samedi 17 février 2024

“Le Dragon des Glaces” ♦ Chapitre 10



 Belkar. Ce fut avec cette seule information, ce nom mystérieux, que Jack s’élança vers leur destination. À peine eurent-ils descendu la pente que Charlotte se positionna devant elle, les bras croisés, la toisant de toute sa hauteur.

 — Pas un mot, c’est clair ?

 Jack déglutit, intimidée malgré elle par sa prestance.

 — Elle sait ce qu’elle risque dans le cas contraire, chantonna Kentin.

 Sa bonne humeur était presque indécente. La jeune fille le foudroya du regard, ce qui ne fit qu’accentuer son sourire.

 — Qu’est-ce que je suis censée dire, alors ?
 — Personne ne t’adressa la parole, affirma-t-il.
 — Attends.

 Charlotte réfléchit.

 — Elle risque d’interpeller, surtout avec un visage comme le sien.

 Jack fronça les sourcils. Si elle avait le malheur de l’oublier, quelqu’un finissait toujours par lui rappeler les trois profondes balafres qui traversaient son visage. Il s’agissait soit de la culpabilité de Castiel, la rage de son père, la peur des jeunes de son âge ou, comme là, le simple dégoût de cette quasi inconnue.

 — Tu es une voyageuse. On s’est rencontrés par hasard. Tu peux garder ton nom.
 — Ah, ouf ! ironisa-t-elle.

 La blague ne fit pas rire l’alchimiste. Elle regardait Jack avec une telle fureur qu’elle en aurait senti sa peau fondre sous son courroux.

 — Très bien, accepta la jeune fille.
 — Parfait ! Ne perdons pas plus de temps.

 Ils reprirent leur marche.

 — Avant d’aller chez Li j’irai faire un détour par chez moi, prévint Charlotte.

 “Chez moi”. Alors ce village, Belkar, était bien “chez eux”. Même si Jack l’avait supposé, l’entendre de vive voix la surprit malgré tout. Elle ne les imaginait pas avec une maison, un lieu où rentrer. Inconsciemment, elle les avait toujours pris pour des nomades. Jack se tourna vers Kentin qui souriait toujours, comme lisant dans ses pensées. Sa stupeur semblait l’amuser.
 Des jours à marcher à leurs côtés et elle ne savait rien d’eux. Y aurait-il un jour où plus rien ne les surprendrait chez ces deux étrangers ? Ces inconnus qui avaient débarqué du jour au lendemain pour chambouler toute sa vie. Ce village, Belkar, c’était peut-être sa chance d’en apprendre sur eux.
 Sa chance ? Jack secoua la tête. À quoi pensait-elle ? Leur vie l’importait peu ! Seuls leurs pouvoirs l’intéressaient. En savoir plus sur l’alchimie, c’était son seul et unique objectif.
 Plus ils s’avançaient, plus la taille impressionnante de ce lieu lui sauta aux yeux. Rien à voir avec la maison. Ils n’étaient pas plus d’une soixantaine à vivre à Holmsa, personnes âgées et enfants compris, et plusieurs générations vivaient sous le même toit. Nathaniel et Jack étaient une exception. Jack, car elle vivait chez le médecin du village pour faciliter ses soins. Nathaniel, car il n’avait pas de famille. D’après son père, il était arrivé du jour au lendemain alors qu’il n’était qu’un bambin, après avoir erré dans les bois pendant ce qui devait être des jours. Il avait vécu dans différentes maisons avant de prendre son indépendance à quatorze ans et s’imposer comme le guérisseur de Holmsa. À bien des aspects, son apparence - une peau beaucoup plus blanche que les leurs, un corps fin et fragile, des yeux bleus et pâles - et ses talents le démarquaient depuis toujours. Il était resté un étranger. Comme Jack, il était l’anomalie. En dehors de la jeune fille, de son père et des hommes qui venaient parfois sur sa table pour des soins, il ne parlait à personne.
 Penser à lui lui serra brusquement la gorge. Elle savait qu’il était en vie, même si blessé. Elle l’avait vu avec les autres. Lui avaient-ils fait payer ce qu’il s’était passé ? Ils n’avaient pas intérêt ! Si non, Jack le vengerait à son retour, se promit-elle. Surtout Castiel, elle l’imaginait bien lui mener la vie dure pour quelque chose dont il n’était pas responsable !
 Mais elle était bien loin, à cet instant. Loin de tous ceux qu’elle aimait, et qui l’aimaient aussi. Elle était aux prises de deux énergumènes imprévisibles, puissants et violents. Kentin tenait visiblement à la garder vivante, mais pour combien de temps ?
 Les premières lumières du village se dessinèrent dans le paysage. Les maisons étaient alignées les unes à côté des autres, formant des routes précises discernables de loin. C’était bien différent du désordre ambiant de chez elle. Un nombre impressionnant de personnes marchaient dans ces rues. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques mètres, Jack comprit que des marchands vendaient leurs articles devant les bâtisses. Des cris arrivèrent jusqu’à elle, semblables à des prix énoncés dans une monnaie qu’elle ne connaissait pas. À Holmsa, ils n’utilisaient presque jamais d’argent.
 Sans réfléchir, Jack s’élança, dépassant les alchimistes pour rejoindre le marché à ciel ouvert qui se déroulait sous ses yeux à cette heure tardive. Elle sentit son cœur s’affoler à la vue de tous les étalages qui vendaient des objets qu’elle ne reconnaissait pas. Pas de fruits ou légumes mais des pierres fluorescentes, des pièces de métal qui bougeaient toutes seules, des étoffes aux couleurs du ciel…

