mercredi 3 mars 2021

“Fallen” ♦ Chapitre 10

 

 — J'en reviens pas que tu sois allée l'acheter ! C'est ça que t'essayais de me cacher tout ce temps, que tu t'es transformée en bombe sexuelle ?

 Olympe sourit à sa question, là où le même genre de commentaires l'aurait mise mal-à-l'aise de la part de quelqu'un d'autre.

 — J'ai toujours été une bombe sexuelle, répondit-elle en riant, sachant parfaitement que c'était bien loin de ce qu'elle pensait réellement.

 La jeune femme tira inconsciemment sur le bas de sa robe, le téléphone toujours devant elle pour montrer sa tenue. Dans l'écran se dessinait la silhouette d'une femme bien plus présentable que celle qui était entrée en catastrophe dans les toilettes trente minutes auparavant. Si franchir le pas d'enlever ses collants déchirés n'avait pas été facile, surtout avec ses bleus aux genoux à cause du sport, Olympe n'aurait jamais pu envisager de sortir de ces toilettes si des élèves de sa fac ne lui avaient pas prêté maquillage et brosse à cheveux avec bienveillance. Ces filles ne la connaissaient même pas mais l'avaient aidée sans hésiter une seule seconde. L'étudiante avait pu enlever les traces de mascara sur ses joues, remettre juste ce qu'il fallait de poudre sur ses paupières et de fond de teint pour dissimuler son grain de peau inégal.
 Dans l'écran du téléphone, seuls les premiers centimètres de peau de ses jambes étaient visibles. Allait-on la regarder de travers parce que sa jupe était trop courte ? Parce que ses jambes étaient maigres, flasques, pas assez musclées, pas assez rebondies ? Olympe inspira pour se calmer. Les filles qui l'avaient si gentiment aidée n'avaient pas cessé de la réconforter, complimentant sa robe et son style, tout débraillé qu'il était... et on disait que la solidarité féminine n'existait pas ? Son amie aussi s'extasiait au téléphone ! Elle devait reprendre confiance en elle. Et puis, cette robe, ce n'était même pas la première fois qu'elle la portait. La première face à autant de monde, néanmoins, vue la foule qui se pressait dans la galerie pour cet événement.
 Olympe repensa à la première fois qu'elle avait osé porter cette tenue : l'exposition, ces quelques instants passés avec Rayan, à juste se sentir belle... sentir dans les yeux de cet homme la même beauté que tous ses amis semblaient déjà voir. Ada, en particulier.
 La jeune étudiante sourit et changea la direction de la caméra du miroir vers elle pour montrer jusqu'à ses chaussures.

 — T'es vraiment belle ! la félicita son amie au bout du fil, cette dernière n'ayant pas activé sa caméra.
 — Merci... désolée mais je vais devoir couper, dit-elle en rapprochant le téléphone de son visage. Je suis déjà arrivée une heure en retard... je peux pas rester cachée ici éternellement.
 — Oui bien sûr, Olly, pas de soucis. Mais tu m'as pas dit ce qui t'amenait à m'appeler comme ça, d'un coup ? Ça fait des mois que tu réponds pas à mes messages ! Que tu réponds à personne, d'ailleurs. Je sais que c'est dur de garder le contact une fois partie mais tu pensais pas qu'à force ça allait nous inquiéter ?

 Olympe se mordit la lèvre, évitant la caméra comme si cette dernière portait sur elle un regard aussi inquisiteur que celui d'Ada.

 — Je suis désolée.
 — Ça sert à rien de t'excuser encore et encore si c'est pour rien changer à ton comportement, soupira-t-elle.

 Son cœur se serra par culpabilité. Aussi agaçante trouvait-elle la façon maternaliste qu'avait Ada de lui parler, compte tenu leur différence d'âge, sur ce coup-là, son amie était dans le vrai.
 L'étudiante déglutit lentement.

 — Je sais. Je te jure que je t'expliquerai tout. Mais là ce soir, c'est juste...

 Olympe songea à Nathaniel. À son regard lorsqu'il lui avait demandé de disparaître. Quand il lui avait donné un maigre aperçu de ce qu'il avait pu ressentir pendant toutes ces années après leur rupture. Nathaniel qui souhaitait désormais clairement la rayer de la vie comme elle avait décidé, toute seule, de le rayer de la sienne quelques années auparavant.

 — Je crois que j'ai compris quelque chose. Sur moi.

 Pour la première fois, elle avait pris de plein fouet le poids de ses actions, de ses erreurs, de son égoïsme.
 Elle ne voulait plus avoir à revivre ça, jamais.

 — Bon écoute, on se rappelle, OK ? dit Ada d'un ton enthousiaste. T'as intérêt à me montrer plein d'autres tenues sexy, hein.
 — J'ai plein de jolies tenues, pourquoi forcément que les sexy ?
 — Pour pouvoir me les prêter après ! Qu'est-ce que tu crois ?

 Les deux jeunes femmes rirent et, après un léger silence, Ada poursuivit :

 — Moi aussi j'ai plein de trucs à te raconter alors on se rappelle vite. J'ai quelques nouvelles qui, je pense, devraient te faire plaisir vu ce que tu me racontes aujourd'hui. Donc on se tient au jus, OK ?
 — Oui, avec plaisir ! Bon allez, faut vraiment que j'y aille... depuis le temps, tout le monde a dû m'oublier !
 — C'est pas ce que tu voulais ? se moqua Ada.
 — Si, justement !

 Les deux amies se souhaitèrent une bonne soirée et raccrochèrent.
 Un air de mélancolie emprisonna son visage tandis qu'Olympe rangeait son téléphone, empoisonnée par le souvenir de cette soirée débutée bien étrangement. Elle n'aurait jamais imaginé revoir Nathaniel dans ces conditions... mais, de toute manière, elle ne le reverrait probablement pas après ça. Il fallait passer à autre chose.
 Armée de tout son courage, Olympe sortit des toilettes pour affronter la foule. La jeune femme refusa une flûte de champagne qui lui fut littéralement plantée sous le nez dans la seconde qui suivit et commença à arpenter la galerie en zigzaguant entre les invités. Le gala était organisé dans une galerie de la ville que la jeune femme ne connaissait pas, malgré la proximité avec son ancien lycée.
 Tout le monde était habillé élégamment, sans que ce soit ni trop ni trop peu, et la jeune femme se sentit rassurée dans sa robe, certes voyante, mais loin d'être « extravagante ». De toute façon, la jeune femme était bien trop occupée à essayer d'apercevoir les œuvres accrochées aux murs malgré les personnes agglutinées devant pour complexer sur ses jambes.
 Tandis que l'étudiante se tordait une nouvelle fois dans tous les sens pour tenter d'observer une photographie visiblement en noir en blanc, son pied glissa brusquement, comme si quelqu'un avait tiré le tapis sous ses pieds.

 — Mais vous pouvez pas faire attention ! C'est pas vrai ! s'agaça bruyamment la femme dont Olympe avait malencontreusement marché sur la robe.
 — Oh, je suis vraiment désolée ! Excusez-moi !

 Un bruit de bouche exaspéré retentit tandis que la propriétaire de la robe un peu trop longue se tournait vers elle.

 — Olympe ?
 — Mélody ?

 L'étudiante fut étrangement choquée de la voir, noyée dans cette foule d'inconnus.

 — Je savais pas que c'était toi, ajouta sèchement l'assistante de Monsieur Zaidi.

 Olympe déglutit et les deux jeunes femmes s'écartèrent lorsqu'un homme voulut passer à côté d'elles.
 Olympe détailla la fameuse tenue qu'elle avait failli déchirer avec son talon. Mélody était vêtue d'une somptueuse robe bleu marine sans manche, soulignant élégamment sa poitrine et sa taille, une évasure au niveau du genou. Sa camarade portait également des ballerines noires plates, tranchant légèrement avec le reste. Les épaules nues de Mélody brillaient, débordant d'enlumineur, et son maquillage était prononcé mais réussi – pas une seule imperfection, pas un seul trait de travers ou de rouge à lèvre sur les dents. Ses cheveux étaient aussi parfaitement bouclés, comme le seraient ceux d'une poupée de porcelaine.

 — Whoua... tu es superbe ! s'exclama Olympe inconsciemment, n'ayant jamais vu Mélody aussi apprêtée, à l'exception peut-être de leur bal de promo du lycée.

 Bien que le compliment était sincère, il n'eut pas l'air de ravir la concernée. Au contraire, son visage se renfrogna encore plus et, les joues légèrement roses, Mélody cracha un remerciement.

 — Ta robe est magnifique, poursuivit l'étudiante, toujours sans réfléchir. Je veux dire... moi j'ai pas pensé à m'habiller aussi bien, je me suis dit qu'une robe et une veste en jean ferait l'affaire.

 Olympe eut un gloussement gêné mais, de nouveau, Mélody fronça les sourcils, comme de plus en plus exaspérée par cette conversation.

 — C'est un gala en même temps, pas une boîte de nuit.

