tintement.

 — Je suis désolée pour ce que je t'ai dit, samedi.

 Olympe lui rendit la monnaie mécaniquement.

 — Moi aussi. Je suis désolée pour... tu sais quoi.

 Mélody se racla la gorge à son tour, le regard fuyant.

 — N'en parlons plus.

 Ça lui allait très bien comme cela. Olympe se mordit la lèvre pour ne rien ajouter, retenant du mieux qu'elle pouvait son excitation à voir sa camarade quitter le café sans esclandre. Lorsque Hyun réapparut à ses côtés, la jeune serveuse ne put se retenir et sauta dans ses bras, laissant enfin éclater tout le soulagement qu'elle ressentait après sa discussion avec Mélody. Tandis que le jeune homme répondit timidement à son étreinte, laissé pantois par la surprise, Olympe claqua une bruyante bise sur sa joue avant de retomber sur ses pieds.

 — Et bah, heureusement que Clémence vient juste de partir, sinon elle t'aurait tuée ! plaisanta-t-il, ne pouvant s'empêcher d'observer autour de lui comme si cette dernière pouvait tout de même les surprendre.

 Olympe sautilla sur place, prenant les mains de Hyun dans les siennes.

 — Vous vous êtes réconciliées ?
 — On peut dire ça, répondit-elle, mystérieuse, un sourire incontrôlable aux lèvres.
 — Je pensais pas que ça te tenait à cœur comme ça, dit-il, les joues légèrement roses. T'avais l'air de la détester.

 La serveuse rit, les mains de Hyun toujours dans les siennes, essayant de lui transmettre sa fulgurante bonne humeur.

 — J'ai jamais dit que je la détestais plus !

 Hyun rit à son tour, sans comprendre, mais ne chercha pas à en savoir plus pour autant. Il se dégagea et partit s'occuper des clients qui leur avait fait signe depuis le fond de la salle. Sans réfléchir, Olympe partit dans les cuisines et sortit son téléphone. Elle chercha sa vieille adresse e-mail d'adolescente et envoya un message à la seule personne qu'elle avait contactée sur cette adresse depuis des années pour lui annoncer la bonne nouvelle et lui donner rendez-vous le soir-même, finissant son service à dix-huit heures.

 — Olympe ? Tu peux venir me donner un coup de main en salle, s'il-te-plaît ? demanda gentiment Hyun dans l'entrebâillement de la porte de la cuisine.
 — Oui, j'arrive !

 Son message tapé en quelques secondes, Olympe l'envoya sans même réfléchir.

 — Ah et, au fait...

 La jeune femme rangea son téléphone dans sa poche arrière de pantalon, comme souhaitant inconsciemment le cacher, et se tourna vers son collègue.

 — Tu fais quelque chose pendant les vacances de Noël ?
 — Hum... non, rien de spécial. Je rentre pas. Et toi ?
 — Moi non plus.

 Hyun sourit.

 — Ça te dirait qu'on se fasse une soirée ensemble sur le campus ? En dehors du café, pour une fois.

 Sa proposition n'avait rien d'indécente et l'idée de passer du temps avec quelqu'un comme lui, quelqu'un qui lui faisait toujours se sentir bien, l'enthousiasmait. Alors même qu'elle venait de programmer un rendez-vous avec un autre homme dans la soirée, c'est sans aucune arrière pensée qu'elle répondit :

 — Avec plaisir, Hyun.


♦♦♦


 — T'es en forme ce soir, dis-donc, lui dit son partenaire avec un sourire carnassier aux lèvres.

 Olympe, qui ne cessait de gigoter sur place, sautillait d'un pas sur l'autre, les bras tournoyant autour de ses épaules.

 — C'est parce que je meurs de froid ! expliqua-t-elle, pour preuve le fin nuage qui se forma sous ses lèvres à ces quelques mots.

 Rayan rit, lui-même le cou encore engoncé dans une écharpe.

 — Faut qu'on commence vite, que tu te réchauffes !
 — Allons-y !