 — Ça te plait ? lui demanda Kentin.

 Dans son euphorie, elle ne l’avait pas vu arriver. Lui n’avait pas dû la quitter des yeux.
 Elle crut qu’il se moquait encore d’elle mais, étrangement, son expression était douce. Comme s’il souhaitait réellement s'enquérir de la réponse, comme s’il espérait sincèrement que le spectacle lui plaisait.

 — C’est incroyable !

 Sans attendre, elle s’avança vers l’étale qui vendait des vêtements. Ils étaient totalement différents de ceux qu’ils fabriquaient dans son village. En fait, ils ressemblaient parfaitement à ce que Charlotte et Kentin portaient sur le dos. Des linges sombres, durs comme du bois mais aussi légers qu’une plume. Jack caressa les tissus du doigt, fascinée. Lorsqu’elle remarqua un espace vide, elle ne put s’empêcher d’y poser la main. Elle laissa échapper une exclamation de surprise lorsque ses doigts rencontrèrent quelque chose à la place de l’air.

 — En voilà un visage que je n’avais jamais vu avant, s’exclama le vendeur.

 Jack releva la tête vers lui. Une longue barbe rousse qui lui arrivait jusqu’à la poitrine, un crâne chauve, d’épaisses lunettes en forme de croissant de lune sur le nez, une veste rouge sur les épaules. Le marchand la regardait avec gentillesse, sans jugement. Même ses cicatrices n’avaient pas l’air de le repousser.

 — D’où viens-tu ? demanda-t-il.
 — Qu’est-ce que c’est que ça ? questionna-t-elle sans répondre à sa question.

 Sa main était toujours lourdement posée sur ce qui n’aurait dû être que du vide.

 — Ah, ça…

 Il paraissait ravi par son enthousiasme. Il saisit les pans d’un objet invisible et le souleva pour le lui montrer.

 — Une cape d’invisibilité. C’est ma création la plus populaire, dit-il fièrement.
 — Populaire chez les mauvais combattants, railla une voix qu’elle ne connaissait que trop bien.

 Kentin s’était de nouveau téléporté juste à côté d’elle sans qu’elle ne le sente arriver.
 Jack prit le tissu des deux mains, admirant le vide sous ses yeux. Les doigts qui saisissaient le vêtement avaient disparu derrière.

 — Comment vous avez fabriqué ça ?! questionna-t-elle avec insistance.

 Le marchand échangea un regard avec Kentin. Son sourire avait disparu, laissant place à une expression inquiète.

 — Mais d’où vient-elle ? lui demanda-t-il.

 Kentin posa une main sur son épaule.

 — De très loin d’ici. Elle va rester quelques jours seulement.
 — Elle n’a jamais vu de cape d’invisibilité ? s’étonna-t-il.
 — Oh, ce n’est pas le genre de choses qu’ils fabriquent chez elle.

