Tachi tapotait ses doigts sur le volant au rythme d'une musique qu'il n'entendait pas. Il aurait pu allumer l'autoradio mais, sur ce parking isolé, les ondes étaient trop mauvaises. Après d'interminables minutes à essayer de percevoir autre chose que du bruit et le jingle de la radio qui passait entre deux chansons, il avait abandonné. Déjà dix bonnes minutes qu'il était là, à attendre, mais aucune trace de Mélody. Pourtant, elle l'avait appelé plus de trente minutes auparavant et avait fait preuve d'un tel empressement dans la voix qu'il avait été bien surpris de ne pas la voir l'attendre directement à la porte du bâtiment. Quelques adolescents, tirés à quatre épingles, étaient sortis fumer sur le parking, s'échangeant une bouteille au contenu transparent qui n'était certainement pas de l'eau, mais la jeune fille n'était pas avec eux. Était-elle partie avec d'autres amis à elle en oubliant de le prévenir ? Tachi vérifia de nouveau son téléphone. Aucun message. Rien. Il regarda sa montre : vingt-deux heures dix-sept.
Soupir.
Il ne connaissait pas bien Mélody. Pas plus que ce que ses parents lui racontaient d'elle – travailleuse, intelligente, solitaire – et les rares discussions qu'ils avaient échangées lorsqu'ils se retrouvaient à travailler dans la librairie en même temps : « Tu vas bien ? » « Oui, et toi ? » « Oui » « Tant mieux, tant mieux... ». Outre le fait qu'ils n'avaient rien en commun, ce n’était pas franchement le genre de Tachi de discuter avec des gamines de seize ans. Ou dix-sept. Quelque chose dans ces eaux-là. Le fait que Mélody ait son numéro de portable n'était dû qu'au fait qu'elle le contactait parfois pour lui emprunter la clé de la boutique, ses parents ne souhaitant pas qu'elle ait la sienne et la perde au lycée. Surprise serait un faible mot pour décrire sa perplexité face à l'appel de la jeune fille.
« Viens me chercher, s'il-te-plaît. Et ne préviens surtout pas mes parents ! »
Est-ce que ce n'était pas un peu bizarre, de lui demander ça ? Ou c'était bizarre de sa part d'avoir accepté. Il avait failli refuser mais s'était dit qu'il pourrait toujours se rétracter plus tard et tout raconter à ses patrons, après avoir compris quel était le problème. C'était toujours mieux que de la laisser errer seule en pleine nuit pendant la fête de la musique.
Qu'est-ce qu'elle pouvait bien cacher ? Un problème de drogue, d'alcool ? Pourtant, ça n'avait pas l'air d'être son genre. Ses parents lui reprochaient même plutôt de ne pas assez sortir avec ses amis. Et pourquoi le contacter, lui ?
Tachi s'affaissa sur son siège, légèrement irrité de devoir l'attendre aussi longtemps. Si elle s'était barrée sans le prévenir, il n'aurait aucune pitié à la balancer à ses parents ! Cédant à l'ennui, le libraire décida de s'allumer une cigarette. Il était à peu près certain que la jeune fille ne supportait pas l'odeur, ne manquant jamais de faire des grimaces et de s'éventer à chaque fois que Tachi revenait d'une pause clope au travail. Si ça la dérangeait, elle n'avait qu'à arriver plus tôt ! Il l'alluma avec le briquet de sa boîte à gants, se persuadant que, de toute manière, l'odeur avait déjà imprégné les moquettes. Alors qu'il en était à la moitié et tapait des doigts un nouveau morceau de mémoire, sur le parking, une forme attira son attention.
À travers la fenêtre opposée à la sienne, il discerna une personne courir vers lui. Il ne reconnut pas tout de suite la fille de ses patrons, engoncée dans une robe céruléenne et pailletée, volumineuse comme le serait une robe de mariée, et les cheveux bouclés à l'anglaise. Telle une Cendrillon s'enfuyant du château après minuit, Mélody courait à grandes enjambées vers lui, le visage dirigé vers le sol. Comprenant qu'il avait toujours sa cigarette dans la main, il la jeta sans réfléchir par la fenêtre, poussant un juron lorsque le mégot percuta la vitre fermée. In extremis, il déverrouilla la portière pour que Mélody, arrivée à son niveau, puisse entrer sans avoir à s'énerver sur la poignée.
Dans l'habitacle, sa robe paraissait encore plus volumineuse, se développant devant elle comme un coussin rempli d'air. Tachi jeta un coup d'œil à l'extérieur, au cas où quelqu'un la poursuivait, mais il n'y avait personne.
— Est-ce que ça va ? furent alors les seules paroles qui lui vinrent à l'esprit.
Est-ce que quelqu'un l'avait agressée ? Est-ce qu'il ferait mieux de mettre le pied à l'étrier et de partir immédiatement ?
Mélody releva finalement la tête vers lui. Ses yeux et son nez pleuraient, rouges comme si elle était enrhumée.
— Je suis désolée, s'excusa-t-elle dans un hoquet. Mais... tu es le seul que je connaisse avec une voiture.
Un sanglot lui échappa et elle s'essuya les joues avec ses mains nues. Perplexe, Tachi alluma la lumière pour mieux l'observer, espérant peut-être mettre le doigt sur un détail qui lui échappait. Il vérifia de nouveau à l'extérieur mais même les fumeurs de tout à l'heure avaient disparu du parking. Mélody s'était enfuie en courant et personne ne l'avait remarquée ?
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Les sourcils froncés, Tachi commença sérieusement à s'inquiéter.
— On t'a agressée ?
— Non ! s'exclama Mélody, probablement apeurée qu'il put croire une telle chose. C'est pas ça...
La jeune fille baissa de nouveau les yeux et, l'espace d'un instant, le libraire s'interrogea si son envie de le détromper n'était pas une façon de confirmer qu'il s'agissait bien de cela. Ne souhaitant pas néanmoins la contredire, il n'ajouta rien. Mélody, embarrassée, débarrassa les mains de son visage pour triturer la dentelle de sa robe.