 Ah.
 Olympe eut un rictus et baissa les yeux sur sa robe courte.
 C'était bizarre. Quelques minutes auparavant, portée par les compliments de son amie Ada, Olympe s'était simplement sentie jolie. Plus maintenant. Comme si c'était un crime de l'avoir même envisagé. Ça prenait des interminables années pour gagner un peu de confiance en soi. Et une seconde pour tout détruire.
 Alors que sa camarade avait fait autant d'efforts pour s'apprêter comme un gala l'exigeait certainement, la jeune femme était arrivée avec des collants déchirés, du mascara plein les joues et les cheveux en bataille. Certes, le passage dans les toilettes lui avait sauvé la vie mais sa tenue était loin d'être aussi chic que celle que portait Mélody ou même certains autres invités.

 — Olympe ! Tu es là, enfin ! J'avais peur que tu n'aies pas pu venir. Comment se passe la soirée ? Tu as pu discuter avec quelques artistes ?

 Interloquée, l'étudiante ne comprit pas tout de suite que l'homme qui s'était adressé à elle n'était autre que Rayan. Il était à sa hauteur, un sourire rayonnant sur le visage. Une chaleur incontrôlable envahit sa poitrine alors que son regard se posait sur elle avec une infinie tendresse.
 C'était le même Rayan. Celui du terrain d'athlétisme. Celui qui s'était échauffé à ses côtés à peine quelques heures auparavant. Olympe ne l'avait même pas entendu la tutoyer. À sa camarade, par contre, ça ne lui avait pas échappé.

 — Vous vous tutoyez ? demanda Mélody, suspicieuse.

 Rayant déglutit si brusquement qu'il faillit s'en étouffer avec sa coupe de champagne.

 — Je vous ai encore tutoyée sans m'en rendre compte, c'est ça ? Je suis désolé... j'arrive pas à m'acclimater au français, c'est une catastrophe. Je ne voulais pas vous rendre mal-à-l'aise, s'excusa faussement Rayan.
 — Ce n'est pas grave, répondit Olympe d'un ton neutre, espérant passer rapidement à autre chose. Pour l'instant j'aimerais juste avoir accès aux photos exposées mais ce n'est pas gagné, avec tout ce monde...
 — Il fallait venir plus tôt... susurra Mélody.
 — Je ne m'attendais pas à ce que ça fasse aussi serré en n'invitant que les élèves de Master et quelques artistes. La galerie me semblait plus grande que ça ! se justifia joyeusement Rayan, ignorant royalement la remarque de son assistante, comme ne l'ayant pas entendue. Dans le pire des cas vous pourrez revenir un autre jour. Je suis sûr que le propriétaire sera ravi de vous revoir. Je vais lui dire de venir vous saluer.

 Cette fois-ci, il se pencha un peu plus dans l'espace entre ses deux étudiantes, de manière à ce que, dans le brouhaha ambiant, personne d'autre ne puisse entendre.

 — Il m'a confirmé tout à l'heure que sa galerie embauche un étudiant tous les ans pour un stage d'au moins six mois, alors c'est le moment ou jamais de faire bonne impression.

 Un seul coup d'œil à Mélody suffit à lui faire comprendre que, si possibilité de stage il y avait, surtout dans une galerie d'art aussi grande, ce serait pour elle et personne d'autre. Et surtout pas pour Olympe, l'arriviste de première année, qui faisait des recherches sur des « bandes dessinées » stupides.
 C'était ce que Mélody pensait d'elle.
 Plus le temps avançait et plus Olympe se disait que continuer ses études jusqu'au doctorat, voire devenir professeure de fac, comme Rayan, ne serait pas une mauvaise idée. Passer le plus de temps possible loin des paillettes, des robes trop habillées, des propriétaires de galerie à caresser dans le sens du poil... des personnes à l'égo surdimensionné.
 Rayan se redressa et afficha un grand sourire, comme venant de leur partager un secret croustillant. Il questionna ensuite Mélody avec entrain sur sa soirée et sur ses rencontres avec les artistes. Sa camarade, dont le visage s'était brusquement illuminé, entreprit de parler de son « son nouveau carnet d'adresses ».
 Olympe étouffa un soupire et observa autour d'elle, à la quête d'autres visages familiers. La jeune femme reconnut les filles des toilettes, puis Karim, le seul autre élève de première année, et quelques professeurs. Exceptés eux, Olympe avait le sentiment d'avoir atterri dans une toute autre promotion, ne reconnaissant absolument personne.
 C'était peut-être un autre signe qu'elle n'était pas vraiment à sa place, ici. Perdue dans ses pensées, la jeune femme ne remarqua pas sur elle les regards furtifs et incontrôlables de Rayan, ce dernier toujours occupé à converser avec quelqu'un d'autre.

 — Vous voulez boire quelque chose ? proposa alors son professeur aux deux jeunes femmes, Mélody acceptant avant même qu'il n'eut terminé sa phrase.
 — Ça ira, déclina Olympe, n'ayant pas le courage d'expliquer qu'elle ne buvait pas d'alcool et ne sachant plus si Rayan était au courant.
 — Vous êtes sûre ?

 La jeune femme sourit.

 — Oui, merci Monsieur.

 Il était beau, comme d'ordinaire, dans un costume brun en lin, la chemise ayant laissé place à un t-shirt blanc. Sa manche était retroussée d'un côté, juste de quoi laisser apparaître une montre élégante. Il semblait s'être rasé pour l'occasion, sa légère barbe de l'après-midi ayant disparu, comme partie dans le syphon de la douche après l'entraînement. Rayan avait toujours ce petit quelque chose – qu'il porte un costume, un t-shirt ou un jogging de sport, il était électrique. Ou électrisant, plutôt. C'était ça. Pas besoin de la toucher pour faire vibrer le corps d'Olympe jusqu'aux orteils.

 — Bien, je vais vous chercher une coupe, dit-il à Mélody.
 — Attendez, je viens avec vous !

 Sa camarade n'attendit pas sa réponse pour soulever le bas de sa robe, évitant ainsi à quelqu'un d'autre de la déchirer, et marcha à ses côtés. Rayan jeta un dernier coup d'œil à sa partenaire d'athlétisme et reprit une conversation joviale comme si de rien n'était.
 Olympe se retrouva de nouveau seule au milieu de cette foule compacte où tout le monde semblait déjà se connaître. Après plusieurs inspirations, la jeune femme se décida à aller discuter avec quelques artistes, la majorité d'entre eux étant des visages connus de son feed Instagram. Même si Olympe n'avait jamais été d'un naturel très sociable, l'étudiante était là pour parler art contemporain et, s'il y avait bien une chose qu'elle appréciait en dehors de la course à pied, c'était ça.
 L'étudiante rencontra d'abord, par hasard, l'homme dont les photos tapissaient les murs. Ce dernier l'aida à se frayer un chemin jusqu'à l'exposition de photographies prises dans des lieux abandonnés, des mannequins connues posant au centre avec masques à gaz et armes de guerre, leur tenue de podium encore sur le dos. Il lui expliqua à grand renfort de vocabulaire technique ses intentions et son cheminement artistique pour en arriver à ce résultat-là. Bien que n'étant pas spécialisée dans la photographie et perdue par certaines de ses explications, Olympe se laissa porter par la conversation et l'atmosphère dérangeante qui se dégageait de l'exposition.

 — C'est la première fois que vous exposez ici ? demanda l'étudiante en s'éventant avec sa main.
 — Oh non ! protesta l'homme d'une bonne soixantaine d'années. J'expose ici depuis des années déjà ! C'est mes racines, le premier endroit où j'ai jamais été exposé. Vous savez que je suis diplômé d'Anteros Academy en section Art Appliqué ?
 — Vraiment ? Incroyable !
 — Vous venez d'Anteros Academy aussi ? Whoua, trop bien ! s'exclamèrent des étudiants en rejoignant la conversation.

 Avec la chaleur étouffante de la pièce, son ventre qui commençait à crier famine et la venue impromptue de tous ces gens qu'elle ne connaissait pas, Olympe ressentit une profonde envie de s'éclipser.
 Se mettant à l'écart en espérant que personne ne la remarque, l'étudiante observa Rayan et Mélody au fond de la pièce. Sans la lâcher des yeux, son partenaire but une gorgée de son verre et, discrètement, elle lui fit un geste de la main. Cependant, en voyant Mélody se retourner brusquement dans sa direction, la jeune femme tourna la tête et prétendit ne pas les avoir vus.
 Cette situation devenait intenable. C'était tellement plus simple à l'athlétisme ! Aucun besoin de se cacher ou de faire semblant. Tout le monde les considérait normalement. Après tout, ils ne faisaient rien de mal. Des conflits persistaient avec certains membres mais, au moins, cela n'avait rien à voir avec le hasard malencontreux qui avait fait de Rayan son superviseur pour les deux prochaines années.
 Olympe finit par rejoindre le buffet et manger quelques terrines. Elle n'avait discuté avec presque personne et, pourtant, tout ce dont elle avait envie, à cet instant, c'était de partir seule avec Rayan. Retrouver une personne avec qui elle se sentait pleinement à l'aise, juste pour une soirée... Était-ce trop demandé ? Et dire qu'elle s'était enthousiasmée toute seule à l'idée d'être à ce gala avec lui, alors qu'ils étaient constamment entourés de plein de dizaines d'invités... sans parler de Mélody !

 — Bonsoir ?