 L’alchimiste lui prit le vêtement des mains pour le rendre au vendeur. Jack, toujours stupéfaite, ne parvenait pas à réagir. Une cape qui permettait d’être invisible ! Comment était-ce possible ? Était-ce aussi le genre de chose que leur magie permettait de créer ? Pourquoi tout le monde n’en portait pas, à cet instant-même ? Ou à tout moment, d’ailleurs ? Ou peut-être était-ce le cas ? Elle tourna la tête dans tous les sens à la recherche de potentielles personnes invisibles.

 — Et bien, c’est une première ! J’ai envie d’en savoir plus, dit joyeusement le marchand.
 — Une prochaine fois, d’accord ? conclut Kentin en invitant Jack à quitter le stand.

 Une main dans son dos, il la poussa doucement vers le milieu de la route.

 — A-Attends ! J’ai pas fini de regarder ! se plaignit-elle en se retournant.
 — Tu crois que je ne t’ai pas vu venir ? Si tu penses pouvoir t’échapper aussi facilement juste en portant une cape d’invisibilité, tu te mets les doigts dans l'œil.
 — Je ne… c’est pas mon intention !

 Ce serait mentir de dire qu’elle ne l’avait pas envisagé. Mais c’était sa faute pour en avoir évoqué la possibilité le premier !
 Kentin sourit, le poing sur les hanches.

 — Je t’ai bien dit que les alchimistes ressentaient les énergies. Je n’ai pas besoin de te voir pour savoir où tu es.

 Jack rougit, sans comprendre pourquoi. Elle croisa les bras, se penchant pour observer le marchand dans leur dos. Celui-ci ne les quittait pas des yeux.
 Kentin prit son menton dans sa main pour diriger son regard vers lui.

 — Charlotte avait raison. J’aurais dû me douter que tu te ferais remarquer immédiatement.
 — Ouais, avec un visage comme le mien, cracha-t-elle.
 — Il n’a rien de spécial, ton visage.

 Alors ça, c’était bien la première fois qu’on lui disait une chose pareille. Elle haussa un sourcil.

 — C’est toi. Ça se voit que c’est la première fois que tu vois de la magie. Ici, personne ne s’en étonne. Tu dois être plus discrète.

 Jack le repoussa enfin.

 — Je ne dirai rien. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

 Kentin croisa les bras puis lâcha un léger soupir.

 — Peu importe. Fais comme bon te semble. On a du temps à tuer avant que Charlotte revienne.

 La jeune fille ne put réfréner un immense sourire à l’annonce de ces mots. Elle décida de vagabonder dans les autres allées avant qu’il ne change d’avis.
 Après les pièces de vêtements capables de rendre invisible, Jack se retrouva face à une assemblée de billes lumineuses comme le “Tournois” que possédaient les deux alchimistes. Toutes étaient d’une couleur différente, du turquoise fluorescent au vert pomme, en passant par le rouge sang. Les lumières colorées dansaient à l’intérieur du verre, comme un nuage qui chercherait à s’échapper de paumes le maintenant prisonnier.
 Sur une autre étale, des pierres précieuses étaient alignées, présentant des couleurs tout aussi exubérantes. Jack, qui savait Kentin toujours dans son dos à la surveiller, prit une émeraude et la lui présenta.

 — Celle-là est de la couleur de tes yeux, dit-elle.

 La jeune fille ne savait jamais sur quel pied danser avec lui, ses humeurs plus changeantes que le ciel au-dessus d’eux, mais jamais ne se serait-elle attendu à le voir rougir jusqu’aux oreilles à cette réflexion. Elle pouffa à cette vue surréaliste. Agacé, Kentin lui reprit la pierre des mains et la reposa brusquement sur l’étale.

 — Ne touche pas ce qui ne t’appartient pas ! gronda-t-il.