— Pourquoi tu as mis autant de temps à arriver ?
Peut-être qu'à force de la faire parler, elle finirait par lui dire la vérité. Quoi qu'il en soit, elle paraissait particulièrement gênée, n'osant pas une seconde le regarder dans les yeux.
— C'est ton bal de promo ? questionna-t-il, un sourcil relevé, comprenant seulement maintenant qu'une fête organisée dans un lycée au mois de juin ne devait pas être pour autre chose.
Mélody se frotta les yeux de nouveau.
— Ils essayaient de me convaincre de rester...
De nouvelles larmes coulèrent.
— Il y a des mouchoirs dans la boîte à gants, indiqua-t-il, ne voulant pas se pencher pour les prendre lui-même, de peur de la mettre mal-à-l'aise.
Mélody le remercia d'un hochement de tête et sortit les mouchoirs. Tachi se mordit l'intérieur de la joue en comprenant que le paquet en question était vieux et abîmé, le scotch de la fermeture couvert d'une poussière noire peu ragoûtante. Néanmoins, la jeune fille ne s'en préoccupa pas une seconde, prenant plusieurs mouchoirs d'un seul coup et se mouchant bruyamment dedans.
Une fois Mélody calmée, Tachi s'aperçut qu'il avait lui-même les mains crispées sur son volant, ses jointures blanchies par la tension dans ses doigts. Il se détendit et frotta ses paumes contre son jean, prenant une profonde inspiration.
— Tout ce que je veux... dit Mélody en reniflant, c'est partir d'ici au plus vite. S'il-te-plaît. N'importe où.
— Je te ramène chez tes parents ? proposa-t-il.
— Non ! cria-t-elle. Je leur ai dit que je dormais chez une copine ce soir, je peux pas rentrer maintenant ! Il faut surtout pas qu'ils le sachent !
— Pourquoi ?
Mélody baissa les yeux. C'était une question à laquelle elle n'allait pas répondre, de toute évidence.
— Emmène-moi n'importe où ! Mais je peux pas rentrer chez mes parents !
Tachi soupira. Dans quoi était-il en train de s'embarquer ?
— Et ta copine ? Tu peux pas rentrer chez elle ? En plus tu dois avoir tes affaires chez elle, nan ?
Mélody se posa sur le dossier, triturant dans ses mains ses mouchoirs usagés.
— C'est pas ma copine, aboya-t-elle.
— Alors pourquoi tu dors chez elle ? rit-il.
La lycéenne, elle, ne rit pas et une nouvelle larme roula sur sa joue. Le nez retroussé, elle l'enfonça dans son mouchoir humide et se moucha de nouveau.
Alors, comme une lumière s'alluma au-dessus de la tête de Tachi.
— Oh je vois... Tu t'es disputée avec elle ?
— Je ne me suis pas disputée avec elle, cracha-t-elle en tournant la tête vers lui.
Le libraire sourit tendrement, croyant saisir ce qu'il passait. C'était peut-être égoïste car, peu importait ce qu'il avait pu se passer, cela avait laissé Mélody dans un état bien déplorable, mais envisager qu'il ne s'agisse peut-être réellement pas d'une agression le rassura.
— Qu'est-ce qu'elle t'a fait ? demanda-t-il, joueur.
Autant la faire libérer tout ce qu'elle avait sur le cœur.
Mélody sembla hésiter, probablement car ils étaient presque des inconnus l'un pour l'autre. De longues secondes passèrent sans qu'elle ne parle. Pensant que la jeune fille n'avait peut-être pas envie de se confier à un presque inconnu, Tachi fut légèrement surpris en l'entendant essayer de lui répondre.
— Elle... commença-t-elle, les yeux baissés sur sa robe de princesse.
C'était la première fois que Tachi la voyait aussi apprêtée. Il n'avait jamais vu ce genre de robe de promo ailleurs que dans les films hollywoodiens, là où dans la réalité, les tenues lui paraissaient plus sobres. Mais il n'était pas allé au lycée alors peut-être qu'il n'y connaissait rien. Il se rappela vaguement Mélody avoir parlé de sa robe avec sa mère dans l'arrière boutique mais, à l'époque, il n'y avait pas prêté plus attention que ça.
— C'est stupide ! s'exclama-t-elle finalement, visiblement gagnée par l'embarras.
— Alors ça.... tu peux me laisser décider moi-même, trancha-t-il dans un sourire.
La jeune fille sembla peser le pour et le contre, le regardant furtivement. Elle observa un instant à travers la fenêtre puis baissa la tête vers ses genoux.
— C'est juste que... elle... sort avec le garçon dont je suis amoureuse.
— Oh.
Il ne dit rien de plus. Alors qu'il pensait que ça s'arrêterait certainement là, elle poursuivit, ses mains déchirant des boules de mouchoir qui glissaient sur le satin de sa robe comme des perles de neige.
— J'avais prévu de me déclarer ce soir, poursuivit-elle, l'émotion la gagnant de nouveau. J'en ai parlé à toutes les filles quand on se préparait tout à l'heure avant de venir.
Mélody s'essuya le nez du dos de la main, oubliant les morceaux de papier dans ses mains.
— Elles m'ont toutes encouragée alors qu'elles savaient qu'Olympe et Nathaniel sortaient ensemble en secret depuis des mois ! Apparemment j'étais la seule à pas être au courant.
Sa voix s'était brisée, ses yeux observant le vide en parlant, comme si elle se parlait à elle-même plutôt qu'à lui. Tachi n'avait pas la moindre idée de qui étaient ces personnes mais la voir si profondément touchée lui fit mal au cœur.
— Elles m'ont laissée me ridiculiser.
Un nouveau sanglot lui coupa la parole. Par réflexe, Tachi tendit la main pour la prendre dans ses bras, se rétractant au dernier moment. Qu'est-ce qu'il faisait ? C'était une lycéenne et il avait plus de trente ans. Ils n'étaient pas de la même famille. Il n'allait pas s'amuser à faire ça alors qu'ils étaient seuls tous les deux dans une voiture. Néanmoins, la regarder pleurer sans rien faire, lui qui était aussi naturellement tactile, était intenable.