 Olympe, les lèvres pincées d'agacement de ne pas trouver les boissons non-alcoolisées sur la table, se tourna vers l'inconnu qui s'était adressé à elle. Cette fois-ci, ce n'était pas Rayan mais un homme d'une trentaine d'années, les cheveux indécemment blonds et la peau claire. Ses yeux étaient d'un bleu profond, comme la robe de Mélody, et sur son nez reposait une paire de lunettes au motif panthère. Son costume, noir et élégant, semblait être fabriqué à partir d'un tissu de qualité. Si ce n'était l'extravagance de ses accessoires, Olympe aurait pu jurer qu'il ressemblait comme deux gouttes d'eau au Nathaniel de l'époque du lycée, avec quelques années de plus.

 — Vous êtes la poulain de Rayan Zaidi, je me trompe ?

 La jeune femme haussa un sourcil, perplexe.

 — Je les reconnais tout de suite, ils ont quelque chose... de différent, ajouta-t-il en faisant un clin d'œil avant de présenter sa main libre pour la lui serrer. Paul Avenon, je suis le propriétaire de cette galerie.
 — Oh, laissa échapper Olympe. Je veux dire... enchantée ! Je m'appelle Olympe Clairance.

 Elle lui serra la main en forçant un sourire et le dénommé Paul rit de bon cœur.
 Quelque chose de « différent » ? Qu'est-ce que ça voulait dire ça, encore ?

 — En voilà un nom original ! J'adore ! s'enthousiasma-t-il sans la lâcher des yeux. Je mourais d'envie de venir vous parler, après tout ce que Rayan m'a dit sur vous. Être publié dans une revue scientifique alors qu'on est encore en licence... on peut dire que c'est exceptionnel ! Vous ne devez pas être quelqu'un comme les autres.
 — M... Merci, bégaya la jeune femme, peu habituée à ce qu'on lise son travail scientifique. Vous avez lu ce que j'ai publié ? Qu'est-ce que vous en avez pens-
 — Monsieur Avenon ? interrogea une voix féminine sur sa droite. C'est bien vous ? Enchantée ! Je suis Mélody Martin, l'assistante de M. Zaidi !

 La hanche d'Olympe cogna contre la table sur sa gauche tandis que Mélody forçait le passage à côté d'elle. Toute l'amertume dont elle pouvait faire preuve à l'égard d'Olympe avait totalement disparu pour ne laisser place sur son visage qu'une expression ensoleillée. Là où l'épreuve du temps et de la transpiration n'avait pas épargné le maquillage improvisé d'Olympe, Mélody paraissait encore plus brillante qu'auparavant.
 Paul sourit en prenant délicatement la main que l'étudiante lui tendait.

 — En voilà une autre jeune femme dont je n'ai entendu que du bien. On peut dire que je suis bien entouré ! Vous passez une bonne soirée ?
 — Incroyable ! s'enthousiasma Mélody. L'exposition est tout bonnement bluffante.
 — N'est-ce pas ? N'est-ce pas ? renchérit Paul. En voilà une pépite que je remercie mon père d'avoir trouvée avant tout le monde. J'essaye de faire comme lui à présent en donnant leur chance à de talentueux jeunes artistes. L'exposition change tous les premiers jeudis du mois, alors j'espère bien vous revoir en décembre.

 Bien que poli depuis le début, le visage du galeriste s'était littéralement enluminé à la rencontre de Mélody. Olympe observa sa camarade, à l'aise comme un poisson dans l'eau, faisant la conversation sans aucune difficulté. Les connaissances techniques sur la photographie de cette dernière semblaient énormément impressionner Paul qui ne cessa de lui poser d'autres questions. Olympe avait toujours su que Mélody était un puits à connaissances mais la voir décrire avec précision le type d'appareil qui avait dû servir à prendre des photographies compte tenu de leur luminosité et localisation la laissa bouche bée. Que pourrait-elle renchérir après ça sans passer pour une inculte ?
 L'étudiante réprima un soupir, feignant de suivre la conversation. Certes, l'hypocrisie de Mélody l'agaçait au plus haut point, mais une part d'elle l'enviait énormément. Olympe, elle, était incapable de s'adapter aussi facilement à ce type d'environnement.

 — Toujours entouré des plus jolies à ce que je vois, Paul.

 Un homme d'une taille démesurément grande colla son épaule à celle du galeriste, un verre de vin à la main. Des cheveux noirs en bataille, un regard sombre et un sourire carnassier aux lèvres, Olympe le reconnut instantanément.

 — Maxence ?

 Ce dernier se pinça les lèvres, plongeant ses yeux dans les siens.

 — Ça alors... la petite-amie de Hyun. Quelle agréable surprise.


♦♦♦


 — Je ne suis pas... commença Olympe, irritée, avant de se rétracter en sentant les regards interrogateurs de Paul et Mélody sur elle. Qu'est-ce que tu fais là ?

 Maxence leva le menton, faussement fier, presque insolent.

 — Vous êtes étudiant en Master ? l'interrogea Mélody, visiblement perplexe, comme n'arrivant pas à se souvenir de lui.

 Paul rit.

 — As-tu seulement déjà mis les pieds dans une école ? demanda-t-il, la voix pleine de sarcasme.
 — Je me rappelle plus... tout ça, ça date tellement, tu sais ! répondit-il en caressant sa barbe invisible, comme un vieux sage.
 — Je pensais que seuls les étudiants avaient le droit d'assister à ce gala ? poursuivit Mélody, dont l'agacement se faisait de plus en plus sentir.

 Sa camarade était peut-être douée pour caresser les gens « importants » dans le sens du poil, mais cacher ses émotions négatives... c'était une toute autre histoire.

 — Moi, c'est différent, dit-il simplement.
 — Qu'est-ce que tu fais là ? demanda de nouveau calmement Olympe.
 — Je suis toujours là où ne m'attend pas !
 — Ouais, un événement mondain avec de l'alcool à volonté... tu veux plutôt dire que tu es toujours là où on t'attend, ajouta le galeriste. Arrête un peu de jouer les hommes mystérieux, ça ne trompe personne !

 Maxence rit à gorge déployée, au point d'en attirer quelques regards interloqués dans sa direction. Avec le succès grandissant de Crowstorm dans la ville, quelques personnes semblaient le reconnaître.

 — Je l'ai invité, expliqua finalement Paul. On a fait une exposition spéciale de photos de concert il y a... quoi... six mois ? Quelque chose comme ça ? Il faisait partie des invités avec son groupe. Et depuis Monsieur vient à tous les événements pour voler dans mon buffet !
 — Je plaide coupable, répondit dramatiquement Maxence, essuyant une fausse larme de culpabilité.

 Olympe sourit à son cirque. Même si sa réflexion sur Hyun l'avait agacée, il fallait reconnaître qu'il était amusant. Puis son collègue lui avait bien précisé qu'il était du genre à mettre les gens mal-à-l'aise pour plaisanter. Ça devait être un de ses traits de personnalité.

 — Nous sommes amis, précisa Paul. Accordez-lui ce passe-droit, mesdemoiselles !
 — Oh, oui, bien sûr, désolée, s'excusa Mélody, le rouge aux joues.
 — Mais alors je ne savais pas que vous vous connaissiez tous les deux, poursuivit Paul en pointant Maxence et Olympe du doigt. Le monde est petit !
 — Tu veux plutôt dire que j'ai des fans aux quatre coins du globe, pas vrai ? répondit-il en faisant plusieurs clins d'œil particulièrement appuyés en direction d'Olympe qui rit de nouveau. Hein, hein ? Dis-lui avant qu'il croit encore que j'exagère !
 — Je suis une très grande fan.
 — Ah, merci ! s'écria-t-il en tendant les bras comme s'il allait prendre la jeune femme dans les bras pour la remercier, avant de se rétracter tout aussi vite. Nan mais je veux dire... voilà ce que je t'expliquais, mec, plus possible d'aller où que ce soit sans qu'une horde de meufs me suive à la trace, je jure... in-sup-por-table.

 Il leva les yeux au ciel en prenant une gorgée de sa boisson, avant de faire d'autres clins d'œil aussi peu discrets à Olympe qui, hilare, en manqua de s'étouffer. Quel imbécile ! Elle comprenait mieux pourquoi Hyun était son meilleur ami... il devait être le seul à réussir à canaliser toute l'énergie qu'il avait.

 — Vous faites partie d'un groupe ? demanda poliment Mélody.
 — Crowstorm, répondit Paul pour laisser Maxence avaler sa gorgée. Vous connaissez ?

 Embarrassée, l'étudiante répondit que non, de quoi en faire tomber la mâchoire du bassiste au sol. Ce dernier, bien qu'insistant sur son immense statut de célébrité, prit le temps de sortir son téléphone pour leur montrer leur dernier clip.

 — Je vais sortir prendre une cigarette, dit Paul en reposant sa coupe sur la table avant qu'un serveur ne la débarrasse immédiatement. Souhaiteriez-vous m'accompagner Mademoiselle Martin ? Qu'on puisse poursuivre notre conversation de tout à l'heure.

 Interloquée, Mélody ne répondit pas de suite. Olympe était presque sûre que, l'alcool comme les cigarettes, ce n'était clairement pas son truc. Au lycée, elle énumérait tous les risques de santé possibles et imaginables liés au tabac à tous ceux qu'elle croisait en train de fumer, même si c'était des gens qu'elle ne connaissait pas.

