mardi 30 juin 2020

“Le Dragon des Glaces” ♦ Chapitre 1



 Jack l’avait dans le viseur. Un coup, un seul, et sa proie tomberait sous le joug de sa flèche. Le vent lui léchait la peau et couvrait ses mains comme une deuxième peau. 
 Il faisait froid. Il faisait trop froid pour la fille du chef mais ça n’était plus son problème, à cet instant précis. Une pression du pouce et ce serait suffisant pour abattre sa cible. Jack attendait seulement le bon moment, que la légère nappe de brouillard se dissipe. Sa main ripa sur le manche, ses doigts ne parvenant plus à bouger. Elle força sur son pouce pour enclencher la gâchette jusqu’à sentir la douleur engourdir son bras. 
 Un petit effort… rien qu’un tout petit peu… 

 — JACK ! 

 Cette dernière sursauta et la flèche partit s’enfoncer dans les herbes folles, à l’orée du bois. 
 La colère gronda dans son corps mais ne parvint pas à réchauffer ses mains qui glissaient encore un peu plus sur l’arbalète, incapable de la reprendre en main. Elle se retourna si vivement que son casque lui tomba sur les yeux. 

 — Castiel ! Bon sang ! Je l’avais ! s’insurgea-t-elle. 
 — Qu’est-ce que tu fais là ? Il y a trop de vent ! Rentre tout de suite ! 
 — Je l’avais je te dis ! C’était un sanglier… et énorme ! J’ai plus le droit de pêcher et je peux pas chasser non plus ? 

 Il s’énerva et lui prit l’arbalète des mains en ignorant ses protestations. Ils avaient déjà eu cette conversation un milliard et il ne comptait certainement pas recommencer. Frigorifiée, Jack releva son casque et le foudroya du regard avec la seule chaleur qu’elle possédait encore. Castiel la dévisagea, exaspéré, même si la douleur était aussi vive que la première fois qu’il l’avait vue comme ça. Il ne s’y habituait toujours pas. 
 Trois immenses cicatrices balayaient son visage de sa tempe au bas de sa joue opposée, sa paupière restant constamment à moitié clause. Les balafres étaient plus sombres que sa peau, témoignage d’une blessure qui n’avait jamais réellement correctement guéri. Jack ne prêtait guère attention à sa cicatrice – elle ne la sentait qu’aux travers des yeux des autres. De Castiel, en particulier. 
 Ils avaient tous les deux grandis, en quelques années. Jack avait gagné quelques centimètres et ses cheveux tombaient à présent jusqu’à son dos, mais elle gardait cette même fougue dans le regard et la même détermination qu’auparavant. Castiel, lui, la dépassait désormais d’une tête et demie et était constamment habité par une autorité insupportable. 
 Il lui prit les mains et elle protesta avec fureur. 

 — Mais lâche-moi ! 
 — T’as les mains glacées, Jack. 
 — Et alors ? 

 Oui, et alors ? Avant, ce genre de détail n’aurait jamais eu d’importance ! Castiel se comportait avec elle comme un père surprotecteur, or elle n’en avait pas besoin d’un deuxième. Elle se détacha de son étreinte et essaya vainement de reprendre son arme. Il l’en empêcha et, exaspérée, la jeune fille partit s’enfoncer dans la forêt. 

 — Tu peux garder l’arbalète, j’en ai pas besoin. À mains nues, j’y arriverai ! 
 — Hep, hep ! Attends ! Où tu crois aller comme ça ? 

 Il lui attrapa le coude et, affaiblie, Jack ne parvint pas à se défaire de lui. 

 — Très bien ! Laisse-moi, j’y vais. Je rentre. 

 Elle bougonna. 

 — De toute façon je dois aller voir Nathaniel, dit-elle en sachant pertinemment que ça l’agacerait. 

 — Fais donc ça. 