— Elles savaient très bien qu'il allait me jeter. P-Pourquoi elles m'ont rien dit ? bégaya-t-elle.
Mélody eut un rictus.
— Pourquoi elle m'a rien dit ? Hein ? questionna-t-elle, braquant brusquement ses yeux dans ceux de Tachi comme pour y chercher la réponse. Elle savait que j'étais amoureuse de lui !
— T'es sûre ?
Presque surprise par le son de la voix lui répondant, Mélody s'arrêta net.
— Je veux dire... Peut-être qu'elle était pas au courant avant ce soir et qu'elle a pas osé te le dire, se justifia-t-il.
— Non, elle le savait !! s'énerva la jeune fille.
Tachi sourit de sa maladresse. Au moins, il avait essayé.
— Je lui avais dit !
— Ah... dans ce cas, effectivement...
— Et puis je suis pas bête....
Elle soupira.
— Je les voyais bien se moquer de moi à cause de ça, dans les couloirs, quand Nathaniel et moi on travaillait ensemble...
Quelques secondes de silence passèrent et l'adolescente recommença à triturer ses mouchoirs, les déchirant en petits morceaux.
— J'étais pas sûre qu'il était intéressé, il me disait qu'on était amis mais je... je sais pas, dit-elle en se frottant les yeux. Il me disait aussi que j'étais différente des autres filles, que j'étais spéciale, que j'étais intelligente...
Sa voix se fit plus basse, probablement accablée par le poids de toutes ces fausses idées qu'elle s'était faites au sujet de ce garçon.
— Lui, il savait que tu étais amoureuse de lui ? demanda Tachi.
— Il m'a dit qu'il s'en doutait, tout à l'heure, quand je lui ai dit que je l'aimais.
— Ce gars savait que t'étais amoureuse de lui mais il continuait à te dire que t'étais spéciale pour lui et tout ? Tout ça en sortant avec une autre fille ? Tu parles d'un tocard !
— Non, c'est pas de sa faute... le défendit-elle. Il voulait pas me blesser, c'est tout.
Les épaules affaissées et le regard vitreux, elle paraissait totalement anéantie. Tous ces pleurs devaient l'avoir fatiguée.
— J'avais tellement envie de mettre cette robe... murmura-t-elle en caressant le tissu du bout des doigts, une mélancolie certaine sur le visage.
— On dirait la robe de Cendrillon, s'amusa Tachi.
Mélody sourit tristement, l'ayant certainement achetée pour cette raison.
— Ma mère trouvait qu'elle faisait trop gamine mais j'ai insisté. J'étais la seule à porter une robe comme ça... elles étaient toutes tellement bien habillées. Moi on aurait dit que je venais d'un carnaval !
La lycéenne jeta un nouveau coup d'œil à la fenêtre. Souhaitait-elle inconsciemment qu'ils viennent la chercher ? Qu'ils lui demandent de rester ? Elle avait bien parlé du fait qu'ils avaient essayé de la convaincre, un peu plus tôt.
— Est-ce qu'on peut partir, s'il-te-plaît ? N'importe où. Même chez toi, ça m'est égal.
— Chez moi ?
Elle n'avait peur de rien, cette fille.
— Hors de question.
— S'il-te-plaît ! Je veux pas que mes parents me voient comme ça et je veux pas rentrer chez Olympe. J'irai chercher mes affaires chez elle demain matin, tenta-t-elle de négocier.
— Tu peux pas venir chez moi.
Non seulement cette idée le dérangeait – il n'allait pas s'amuser à ramener la gosse de ses patrons, chez lui, dans leur dos – mais, en plus, le libraire n'envisageait pas une seule seconde de la présenter à sa colocataire. Sans savoir comment, Tachi avait réussi à se coltiner la pire colocataire de l'histoire de l'humanité, manipulatrice et toxique envers son propre fils de six ans qui venait un week-end sur deux. Il se refusait à imaginer toutes les remarques acerbes et inutilement méchantes qu'elle sortirait à Mélody en la voyant arriver, sans compter du fait qu'elle n'accepterait jamais que la jeune fille dorme ne serait-ce que sur le canapé.
Son appartement n'était pas une option. Cependant, l'air désespéré de Mélody le dissuada de la conduire chez ses parents contre son avis. Après tout, elle ne cachait rien de « grave », elle méritait d'avoir son jardin secret. Il posa les mains sur son volant et réfléchit, son regard tombant sur le GPS que le père de Mélody lui avait offert un an plus tôt.
— Tu veux aller voir un feu d'artifice ?
— De quoi ?
Il sortit le GPS de sa housse et commença à l'installer.
— Il y a un concert à ciel ouvert et un feu d'artifice à minuit, pour la fête de la musique, expliqua-t-il. Au parc du lac Calun. Tu y es déjà allée ?
La lycéenne fit non de la tête.
— C'est à trente minutes d'ici. J'avais déjà prévu d'y aller, mentit-il, ayant seulement vu la publicité sur le chemin jusqu'ici.
Un endroit avec du monde qu'elle ne connaîtrait pas, de quoi manger, de la musique... ça lui changerait peut-être les idées. Mélody laissa tomber sa tête sur le siège, peu enthousiaste.
— Ça me va, soupira-t-elle.
— Parfait.
Il n'en fallait pas plus. Sans attendre une seconde, il actionna le moteur et desserra son frein à main.
— Par contre je te préviens, ajouta-t-il sèchement, si je fais ça c'est juste parce que je sais que tes parents seraient morts d'inquiétude à te savoir traîner dans la rue toute seule avec je-sais-pas-qui. Je fais juste ça pour eux alors te fais pas de fausses idées. Compte pas non plus sur moi pour venir te chercher tous les quatre matins pour faire des plans comme ça dans leur dos.