 — Avec plaisir ! accepta-t-elle, un grand sourire aux lèvres.

 On ne pouvait pas dire qu'Olympe fut très surprise par sa réponse, cependant.

 — Amusez-vous bien ! lâcha Maxence en se positionnant à la place vacante laissée par Paul aux côtés d'Olympe. Quel joli couple.

 Olympe les observa s'éloigner sans répondre. Mélody, toujours occupée à tenir sa robe pour éviter qu'on lui marche dessus, trottinait à côté du galeriste. À eux deux, ils devaient constituer les deux personnes les plus élégantes de toute la galerie.
 Paul devait totalement être le style de Mélody : bel homme, intelligent, très certainement riche, charismatique... Maxence avait sûrement raison. Ils formeraient un joli couple, ne serait-ce que professionnel.

 — Alors... Olympe... quoi de neuf ?

 Le bassiste s'était soudainement rapproché d'elle. Avec son mètre quatre-vingt quinze, lever la tête vers lui mettait les cervicales de la jeune femme à rude épreuve. Abandonnant sous la pression, Olympe baissa la tête et observa les autres invités.

 — À part le fait que je ne sorte pas avec Hyun... dit-t-elle sans le regarder, amère, n'ayant pas oublié son commentaire déplacé.
 — Oh... excuse-moi, Olly. C'était une petite blague, c'est tout. Faut dire qu'il passe sa vie à parler de toi.

 La jeune femme déglutit, la gorge sèche.

 — Vraiment ?
 — Il est comme ça... faut pas lui en vouloir. Moi j'ai tout de suite compris qu'il t'intéressait pas, dit-il en enfouissant les mains dans ses poches. Mais il est du genre obsessionnel, qu'est-ce que tu veux...

 Est-ce que Hyun ne l'intéressait pas ?
 S'était-elle seulement jamais posée sincèrement la question ?
 C'était peut-être le genre de chose qu'il ne valait mieux pas creuser.
 Sans même s'en rendre compte, Olympe détaillait Rayan à l'autre bout de la pièce, occupé à discuter avec des élèves qui buvaient de toute évidence ses paroles. Tous ses étudiants le faisaient.
 Maxence s'adossa au buffet, juste à côté d'elle, observant la foule lui aussi. Il continuèrent ainsi à discuter, l'un à côté de l'autre, sans se regarder.

 — Tu sais, tu ferais mieux de lui dire directement ce que tu penses... pour éviter tout malentendu, je veux dire.

 Même s'il était calme, un reproche certain semblait émaner de ses paroles. Lui qui était si jovial et sympathique à peine quelques minutes auparavant, son ton avait légèrement changé, se teintant d'une froideur nouvelle.
 Olympe aurait donné n'importe quoi pour humidifier sa bouche et ses lèvres si sèches, même de l'alcool ; juste de quoi se donner de la contenance.

 — Hyun et moi on est juste amis, se défendit la jeune femme en remettant ses cheveux derrière l'oreille. Il n'y a pas d'ambiguïté.

 Ce n'était probablement pas tout-à-fait vrai mais, ça, ce n'était pas le problème de Maxence. Ça n'avait rien à voir avec lui, peu importait son statut de « meilleur ami ». Même si elle l'appréciait, dans une certaine mesure, il dépassait les limites en lui parlant ainsi de Hyun. Qu'est-ce que ce dernier pouvait bien raconter sur elle, d'ailleurs ? Est-ce qu'il passait vraiment son temps à parler d'elle ? Olympe ferait mieux d'éclaircir ça au plus vite avec son collègue.

 — Vraiment ? questionna le bassiste d'une voix qui monta légèrement dans les aigus.

 Olympe aurait presque pu entendre le sourire dans sa voix.

 — Intéressant.

 Maxence, les mains toujours dans les poches, finit par se déplacer pour se mettre face à elle, lui bloquant alors totalement la vue. La jeune femme eut un bien grand mal à cacher son agacement. Elle ne savait pas à quoi jouait Maxence mais ça ne l'amusait plus.

 — Tu sais, Hyun, il a un petit problème...

 Le bassiste se pencha tout doucement vers elle, jusqu'à effleurer ses lèvres contre son visage.

 — Il s'intéresse qu'aux filles qui sont déjà prises.

 Le cœur d'Olympe manqua un battement tandis que le souffle chaud de Maxence coulait sur sa joue. Le bassiste se recula pour l'observer de ses profonds yeux noirs une longue seconde, un sourire étrange aux lèvres. Puis, il se détourna pour braquer son regard vers une personne bien précise.
 Rayan.

 — Je...

 Olympe déglutit le peu de salive qu'elle avait, clignant plusieurs fois des paupières.

 — Je ne sors avec personne, trancha-t-elle, évitant intentionnellement de regarder dans la direction de Rayan, alors même qu'elle n'avait – techniquement – rien à prouver ni à cacher. Je ne vois pas de quoi tu parles. Hyun et moi nous sommes amis.

 Olympe croisa furieusement les bras, braquant finalement les yeux dans sa direction.

 — Puis je peux savoir ce que ça veut dire ? Hyun est quelqu'un de bien, pourquoi tu racontes ça sur lui ? T'es pas censé être son ami ?
 —Hey ! se défendit-il d'une voix claire en se reculant brusquement. On est amis ! Je dis juste la vérité. Si tu me crois pas, t'as qu'à lui demander !

 Il soupira.

 — Au contraire, je ne veux que son bien, moi. J'en ai marre de le voir se prendre déception sur déception parce que les filles qui l'intéressent ont clairement... quelqu'un d'autre en tête.

 Décidément, il y avait quelque chose chez Maxence qui ne lui plaisait plus du tout. Toutes ses paroles avaient un arrière-goût bizarre, désagréable. Olympe le défia du regard, les bras toujours fermement croisés sur sa poitrine.

 — Je ne vois pas de quoi tu parles, articula-t-elle lentement, comme espérant que chaque syllabe pénètre son cerveau le plus profondément possible.

 Il se retourna de nouveau, le regard braqué sur le professeur d'art de la jeune femme, tout sauf discrètement. Son sous-entendu était plus que clair... cependant, il était hors de question pour Olympe de laisser paraître quoi que ce soit. Prenant une longue inspiration, elle se décala de Maxence, ne supportant plus ses insinuations.
 Comment pourrait-il savoir pour elle et Rayan ? Il ne s'était même rien passé... rien de physique, en tout cas. Des regards, ça ne voulait rien dire. Ils ne parlaient jamais seul à seule en dehors des cours, à l'exception de leurs moments partagés sur le terrain d'athlétisme. Maxence n'en était pas membre... mais connaîtrait-il quelqu'un là-bas ? Quelqu'un lui aurait-il parlé d'eux ?
 Le bassiste sourit de plus belle, l'œil malicieux, devinant très probablement toutes les pensées qui fusaient dans la tête d'Olympe à cet instant. Peu importait ce qu'il racontait, sur elle ou sur Hyun, de toute évidence ce type s'amusait de l'embarras des autres et la jeune femme n'allait pas lui accorder ce plaisir. Puis, Hyun, courir après des filles déjà en couple ? N'importe quoi ! Olympe le connaissait suffisamment pour savoir que c'était quelqu'un de bien, de droit, de respectueux... il ne ferait jamais ce genre de choses. C'était aberrant de ne serait-ce que supposer un truc pareil.
 Si Maxence croyait insuffler le doute dans son esprit, c'était raté.

 — C'était un plaisir de te croiser ce soir, mentit ouvertement Olympe en le toisant. Je dirai à Hyun que tu lui passes le bonjour.
 — T'as bien intérêt ! Et t'inquiète pas, moi aussi je passerai le bonjour à Hyun de ta part.

 Maxence balada son regard dans la salle, se mordant la lèvre insolemment.

 — Cette soirée s'est révélée beaucoup plus intéressante que prévu.

 Quel connard, ne put-elle s'empêcher de penser. Vouloir « protéger son ami » n'était pas une excuse pour insinuer qu'elle se tapait son prof, sans rien savoir d'eux ou de leur relation. Peut-être racontait-il également tous ces mensonges sur Hyun pour la faire fuir... et si son collègue avait réellement des sentiments pour elle ?
 Non, impossible. Ce baiser – aussi intense avait-il pu être – n'était qu'un défi, un jeu. Rien de plus. Il n'aurait pas accepté s'il y avait des sentiments en jeu, n'est-ce pas ? C'était évident. Maxence ne devait pas le connaître si bien que ça.
 Ce dernier se pencha une nouvelle fois vers son oreille, lui agrippant fermement le poignet au passage.

 — T'inquiète pas, Olly, ton petit secret est bien gardé avec moi.