 Jack leva les yeux, se mordant l’intérieur de la joue pour se retenir de sourire. Elle pouvait ajouter “embarrassé” à la liste des émotions dont il était capable. À croire que c’était un jeune garçon comme les autres ! Qui l’eut cru ?
 La fille du chef sautilla jusqu’au stand suivant qui vendait toutes sortes de potions. Elle lut difficilement la description qui les accompagnait. “Remède contre les piqûres d’abeille”, “Potion de force” ou encore “Potion de rêves lucides”, même si le sens de cette dernière lui échappait.

 — C’est ici que tu achètes toutes tes potions ? questionna-t-elle.

 Kentin, qui avait retrouvé sa composition, bomba le torse.

 — Non, je les fabrique moi-même. Je n’ai pas besoin de les acheter toutes prêtes, expliqua-t-il, avec sa vantardise habituelle.

 Il regarda par-dessus son épaule un instant puis se pencha vers elle.

 — Suis-moi.

 Il prit sa main glacée dans sa paume si chaude et l’invita à le suivre vers un autre étalage, quelques mètres plus loin.

 — Ça alors ! Te voilà de retour ! le salua la vendeuse.

 Cette dernière était habillée différemment de ce qu’elle avait vu jusque-là. Une blouse blanche sous une salopette marron, pas de manteau sur les épaules ou pièces de vêtements extravagants. Ses longs cheveux bruns étaient assemblés en une tresse complexe, agrémentée de broches et toutes sortes de bijoux. Sur son étalage s’alignaient fruits, légumes et herbes qui lui étaient totalement inconnus. Kentin lui lâcha la main.

 — Bonsoir Olga, répondit Kentin.
 — Elle est avec toi ? demanda la dénommée Olga en posant ses yeux clairs sur Jack.
 — Seulement pour quelques jours.
 — Comment tu t’appelles ?

 Jack lança un regard à Kentin, comme doutant qu’elle pouvait réellement utiliser son prénom. Il ne répondit pas à ses appels alors elle répondit sincèrement :

 — Jack.
 — En voilà un prénom que je n’ai jamais entendu avant ! s’exclama-t-elle. D’où viens-tu ?
 — Je voyage.

 La marchande hocha vigoureusement la tête, cette réponse vague n’ayant pas l’air de la surprendre du tout.

 — Tu as besoin de quelque chose ? poursuivit-elle.
 — Je vais avoir besoin de beaucoup, répondit Kentin à sa place. D’abord deux de ceux-là.


 Il pointa du doigt deux légumes qui ressemblaient à des radis. Il poursuivit, donnant une liste longue comme le bras d’ingrédients en tout genre. À Jack, tout lui était étranger, malgré quelques ressemblances à des fruits et légumes qu’elle connaissait déjà - carottes, pommes de terre, mandarines. Il commanda ensuite une cargaison entière d’herbes et de feuilles en tout genre. Il la paya de quelques pièces et fit signe à Jack de le suivre une fois sa transaction terminée. Légèrement à l’écart de la foule, il lui montra son sac chargé à rabord et son autre bras encombré d’une caisse remplie d’épices.

 — Je vais en avoir besoin pour continuer à fabriquer tes potions, expliqua-t-il. Je préfèrerais encore éviter que tu meures de froid en plein été.

 L’excitation causée par la découverte de ces nouveaux lieux emplis de magie lui avaient fait oublier son corps fragile pendant un temps. La nuit tombée, les raillons du soleil n’étaient plus là pour la réchauffer. Comme pour lui rappeler sa condition, un frisson traversa tout son corps.
 Kentin raffermit son emprise sur la caisse d’herbes.

 — Et si on se reposait quelques minutes avant d’aller voir Li ? Il faudrait aussi que je me débarrasse de tout ça.
 — Qui est Li ?

 Il sourit. Il n’allait pas répondre à cette question.

 — Tu veux venir chez moi ?

 Charlotte avait abandonné Kentin et l’autre boulet à l’entrée du village sans leur dire un mot. Pas une minute à perdre. Elle voulait profiter de ces quelques minutes de liberté avant d’aller chez Li. Elle traversa la foule à coups d’épaule, ignorant les salutations des personnes qui la reconnaissaient sur son passage. Elle n’avait pas de temps pour discuter.
 Ses pas rapides et précis la menèrent bien vite à sa destination. Une maison légèrement à l’écart. De la lumière émanant des fenêtres et des bruits coulant de derrière la porte.