Mélody eut un sourire triste qui lui fit légèrement regretter la froideur de son ton mais elle hocha silencieusement de la tête sans n'avoir rien à redire.
À cet instant, le libraire n'était pas encore certain de cacher la situation à ses patrons, aussi s'accorda-t-il le temps de décider. Une fois le feu d'artifice passé, peut-être même accepterait-elle de rentrer. Il savait que Philippe avait une totale confiance en lui et serait certainement soulagé de savoir qu'il était aller la récupérer en pleine nuit, mais il comprenait également pourquoi Mélody ne souhaitait pas les tenir informés. Elle avait passé une rude soirée.
Le GPS accroché à son tableau de bord, Tachi rentra l'adresse du parc et activa la voix pour bien prouver qu'il se rendait au lac. C'était peut-être des précautions inutiles, compte tenu la nonchalance de la fille de ses patrons vis-à-vis de lui, mais il s'était bien trop souvent engagé dans la voiture de personnes du double de son âge, là où il n'aurait jamais dû se trouver, pour reproduire la même chose désormais qu'il était l'adulte.
Mélody poussa un profond soupir de contentement en le voyant quitter le parking de son lycée. Il aurait cru qu'elle critiquerait l'odeur de cigarette ou le bordel éparpillé à l'arrière mais elle semblait s'en moquer. Probablement épuisée par toutes ces larmes, la jeune fille posa sa tête sur le dossier et s'endormit aussitôt. Tachi s'engagea sur la route sans un mot.
♦♦♦
— Tu peux activer la poignée ?
Mélody, assise sur le siège du milieu, engoncée dans sa robe de bal encombrante, se pencha pour tourner la poignée et coincer le pan du t-shirt que Tachi tenait contre la vitre.
— Nickel ! s'exclama-t-il, visiblement fier de lui. On voit rien du tout. Tu peux prendre ton temps.
Un remerciement se perdit dans sa gorge tandis qu'elle se rasseyait, le ventre noué. Tachi était gentil. Ses parents ne cessaient jamais de parler de lui, de l'inviter à dîner et de chanter ses louanges. C'était probablement assez ridicule mais la jalousie de voir ses parents le traiter avec autant d'estime l'avait toujours fait le déprécier d'une certaine façon. Elle s'était persuadée que c'était une racaille en qui on ne pouvait pas avoir confiance, compte tenu son casier judiciaire, mais, en réalité, il était gentil.
Mélody baissa les yeux sur ses genoux, n'ayant pas réalisé qu'elle était en train de triturer un haut qui n'était pas à elle. La jeune fille s'était réveillée dès leur arrivée sur le parking, les spots lumineux de ceux-ci agressant ses pupilles jusque sous ses paupières. Elle n'avait pas vu le temps passer, ayant dormi curieusement profondément alors même qu'elle ne s'était pas sentie si fatiguée. Gênée à la vue des personnes qui marchaient à quelques mètres de la voiture lorsque Tachi s'était garé, la lycéenne n'avait pas eu le courage de sortir dans sa robe volumineuse. Le libraire, qui était allé à la laverie plus tôt dans la journée en oubliant de ranger son linge dans son appartement, avait alors utilisé ses affaires pour couvrir toutes les fenêtres. Il lui avait aussi passé un t-shirt, un short et une ceinture pour qu'elle puisse se changer si elle le souhaitait. Pourquoi faisait-il tout ça ?
Mélody se frotta frénétiquement les yeux comme pour essuyer sa fatigue mentale. Tachi devait être en train de l'attendre mais elle était incapable de bouger. Elle aurait seulement voulu se mettre en position foetale et se cacher sur cette banquette toute la nuit. Les exclamations de joie et la musique à l'extérieur lui donnaient la nausée. De longues minutes passèrent avant qu'elle ne se décide enfin à enlever cette robe, qu'elle avait enfilée quelques heures auparavant avec un enthousiasme qui lui paraissait ridicule désormais. Et dire qu'elle avait pleuré devant Nathaniel, Olympe, tous les autres ! Elle qui ne pleurait jamais ! Comment pourrait-elle les affronter après ça ? Que ferait-elle lorsqu'elle les verrait à la fac, à la rentrée ?
Se forçant à ne pas y penser, Mélody tira sur la fermeture éclair de sa robe, sentant un soulagement immédiat à l'enlever. Elle s'était battue pendant des heures avec sa mère pour la convaincre de la laisser choisir celle-là, plutôt qu'une autre plus « moderne » et, maintenant, tout ce qu'elle souhaitait, c'était de la voir brûler.
La lycéenne jeta la robe dans le coffre derrière elle et enfila les vêtements de Tachi qui, bien que froissés après une journée entière passée dans un sac, sentaient encore bon la lessive. Mélody coinça le t-shirt noir dans le short si grand pour elle qu'il tombait à mi-cuisse. La ceinture aida à maintenir le tout attaché et, curieusement indifférente à l'allure horrible qu'elle devait avoir dans ces vêtements, Mélody ouvrit la portière. Tachi, qui se tenait juste à côté, se pencha vers l'habitacle.
— Tu vas réussir à marcher avec ça ? questionna-t-il, son regard vers le bas. T'es vraiment allée à fond dans le look de Cendrillon !
Mélody sentit sa poitrine se serrer par la honte. Elle avait économisé des mois pour s'acheter cette paire de talons transparents, persuadés qu'ils iraient parfaitement avec sa tenue. Elle n'avait pas pensé au fait que la transparence de la chaussure ne rendrait plus qu'apparente sa transpiration, se condensant sur le plastique entre ses orteils ; les voir à ses pieds lui donnait littéralement l'impression de porter les accessoires d'un costume pour enfant. Elle avait décidément tout raté de a à z.
— J'ai pas d'autres chaussures, se justifia-t-elle.
— C'est un parc. Tu peux y aller pieds nus.
Cette idée ne l'enchantait guère. Finalement, Tachi se rendit à son coffre et en rapporta une paire de tongs qu'il lui prêta. Elles étaient un peu trop grandes mais feraient l'affaire.