 La jeune femme se dégagea violemment de son emprise, ne l'ayant pas autorisé à la toucher, et se dirigea vers la sortie de la galerie sans lui répondre. Quitte à ne pas pouvoir se désaltérer comme elle le souhaitait, autant choisir une boisson qui lui plaisait au distributeur automatique plus loin dans la rue. Cela lui donnait une excuse parfaite pour prendre l'air et s'éloigner de certains énergumènes. La jeune femme ne remarqua même pas Mélody et Paul Machin, au milieu de toutes les personnes sorties fumer, et s'éloigna le plus loin possible de là.
 Olympe n'avait pas senti l'hiver s'installer ces dernières semaines ; pourtant il était là, plus violent que jamais sur ses jambes nues. Même déchiré, son collant lui manqua terriblement. Le contraste avec la chaleur étouffante de l'intérieur était presque cruel, à lui en provoquer des frissons jusqu'aux épaules. Serait-ce si mal d'abandonner là pour rentrer directement à la maison ? Cette soirée l'avait éreintée.
 Le distributeur automatique qu'elle avait repéré depuis le taxi se trouvait dans une rue adjacente, de telle sorte que la galerie comme les invités disparaissent de son champ de vision lorsqu'elle était devant. C'était parfait. Peu importait si cela devait lui coûter plus de deux euros pour une stupide boisson sucrée qui ne réussirait qu'à la frigorifier encore plus, à cet instant, c'était tout ce qu'elle voulait. Sa canette en main, Olympe s'enfonça légèrement dans la ruelle derrière le distributeur, comme pour mettre encore plus de distance entre elle et la soirée qui battait son plein quelques mètres plus loin.
 Adossée contre le mur, l'étudiante laissa son regard vagabonder sur la route ; observant les voitures et les passants, certains étant visiblement des élèves qui rentraient chez eux en parlant de la soirée. Enfin désaltérée et revigorée par le goût du sucre sur sa langue, Olympe se permit de fermer les yeux de longues minutes pour profiter du calme étrange provoqué par le brouhaha de la ville. Ce fut seulement à cet instant, dans cette fugace minute d'apaisement après la folle soirée qu'elle venait de passer, que ses pieds douloureux, ayant marché – et courru – toute la nuit, se rappelèrent à elle.

 — J'ai l'impression que tu passes une soirée difficile.

 L'étudiante n'eut pas besoin d'ouvrir les yeux pour reconnaître le propriétaire de cette voix.
 Elle sourit.

 — J'ai mal aux pieds.

 Ses yeux s'ouvrirent sur la benne à ordures devant elle. Loin d'être l'endroit le plus classe du monde pour prendre une pause, à bien y réfléchir, mais cela lui était égal.

 — Pourquoi j'ai toujours mal aux pieds ? s'interrogea-t-elle à voix haute, ayant le sentiment qu'elle finissait toute ses soirées « fancy » à souffrir. Pourquoi je m'inflige ça, hein ? Ça vaut vraiment pas le coup.
 — Je veux bien te croire, rit Rayan à son tour. « Il faut souffrir pour être belle » ou quelque chose comme ça.
 — Alors ça c'est une belle connerie ! s'exclama-t-elle, comme venant de prononcer des paroles qui allaient révolutionner l'humanité. Une excuse pour vendre des chaussures qui font mal aux pieds et des épilateurs.

 Son regard se porta enfin sur Rayan dont l'ombre se découpait parfaitement, à l'orée de la lumière du lampadaire. Les mains dans les poches, il paraissait mi-amusé mi-attristé par son ton aigre-doux.

 — Mais pour se sentir belle, ça, c'est... c'est vrai. Ça fait souffrir. Enfin ça prend du temps, et des hauts et des bas. Sur internet ça a l'air facile, on te dit qu'il suffit de s'aimer, « self-care » etc, poursuivit-elle en mimant les guillemets avec des doigts, exaspérée. Mais il suffit d'un commentaire méchant pour que ça retombe à zéro.
 — Tu parles de Victor à l'entraînement ?

 Elle secoua la tête, fronçant les sourcils.

 — Victor ? Ah ! s'exclama-t-elle en se souvenant soudainement de l'événement. Non, même pas... c'est pas un môme de dix-sept ans qui me traite de fille facile qui va me faire perdre confiance en moi...

 Olympe soupira.
 Si seulement c'était vrai. Ce n'était pas que Victor. C'était Mélody, Maxence... tous ceux qui imaginaient sa vie sexuelle en se basant sur une stupide robe, un short ou des jeux de regard. Est-ce qu'ils ne pouvaient pas tous la laisser tranquille ? Pourquoi est-ce que cela l'impactait autant ?

 — Je sais pas pourquoi je te parle de ça, s'excusa-t-elle. C'est juste... j'étais tellement contente d'enfiler cette stupide robe, et maintenant j'ai qu'une envie, c'est de rentrer, l'enlever, et porter des joggings jusqu'à la fin de ma vie.
 — La soirée a été vraiment longue, alors ?

 Olympe réfléchit.

 — Oui. Je suppose. La journée l’a été, en tout cas.

 Rayan se positionna à ses côtés.

 — Je suis désolé. J'aurais vraiment aimé que cette soirée soit une occasion pour toi de faire de nouvelles rencontres... Pas forcément pour te trouver un stage ou te créer un carnet d'adresses, mais juste... avoir des conversations intéressantes. Un peu comme à l'exposition de la dernière fois.
 — Oui... mais à l'exposition, il n'y avait personne. Enfin, pas d'autres élèves, je veux dire.

 Olympe eut le sentiment d'être juste une enfant capricieuse, à l'admettre. Elle préférait lorsqu'il n'y avait pas trop de monde, personne à impressionner, aucune recherche de stage à penser... Les adultes comme Mélody, ou même Maxence, réussissaient à s'adapter à des environnements remplis d'inconnus sans aucun problème, mais elle était différente.

 — C'était la première fois que je participais à un événement comme celui-là, soupira-t-elle. Je dois m'habituer.
 — Il y en aura d'autres, dit-il, croyant la réconforter.

 L'étudiante, sans même se rendre compte de ce qu'elle faisait, posa la tête sur l'épaule de Rayant en fermant les yeux. Si elle pouvait rester comme cela, pendant ne serait-ce qu'un instant, alors peut-être que tous ses problèmes pourraient disparaître. Rayan caressa doucement le dos de sa main avec ses doigts et pencha la tête dans sa direction, son souffle chaud sur son front.
 Sa veste dégageait une légère odeur de whisky et de transpiration. Olympe, bien que détestant l'odeur de l'alcool, n'en fut pas dérangée outre mesure. Sa proximité avec elle, tandis qu'ils n'étaient qu'à quelques mètres d'un important attroupement d'élèves, aurait dû l'alerter sur son état d'intoxication. Mais la galerie paraissait si loin d'ici... impossible de voir les invités ou de les entendre. Qui irait les suivre jusqu'ici ? Olympe prit la main de Rayan dans la sienne, légèrement hésitante, toujours sans ouvrir les yeux, et ce dernier répondit à son approche sans hésiter.
 Prenant conscience de ce qu'elle était en train de faire, une montée d'adrénaline incontrôlable fusa dans tout son corps. Elle n'avait jamais ressenti cela avant ; une furieuse envie de toucher plus que sa main, une crainte réelle que quelqu'un qu'elle connaissait – comme Maxence – les surprenne ici, une excitation presque honteuse à l'idée du danger que cette situation provoquait. L'attirance envers lui était pourtant la même que sur le terrain d'athlétisme, mais comme une centaine de fois plus forte. Violente. Rayan dut ressentir la même chose car il se plaça soudainement face à elle, une main toujours dans la sienne, l'autre plaquée sur le mur, ses yeux perçants dans les siens. Ils tournèrent tous deux la tête d'un même mouvement, vérifiant que personne ne faisait attention à eux dans la rue adjacente. L'obscurité n'était pas assez épaisse pour dissimuler leur présence, mais certainement assez conséquente pour cacher leurs visages. Comme pour se cacher un peu plus dans la pénombre, Rayan plaqua son corps contre le sien pour la pousser définitivement contre le mur. Ce geste sensuel réchauffa tout son corps en un instant, sentant celui de Rayan dans presque tous les détails désormais.
 Sans même penser à la ligne qu'ils étaient en train de franchir, dans l'endroit le moins adapté pour le faire, Olympe leva la tête pour quérir le regard de Rayan. L'envie furieuse qui se lisait dans ses yeux fit tambouriner son cœur dans sa poitrine. La main qui tenait la sienne libéra doucement ses doigts pour caresser son poignet, remontant petit à petit jusqu'à son épaule. Comment l'ayant retenu jusqu'alors, le souffle empesté par l'alcool de Rayan tomba sur son nez. Ils semblèrent comprendre au même moment ce qu'il se passait – son partenaire d'athlétisme n'était clairement pas en pleine position de ses moyens. Cela aurait dû suffire à le repousser, à avoir la tête froide pour eux deux et leur éviter de faire quelque chose qui était bien trop risqué à seulement quelques mètres d'une soirée où toute une promo du professeur était conviée... et pourtant. Les mains de la jeune femme, comme sous emprise elles aussi, s'agrippèrent à la veste de Rayan à la place.
 Son regard et ses lèvres l'invitèrent à continuer, peu importaient les conséquences. Après tout, c'était une longue soirée pour elle aussi... La main de Rayan finit sa course sur sa joue, le pouce sur ses lèvres humides, son regard rivé sur celles-ci.

 — Monsieur Zaidi ?

 Il fallut une seconde à la jeune femme pour comprendre que la voix venait d'un inconnu, ou plutôt d'une inconnue. Alors qu'elle planait encore complètement, portée par la chaleur indécente de leurs deux corps collés l'un à l'autre, la vision de ces mains tenant les bas d'une robe bleue marine lui fit le même effet qu'une douche froide.

 — Désolée je... je vous cherchais... je...

 Rayan, comme ayant dessoulé d'un coup, s'éloigna brusquement d'Olympe. Mélody dévisageait leur professeur avec une incompréhension totale. Néanmoins, lorsque la jeune étudiante posa les yeux sur Olympe, la reconnaissant alors dans l'obscurité, une expression de profonde haine déforma son visage.

 — Mélody écoutez, je... commença à tenter de se justifier Rayan, faisant un pas dans sa direction.
 — C'est une blague, c'est ça ? cracha sa camarade, ne lâchant pas Olympe des yeux, un sourire douloureux aux lèvres.

 Que pouvait-elle faire ? La jeune femme échangea un regard désolé avec Rayan qui s'était retourné un instant vers elle, probablement tout autant dérouté. À vouloir jouer avec le feu, ils avaient fait n'importe quoi... c'était si prévisible et pourtant, elle se sentait dépitée.

 — Ecoutez Mélody, est-ce que... cela ne pourrait pas rester entre nous ? tenta misérablement Rayan, aussi peu loquace qu'un lycéen.

 Cependant, la femme qui les avait découverts se moquait bien des paroles de son professeur, ne lui accordant même plus son intention. Le visage toujours déformé par la rage, Mélody bouscula Rayan pour se rapprocher de sa camarade.

 — Tu l'as fait exprès, c'est ça ? s'énerva-t-elle.

 Olympe, le cœur battant, ne sut que répondre. Quels idiots ils avaient été, bon sang ! N’importe qui aurait pu les voir mais, par pitié, pas Mélody !

 — Tu savais qu'il me plaisait ! susurra-t-elle entre les dents, comme si, dans le silence de la ruelle, Rayan n'allait pas l'entendre.
 — Quoi ?

 Olympe fronça les sourcils, comprenant petit à petit où la colère de Mélody résidait vraiment. Surprendre un professeur avec une élève ne semblait pas la préoccuper plus que ça, elle qui avait pourtant une éthique plus que sévère. Le problème, c'était le professeur en question : Rayan.

 — Je vois pas de quoi tu parles, répondit Olympe, commençant inconsciemment à mimer le ton agressif de Mélody.

 Certes, elle avait cru comprendre que celle-ci aurait pu être intéressée... mais elles n'en avaient jamais discuté et Mélody ne l'appréciait même pas.
 Sa camarade eut un rictus, la toisant de haut en bas.

 — D'abord Nathaniel et maintenant... lui aussi tu savais qu'il me plaisait. J'ai été amoureuse de lui pendant trois ans avant que tu débarques mais ça t'a pas empêché de sortir avec lui dans mon dos, cracha Mélody, les yeux brillants.
 — De quoi est-ce que tu me parles ? s'invectiva Olympe qui ne comprenait pas ce que son ex-copain avait à voir avec cette discussion. Nathaniel a jamais été intéressé par toi et pareil pour...

 Olympe se mordit la lèvre avant d'aller trop loin, ne souhaitant pas commencer à se battre avec cette fille qui n'avait jamais été une véritable amie.
 Un léger silence passa durant lequel les yeux de Mélody s'embuèrent un peu plus, déchirés par la colère et une émotion qu'Olympe n'était pas certaine de réellement comprendre. Était-ce vraiment Nathaniel et Rayan le problème ?

 — T'es vraiment qu'une garce.

 La jeune femme lâcha un rire, cédant peu à peu à la colère elle aussi.

 — T'es sérieuse là ? C'est quoi ton problème ?

 Mélody eut un mouvement de recul et observa les deux amants tour à tour.

 — Je vais le dire à tout le monde.

 Les yeux de Rayan s'écarquillèrent de panique.

 — N-Non attendez Mélody, on v-
 — Je vais le dire à tout le monde, répéta-t-elle. Comme ça tout le monde saura la Marie Couche-Toi-Là que t'es, à sauter ton prof parce que personne aurait jamais accepté de diriger ton projet de mémoire de merde sinon !
 — Mélody calmez-vous, tenta Rayan, pourtant totalement étranger par ce curieux échange entre les deux femmes.

 Olympe sentit la fureur faire pulser le sang dans ses veines.

 — Putain mais vous avez quoi, tous, à me traiter de fille facile ?

 L'étudiante en art foudroya sa camarade des yeux.

 — T'es juste jalouse, en fait. C'est d'être une vierge frigide de vingt-deux ans qui te rend aussi aigrie ?

 Le son de la claque parvint plus vite à son oreille que la douleur à sa joue. Avant qu'Olympe n'eut le temps de réagir, frappée par la surprise elle-même, Rayan saisit le bras de Mélody. Celle-ci se dégagea bien vite, lui hurlant de la laisser tranquille à en attirer le regard des passants.
 La colère d'avoir été frappée disparut étrangement en voyant de vraies larmes couler sur les joues de Mélody. Sans rien ajouter, sa camarade saisit sa robe dans ses mains et partit en courant, sanglotant bruyamment. Rayan hésita un instant à la poursuivre mais, la voyant partir dans la direction opposée au gala, abandonna et revint vers Olympe pour la consoler.

 — J'aurais jamais dû dire ça... s'excusa l'étudiante en art, se rendant compte de la rudesse et l'injustice de ses propos, même si ça ne justifiait pas la gifle.

 Mélody... elles avaient tout de même été proches à une époque, même si leur relation avait toujours été plus ou moins compliquée. Olympe n'aurait jamais pu imaginer que les choses dégénéreraient à ce point. Tout ça à cause de quoi, de Nathaniel, de Rayan ? Ce n'était quand même pas de sa faute s'ils n'étaient pas intéressés par elle !

 — Je suis désolé, dit Rayan en lui caressant doucement le dos.

 Olympe se frotta le visage de sa main, se moquant d'abimer son maquillage une fois de plus, épuisée.
 Ils ne pouvaient pas rester ici tous les deux, c'était bien trop risqué.

 — Il... il faut que j'y aille...

 Ne sachant que dire d'autre et dépassée par les événements, elle s'en alla. Son professeur accepta sans mal et lui souhaita bonne nuit malgré cette atmosphère lugubre. Sans même s'inquiéter de savoir si Mélody allait révéler ce qu'il s'était passé, Olympe sauta dans le premier taxi venu et rentra chez elle, éreintée par cette soirée qui s'était montrée, à tous les aspects, plus que décevante.


♦♦♦


 Lorsque Mélody atteignit le parking presque entièrement vide de son ancien lycée, Tachi l'attendait déjà. Adossé à sa voiture, il regardait les étoiles, comme si ce scénario ne revêtait absolument rien d'exceptionnel pour lui. La jeune femme l'avait contacté à peine trente minutes auparavant, juste le temps qu'il lui fallait pour marcher jusqu'ici, et elle savait qu'il venait probablement directement du bar en bas de chez lui. Il avait dû sauter dans sa voiture à la seconde où elle l'avait appelé et cette pensée serra son cœur de culpabilité.
 Et dire qu'elle lui avait demandé de venir la chercher encore une fois, quatre ans plus tard, exactement au même endroit. C'était pathétique. Elle aurait dû le laisser profiter de sa soirée tranquille et rentrer par elle-même. Néanmoins, Mélody n'avait pas les moyens de payer un taxi et l'idée de monter dans un bus avec tous les regards inquisiteurs sur elle lui était tout bonnement insupportable. Elle avait été égoïste, comme à chaque fois.
 Il n'y avait rien qui distinguait les deux soirées qui avaient fini de la même façon, sur ce même parking, à l'exception de la météo. Mélody avait pleuré de tout son saoul pour Nathaniel, et voilà qu'elle pleurait encore comme un bébé pour Ra... Monsieur Zaidi. Et tout ça, à cause de la même fille !
 La simple évocation mentale de l'ironie cruelle de ce schéma qui se répétait provoqua de nouvelles larmes sur ses joues. Moins impressionnantes, cette fois-ci. Après avoir pleuré sur presque tout le chemin, même ses yeux étaient fatigués. Elle avait fait pire mais, si ses yeux ne criaient plus, sa poitrine se tordait de la même douleur. Tenant misérablement cette stupide robe trop longue de ses doigts gelés par le froid – elle était partie si vite qu'elle en avait laissé son manteau à la galerie – elle s'efforçait de faire les derniers mètres qui la séparaient de Tachi et la voiture providentielle qui la ramènerait dans un endroit où elle pourrait se changer. Son regard rasait le sol, trop honteux pour affronter celui de son ami, imaginant difficilement toute la pitié qu'elle devait l'inspirer à cet instant, pendant cette marche honteuse de fin de soirée catastrophique.
 Quatre ans. Quatre ans et encore une gamine. Vingt-deux ans et encore une « vierge frigide » qui n'avait jamais échangé de « vrai » baiser avec un garçon, refusant même de participer à ces stupides jeux de la bouteille et compagnie. Cette garce d'Olympe, qui sautait sur tous les garçons qui l'intéressaient... elle... elle avait dû le faire dès seize ans ! Même sûrement encore plus jeune ! Mélody, elle attendait le bon, c'était différent. Pas vrai ? Et Monsieur Zaidi, ça aurait dû être lui, le bon.
 La différence entre Mélody et les filles comme Olympe, c'était qu'au lieu de s'amuser et de profiter, comme les jeunes de son âge, elle allait encore rentrer bredouille, ses espoirs ruinés sous le bras, avec son auto-proclamé « frère de substitution ». C'était nul, décevant, pathétique. Tous ses espoirs pour cette soirée lui paraissaient lointains et ridicules, comme des rêves d'enfant détruits par la cruelle réalité d'adulte.
 Alors que Mélody n'osait toujours pas relever la tête, les chaussures de Tachi apparurent dans son champ de vision. Celui-ci se redressa pour se mettre face à elle et mit les mains dans les poches de son épais manteau, souriant.