 — Rends le moi !
 — Non, c’est à moi maintenant. Trouve t’en un autre !
 — Camelia ! Camelia ! Igor veut pas me rendre ma hache.
 — Igor, soupira la dénommée Camelia. Rends son jouet à ta petite sœur.
 — Elle est trop petite pour avoir une hache !
 — Je suis pas petite ! Je fais deux centimètres de plus que toi !

 Charlotte sourit à l’entente du grabuge. Après ces jours de silence dans la forêt, à peine dérangé par l’avalanche de questions de l’insupportable Jack, retrouver ce bruit, cette ambiance, ces voix, était d’un réconfort sans égal. Elle poussa la porte et entra en gronde dans la maison.

 — N’importe quoi ! T’as triché quand on a mesuré la dernière fois !
 — Charlotte ! s’exclama sa petite sœur, le visage illuminé par son arrivée.

 La jeune femme ouvrit grand les bras pour l’accueillir, un sourire à la hauteur du sien sur les lèvres. Son petit frère se retourna et eut la même réaction. Les deux enfants se jetèrent dans les bras de Charlotte, se réjouissant de son retour parmi eux.
 Camelia, restée à l’écart, s’avança doucement.

 — Tu nous as manquée, dit-elle, comme pour traduire le flot de paroles des plus petits.

 Sa sœur Camelia était tout l’opposée de Charlotte. Discrète, gentille, douce. Même ses cheveux étaient longs et lisses, soigneusement coiffés, là où ceux de Charlotte étaient bouclés et reposaient en bataille sur ses épaules. Elle n’avait pas de talent ou pouvoir particulier non plus. Ça ne l’intéressait pas. Rester à la maison pour prendre soin de la famille était tout ce qui l’importait. Charlotte aussi prenait soin de sa famille, mais elle le faisait d’autres façons.

 — Tu es rentrée beaucoup plus tard que prévu, ajouta-t-elle, une inquiétude non dissimulée dans la voix.
 — On a eu un imprévu, expliqua-t-elle. Mais c’était pour le mieux, crois-moi.

 Même si, pour l’instant, cet “imprévu” lui tapait sur le système. Charlotte savait qu’un jour, Jack finirait par lui être très utile. Elle devait seulement trouver un moyen de se débarrasser de Kentin et son idée fixe de la maintenir vivante.
 Cet idiot n’avait aucune idée de ce qu’il faisait. Son obsession à le retrouver avait eu raison de son bon sens. Mais il était fort, elle devait lui reconnaître ça. C’était bien pour ça qu’elle continuait à faire équipe avec lui malgré tout.
 Chaque chose en son temps. Elle était là pour profiter de sa famille avant de devoir repartir. Elle serra fort son frère et sa sœur dans ses bras, souhaitant ancrer dans sa mémoire ce moment avec le plus de précision possible. Lorsqu’elle se recula, elle remarqua la hache dans les bras du petit.

 — Hey, dis donc, c’est quoi ça ? demanda-t-elle en la lui prenant des mains sans effort.
 — Je l’ai gagnée à la foire ! expliqua-t-il fièrement.
 — C’est moi qui l’ai gagnée ! corrigea Aude.

 Charlotte vérifia la lame qui, effectivement, n’était pas coupante. Elle la fit tourner entre ses doigts, les sourcils froncés.

 — C’est dangereux. Vous ne pouvez pas jouer avec ça.
 — Quoi ?! s’exclamèrent les deux enfants.

 La joie d’avoir retrouvé leur grande sœur disparue, ils se jetèrent sur elle pour récupérer la hache. Charlotte n’eut aucun mal à les repousser d’une seule main.

 — Vous êtes trop petits pour avoir des armes.
 — C’est pas juste, tu en as plein, toi ! Et on est pas petits !
 — Seule Aude l’est !

 La jeune femme passa la hache à Camelia, lui demandant de faire en sorte à ce qu’ils ne mettent pas la main dessus. Alors que les enfants continuaient de la supplier de leur rendre leur “jouet”, elle murmura :

 — Comment elle va ?

 Sa soeur baissa les yeux, interdite. Charlotte comprit ce que cela signifiait.
 Ça n’allait pas mieux.

 — Bon, je vais la voir. En attendant, jette-moi ça. Et vous, arrêtez de causer du grabuge !

 Loin de l’écouter, les petits commencèrent à grimper sur le dos de Camelia pour récupérer la hache. Charlotte savait que sa sœur allait avoir du mal à gérer la situation mais elle n’avait pas beaucoup de temps.
 Elle monta les marches jusqu’à l’étage du dessus et abandonna ses affaires et armes devant la porte de la chambre. Elle savait qu’elle n’aimait pas la voir avec. “Tu ne devrais pas avoir à te battre comme ça”, “On peut survivre sans que tu n’aies à partir” répétait-elle. Mais la réalité était bien plus compliquée.
 La chambre de sa mère était plongée dans l’obscurité, comme d’ordinaire. En journée, les rideaux étaient fermés, et la nuit, personne n’allumait de bougies. Ça n'aurait fait que la déranger dans son sommeil. Charlotte s’approcha doucement du lit duquel elle entendait une lourde respiration tomber sur les draps.
 Elle soupira.

 — Charlotte…
 — C’est moi maman.

 La jeune femme s’assit sur le lit.

 — Où es-tu ? lui demanda-t-elle d’une voix faible. Approche-toi.

 Charlotte s’allongea à ses côtés. Le bras faible de sa mère sortit des couvertures pour encercler le corps puissant de sa fille. Celui-ci se détendit pour la première fois depuis son départ. À l’extérieur, elle était toujours en alerte, aux aguets, prête à se battre, à tuer s’il le fallait. Mais ici, dans les bras de sa mère, elle redevenait une enfant, même du haut de ses dix-huit ans. Une enfant qui avait le droit de baisser sa garde, de se laisser enlacer et caresser doucement les cheveux.

 — Qu’es-tu allée encore faire à l’extérieur ?
 — Tu dois me faire confiance.

 Ce fut à sa mère de soupirer cette fois-ci.

 — J’ignore toujours où tu es ou ce que tu fais. Tu sais que je m’inquiète.
 — Je suis désolée.

 Elle l’était sincèrement. Elle n’irait pas à l’extérieur si ce n’était pas une nécessité. S’il y avait une autre solution. Charlotte faisait tout ça pour eux.

 — Tu ne t’es pas mise en danger, au moins ?
 — Je te jure que non.

 Ce n’était pas un mensonge, du moins selon elle. Charlotte avait confiance en ses capacités, surtout avec Kentin à ses côtés. À eux deux, ils étaient presque invisibles. Et le seul à être revenu blessé dans leur “incartade”, c’était lui, après tout.
 Sa mère, même dans son faible état, rentrerait dans une rage folle si elle apprenait ce qu’ils avaient fait. Mais ils n’avaient pas eu le choix. Quelqu’un comme Jack ne se croisait pas tous les jours ; c’était bien pour cela qu’ils avaient pris tous les risques. Ils avaient besoin d’elle, bien que ce soit pour des raisons différentes.
 Charlotte enfouit la tête dans la poitrine réconfortante de sa mère, laissant échapper un soupir de soulagement. Elle aimerait que cet instant dure éternellement. Ne jamais avoir à repartir loin de sa famille. Elle aurait aimé passer tous les jours à leurs côtés. Mais si elle souhaitait la voir quitter ce lit et sa maladie, elle devait continuer. Chercher une solution. Chercher un remède.
 Jamais la clé du problème ne lui avait semblé si proche, atteignable. Avec l’aide de Li, elle y arriverait, elle en était certaine.

 — Qu’est-ce que je ferais s’il t’arrivait quelque chose ? murmura sa mère d’une voix brisée.

 Charlotte aurait pu lui dire la même chose. Elle n’était rien sans elle, ou sans Igor, Aude, Camelia. Ils étaient son univers et sa seule raison de poursuivre ses activités. Même si ça la mettait en danger.

 — Il ne m’arrivera rien, promit-elle.

 Une larme roula sur sa joue. Cette promesse était la plus importante qu’elle pouvait faire à cet instant.
 Il ne m’arrivera rien, et il ne t’arrivera rien non plus.
 Je te sauverai.


♦♦♦


→ Chapitre 11

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