Le libraire s'écarta finalement de la portière pour la laisser sortir, rangea les vêtements qui avaient servi à cacher l'intérieur et verrouilla sa voiture. Une casquette enfilée sur sa tête, il hésita un instant avant de prendre également un manteau avec lui.
— On y va ?
Mélody le suivit pour seule réponse, le regard rivé vers le sol. Ils sortirent du parking pour entrer dans le parc où une légère foule se précipitait autour d'eux. Ils furent immédiatement accueilli par des odeurs envahissantes de beignets, pommes d'amour et autres cacahuètes caramélisées, dont la lycéenne aurait d'ordinaire raffolé mais, aujourd'hui, leurs effluves ne faisaient que l'incommoder, comme si l'idée même de manger lui paraissait totalement absurde. Un groupe de musique jouait plus loin sur une scène à ciel ouvert, chantant des classiques de la chanson française. Le public, qui connaissait les paroles par cœur, entonnait les refrains avec enthousiasme. Un petit carrousel avait été installé près des stands de chamboule-tout et de tire à la carabine. Les enfants agitaient les mains furieusement à chaque passage, cherchant des yeux leurs parents qui les photographiaient de loin. Tout le monde semblait passer un bon moment en cette soirée de fête de la musique. Tout le monde, sauf Mélody, dont l'humeur morose devait certainement se reprendre dans l'air comme une mauvaise odeur.
Tachi marchait devant elle, cette dernière ne remarquant pas qu'il se retournait constamment pour vérifier qu'elle était toujours là. Mélody était incapable de relever la tête plus que quelques secondes. Elle observait le sol, sous ses pieds, oscillant entre fine pelouse et terre sèche, n'ayant aucune idée de là où elle se dirigeait. La lycéenne n'avait pas envie d'écouter le concert, la musique la dérangeant presque dans sa léthargie, mais le vocaliser à Tachi était un effort insurmontable pour le moment. Ce ne fut qu'après de longues minutes à marcher en silence qu'elle s'aperçut que le son de la musique se faisait curieusement plus faible, comme s'ils s'en éloignaient. Pourtant, les lumières et les odeurs lui confirmaient qu'ils se trouvaient toujours au cœur de la fête. Marcher de cette façon, sans n'avoir rien à dire, pendant des heures, lui aurait probablement convenu. C'était cela ou bien laisser son corps s'effondrer comme il l'avait souhaité toute la soirée.
— On est plus très loin j'espère, dit Tachi.
La jeune fille hésita à lui demander où ils se rendaient mais le libraire expliqua de lui-même.
— Je cherche un endroit où s'asseoir. J'espère qu'on pourra bien voir le feu d'artifice.
Ah. C'était vrai. Ils étaient venus pour voir un feu d'artifice. Dans une autre vie, elle les adorait, et avait même proposé à Nathaniel de l'accompagner à l'un d'eux l'année précédente. Il avait accepté et il ne s'était rien passé, cependant elle ne pouvait oublier à quel point son cœur avait battu fort en étant seulement assise à côté de lui, pour le regarder. Ça n'avait jamais rien signifié pour lui, pas vrai ? Évidemment.
— Tu veux qu'on s'asseye ici ? questionna Tachi en pointant un banc du doigt. Celui-là est libre.
Mélody se força à lever la tête, constatant que les bancs étaient rares et à grande distance les uns des autres. Tous étaient occupés à l'exception de celui qui se trouvait sous ses yeux. La lycéenne alla s'asseoir sans réfléchir.
— Pour être honnête, je suis pas sûr qu'on soit dans la bonne direction pour voir le feu d'artifice, poursuivit Tachi en se posant à côté d'elle. Mais toutes les autres places sont prises.
— Ça m'est égal.
C'étaient les premiers mots que Mélody prononçait depuis qu'ils étaient entrés dans le parc. Ils se trouvaient dans un espace légèrement excentré de la fête, bien que d'autres personnes comme eux avaient décidé de se balader sur le chemin et de s'asseoir sur les bancs ou dans l'herbe pour papoter et manger des sucreries.
Une fois posée, Mélody eut un profond haut-le-cœur, la marche l'ayant paradoxalement empêché jusque-là. Une vie entière semblait s'être écoulée entre le présent et le moment où Nathaniel lui avait dit qu'il sortait avec Olympe. Quant au début de soirée, quand elle avait annoncé son plan de se déclarer à cette dernière et aux autres filles de la classe ? Une éternité. Cela paraissait improbable que tous ces événements aient pu avoir lieu dans la même soirée.
Elle avait tant mal au cœur qu'elle aurait pu en vomir à ses pieds. Jamais la jeune fille n'avait expérimenté pareille douleur. Toutes ces années à aimer Nathaniel en secret, à surveiller chacune des choses qui lui feraient dire qu'il pourrait éventuellement l'aimer aussi. Tous ses sourires, ses mots gentils, ses encouragements. Toutes ces fois où ils s'étaient parlé de leur famille, de leurs notes, de leurs problèmes. Ce n'était rien. Du vent. Une illusion. Tout le monde le voyait, sauf elle. Des années à aimer quelqu'un qui avait craqué sur la « nouvelle » de la classe dès qu'elle était apparue en cours d'années. Une fille qui n'avait pas l'air mieux qu'elle, en apparence, mais qui avait tout. Les amis, le petit-ami, la popularité. Tout ce que Mélody avait toujours souhaité, sans l'obtenir. Peut-être avait-elle été jalouse d'elle, dès le début, et que cela s'était remarqué... mais Mélody croyait que tout s'était arrangé ! Ces derniers mois elles s'étaient même rapprochées, Mélody l'ayant aidée avec Nathaniel pour ses révisions. Olympe l'avait également invitée, comme les autres, avant d'aller au bal de ce soir. Ça ne signifiait donc rien ?
Tout ça pour quoi ?
Ils se moquaient tous d'elle.
« Tu ne vas pas gâcher la fête. »
Car c'était tout ce qui leur importait. Qu'elle ne gâche pas la fête.