 Elle n’était pas vraiment fière d’elle mais elle n’avait pas trouvé mieux. Quitte à ce qu’il le déteste sans aucune raison, autant s’en servir. Jack partit en direction du village en forçant sur ses jambes pour marcher à petite foulée, espérant cacher à Castiel la douleur qu’elle ressentait dans ses cuisses et ses mollets. Elle refusait de devoir encore lui donner raison. 
 Castiel la regarda s’en aller et laissa tomber l’arbalète contre son flanc. Puis, il fit quelques pas et délogea avec difficulté la flèche enfouie dans le sol. Il remarqua, non sans un sourire cynique, qu’elle s’était enfoncée en plein dans la tête d’un furet qui passait par là. 




 Quand Jack rentra au village, le soleil n’était toujours pas levé. Jack n’avait pas le droit de sortir tant que Nathaniel ne l’avait pas soignée. Officiellement. Officieusement, Jack avait toujours fait ce qu’elle voulait, et ça ne changerait pas de sitôt. Si elle évitait Castiel – et ses remontrances perpétuelles – comme la peste, Nathaniel présentait l’avantage de ne jamais rien lui reprocher. Il la voyait rentrer, à n’importe quelle heure, et il la voyait partir, sans aucune raison. 
 Il serait toujours là pour la soigner. Il serait toujours là à son retour, et ça, Jack l’avait bien compris. 
 Nathaniel était assis à sa table de travail, occupé à écrire l’un de ses nombreux traités de médecine, écrivant commentaires et améliorations dans les marges. Depuis la mort de son père, l’année précédente, Nathaniel était devenu officiellement le seul médecin du village ; mais ça faisait bien longtemps que tous faisaient appel à lui et lui accordait une confiance absolue. Il avait eu affaire aux cas les plus désespérés et avait sauvé des dizaines d’entre eux. 
 Jack, ça avait été son premier cas. Il avait quinze ans à l’époque. En la sauvant, il avait démontré tout son potentiel. 

 — Salut, Nat. 

 Ce dernier répondit d’un sourire discret qu’elle devina sans avoir à le regarder. La pièce où il se trouvait était l’endroit où il passait le plus clair de son temps : il y dormait, travaillait et écrivait. Une table, placée au centre, prenait presque l’intégralité de l’espace. Jack monta dessus, comme à son habitude, et s’y allongea, le regard dirigé vers le plafond. Elle laissa dépasser ses bras et posa l’une de ses paumes sur la fenêtre. 
 Nathaniel, sans lever les yeux de son travail, pressa sa main dans la sienne, désormais juste à côté de son bureau. 

 — Tu es glacée. 

 Ce n’était pas un reproche. Juste une remarque. 

 — Je sais. 

 Il se leva dans un léger soupire. Après tout ce temps, l’un comme l’autre étaient lassés de ce rituel qui avait lieu trois fois par jour – au minimum. Un rituel qui faisait que Jack vivait désormais presque chez lui. La fille du chef l’observa avec langueur : son regard cireux, son air un peu fatigué, sa bonne humeur de surface. Quand Nathaniel s’était aperçu de son absence, il s’était levé et l’avait attendue, comme d’habitude. 
 La flaque de cire formée aux pieds des bougies lui indiqua qu’il était resté là un bon moment. 

 — Il y avait du vent, dehors ? 
 — Oui, beaucoup, répondit-elle. 
 — Je pensais qu’avec l’arrivée de l’été, tu me donnerais moins de fil à retordre. 
 — Il fait pas encore très chaud, c’est pas ma faute. 
 — Je te crois. 

 Nathaniel, s’affairant autour de la table, commença à enlever ses bottes trempées par les rosées ainsi que ses genouillères. 

 — Je ne t’ai pas demandée où tu avais mal, remarqua-t-il soudain. Je commence par tes jambes ? 
 — Oui, s’il-te-plaît. 