 — Tu vois, ça, ce serait jamais arrivé si t'étais venue me voir raper au bar comme tu me promets que tu le feras un jour depuis deux ans, plaisanta-t-il.

 Malgré son ton accusateur, Mélody savait qu'il ne lui en voulait pas vraiment de ne jamais venir écouter son rap, et disait ça pour la faire rire. Cela fonctionna, légèrement, du moins suffisamment pour lui faire relever des yeux humides vers lui.
 De voir son ami, comme toujours si gentil avec elle alors qu'elle ne faisait jamais rien pour lui, ne fit que redoubler son sentiment de nullité profonde.

 — Je suis désolée, dit-elle dans un sourire légèrement forcé, son cœur n'étant pas à la plaisanterie.
 — C'est pas grave, répondit-il avec cette même honnêteté désarmante qui, curieusement, aggrava son humeur.

 Mélody étouffa un nouveau sanglot, ses poings se resserrant un peu plus sur cette fichue robe trop longue qu'elle avait dû tenir toute la soirée. Et dire que Rosalya était même venue jusqu'à son dortoir pour l'aider à se préparer, amenant tout ce maquillage et ces chaussures que l'étudiante en art avait refusé de porter par peur d'être inconfortable.
 Inconfortable, elle l'avait été littéralement toute la soirée.
 Tachi lui accorda le temps de finalement décontracter les mains pour laisser tomber les pans de la robe sur ses pieds et de prendre une plus profonde inspiration que les précédentes.

 — Alors... qu'est-ce qu'il s'est passé ? s'aventura-t-il, sentant que le bon moment était arrivé pour poser cette redoutable question.

 Mélody eut un sourire amer, ayant toujours le plus grand mal à affronter son regard, accablée par la honte.

 — À ton avis ?
 — Ah...

 Il s'agita légèrement sur ses pieds.

 — Je savais pas que tu avais prévu de te déclarer ce soir.
 — C'est pas ça... c'est...

 C'était elle. Toujours cette fille. Partout, tout le temps ! Elle ne pouvait pas disparaître définitivement, il avait fallu qu'elle revienne par ici !
 Rien que d'imaginer son visage une fois de plus, de l'imaginer en train d'embrasser celui qu'elle aimait depuis des mois... ! C'était insupportable. Inimaginable. Un nouveau vent de colère l'envahit, encore plus violent que précédemment. Ses poings se serrèrent de nouveau, dans le vide cette fois, les ongles enfoncés directement dans la paume de la main.

 — Cette fille de mon ancien lycée... celle qui sortait avec Nathaniel, maintenant elle sort avec mon prof apparemment !
 — Oh.

 Il se mordit la lèvre, hésitant.

 — Tu m'as pas dit qu'elle était partie ?
 — Bah elle est revenue ! s'énerva-t-elle contre Tachi alors même qu'il n'avait rien fait.

 Loin de se laisser impacter par cela, il poursuivit :

 — Elle a le droit de refaire sa vie avec un autre gars. Enfin, dommage que l'autre gars soit celui qui t'intéressait.

 Mélody dévisagea son ami comme s'il venait de dire là la pire énormité qu'elle n'ait jamais entendue.

 — Mais tu comprends pas ? Elle m'a déjà volé Nathaniel la première fois ! Elle le largue tout ça pour revenir sauter sur le premier homme qui m'intéresse depuis des années !

 Tachi, bien peu impressionné, la laissa parler. Connaissant son amie et comme, parfois, elle avait juste besoin de laisser sortir les choses sans se laisser contredire.

 — C'est qu'une... c'est qu'une garce qui saute sur tous ces mecs parce qu'elle est jolie, et mince, et elle se croit intelligente pour aimer des trucs stupides ! Et... et...

 Noyée par la rage, Mélody en eut presque du mal à respirer, ne distinguant plus le visage de son ami devant elle, ses yeux occupés à se remémorer les traits de cette personne qu'elle abhorrait tant.

 — Elle séduit tous les mecs qui passent en jouant les filles « différentes » et... et « spéciales » ! Tout ça pour porter des talons hauts et des mini-jupes comme toutes les autres. Si tu l'avais vue aujourd'hui, poursuivit-elle dans sa tirade, indifférente au fait que Tachi ne lui répondait pas. Elle portait cette espèce de... robe, là ! Rouge flashy et ras-des-fesses, c'était tellement... vulgaire ! Elle est arrivée après tout le monde juste histoire de se faire remarquer. Moi aussi si je voulais je pourrais me pointer deux heures après tout le monde dans une robe courte et sans collants si je voulais ! Mais à la place j'ai... j'ai fait un effort ! Et j'ai mis... cette... robe... alors que je ne l'aime même pas.

 Sa voix s'était brisée sur la fin, ne parvenant presque pas à prononcer les derniers mots. Ses yeux tombèrent sur la robe bien trop habillée qu'elle avait enfilée. Cette tenue qu'elle s'était laissée influencer à mettre car elle lui allait « comme un gant » et ferait « son petit effet ». Résultat, elle était importable sans des chaussures à talon haut. Elle était trop élégante et avait fait tache au milieu des autres filles habillées bien plus sobrement. Elle montrait trop de ses genoux gros et potelés. Elle ne cachait pas suffisamment ses épaules et ses bras comblés par la graisse, le décolleté en forme de cœur lui donnant seulement le sentiment que ses épaules étaient soudainement gigantesques et disproportionnées par rapport à son corps. Et surtout, elle était trop cintrée, trop serrée au niveau du ventre.
 Juste sous ses yeux, Mélody voyait se déployer ses bourrelets avec plus de précision qu'un miroir n'en aurait jamais été capable. Étaient-ils là depuis le début de la soirée ? Elle ne les avait pas aussi bien vus la première fois dans le miroir, sous les paroles certainement fausses de Rosalya qui la convainquait que cette robe la mettait en valeur. Ces mêmes bourrelets qui s'étaient installés depuis le début du lycée, quand ses « kilos en trop » – selon sa mère – étaient passés de cinq, puis à dix, puis à quinze kilos. Quand cette partie de son corps qui revêtait une importance insignifiante au quotidien, aujourd'hui semblait prendre toute la place dans son monde. Quand ces quelques bourrelets lui paraissaient si imposants, énormes, monstrueux dans cette simple robe, qu'elle aurait pu les sentir grossir rien qu'à son regard posé sur eux. Quand cette réalité se rappelait à elle de manière plus violente et intense que jamais.
 Jusqu'à ce que ses yeux se noient pour ne plus les voir.

 — J'ai l'air ridicule, sanglota-t-elle, les larmes devenant alors son seul barrage face à ce corps qu'elle détestait tant.

 Elle avait eu l'air ridicule toute la soirée.
 Tout le monde avait dû le penser, en parler, le remarquer. Olympe la première. Dans sa somptueuse robe rouge. Superbe, comme elle l'était « naturellement », sans jamais rien faire. Quand Mélody faisait tous les efforts du monde pour entendre sa mère lui dire qu'elle est belle – juste pour se sentir plus laide jour après jour. Les larmes roulèrent sur ses joues sans discontinuer, les sanglots l'empêchant même de reprendre sa respiration, se sentant s'étouffer dans ses pleurs.

 — Je hais cette robe ! hurla-t-elle de nouveau, entre deux hoquets.

 Dans le silence de la nuit, ses pleurs paraissaient d'autant plus importants, Tachi ne lui répondant qu'avec un profond silence. Sans rien dire, il se rapprocha, enleva son manteau de ses épaules et entoura celles de Mélody avec. Le contact chaud du tissu sur sa peau nue ne suffit pas à la calmer. Sans lâcher le manteau des mains, refermées de part et d'autre de la fermeture éclair, Tachi tira légèrement la jeune femme vers lui, de manière à les réchauffer tous les deux.
 Une fois que les pleurs de Mélody se firent plus calmes, Tachi murmura.

 — Tu sais... que ce n'est pas la faute de cette fille si ton prof a décidé d'être avec elle.

 L'étudiante en art releva les yeux vers lui, les sourcils froncés par la désapprobation.

 — Tu peux parler ! T'as jamais arrêté de le critiquer de toute façon, ça doit bien t'arranger !

 Il rit, non étranger aux nombreuses moqueries dont il faisait preuve dès qu'il s'agissait d'un potentiel amoureux de Mélody.