Mélody ne se comprit en train de pleurer sous ses paupières fermées qu'en sentant quelque chose se poser dans sa paume. Tachi lui avait passé d'autres mouchoirs en papier.
— Merci, bégaya Mélody, honteuse.
C'était pathétique de pleurer à ce point ! Pourquoi n'arrivait-elle pas à s'arrêter ? C'était la première fois qu'elle se sentait perdre le contrôle sur elle-même de cette manière. Que devait penser Tachi à cet instant ? Non pas que son avis comptait à ce point-là... mais il y avait aussi les quelques passants qui, elle s'en doutait, devaient bien rigoler de voir cette gamine habillée n'importe comment pleurer sur un banc.
— Je suis désolée, bredouilla la lycéenne en enfonçant le mouchoir dans ses yeux, espérant presque la douleur plus que le tissu absorbe toutes ses larmes.
— Pourquoi tu t'excuses ?
Mélody eut un hoquet, prise de nouveaux sanglots au souvenir de cette soirée.
— P-Parce que...
Elle se moucha bruyamment, la tête si baissée qu'elle aurait presque pu l'enfouir dans ses genoux.
— C'est s-stupide de pleurer pour un truc p-pareil.
Tachi rit.
— Ça va, j'ai fait pire que ça rien que ce matin.
Ne sachant pas s'il plaisant vraiment, Mélody tourna légèrement la tête vers lui.
— Si tu m'avais vu quand je me suis pris le pied de ma table de basse dans l'orteil ce matin... on aurait dit les chutes du Niagara, dit-il en dessinant le chemin de larmes imaginaires sur ses joues.
La lycéenne laissa échapper un rire qui la surprit pour son authenticité, ne s'en sachant pas capable. Néanmoins, si cela l'avait amusée, le retour du bâton fut encore pire, redoublant ses pleurs. Il essayait de la faire rire mais elle était incapable de se calmer. N'existait-il pas un bouton pour arrêter tout ça ? Et Tachi qui ne disait rien, se contentant de regarder devant lui, les mains sur ses genoux, comme si tout cela était normal !
— Tu vas pas me demander d'arrêter de pleurer ? demanda Mélody en levant les yeux vers lui par-dessus son mouchoir.
— De quoi ?
— « C'est qu'un garçon », dit-elle en mimant une voix qui n'était pas la sienne. « Tout le monde te regarde », « T'es trop grande pour pleurer », « T'as de la chance d'avoir des parents qui t'aiment alors que d'autres enfants vivent dans la rue », « Tu vas pas gâcher ton bal de promo ».
Tachi sourit, levant un sourcil.
— Pourquoi je te dirais ça ?
— Parce que, s'agaça Mélody en utilisant un autre mouchoir pour essuyer son nez humide. C'est ce qu'on doit dire, non ?
Le libraire ne répondit pas tout de suite, observant les passants. Mélody, embarrassée, baissa de nouveau la tête comme si sa seule frange pouvait la cacher aux yeux des autres. La lycéenne savait que Tachi avait vécu dans la rue et avait perdu son père quand il était petit. Elle l'avait aussi entendu raconter une fois qu'il avait été victime d'agression sexuelle dans sa jeunesse, quelque chose que Mélody n'avait jamais vécu, alors la voir pleurer pour quelque chose d'aussi ridicule devait le faire fulminer à l'intérieur ! Elle était si en colère contre elle-même d'être incapable de se retenir. Une vraie bonne à rien ! C'était comme redevenir un vulgaire enfant s'étant écorché le genou, alors même qu'elle avait officiellement pénétré dans le monde des adultes depuis plusieurs semaines.
C'était pathétique. Misérable. Embarrassant. Infantile...
— T'as le droit de pleurer, tu sais.
La surprise de cette simple phrase lui coupa le souffle.
— T'as le droit d'être triste, même pour un truc stupide.
Mélody se redressa, les yeux écarquillés.
Tachi parlait sans la regarder.
— Évidemment je pense pas que ce serait bien que tu t'enfermes dans ta chambre à pleurer pendant les dix prochaines années. Et si tu demandes mon avis, je pense même que d'ici quelque temps tu seras passée à autre chose et que tu trouveras ça fou d'avoir autant pleuré pour un mec qui je suis sûr en vaut pas du tout la peine.
Il eut un sourire triste.
— Mais ça s'est passé il y a à peine quelques heures, poursuivit-il en se tournant finalement vers elle. T'as le droit d'être triste pour t'être fait jeter le soir de ton bal de promo. T'as même le droit de gâcher ton propre bal de promo ! Je veux dire... on en fait tout une caisse du bal de promo mais moi, je suis même jamais allé au lycée ! Alors franchement, qu'est-ce qu'on s'en fout !
Son cœur commença à tambouriner brutalement dans sa poitrine en observant Tachi. C'était probablement la première fois qu'elle prenait le temps de le regarder, lui, et non l'homme qui travaillait à la librairie de ses parents. Ses cheveux noirs tombant sur son front, sa peau légèrement bronzée, la cicatrice blanche sous son oreille droite. Ses yeux souriaient sans montrer le moindre signe de moquerie, avec une sincérité bouleversante.
— T'as le droit d'être triste, ou d'être déçue, ou d'en vouloir à ta copine de t'avoir menti, même si je suis sûr qu'elle a aussi ses raisons. T'as le droit de pas vouloir lui parler pour le moment.
Ses yeux s'emplirent de larmes de nouveau et sa tête baissa sous le poids des larmes. La lycéenne plaqua ses mains sur son front pour se cacher des personnes passant devant eux.
— Je me serais évité beaucoup de problèmes si j'avais pris quelques heures, juste pour pleurer sur un banc.
Son cœur aurait pu exploser tant il lui faisait mal.
Mélody sentit alors un tissu rigide enrouler sa tête, ne comprenant qu'après un instant qu'il s'agissait de la propre casquette de Tachi qu'il avait enlevée pour lui mettre sur la tête. Il tira la visière vers le bas pour dissimuler son visage et la lycéenne imita son geste, comme pour se protéger.