 Elle ne les sentait presque plus mais préféra ne pas lui dire, encore fâchée à cause des remarques de Castiel. Lui n’aurait pas hésité à lui faire payer ses nombreux écarts qui, au fur et à mesure du temps qui passe, se révélaient de plus en plus dangereux. 
 Si, au début, les effets secondaires de l’attaque du dragon des glaces ne s’étaient pas fait ressentir, ils s’étaient manifestés bien vite dans les semaines qui suivirent. 
 Nathaniel avait fini par remarquer que son cœur battait très lentement, que sa peau était étonnamment froide, que ses membres s’engourdissaient à vue d’œil et sans raison apparente. Après cette attaque qui avait marqué son visage au fer rouge, sa vie avait chuté dans un hiver éternel. Qu’importent les températures extérieures, elle avait constamment le sentiment de vivre emprisonnée dans un blog de glace, les pieds dans la neige. L’hiver restait la période la plus dangereuse pour elle mais, même l’été, la jeune fille n’était aucunement libre de ses mouvements. 
 Nathaniel enleva les protections de Jack avec rudesse, espérant aller au plus vite. Plus les années avançaient et plus vite son corps se refroidissait. Ses protections avaient été fabriquées exprès pour elles et pouvaient facilement s’enlever et se remettre, facilitant les soins. Le soigneur posa une main sur sa cheville et l’autre contre son pied. Puis, il la tourna, doucement, pendant un long moment avant de masser énergétiquement sa jambe, du haut de sa cuisse jusqu’à son mollet. 
 Jack, lasse, ne ressentait plus aucune curiosité par rapport à Nathaniel. Ni l’un ni l’autre ne rougissaient de ces contacts, assez intimes même si situés au-dessus du tissu de son pantalon. La fille du chef ne connaissait rien de lui mais savait tout en même temps. Elle se demandait si un autre lien, en dehors de celui établi entre le malade et son médecin, n’avait jamais existé entre eux. Si une réelle proximité n’avait jamais existé entre eux. 
 Probablement pas. Nathaniel pouvait bien parcourir son corps dans son intégralité que ça n’y changerait rien. Il n’était que son soigneur, même pas son ami. 

 — J’ai du mal à te réchauffer, Jack, dit-il d’une voix neutre. Il faisait si froid que ça ? 

 Le froid venait de l’intérieur de son corps. Depuis ses os. Le problème ne se situait pas à l’extérieur. 
 Nathaniel pouvait bien frotter énergétiquement sa jambe autant de fois qu’il le voudrait, il ne faisait que retarder l’échéance. Jack, elle, l’acceptait tant bien que mal. La chaleur des mains de Nathaniel ne restait qu’en surface ; elle réduisait la douleur mais ne guérissait rien. 
 Peut-être qu’un jour, ils l’accepteraient tous, comme elle. Alors, ils la laisseraient vivre ses derniers étés tranquillement. 
 Castiel n’accepterait jamais que Jack ait des pensées si fatalistes. Enfin, de toute façon, il n’acceptait jamais rien. Il était devenu encore plus rabat-joie et autoritaire que son père. 
 Depuis l’extérieur, des éclats de voix se firent entendre. Nathaniel soupira et Jack s’en amusa. 

 — Je déteste cette période de l’année, dit-il. 
 — Pas moi. J’espère que cette fois je vais pouvoir participer. 
 — Tu n’y penses pas, s’amusa-t-il en frictionnant son mollet avec vigueur. 

 Elle sentait à peine ses mains qui s’activaient sur ses jambes pour leur apporter un nouvel afflux sanguin, compensant ce que son corps n’était plus capable de faire. On aurait dit qu’elle revenait d’un périple de plusieurs semaines dans le blizzard, pourtant elle n’avait passé qu’une heure à l’extérieur, un matin d’été comme un autre ; la bise au creux du dos et une fraîcheur anecdotique sur le visage. 
 Parfois, quand la nuit se teintait de ses couleurs les plus profondes, elle sentait le froid se coucher sur sa poitrine et lui mordre le cœur. Cette sensation, plus que toute autre douleur, lui donnait véritablement l’impression qu’elle pourrait en mourir. 
 Pourtant, Jack était encore là et, dehors, perchée au bord du vide de l’aube, elle se sentait vivante. Vivante pour de vraie. 
 Comment pourraient-ils comprendre ça ? 