 Olympe portait un jogging noir et une toute nouvelle veste de sport couleur bleu marine achetée à peine quelques jours auparavant. À vingt-heures passées, en plein hiver, or de question de l'enlever ou de s'amuser à courir en short comme la dernière fois. Cette fois-ci, pas de lycéens stupides pour l'ennuyer ou lui faire des remarques déplacées. En fait, il n'y avait presque personne sur le terrain. Tout juste une autre femme qu'Olympe n'avait jamais vue, occupée à faire des étirements en se tenant à un banc. L'envie de se retrouver seule avec Rayan pour s'entraîner, sans personne pour les déranger ou les dévisager, lui tordait le ventre d'excitation. Et dire qu'un seul mot de Mélody et tout aurait pu s'arrêter... quel soulagement ! Sa camarade n'était peut-être pas aussi vile qu'elle l'avait crue toutes ces années. Même si elle ne se voyait pas devenir son amie dans un avenir proche, elle se souviendrait longuement de cet immense service qu'elle lui avait rendu.
 Rayan, bien que hésitant au départ, finit par abandonner son écharpe dans son sac et rejoignit Olympe dans ses sautillements pour se réchauffer.

 — On commence avec quelques tours de terrain ? Pour se mettre dans le bain ?
 — C'est parti !

 Ils échangèrent un long regard avant de se décider à courir à une vitesse raisonnable. L'entraînement qu'Olympe avait espéré revivre avec Rayan depuis des jours, ayant senti son absence jusque dans ses rêves pendant toute la semaine, pouvait enfin commencer. Côte à côte, ils commencèrent à courir dans la nuit à peine brisée par la lumière faiblarde des rares poteaux lumineux encore en marche, un plaisir non dissimulé de partager ce moment ensemble.



 Les mains sur les genoux, le souffle court, Olympe peinait à reprendre sa respiration. Chaque goulée d'air pénétrait sa gorge avec l'intensité d'une avalanche, la ravissant de l'apport de fraîcheur mais l'étourdissant dans le même temps. Avait-elle trop forcée pour impressionner Rayan? Peut-être. Déjà presque deux heures qu'ils s'entraînaient : d'abord de simples tours pour s'échauffer, puis ils avaient mesuré leurs temps respectifs sur le 100, 200 et 400 mètres. Olympe avait proposé un 1500 mètres en dernier, espérant impressionner son professeur pour qui cette distance était le talon d'Achille mais, finalement, c'était elle qui s'était retrouvée à la traîne. Ses jambes la faisaient souffrir depuis une vingtaine de minutes mais elle s'était efforcée de l'ignorer, comme à chaque fois.
 Olympe les observa, juste sous elle, tremblantes et quelque peu chancelantes. Deux heures d'entraînement, ce n'était rien. La jeune femme avait déjà fait bien plus que cela sans que ses jambes ne se rappellent à elle de cette manière. Pourquoi ce soir ? Cela faisait tout de même un moment que cette scène se répétait. Dès que le moment était important, ses jambes commençaient à lui faire mal, sans raison apparente. Elles tremblaient, se remplissaient de fourmis et de douleurs étranges. Un peu comme les douleurs fantômes qui envahissaient le bas de son corps à l’époque où elle ne le sentait pourtant plus. Et si ça recommençait ? Et si, brusquement, ses jambes décidaient de ne plus marcher de nouveau ?
 Non, c'était impossible. Le corps, ça ne fonctionnait pas comme ça, pas vrai ? Elle devait avoir trop forcé, voilà tout ! Et s'il le fallait, Olympe irait voir un médecin qui lui confirmait qu'elle manquait juste de vitamines ou quelque chose comme ça. Ne plus pouvoir remarcher brusquement après des années de rééducation, ça ne s'était jamais vu, n'est-ce pas ? Ça n'allait certainement pas commencer avec elle !
 Une main se posa tendrement sur son dos, calmant le rythme de son cœur qui commençait à s'emballer.