 — Je sais que j'ai un peu trop tendance à me foutre des gars dont t'es intéressée, admit-il au regard désapprobateur de son amie. Mais j'ai jamais voulu que ça foire avec eux, je te le jure.

 Il déglutit.

 — J'ai envie de te voir heureuse, peu importe avec qui. Il a déjà ma bénédiction, si c'est toi qui le choisis.

 Tachi dégagea doucement les mèches collées sur le maquillage dégoulinant sur son visage.

 — Mais tu ne peux pas...

 Une certaine gravité naquit dans sa voix tandis qu'il poursuivait, méticuleusement, de ranger ses cheveux derrière ses oreilles.

 — Tu ne peux pas forcer les gens à t'aimer.

 Mélody sentit sa gorge se serrer et ses yeux s'humidifier de nouveau, ses pupilles sautillant dans toutes les directions.

 — Cette fille n'a rien fait de mal, poursuivit-il malgré la moue mécontente de Mélody qui avait un mal certain à avaler cette pilule. Elle ne t’a volé personne. Si ces gars voulaient te choisir, il l’auraient fait, avec ou sans elle. Quant à ton prof... bon... on va oublier le fait que c'est une figure d'autorité et que je trouve ça répréhensible et tout ça, mais je vais supposer que c'était consentant et donc... il n'a rien fait de mal non plus.
 — Pourquoi est-ce que tu n'es pas de mon côté ? geignit-elle, intimement agacée.

 Tachi caressa doucement sa joue avec sa main libre, l'autre tenant fermement son propre manteau sur le dos de Mélody.

 — Tu comprends pas que je suis de ton côté ? C'est pour ça que je te dis ça.

 Il soupira doucement.

 — Être de ton côté ça veut parfois dire ce que tu ne veux pas entendre.

 Tachi était un clown, un bout en train qui n'aimait pas être sérieux, mais il savait l'être quand il le fallait. Il ne se moquait jamais de sa tristesse. Il disait aussi ce que Mélody avait besoin d'entendre, même lorsqu'elle ne voulait pas l'entendre. C'était une qualité qui la faisait parfois le détester, mais surtout chérir son amitié avec lui plus que tout. Ce que, du moins, elle considérait comme de l'amitié...
 La jeune femme baissa les yeux, ressassant les mots de Tachi. La colère qu'elle ressentait envers Olympe ne s'évaporerait certainement pas en une minute mais la gifle... Mélody était vraiment allée trop loin. Elle détourna le regard, embarrassée.

 — Il se peut que j'ai aussi... hum... plus ou moins giflé Olympe avant de partir...

 Tachi eut un mouvement de recul.

 — Sérieusement ?
 — Elle m'avait insultée... tenta-t-elle de se justifier.
 — T'as vraiment abusé Mélody, la désapprouva-t-il, n'enlevant pas de son dos la main qui le caressait doucement à travers le manteau.
 — Toi t'as bien passé la moitié de ta vie dans la rue à te battre avec des gens !
 — Oui bah j'étais très con ! Et je fais plus ça maintenant.

 La jeune femme soupira, ronchonne, ce qui fit rire son ami. Admettre qu'elle puisse être en tort n'était pas quelque chose dans laquelle elle excellait.
 Tachi se comportait définitivement comme un grand-frère avec elle. Ses parents seraient sûrement fiers de l'entendre parler avec une telle maturité... et seraient sans aucun doute particulièrement déçus de Mélody pour avoir giflé une camarade à cause d'un « garçon ».

 — T'as intérêt à aller t'excuser auprès de cette fille ! ajouta-t-il avec un ton faussement autoritaire. Et lui dire que t'as aucune intention de la dénoncer à qui que ce soit. Sinon moi je te balance à tes vieux.

 La jeune femme secoua la tête, accablée.
 Heureusement que Tachi était là auprès de ses parents pour jouer le rôle du fils qu'ils n'avaient jamais eu, vu la déconvenue qu'était leur vraie fille. Trop grosse, célibataire, se ridiculisant à un gala très important. Tachi, lui, avait vécu dans la rue pour finir professeur de lycée. Son père parlait constamment d'à quel point sa réussite était exceptionnelle, compte tenu d’où il venait. Mélody venait d'un milieu privilégié mais n'était capable de rien, en somme.
 De longues minutes passèrent encore, dans le silence, la jeune femme accrochée au manteau sur ses épaules comme s'il pouvait la protéger de son propre chef. Tachi continuait de caresser son dos et ses cheveux dans un geste réconfortant, alors même qu'il devait commencer à mourir de froid.
 Mélody porta sur son ami un regard mélancolique, le cœur au bord des lèvres. Elle observa sa barbe qu'il avait dû oublier de raser le matin-même, les légères cicatrices sur ses joues, ses yeux noirs et joyeux même quand il ne souriait pas. Ses cheveux avaient encore poussé et tombaient désormais légèrement sur ses sourcils et le haut de ses oreilles. Débarrassé de son manteau, il ne portait qu'un mince pull sombre avec un logo qui lui était inconnu.
 Tu ne peux pas forcer les gens à t’aimer.
 Si seulement Tachi n'était pas ami avec elle juste pour contenter ses parents. Alors, peut-être, la jeune femme aurait pu s'abandonner à l'aimer, lui. À la place de tous ces hommes qui ne la voyaient pas. Tachi était toujours là pour elle, la faisait se sentir bien, se sentir au chaud, en sécurité.
 Mais elle n'était rien pour lui non plus.
 Pire, elle était son obligation. Et ce souvenir parvint à lui fendre le cœur un peu plus, en cette déjà triste soirée.

 « Je suis content que tu t'occupes d'elle. Je commençais à m'inquiéter qu'elle n'ait aucun ami. »

 C'était trois ans auparavant, lorsque Tachi et elle avaient réellement commencé à devenir amis et passer beaucoup de temps ensemble. Son père et lui discutaient dans la boutique encore fermée sans remarquer que Mélody était présente à seulement quelques mètres, à chercher un livre dans la réserve. Apparemment, Tachi trainait avec Mélody uniquement pour rassurer son père, qui s'inquiétait qu'elle s'isole depuis son départ à la fac. La surprise avait été telle qu'elle était restée sans bouger, attendant leur départ pour sortir, les mains vides.
 C'était elle, l'idiote, pour avoir cru qu'elle s'était finalement fait un véritable ami. Un qui se souciait réellement d’elle, qui l’aimait pour ce qu’elle était. Elle avait compris à ce moment-là qu'elle ne serait jamais rien de plus pour lui qu'une obligation.
 Mélody secoua la tête. Ce n'était pas le moment de penser à ça. Tachi était venu la chercher jusqu'ici et prenait son temps pour la réconforter dès qu'elle allait mal ; c'était déjà beaucoup. Peu importaient les raisons qui le poussaient à faire ça. C'était plus que personne n'avait jamais fait.
 Sans réfléchir, Mélody posa son front sur son torse et, d'un même élan, Tachi enroula ses bras autour de ses épaules pour la serrer contre lui.

 — Je suis désolé que ta soirée ne se soit pas passée comme tu l'espérais, murmura-t-il, la berçant presque dans son étreinte.

 La jeune femme sourit, le nez dans son torse. Épuisée et un début de migraine causé par ses sanglots répétés, elle s'agrippa à son pull d’une main pour ne pas tanguer.

 — Tout ce dont j'ai envie maintenant... c'est de prendre un bain.

 Il s'agissait probablement là des paroles les plus sensées qu'elle ait prononcées de toute la soirée.

 — Je te ramène chez toi ? proposa-t-il.
 — Y'a pas de baignoire sur le campus, se plaignit-elle en tournant le visage sur le côté, la tempe contre le doux tissu de son pull.
 — Chez tes parents ?

 Mélody secoua la tête.

 — J'ai saisi, va... si tu veux venir squatter chez moi tu peux me le demander directement tu sais ! s'amusa Tachi alors que la jeune femme couvrit son visage de sa main libre, embarrassée.

 L'appartement de Tachi n'était pas très grand mais il était confortable, accueillant. Après une soirée comme celle-ci, ce serait parfait : un endroit où elle pourrait se reposer et regarder un film stupide. Puis, il y avait une baignoire.

 — Par contre comme j'ai un nouveau coloc, tu pourras plus squatter le deuxième lit, désolé. Va falloir te fader le canapé !
 — T'as un nouveau coloc ? s'inquiéta Mélody en relevant la tête vers lui, n'étant pas très encline à rencontrer un inconnu dans cet état.

 Tachi relâcha son étreinte et, laissant son manteau sur le dos de son amie, se recula pour lui ouvrir la portière de sa voiture.

 — Il est pas là ce weekend. Des trucs familiaux à régler, je crois. Tu vas pouvoir glander autant que tu veux dans mon château ! s'exclama-t-il en l'invitant à s'asseoir avec la grâce d'un faux prince.

 Bien qu'accablée par la fatigue, Mélody sourit à son tour.

 — Merci, Tachi.

 Sans vraiment savoir pour quoi elle le remerciait exactement, compte tenu de toutes les choses dont elle lui était reconnaissante.
 Il lui répondit par un clin d'œil et elle disparut dans la voiture, rêvassant à l'idée de son bain chaud et de vêtements confortables. Son cœur qui lui faisait si mal, alors, sembla s'alléger juste un peu.


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