 — C’est l’occasion ou jamais. J’ai seize ans, je suis assez grande, ajouta-t-elle, n’en démordant pas. 
 — C’est trop dangereux pour toi. 

 Jack se redressa si brutalement que Nathaniel suspendit son geste pour la regarder, surpris. Elle attendit quelques secondes, fronça les sourcils et enfonça son regard dans le sien. 
 Il était le seul à la regarder dans les yeux de cette façon. Sans ciller. Avec lui, elle oubliait sa cicatrice. 

 — Je suis plus forte que toi. 

 Nathaniel sourit et mit un doigt entre ses côtes pour la forcer à se rallonger. Il prit son bras gauche et le frotta énergiquement, se plaçant dans le petit espace entre la table et le mur. Un léger courant d’air passait sous les volets et serpentait contre les murs. Jack le sentait de là où elle était. 
 Son corps fonctionnait au ralenti mais elle ressentait tout autour d’elle de manière décuplée. 
 Elle avait tellement froid. 

 — Je suis sûre que le chef va réagir comme toi, s’agaça-t-elle en fixant le plafond. 

 Le chef, son père, c’était la même chose. 

 — Il aura certainement une réaction plus virulente. 
 — Ou peut-être pas ! Peut-être qu’il sera fier de moi. Je tuerai le dragon le plus gros et le plus dangereux que vous n’ayez jamais vu ! Puis je le ramènerai au village. Et après, il ne pourra rien dire. 
 — Il aura trop à te dire avant ça. 

 Ça le faisait beaucoup rire, mais pas elle. Elle était entourée d’imbéciles et Nathaniel ne valait pas mieux ! Jack décida de ne plus rien dire, entendant les préparatifs de la chasse se faire de l’autre côté du mur, à l’extérieur, tout ça en son absence. Il devait probablement faire bien chaud et tout le monde avait l’air de s’amuser. 
 Nathaniel remettait les genouillères de Jack lorsque le chef entra, cognant ses lourdes bottes sur le sol en terre. 

 — Ah, Jaqueline, je savais que je te trouverai là ! Castiel m’a dit où tu étais ce matin. 

 Le médecin le salua et laissa Jack finir de se chausser toute seule. Ses bottes, heureusement pour elle, avaient fini de sécher. Posées près d’une bougie pendant quelques minutes, elles furent bien chaudes lorsqu’elle glissait ses pieds dedans. 
 Elle devait admettre qu’elle se sentait moins entravée qu’auparavant. Même si elle ne l’aurait jamais admis à voix haute, 
 Alrik, le chef, congédia son soigneur et se mit face à Jack qui s’était assise au bord de la table. Les mains fermement accrochées au bord, elle regardait ses bottes battre l’air avec lassitude. Son père n’était pas particulièrement grand, mais sa carrure musclée suffisait à le rendre intimidant. De nombreuses cicatrices, assez semblables à celles que Jack avait au visage, ciselaient sa peau brûlée par le soleil. Sa fille faisait pâle figure, à côté, avec sa peau diaphane et ses membres plus maigres que des copeaux de bois. 
 Il se racla la gorge et Jack releva les yeux vers lui, faisant la moue. Caché sous une barbe noire et des épais sourcils, il la dévisagea avec colère. 

 — Est-ce que c’est vrai, ce que j’ai entendu ce matin ? 
 — De quoi ? 
 — Que tu étais dehors, alors que le soleil n’était pas levé ? 
 — Il était levé ! Castiel exagère… j’ai loupé une super prise à cause de lui ! Il te l’a pas dit, ça, je suis sûre… bougonna-t-elle. 
 — Tu es vraiment irresponsable ! 
 — Mais non, c’est pas vrai ! 
 — Tais-toi ! fustigea le chef dans sa barbe rousse. Et maintenant va rejoindre les autres. Mets-toi au travail, tu vas finir par enraciner si tu ne t’actives pas tout de suite. 

 Jack se mordit la joue et descendit de la table. Elle prit tout son courage pour regarder son père dans les yeux. 

 — Justement, je dois te demander quelque chose. 

 Bien que sceptique, le chef l’encouragea à continuer. 

 — Je veux participer à la chasse aux dragons de cette année. 

 Un rire tonitruant s’échappa de sous sa moustache et Jack serra les poings. 

 — Arrête de raconter n’importe quoi, Jacqueline, je commence à me faire vieux. 
 — Je ne plaisante pas ! s’exclama-t-elle, vexée. Cette chasse, elle est organisée en mon honneur, non ? Pour remettre la main sur le dragon des glaces et planter sa tête sur le pic au centre du village ! 

 Cette vision, bien que lugubre, fut source d’une soudaine chaleur dans le ventre de Jack. Elle savait que sa mort prochaine, cette mort qu’elle affrontait de face là où tout le monde détournait les yeux, était due au dragon des glaces. Au fond, elle était bien la première à attendre cette vengeance. 
 Même si ça ne lui ramènerait pas ce qu’elle avait déjà perdu, elle voyait là la dernière et la plus grande aventure de toute sa vie. Cet été, c’était peut-être le dernier. 

 — Seuls les hommes peuvent participer, tonna son père, de moins en moins amusé. 
 — Mais moi c’est pas pareil. 
 — C’est beaucoup trop dangereux. Point final. 
 — Mais ! 
 — Pas de mais ! Et ne t’avises de me refaire cette scène stupide lors de la cérémonie tout à l’heure, je te préviens. 

 Jack encaissa le coup. Elle ne pouvait rien répondre au chef du village. Elle saisit rageusement le casque qu’elle avait laissé sur le côté, l’enfonça sur son crâne et partit loin d’ici, martelant le sol de ses pieds pour témoigner de sa colère. 
 La jeune fille ignora Nathaniel qui était resté à la porte. Les bras croisés, il regardait avec fatigue le monde s’affairer autour des préparatifs de la fête. Jack savait qu’il détestait cette tradition. La première chasse aux dragons avait eu lieu quelques jours après son attaque, alors qu’elle vivait encore dans un état de semi-conscience. Tous les hommes du village étaient partis à la recherche du dragon, malgré les températures hivernales et le blizzard qui les attendaient au pic de la Cadavra. 
 Ils revinrent deux semaines plus tard, exhibant des dragons de feu par dizaine, une flèche en plein cœur de chacun, comme trophées. Ils promirent, tous les ans, de terrasser tous les dragons qui envahiraient leurs terres. Celles-ci comprenaient alors l’écume de la mer Pourpre jusqu’au col des Malombres. S’ils croisaient un camp ennemi pour l’occasion, ils ne manquaient d’ailleurs pas de le confirmer. 
 Au début, Jack était contre cette déferlante de haine et de sang, celle-ci ne pouvant lui ramener son corps en été. Mais avec le temps, en se sentant faiblir et mourir, en voyant les hommes autour d’elle tomber sous les coups de griffes et les habitations brûler sous la gueule de ces monstres volants, sa pitié s’était muée en colère. 
 Elle en voulait au monde entier, de tourner ainsi, mais elle ne pouvait rien faire de plus. Jack avait le sentiment que si elle mettait la main sur le dragon des glaces, elle tiendrait sa deuxième chance, l’occasion de renaître de ses cendres. 
 La chasse avait lieu pour la cinquième fois, la quatrième fois en été. L’hiver étant trop difficile à supporter, l’objectif premier – de trouver le dragon des glaces – était tombé et ne restait plus que l’envie de nettoyer le paysage, des côtes aux monts les plus hauts, de tous les dragons de feu existant. 
 Cette année était la bonne. Elle enfonça ses bottes dans la boue et, bien qu’à contre cœur, partit aider les autres – les femmes, évidemment – à préparer les décorations pour la fête. Des panneaux de bois et de vieux boucliers inutilisables étaient peints aux couleurs de l’évènement – le rouge, l’or et le blanc – et étaient entreposés de part et d’autre d’un petit podium où Alrik pouvait s’adresser à tout le monde. Des pans de tissus imbibés dans différentes teintures avaient été réunis et formaient d’étranges drapeaux, attachés avec des ficelles épaisses, son rôle aujourd’hui étant de les mettre un peu partout. Un léger vent soufflait mais l’air, particulièrement lourd en cette fin de matinée, rendait la fraîcheur sur son visage supportable. Elle se surprit même, alors qu’un air de flûte flottait non loin d’elle, à laisser la brise rouler sur ses joues sans se couvrir. 
 Elle rouvrit les yeux et remarqua Castiel qui, à l’autre bout de la place, la fixait avec colère. Après qu’elle l’ait remarqué, il baissa les yeux et retourna à son stock de flèches. 
 Imbécile, pensa-t-elle. Je suis sûre qu’il va encore me faire la morale. 
 Jack planta le pic en bois qui maintenait son drapeau aux couleurs de l’évènement dans la boue, se fichant bien de s’il devait tomber à cause de l’humidité du sol. Puis, elle partit dans la direction opposée à Castiel en se frottant les mains, faisant attention à ne pas percuter deux poules qui s’étaient échappées et qui étaient poursuivies par une pauvre femme. N’ayant déjà plus du tout envie de continuer à faire ces tâches inutiles, elle alla s’asseoir sur une motte de terre, le menton dans sa paume. 

 — C’est vraiment pas juste, lâcha une voix légèrement suraiguë non loin d’elle. 
 — Mais toi t’as même pas encore seize ans, lui répondit une autre, malicieuse. 
 — J’ai quinze ans ! C’est presque seize. Et je suis un garçon. 
 — C’est ça, ouais ! Ça sert à rien de jouer aux durs, on y croit pas une seconde ! 

 Le jeune garçon aux incroyables yeux bleus essaya de montrer ses muscles en traçant une ligne de ses épaules à son poing serré. Jack les observa du coin de l’œil, un peu amusée. Il était accompagné de deux jeunes filles qu’elle ne connaissait pas bien. L’une était grande, dynamique, rien que dans sa façon de se tenir, et avait de beaux cheveux blancs coulants sur son dos. L’autre, plus petite, était accroupie et observait ses amis avec plus de calme qu’ils n’en avaient tous deux. Des tâches de rousseur recouvraient son visage halé et ses cheveux roux étaient attachés sur son crâne. 
 Jack n’avait pas plaisanté ainsi avec des amis depuis des années. Elle n’avait plus vraiment d’amis, depuis toute cette histoire. Au mieux, on la craignait, comme si ses cicatrices lui donnaient une aura particulièrement effrayante, au pire, on avait pitié d’elle. Castiel et Nathaniel ne comptaient pas. 
 Elle aurait préféré prendre racine ici plutôt que de retourner voir son médecin. 
 La lassitude la prit à la gorge. 
 Et elle ne bougea pas avant qu’on la délogea de force, trente minutes plus tard. 




 Une volute épaisse de fumée recouvrait dorénavant les étoiles. La fête touchait à son plein. 
 Plus que n’importe quel autre soir de l’année, le village avait été noyé sous la nourriture et la boisson. Jack, l’estomac noué, n’avait presque rien avalé mais avait bien trop bu. Sa gorge la brûlait encore et lui donnait une fausse sensation de chaleur qui coulait dans ses veines. Nathaniel l’avait mis en garde contre l’alcool mais elle n’en avait cure. Elle ne savait même pas où il était. Il devait probablement dormir en ignorant les cris, les chants et les feux de joie qui ponctuèrent une bonne partie de la nuit. 
 La tête lui tournait encore lorsque le chef prit place sur la petite estrade. Au-dessus de lui prônait un bouclier immense où le dragon des glaces avait été peint plus tôt dans la journée. 
 Castiel, après une éternelle remontrance concernant son inattention et son inconscience, avait décidé de ne plus lui adresser la parole. Il se tenait juste à côté du chef, jugeant la foule comme s’il la surveillait. Qu’il était énervant, à se croire supérieur à eux tous – et elle en particulier – sous prétexte qu’il avait été choisi pour lui succéder. Meilleur combattant ? C’était n’importe quoi ! Tout ça pour avoir protégé son père une fois alors qu’il se faisait menacer par la flèche d’un camp ennemi quand il avait quinze ans. 
 Alors que tous s’amoncelaient près de l’estrade, Jack se mit à l’écart, faisant quelques pas dans la direction opposée. Dans l’obscurité, personne ne la vit s’éloigner. Elle avait froid. Elle écoutait à peine ce que le chef racontait pour réchauffer les foules. 

 — Seuls les hommes les plus courageux peuvent se joindre à nous pour cette nouvelle bataille. 

 Et bla bla bla, pensa-t-elle avec colère. 

 — Cette année encore, s’exclama Alrik d’une voix forte. Nous montrerons à ces bêtes féroces que nous gardons le pouvoir sur nos terres ! Nous ne les laisseront plus jamais s’attaquer à l’un des nôtres ! 

 Les cornes de brune et les cris de joie lui répondirent. Jack donna un coup furieux dans une pierre. Son pied, engourdi, lui lança un appel douloureux qu’elle ignora avec rage. Ses épaules frissonnèrent, ayant de plus en plus de mal à bouger. 
 Elle avait besoin d’évacuer tout cela, toute cette frustration, toute cette injustice. 
 La fille du chef traversa la foule d’un pas rageur et pénétra dans l’armurerie sans même essayer d’être discrète. Elle choisit à tâtons la première arbalète qu’elle trouva dans l’obscurité et prit une seule flèche. Elle sortit, le froid mordant sur sa peau lui donna un étrange coup de fouet. L’adrénaline s’empara alors de ses jambes, lui redonnant cette force qu’elle croyait avoir perdu. L’alcool frappait encore contre ses tempes. 
 Jack escalada les stocks de provision qui attendaient près d’une habitation, non loin de la foule. Elle arma l’arbalète, la leva à sa hauteur et pointa l’estrade. 

 — JACK ! hurla Castiel, qui ne l’avait probablement jamais vraiment quitté des yeux. À quoi tu jou- 

 La flèche partit. 
 Elle s’enfonça en plein dans le bouclier. Juste entre les deux yeux du dragon aux écailles de neige qui y avait été dessiné. 
 Alrik leva les yeux, prenant quelques secondes pour saisir d’où venait cette flèche. Tout le monde suivit alors son regard. 
 Jack laissa tomber son arme et fit voler ses cheveux en enlevant son casque. Elle salua la foule d’une révérence, une expression hautaine sur le visage, et partit sans rien ajouter de plus. 




 Son père avait bien essayé de l’enfermer sans boire ni manger pour la punir de son insolence, mais la maison de Nathaniel était traversée de nombreux courants d’air. Jack trouvait toujours le moyen d’y entrer et d’y sortir comme elle le voulait. On avait beau essayer de cloisonner avec sa vie avec nombre de barrières et d’interdits, s’ils l’avaient empêché d’avancer, ils ne l’empêcheraient pas de s’enfuir indéfiniment. 
 Jack s’était assise au bord de la falaise, les pieds dans le vide, ne les sentant déjà plus à cause du froid. Ses mains aussi étaient comme anesthésiées. Elle s’en fichait bien, dorénavant. De toute manière, dans peu de temps, on viendrait sûrement la chercher pour la traîner par la peau du cou jusqu’à chez Nathaniel, pour changer. 
 Elle avait beau avoir fait quelque chose de fort stupide, elle ne parvenait pas à le regretter. Pour une fois son corps s’était exprimé et avait visé juste. Ses doigts n’avaient pas ripé, ses jambes n’avaient pas tremblé non plus. N’avait-elle pas l’étoffe d’une chasseuse de dragons ? N’aurait-elle pas pu protéger son propre père d’une flèche si on la laissait aller sur les champs de bataille aussi ? 
 Jack percevait des bruissements légers dans son dos mais ne voyait pas qui pouvait être réveillé à cette heure-ci. Et encore moins qui pourrait souhaiter se faire discret alors qu’elle n’aurait, elle-même, jamais dû se trouver dehors. 
 Quelque chose toucha fébrilement son dos une première fois. Puis, un caillou vint se loger dans son cou et Jack dut se tordre dans tous les sens pour l’enlever de ses vêtements. La fille du chef se retourna et vit trois corps dépasser de derrière un bouclier. 