 — Est-ce que ça va ? Tu n'es pas obligé de finir, tu sais, lui murmura Rayan pour la rassurer.

 Olympe n'était même pas allée jusqu'au bout de la course, s'arrêtant sans explication à un peu plus de la moitié. Rayan s’était arrêté et avait alors traversé le terrain pour la rejoindre, soucieux. Il n'y avait pourtant pas matière à s'inquiéter, tout allait bien ! Pour le prouver, la jeune femme se redressa, bombant le torse, la respiration néanmoins toujours saccadée.

 — Désolée, j'ai un peu forcé. Je vais m'arrêter là.
 — Ne t'en fais pas. On a bien travaillé aujourd'hui, déjà, on peut être fiers de nous, la réconforta Rayan dans un sourire affectueux.

 Sa main n'avait pas quitté son dos, comme sachant qu'elle y avait tout-à-fait sa place. Ils s'observèrent avec douceur, signant là la fin de leur entraînement improvisé à la dernière minute.
 Tandis qu'Olympe reprenait difficilement son souffle, elle posa les deux mains sur ses hanches.

 — Tu n'es pas venu en cours cette semaine, ne put-elle s'empêcher de lui faire remarquer.

 Bien qu'en devinant la raison, son absence l'avait perturbée.
 Rayan enleva sa main pour se la passer dans les cheveux, embarrassé.

 — J'ai été un peu lâche sur le coup. Je ne voulais pas croiser Mélody.
 — Ah, c'était elle que tu ne voulais pas croiser ? hésita Olympe.
 — Oui, évidemment.

 La jeune femme rougit, même derrière son visage taché de sueur.

 — Je pensais... que c'était plutôt moi que tu évitais. Que tu ne voulais pas qu'on nous voit tous les deux.

 Rayan hésita.

 — C'est sûr que vu les circonstances, il aurait mieux valu aussi éviter qu'on se fasse remarquer... mais c'est surtout d'elle dont je me méfiais.
 — Elle ne va rien dire, elle me l'a promis, souffla Olympe, reprenant petit à petit sa posture.

 Le professeur l'invita à marcher, sachant cela préférable en fin de séance plutôt que de rester statique. Tous les deux au bout de terrain, ils avancèrent doucement, jusqu'à s'éloigner de plus en plus de l'entrée.

 — On peut lui faire confiance ? demanda Raya, visiblement nerveux.
 — Je crois.

 Olympe sourit et lança un regard timide à Rayan.

 — Mais on ne fait rien de mal, de toute façon. Non ?

 Sans même s'en rendre compte, la jeune femme se stoppa, fixant désormais son partenaire. La réponse à cette question était trop importante ; primordiale, même, pour la suite des événements.

 — Qu'est-ce qu'il y a de mal à ce qu'on fait, hein ?

 Leur relation sur ce terrain d'athlétisme, ou dans une galerie d'art, peu importa le lieu, n'avait rien de malsain. C'était ce dont elle souhaitait se convaincre. Après tout, ses notes n'avaient pas gonflé du jour au lendemain, et la direction de son mémoire se déroulait normalement. Ils étaient tous les deux adultes ; deux adultes qui se plaisaient.
 Rayan semblait incertain quant à sa réponse.

 — C'est compliqué.
 — Pourquoi ? insista Olympe.

 L'obscurité du bout de terrain où ils se trouvaient à cet instant rendait très difficile pour elle de discerner correctement son visage. Était-il inquiet ou agacé par son insistance ? Que pensait-il d'elle, là, tout de suite ?

 — Tu sais qu'Anteros Academy est un établissement privé. Et en particulier le cursus d'art appliqué et d'Histoire de l'art est principalement financé par des parents d'élèves... le genre qui n'aimeraient pas apprendre qu'une élève pourrait être favorisée par ce genre de relations.
 — Mais tu ne me favorises pas ! cria-t-elle, l'informa là pourtant d'une évidence qu'ils connaissaient l'un comme l'autre.

 Rayan eut un rire sans joie.

 — Je viens à peine de commencer à travailler là-bas, ce n'est pas le moment que ce genre de rumeurs courent sur moi, tu comprends ?

 Cette réponse lui fit l'effet d'un coup de poing dans le cœur. Elle savait qu'il avait raison. Pourtant c'était lui qui avait fait le premier pas, lors du gala, même sous l'effet de l'alcool. Alors pourquoi se sentait-elle comme une enfant réprimandée ? Pourquoi lui faisait-il sentir que c'était de sa faute ?
 Baissant la tête, Olympe croisa les bras.

 — J'ai compris, dit-elle, sans amertume.

 C'était très clair.
 Tandis qu'elle s'apprêtait à partir pour rejoindre les vestiaires et rentrer chez elle, histoire de réfléchir à la discussion qu'ils venaient d'avoir à tête reposée, Rayan la retint par le bras.

 — Non, attends ! C'est pas-

 Puis, les lumières autour d'eux s'éteignirent tout d'un coup. Surpris, il leur fallut une bonne seconde avant de réaliser ce qu'il venait de se passer. Il se tournèrent d'un même mouvement vers l'entrée et les vestiaires dont, eux aussi, les lumières venaient d'être éteintes.
 Rayan lâcha son bras et se rapprocha d'elle.
 Au loin, une forme attira son attention. Ils comprirent ensemble qu'il s'agissait de l'homme d'accueil, vérifiant certainement une dernière fois que personne n'était sur le terrain. Perdu dans un coin d'ombre, il ne les avait pas remarqués. Olympe fit un pas et s'apprêta à lui faire un signe lorsqu'elle fut coupée dans son élan par l'étreinte de Rayan autour de ses épaules.

 — Chut, tais-toi, ordonna-t-il.

 Interloquée, la jeune femme lui jeta un regard interrogateur mais il lui fit signe une nouvelle fois de ne pas faire de bruit, un doigt sur les lèvres. Il lui prit la main et s'enfonça plus profondément dans l'obscurité, l'invitant à se cacher derrière un banc. L'homme d'accueil, ne les remarquant pas, quitta définitivement le terrain et ferma les portes.
 Un ange passa et Olympe ne put s'empêcher de pouffer, ahurie.

 — Mais qu'est-ce que tu as fait ? Comment on va faire pour sortir ?
 — On trouvera une solution, balaya Rayan d'un revers de main, restant accroupi à ses côtés derrière le banc. Mais je ne pouvais pas te laisser partir comme ça. J'ai... j'ai encore des choses à te dire.

 Le cœur d'Olympe manqua un battement et elle remercia la nuit de dissimuler ses joues rouges.

 — Qu'est-ce que tu veux me dire ?

 Alors même qu'il n'y avait plus personne pour les surprendre, ils restèrent ainsi cachés derrière le banc. Comme si, quelque part, la nature secrète de leur relation s'exprimait jusque dans l'obscurité d'une nuit d'hiver normale. Parce qu'il y avait quelque chose d'anormal qui se déroulait entre eux et, au fond, ils le savaient.

 — Je n'ai pas envie qu'on arrête de se voir. Surtout pas ici.

 Le ventre d'Olympe se tordit. Venait-elle réellement d'entre ce qu'il venait de dire ?

 — Je t'apprécie comme ma partenaire d'athlétisme, pas une élève. Tu peux même changer de directeur de recherches si tu veux.

 Ne sachant que répondre, la jeune femme resta silencieuse, ses yeux ne lâchant plus les siens. Elle était alors bien incapable de déchiffrer ce qu'il y avait à l'intérieur des siens : son regard était chaud mais aussi tinté de tristesse, de désespoir.
 Sa main saisit la sienne, alors posée sur le sol de terre.

 — S'il-te-plaît.

 Ce fut cette simple supplique, cette demande, pleine de sincérité et de douceur, qui fut le déclenchement. Sans même réaliser ce qu'elle était en train de faire, Olympe ferma les yeux et plaqua ses lèvres sur les siennes. Rayan l'accueillit sans une once d'hésitation, prenant son visage dans ses mains pour la rapprocher de lui. La jeune femme chuta dans ses bras, les mains sur ce torse dont seuls ses yeux s'étaient délectée jusqu'alors. Des semaines voire des mois qu'elle attendait cet instant, celui d'épouser ce corps qui semblait appeler le sien à chaque instant. Ses doigts se refermèrent sur le tissu de sa veste, regrettant cet amont de tissu entre eux. Elle qui s'était plainte du froid toute la soirée ne le ressentait même plus, le corps embrasé de la tête aux pieds. Pas de timidité ou d'hésitation malvenue pour ce baiser dont ils s'étaient languis aussi bien l'un que l'autre. Les lèvres et la langue de Rayan avaient encore le goût de la boisson sucrée qu'il avait bu quelques minutes auparavant. Un goût qui devenait plus délicieux encore, mélangé à leur salive.
 Les mains de Rayan lâchèrent son visage pour saisir ses hanches, la renversant sur le dos, sans abandonner ses lèvres un seul instant. L'idée de reprendre son souffle ne lui traversa pas l'esprit, comme se délectant du manque d'air que lui provoquait ce baiser tant espéré. La jeune femme entoura le bassin de Rayan de ses jambes pour l'emprisonner contre elle encore plus fort. Rayan commença à balader sa bouche sur son cou pour y déposer des baisers, son nez froid s'enfonçant dans sa peau, lui provoquant un léger rire. Les mains d'Olympe caressèrent ses cheveux puis ses épaules et ses bras musclés. Elle souhaitait tout découvrir de ce corps qui semblait répondre à sa passion de la même façon.

 — Olympe...
 — R-Rayan.

 Leurs deux voix se faisaient presque silencieuses dans la cacophonie de leurs ébats. La jeune femme gémit lorsque les dents de Rayan s'aventurèrent à l'orée de sa nuque, juste sous son oreille. Elle ne sentit pas de suite sa main caresser sa poitrine et ouvrir sa veste pour y découvrir le tissu de son t-shirt.
 La chaleur lui faisait tourner la tête. Tout son être s'appelait à lui et, pourtant, une fugace sensation de nausée la prit. Elle déglutit avec difficulté et entoura Rayan de ses bras. L'envie de lui était telle que son entre-jambes lui aurait presque fait mal, mais c'étaient ses jambes elles-mêmes qui la faisaient souffrir. La douleur quasi fantomatique des minutes auparavant s'était transformée en poids presque insurmontable. Les mains de Rayan sur sa poitrine glissèrent petit à petit vers son bas ventre puis ses hanches, laissant une violente chaleur sur leur passage. Quand Olympe les sentit s'approcher petit à petit de ses cuisses, tout son corps se crispa et un gémissement, de douleur cette fois-ci, lui échappa. Rayan revint vers son visage pour l'embrasser de nouveau et la tête lui tourna.
 Elle n'était pas prête. Pas encore. C'était trop tôt. Trop difficile. Pas ici. Pas maintenant.
 Même si c'était tout ce qu'elle souhaitait. Lui.
 Rayan tira sur son bas de pantalon et, n'y tenant plus, Olympe le repoussa.

 — Attends... le supplia-t-elle, le souffle court.

 Il lâcha instantanément son pantalon, laissant tout de même son corps recouvrir le sien dans une passion fiévreuse qui ne pouvait pas disparaître en un instant.

 — P-Pas ici... désolée.

 Rayan prit une grande inspiration, comme ne l'ayant pas fait jusque là.

 — Tu as raison... je sais pas ce qu'il m'a pris.

 Un instant passa et ils rirent tous les deux, toujours dans les bras l'un de l'autre, comme se rendant compte de ce qu'ils avaient failli faire. Il n'y avait peut-être pas d'élèves autour d'eux mais ils étaient quand même dans un lieu public. Quelle idée ! Décidément, quand Rayan et elle se retrouvaient tous les deux, ils faisaient vraiment n'importe quoi.
 Rayan se redressa et aida Olympe à en faire de même. Ils remirent d'un même geste leurs vestes qui avaient été dézippées dans le processus. La jeune femme se recoiffa et épousseta la poussière sur ses bras et ses jambes. Son partenaire lui offrit un regard désolé et, après s'être relevé, lui proposa sa main. La jeune femme la saisit, toujours électrisée par son contact, malgré tout ce qu'il venait de se passer. Ses jambes la faisaient toujours curieusement souffrir – pas au point de ne plus pouvoir marcher, mais comme si elles étaient les seules à refuser la présence de Rayan. Pourquoi était-ce toujours comme cela ? Pourquoi ça ne pouvait pas finir autrement ? Était-ce réellement une question de ne pas le faire dans un lieu public ? Peut-être un peu, mais c'était encore différent, Olympe le savait. Après quatre ans à haïr ce corps, comment le réhabituer à se sentir proche de quelqu'un ? Elle n’y parvenait pas.
 La jeune femme repensa à ce qui n'était pourtant qu'une blague prononcée par son ancienne meilleure amie quelques semaines auparavant.
 Remettre la machine en route.
 Olympe resongea à l'invitation de Hyun quelques heures auparavant tandis qu'une idée folle naissait dans son esprit.
 Sa main prit celle de Rayan et l'étudiante se mit sur la pointe des pieds pour l'embrasser une nouvelle fois. Lorsqu'elle se recula, la jeune femme vit un sourire timide naître sur le visage de son partenaire qui lui fit fondre le cœur.

 — On y va ? proposa-t-il.
 — Comment on va faire pour sortir ? s'inquiéta brusquement Olympe, se rappelant de la situation inconfortable dans laquelle ils se trouvaient.
 — Le grillage est plein de trous, je suis sûr qu'on va réussir à sortir facilement.

 Rayan lui fit un clin d'œil et la tira derrière lui. Ils récupèrent leurs affaires posées près du terrain et ce fut en moins d'une minute qu'ils trouvèrent une partie du grillage qui était suffisamment ouverte pour leur permettre de passer l'un après l'autre.

 — Vas-y d'abord, proposa Rayan. J'irai après toi.

 Malgré ses indications, Olympe eut le plus grand mal à lâcher sa main, se mordant la lèvre. Et si elle n'avait pas tout arrêté, juste avant, seraient-ils allés jusqu'au bout ? Probablement pas, mais ils seraient certainement allés plus loin que la jeune femme ne s'en sentait encore capable. Ses yeux dévorèrent Rayan un dernier instant, savourant leur complicité nouvelle et ce secret qu'ils semblaient désormais prêts à protéger tous les deux. Sur ce terrain, où personne ne gravitait autour d'Anteros Academy, ça n'aurait pas d'importance, mais à la fac ce serait différent. Seraient-ils capables de cacher cela ? Alors même que simplement quitter la main l'un de l'autre semblait être un effort qu'aucun d'eux ne désirait faire.

 — Olympe, murmura Rayan.

 Et, sans crier gare, il prit son menton dans sa main pour emprisonner ses lèvres de nouveau. Elles étaient froides désormais, comme si le souvenir de leur étreinte était déjà oublié. Et d'ici quelques jours, quelques semaines, qu'en serait-il ? Survivrait-il à leurs vies si désordonnées ?
 Rayan la libéra et Olympe sourit.

 — Bonne nuit, dit-elle.
 — À toi aussi.

 Parvenant enfin à lâcher sa main, son sac sur le dos, Olympe s'engouffra dans l'ouverture et quitta le terrain, non sans lancer un dernier regard dans sa direction.
 Réfléchir aux conséquences de ce qu'il venait de faire était encore trop tôt.
 Quant aux conséquences de ce qu'elle s'apprêtait peut-être à faire avec quelqu'un d'autre que lui ? Elle y pensait encore moins.


♦♦♦


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