— Je suis sûr que dès demain ça ira mieux.
Il posa une main hésitante sur son dos.
— Mais le seul moyen d'aller mieux, demain, c'est de t'autoriser à être triste, ce soir.
Il y avait de ces choses que l'on avait envie d'entendre, sans le savoir.
Mélody avait toujours voulu entendre quelqu'un lui dire ça. Ce ne fut qu'à cet instant qu'elle le réalisa. Accrochée désespérément à la lisière de cette casquette comme si elle pouvait la faire disparaître de la surface de la Terre, ses sanglots s'intensifièrent brutalement. Ils coupèrent sa respiration, enflammant furieusement ses poumons à chaque goulée d'air. Comme un nouveau-né, qui ne pouvait que crier pour exprimer ses émotions, elle pleura, ne retenant plus les cris de sa bouche curieusement sèche.
Toutes ces fois, enfant, où ses parents l'avaient culpabilisée de pleurer pour des choses « idiotes » parce qu'elle était « chanceuse » et ne manquait de rien. Toutes ces autres fois où elle avait retenu ses larmes d'elle-même : ses rares mauvais résultats alors qu'elle avait révisé à n'en plus pouvoir, les remarques de sa mère sur son poids, les disputes avec ses « amies », ses moments à manger seule au self parce qu'il n'y avait « plus de place » à la table des autres, les messes-basses lorsqu'elle participait en cours, Nathaniel qui ne remarquait même pas lorsqu'elle était absente pendant des jours, Olympe et les autres filles qui se disaient son amie mais paraissaient agacées par tout ce qu'elle disait. Ces instants où elle ne s'était pas autorisée à aller mal, même une seconde, parce que jamais rien n'était suffisamment grave pour justifier sa peine. Tous les moments douloureux de ces dix-huit dernières années se matérialisèrent en une seule crise de larme d'une intensité inégalée.
Tachi caressa doucement le haut de son dos alors que Mélody était agitée de spasmes, une douleur dans le ventre vive comme une barre chaude enfoncée dans les intestins. Protégée par cette simple casquette devant ses yeux, la lycéenne fut bien vite indifférente aux passants qui marchaient devant elle, s'attardant certainement en se demandant ce qu'il se passait. Des années de petites contrariétés, de vulgaires souffrances d'adolescente, de « rien », prirent brusquement le chemin de son cœur. La barrière qu'elle avait mise tout autour s'effondra subitement, alors même qu'elle n'avait pas cru en construire une à l'origine.
La lycéenne pleura pendant à en perdre la notion du temps, ne cessant pas même de s'apitoyer pour observer le feu d'artifice qui éclata plus loin sur sa droite. Tachi garda sa main sur son dos pendant tout le temps du spectacle avant de, finalement, y déposer le manteau qu'il avait apporté avec lui. Avec tout ça, Mélody n'avait même pas réalisé qu'elle commençait à trembler de froid. Les minutes passèrent jusqu'à la fin de l'événement et la lycéenne retrouva un certain calme dans les acclamations lointaines du public. Sa respiration revint légèrement à la normale malgré ses bronches douloureusement marquées par l'intensité de ce qu'il venait de ses passer. Bientôt, sa poitrine cessa de sursauter à chacun de ses sanglots et ceux-ci se dissipèrent peu à peu. Alors que ses dernières larmes perlaient de son menton pour échouer sur ses genoux, Mélody ferma les yeux et s'endormit dans la profondeur de la nuit.
Mélody fut réveillée par une légère brise caressant ses paupières fermées. Encore à moitié endormie, une fugace quinte de toux la prit, provoquant un tremblement dans l'épaule qui accueillait sa tempe. La jeune fille ne comprit qu'après un instant qu'il s'agissait de celle de Tachi et qu'il riait.
— Tu m'as fait peur, plaisanta-t-il.
La lycéenne se redressa doucement, le corps torturé par des courbatures et les paupières presque collées l'une à l'autre. La vue timide du jour à travers les arbres devant elle lui indiqua qu'elle s'était assoupie plus longtemps qu'elle n'aurait pu l'anticiper. Cela expliquait également les douleurs lancinantes dans son dos, son cou et ses hanches. Le manteau sur son dos glissa sur le côté.
— Il est quelle heure ? demanda Mélody, la voix enrouée.
Autour d'eux, il n'y avait plus personne. Tachi sortit de sa poche un vieux portable à clapet en reniflant.
— Sept heures cinquante-cinq, énonça-t-il.
— J'ai dormi toute la nuit ? s'interrogea-t-elle, surprise.
— Comme une pierre.
La lycéenne se frotta les yeux, sentant le vent frais piquer ses joues. Même si son corps se rappelait lourdement à elle, rendant chaque mouvement compliqué, elle se sentait curieusement légère. La tristesse était toujours là mais quelque chose d'autre l'avait définitivement quitté la veille.
— Et toi ? s'inquiéta-t-elle, un peu mal-à-l'aise d'avoir accaparé son épaule et son manteau pendant une nuit entière.
— J'ai un peu piqué du nez vers cinq heures du matin.
— Je suis désolée... soupira-t-elle en plaquant sa main sur son visage.
Elle fut surprise de sentir quelque chose de dur contre son front, se rappelant seulement à cet instant qu'elle portait encore la casquette de Tachi.
Le libraire croisa les bras et lui sourit.
— Tu crois que c'est ma première nuit blanche sur un banc ? rit-il. C'est rien du tout pour moi.
Il leva les yeux vers bien au-delà des arbres qui les surplombaient.
— Je dirais quand même pas non à un café avant de rentrer.
— Je dois récupérer mes affaires, dit Mélody, penaude.
— Il est un peu tôt pour aller sonner chez ta pote.
Il avait raison. Avant de quitter la fête, Mélody avait menti aux filles en prétendant que ses parents étaient venus la chercher pour rentrer chez elle et qu'elle repasserait rechercher ses affaires une autre fois. Même dans son état, la jeune fille savait qu'elle ne pouvait pas partir sans rien dire, de peur qu'Olympe contacte ses parents pour les avertir qu'elle avait passé la nuit dehors.