 — Tu lui as fait mal, idiot, murmura une tête en s’affaissant. 
 — Mais c’était pas moi ! 
 — Mais si, je t’ai vu ! 

 Jack se leva, doucement, ses articulations hurlant à la lune. Elle était restée dehors beaucoup trop longtemps. Malgré l’obscurité, elle distingua les longs cheveux blancs de la jeune fille qu’elle avait vue un peu plus tôt. 
 Quand les yeux saphir du seul garçon rencontra son regard, son corps se figea sur place. Il était évident que si, jusqu’à maintenant, il n’avait pas de raison d’avoir peur d’elle, la donne avait changé quelques heures plus tôt. Jack enfouit dans visage dans la peau de bête enroulée autour de son visage. 
 Finalement, la rouquine osa s’extirper du bouclier et lui offrit un sourire timide, quelque peu hésitant. 

 — C’est toi, Ja-acqueline, la fille du chef ? 
 — C’est Jack, corrigea-t-elle. 

 L’autre fille osa se montrer à son tour. 

 — Ce que t’as fait tout à l’heure... ! C’était tellement… impressionnant ! 

 Jack se sentit légèrement rosir. 

 — On a entendu dire, commença le garçon en évitant soigneusement son regard, que tu aurais fait ça parce que tu étais en colère de ne pas pouvoir passer à la grande chasse aux dragons. C’est vrai, ça ? 

 Ne sachant pas vraiment comment réagir, Jack se contenta de croiser les bras et de hocher la tête. Son côté rebelle n’était une inconnue pour personne. 

 — C’était sûr ! susurra la fille aux cheveux blancs à son ami. Moi j’aurais bien aimé faire pareil. 
 — De quoi est-ce que vous parlez ? 

 Ils se tournèrent vers elle comme un seul homme, avant de se jeter des coups d’œil hésitants, chacun espérant que l’un d’entre eux prenne la parole. Finalement, ce fut la rousse qui s’avança vers elle, serrant les poings, et s’exprima d’une voix forte : 

 — Nous voulons participer à la chasse ! Rosalya et moi, nous avons déjà seize ans, et Armin est suffisamment entraîné pour participer aussi. Ce n’est pas juste qu’ils ne nous laissent pas participer. On veut leur prouver qu’ils ont eu tort. 
 — Et qu’est-ce que vous comptez faire ? rétorqua Jack d’une voix pleine de défi. 

 Ses amis la rejoignirent et la fille prit la parole pour eux de nouveau. 

 — On part cette nuit ! On prend des armes, des vivres, nos meilleurs protections et on part pour le pic de la Cadavra. Le temps qu’ils remarquent notre absence, on aura une nuit et peut-être même un jour de marche d’avance sur eux, on aura le temps de chasser une demi-douzaine de dragons d’ici là ! 

 Jack, emmitouflée sous plusieurs couches de vêtements, ne sut quoi répondre. D’un côté, cette idée lui paraissait farfelue mais, de l’autre, elle mourrait d’envie d’accepter. 

 — Et pourquoi vous me demandez ça ? hasarda-t-elle, soucieuse. 

 Les trois amis se regardèrent. 
 Ils n’avaient pas réfléchi à cette question. La rouquine s’avança. 

 — Ça nous paraissait évident que tu étais la bonne personne. Tu veux te venger du dragon des glaces, non ? C’est l’occasion, jamais personne ne te laissera t’aventurer aussi loin du camp. Et nous non plus. 
 — On va pouvoir s’entraider ! s’enthousiasmèrent les deux autres. 

 Jack sentit son cœur s’accélérer. 
 Ça ne lui était pas arrivé depuis des années. 
 Elle les connaissait à peine, mais elle eut le sentiment de s’être faits de nouveaux amis. 

 — Alors j’accepte, répondit-elle en se frottant les mains. On part quand ?


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