— Tu veux manger quelque chose ?
La lycéenne hésita. Son ventre répondit à sa place dans un bruyant gargouillement, ce qui amusa grandement Tachi.
— Moi aussi. Il faudrait quand même que je boive quelque chose avant de reprendre la route. Je connais un café pas loin d’ici qui ouvre à huit heures le week-end, dit-il en pointant une direction qu’il était le seul à comprendre.
— Je suis désolée.
Tachi lui offrit un sourire en coin.
— Arrête de t'excuser.
Il ferma les paupières un moment, visiblement fatigué.
— Ça va mieux ?
Mélody cligna plusieurs fois des yeux, enlevant doucement la casquette de sa tête. Elle l'examina avec attention, ressentant une émotion sur laquelle elle ne parvenait pas à mettre le nom.
— Oui.
— Tant mieux.
— Est-ce que tu vas en parler à mes parents ? hésita Mélody.
Il pencha la tête.
— Nan. Je préfèrerais que ce soit toi qui leur dise.
La lycéenne caressa doucement la lisière de la casquette avec son pouce, se mordant l'intérieur de la joue.
— Ils t'aiment tellement tu sais. Ils me parlent tout le temps de toi au boulot.
— Ils vont être super déçus s'ils apprennent que je suis partie en plein milieu du bal...
Tachi ouvrit la bouche, comme souhaitant insister, mais se ravisa. Ses parents passaient tellement de temps à s'inquiéter du fait qu'elle n'ait pas d'amis qu'elle en était venue à devoir s'inventer des sorties et des messages d'anniversaire. Ils avaient été si heureux d'apprendre qu'elle avait été invitée chez Olympe avant d'aller au bal de promo. Sa mère n'avait pas tari d'éloges la concernant en la rencontrant...
— T'es grande. C'est toi qui gères. Tu sais ce que j'en pense.
Il leva ses bras vers le ciel pour s'étirer puis poussa une exclamation de douleur.
— Ah, mon osthéo va m'engueuler quand je vais y retourner, se plaignit-il en se tenant le dos.
Mélody voulut s'excuser de nouveau mais se retint. Puis soudainement, quelque chose de cruellement important lui revint en mémoire.
— Attends, t'avais pas ton concours à préparer ?
Et dire qu'elle l'avait monopolisé toute la soirée alors qu'il avait d'autres choses beaucoup plus importantes à faire.
Tachi parut surpris par sa question. Se massant le bas du dos des deux mains pour se soulager, il soupira.
— Nan, je l'ai foiré. Enfin j'ai foiré l'écrit, du coup pas d'oral à passer, tu vois.
— Oh.
Il lui fit signe de ne pas s'en faire.
— C'était la première fois ! Je l'aurai au prochain coup, t'inquiète pas. Je m'y attendais.
Mélody savait qu'il passait le CAPES mais, honteusement, ne se rappelait même pas la matière. L'envie de lui poser d'autres questions lui brûla les lèvres mais il se releva d'un coup, sans qu'elle n'en eut le temps.
— Bon, on va se poser quelque part avant de repartir ? On ira chercher tes affaires chez ta copine puis on rentrera à la librairie. Heureusement que je fais pas l'ouverture ce matin, hein.
— Merci, bredouilla-t-elle.
Mélody se leva à son tour, des courbatures lancinantes dans son bassin rendant l'exercice plus que difficile. Dormir sur un banc était la pire chose qu'elle n'eut jamais faite pour son pauvre corps et elle n'en revenait toujours pas de s'être assoupie aussi profondément. La casquette toujours dans les mains, Mélody releva les yeux vers lui.
— Merci d'être venu me chercher, hier.
Tachi sourit, comme il ne cessait de le faire.
— Pas de problème.
Puis, il hésita un instant, avant d'ajouter.
— Tu sais, quand j'ai dit que je faisais seulement ça pour tes parents... je veux dire... j'ai fait ça comme si t'étais ma petite-sœur... ou un truc du genre, tu vois. J'ai pas envie qu'ils m'assassinent parce que je t'ai pas protégée quand tu me l'as demandé.
Il se gratta l'arrière de la tête.
— Si tu veux bien de moi comme grand-frère de substitution, ça me dérange pas que tu m'appelles quand t'as besoin d'aide.
Mélody ne sut que répondre, observant la casquette dans ses doigts comme si elle pouvait parler à sa place.
— Ça me va, dit-elle finalement, pensant qu'il ne pouvait pas s'agir d'une mauvaise réponse.
— Cool.
La lycéenne, subjuguée par sa vision, n'ajouta rien.
— Tu peux la garder, proposa Tachi en croyant deviner ses pensées.
Mélody ne l'avait pas envisagé une seule seconde mais, une fois l'opportunité entre ses mains, eut une furieuse envie de la saisir. Pourtant, elle ne portait jamais de casquette, ne connaissait pas le logo orange qui l'ornait, et aurait probablement trouvé l'idée ridicule à peine quelques heures auparavant.
— Merci.
Un léger sourire naquit sur ses lèvres sans même qu'elle ne s'en aperçoive.
— On y va ?
La lycéenne opina du chef tandis qu'il saisissait son manteau abandonné sur le banc. Elle le suivit, marchant cette fois-ci à ses côtés, la tête relevée. Le jour était à peine levé et le parc désormais déserté de ses visiteurs et stands, rangés dans la nuit, avait une atmosphère presque irréelle. Tachi éternua, probablement enrhumé d'avoir passé la nuit dans le froid sans son manteau. Assurant que tout allait bien, ils rejoignirent la voiture dans un silence apaisant.
Mélody ne pouvait pas avoir réglé tous ses problèmes en une soirée mais, au moins, son cœur avait repris la route de la légèreté. Et, sur ce chemin, elle était enfin avec quelqu'un.
♦♦♦
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire