mardi 9 juin 2020

“Fallen” ♦ Chapitre 9


 Hyun déglutit en voyant la col de la bouteille s’arrêter dans sa direction.
 Il n’avait pas même pas eu envie de jouer. Depuis le début, il savait que c’était une mauvaise idée. Assis en tailleur, les mains sur les genoux, le jeune garçon baissa encore plus la tête, espérant cacher l’embarras qui prenait possession de ses joues.
 Hyun avait quinze ans. C’était le dernier été avant de rentrer au lycée et la première fête de toute sa vie.

 — Oh putain mec, ton heure de gloire est arrivé ! s’esclaffa Maxence en lui donnant une violente tape dans le haut du dos, déjà bien ivre. Gâche pas tout !

 Le jeune garçon se gratta le front sur ses cheveux un peu trop longs et engraissés par le contact de sa peau. Était-il vraiment obligé de faire ça ? N’y avait-il aucun moyen d’y échapper ? Hyun devait être l’un des seuls à ne pas avoir bu, aussi s’il décidait de seulement se lever pour s’en aller, les autres l’oublieraient-ils certainement dans les minutes qui suivent.

 — En plus t’as choppé la plus belle, susurra son meilleur ami dans son oreille en le prenant de nouveau par les épaules.

 Son sarcasme ne lui avait pas échappé.
 La chaleur commençait à envahir sa poitrine toute entière, faisant battre son cœur douloureusement, comme prêt à exposer. Hyun le sentait jusque dans l’aube de son cou. Il aurait aimé disparaître pour ne plus avoir à sentir tous les regards braqués sur lui. C’était pire que la fois où il avait renversé tout le contenu de son assiette dans le réfectoire et que tout le monde l’avait applaudi, comme s’il s’était agi là d’un genre d’exploit à célébrer.
 Ce jeu était vraiment stupide.

 — Allez Hyun, c’est toi le garçon, à toi de faire le premier pas, s’enthousiasma Maxence, un bras enroulé autour de son cou, le tirant vers l’intérieur du cercle pour le forcer à s’avancer.

 Le jeune garçon manqua de perdre l’équilibre, emporté par son mouvement. Une main au sol et l’autre essayant de se dégager de l’emprise de son meilleur ami, l’exaspération commença à remplacer la gêne sur son visage.

 — C’est bon, Maxence, susurra-t-il.

 Il est vraiment chiant quand il boit, pensa-t-il, les sourcils froncés.

 — Arrête ça.

 La voix venait de l’autre bout de la bouteille.

 — Je vois bien qu’il en a pas envie, poursuivit-elle.

 Hyun daigna enfin relever les yeux vers la concernée, bien qu’handicapé dans son mouvement par le bras de Maxence derrière sa nuque. Sa camarade de classe – du moins jusqu’à la semaine précédente – l’observait avec froideur, indifférente, ses yeux bruns braqués sur lui.

 — Moi non plus, j’en ai pas envie.

 Un ange passa, couvrant même d’un silence interloqué la musique qui résonnait encore dans le salon.
 Puis, un rire explosa dans son oreille, bientôt suivi par ceux de toute l’assistance. Maxence riait tant qu’il en emporta Hyun avec lui sur le carrelage froid.

 — Ahahah, ah putain ! Ah c’est la meilleure ! J’en reviens pas ! s’esclaffa-t-il entre deux fous rires, appelant un « chut ! » vocal de la part de l’organisatrice de la soirée qui commençait à s’inquiéter de la hausse du volume.

 Le jeune garçon réussit enfin à se libérer et se rassit correctement, la main sur la tête, espérant de nouveau de cacher son visage. Sans le voir, il devina que sa partenaire provisoire de jeu s’était levée. Il aperçut son pied drapé d’un collant noir traverser le cercle, basculant la bouteille au passage, pour le quitter. Hyun avait même senti les chaînes de sa jupe lui frapper l’épaule lorsqu’elle passa à côté de lui, comme si elle l’avait fait exprès, pour marquer son exaspération. Personne ne tenta de la retenir tandis qu’elle montait à l’étage depuis les escaliers dans son dos.
 Passé un moment, son meilleur ami se redressa, toujours hilare mais désormais de nouveau capable de respirer.

 — Le mec a réussi à se prendre un râteau par Suzotte, j’en reviens pas ! dit-il en reprenant son souffle, le visage aussi rouge que celui de Hyun désormais.

 Maxence accepta la bière qu’on lui proposait, la décapsulant avec aisance avec un ciseau, comme ayant fait toute sa vie.
 
 — Arrête de te moquer de lui, invectiva la grande sœur de l’organisatrice de la soirée, occupée à tous les surveiller depuis le canapé où elle lisait un magazine, se permettant des commentaires de temps à autre.
 — Je me moque pas ! rétorqua Maxence, une expression outrée sur le visage qu’on ait pu supposer ça de lui.

 Il donna une tape sur l’épaule de Hyun qui lui répondit d’un air exaspéré.

 — Roh... bon, je suis désolé. J’ai un peu exagéré... Mais c’est parce que tu mérites mieux que cette meuf ! T’as vu comment elle t’a parlé ? Attends mec, en septembre on sera lycéen, on va pouvoir rencontrer plein d’autres gens. Tu trouveras mieux que Suzotte le thon.

 Hyun se demandait vraiment pourquoi il continuait d’en parler comme s’il s’était réellement déclaré à elle. Il n’aurait jamais eu le courage de faire ça.

 — Vous allez dans le même lycée ? questionna David, un autre ami de leur classe, assis à sa gauche. Je croyais Hyun que t’allais à Benjamin Franklin ?
 — Bien sûr qu’on va au même lycée ! répondit Maxence à sa place. Je l’ai trouvé, je le garde ! Personne ne va nous séparer ! Puis c’est plus proche de chez mon père donc ça m’arrange aussi. J’en ai marre d’avoir ma mère sur le dos.

 Le jeune garçon sourit malgré lui, se décidant enfin à se redresser, son visage ayant repris une couleur presque normale. Hyun avait déménagé juste avant la rentrée de troisième et avait passé l’été à angoisser à l’idée de ne pas réussir à se faire le moindre ami. Sa première journée dans un collège où il était le seul asiatique n’avait pas aidé mais, dès le début, Maxence était venu lui parler. Le sociable, bout-en-train, énergétique Maxence l’avait inclus dans son cercle d’amis et avait décrété de lui-même qu’il serait son nouveau meilleur ami dans cette ville. En à peine quelques semaines, il l’invitait déjà à jouer aux jeux vidéos dans sa maison et lui prêtait son vélo pour aller faire des tours en ville.
 Hyun n’avait jamais compris pourquoi il l’avait choisi lui, parmi tous les gens qui l’entouraient déjà. Lui qui était si timide, oubliable. Personne n’avait l’air de le comprendre non plus. Que faisait Maxence avec un mec comme ça pour meilleur ami ? Il devait être le seul à avoir la réponse à cette question.
 Hyun pouvait réellement s’estimer heureux de l’avoir rencontré. Sa vie n’était plus la même depuis.

 — Moi je reste à Rosa Parks, poursuivit David, lançant une discussion sur leur établissement de secteur où ils avaient presque tous prévu d’aller, faisant oublier le jeu de la bouteille.

 Le jeune garçon prit une profonde inspiration, épuisé par cette soirée. Les fêtes, ce n’était définitivement pas son truc. Hyun avait hâte que ses parents viennent le chercher mais ils ne seraient pas là avant au moins une heure. Si seulement il avait eu un téléphone portable, comme les autres, il aurait pu les appeler pour leur demander de venir plus tôt.
 Il ne remarqua pas tout de suite Maxence penché vers lui, son haleine empestant la bière parvenant plus vite à ses narines que sa voix à son oreille.

 — Hey... te préoccupe pas de Suzotte, lui murmura-t-il sans que personne d’autre n’entende. Oublie-la.

 Maxence savait que Hyun était amoureux d’elle.
 C’était lui qui lui avait trouvé ce surnom, en raison du zézaiement léger qu’elle avait lorsqu’elle parlait, accentué par son appareil dentaire. Suzanne, de son vrai nom, était arrivé en cours d’année des États-Unis. Si un enthousiasme certain avait gagné leur classe en apprenant d’où elle était originaire, celui-ci était vite retombé à l’arrivée de la jeune fille. Son style gothique et sa froideur naturelle en avaient repoussé plus d’un et Maxence fut le premier à la prendre en grippe.
 Hyun, lui, s’était amouraché d’elle presque instantanément, pour la raison superficielle qu’elle était alors la seule autre personne non blanche de la classe. C’était un prétexte bien stupide pour s’enticher quelqu’un et il en avait conscience.
 Pourtant.
 Pourtant il y avait autre chose. Quelque chose qui le faisait l’apprécier sincèrement. Quelque chose qui le faisait la chercher du regard à la moindre occasion. Quelque chose qui lui manquait lorsqu’elle séchait l’école. Quelque chose qui avait brisé son cœur lorsqu’elle s’était levée pour quitter le cercle et partir loin de lui, à l'instant.
 Maxence devait avoir raison. Il s’était pris un râteau sans même avoir besoin d’ouvrir la bouche.
 Son meilleur ami le prit de nouveau par les épaules, sa bière toujours dans une main, ayant remarqué sa mine triste.

 — Te laisse pas abattre ! l’encouragea-t-il, d’une voix toujours suffisamment basse pour que personne d’autre n’entendre. Tu vaux cent fois mieux qu’elle !

 Hyun soupira. Il avait envie de dormir. Maxence finit par le lâcher en comprenant qu’il ne répondrait pas.
 S’excusant, Hyun se leva à son tour en prétextant une envie d’aller aux toilettes. En vérité, il envisagea de trouver une chambre pour s’y coucher en attendant l’arrivée de ses parents. Maxence le laissa partir, riant fortement à la première blague qu’il entendit, comme n’ayant jamais quitté la conversation.
 Hyun pouvait bien partir comme Suzy, personne ne le remarquerait non plus. Il s’était senti de trop toute la soirée. C’était peut-être cela, d’être l’un des rares à ne pas boire. Il était comme en décalage avec les autres. Les regretterait-il vraiment lorsqu’il irait au lycée ? Se souviendrait-il de cette soirée dans quelques années ?
 Le jeune garçon monta les escaliers, quittant physiquement et mentalement la fête qui battait son plein au rez-de-chaussée. Instantanément, il se sentit mieux, même en croisant une fille de sa classe qui sortait des toilettes, l’air très pâle, comme si elle venait de vomir. Il lui céda la place dans les escaliers et toqua à la première porte qui se trouvait en face, sans savoir de quelle chambre il s’agissait.

 — Entrez ! lui répondit une voix.

 Hyun pressa la poignée, hésitant. La chambre était presque plongée dans l’obscurité, à l’exception d’une lampe de chevet. Des vêtements reposaient près de la porte, à même la moquette, dépassant de ce qui devait être une corbeille à linge, signe qu’il s’agissait bien là de la chambre d’adolescent. Les murs étaient recouverts de posters à l’effigie d’animé japonais et de jeux vidéos. Près de la fenêtre, une étagère débordantes de mangas et de bandes dessinés semblait l’appeler. Fasciné malgré lui par cette chambre qu’il aurait rêvé d’avoir lui-même chez lui, Hyun ne remarqua pas tout de suite qui était assis sur le lit, occupé à lire un manga.

 — Tu cherches quelque chose ?

 Le cœur du jeune garçon manqua un battement en reconnaissant Suzy. La froideur dont elle lui avait témoigné précédemment avait totalement disparu, sa question relevant d’une politesse banale, les yeux emplis de curiosité.
 Sa camarade n’avait pas changé son style vestimentaire pour la fête à laquelle Hyun l’avait invité lui-même, prenant son courage à deux mains lors du dernier jour d’école. Elle portait une robe noire à manches longues, de la dentelle sur le jupon et des chaînes pendantes sur le côté de sa jupe. Son maquillage était aussi sombre que d’ordinaire et, à l’exception des roses noires en plastique dans ses cheveux, le jeune fille ne faisait pas plus habillée que d’ordinaire. Hyun, lui, avait laissé ses parents le convaincre de porter une chemise blanche beaucoup trop grande et un pantalon noir. Une autre raison pour accentuer son embarras lors de cette soirée où tout le monde était en t-shirt et baskets.

 — Je... je savais p-pas que tu étais là, désolé, bafouilla-t-il.
 — Nan, c’est pas grave.

 Hyun, la main toujours sur la poignée, ne sut pas quoi faire.

 — Tu veux... lire avec moi ? proposa-t-elle en montrant la couverture du volume de Naruto qu’elle avait dans les mains.

 Le jeune garçon déglutit et, sans répondre, ferma la porte derrière lui. Timide, il vint s’asseoir à côté d’elle sur le lit, Suzy s’étant déplacée pour lui laisser la place. C’était la première fois qu’il se retrouvait seul avec elle. Ils avaient déjà pu discuter ensemble lors des rares fois où ils s’étaient retrouvé à côté en classe ou lors des permanences mais cela n’était jamais allé bien loin. Même à la récréation, il y avait toujours une multitude de personnes autour d’eux.
 À peine assis, Hyun commença à triturer ses mains pleines de transpiration, comme ne sachant plus quoi faire avec. La tête baissé, il se demanda ce qu’il fichait là.

 — J’ai entendu dire que tu allais au lycée Benjamin Franklin, dit Suzy, sans lâcher son manga des yeux.

 Surpris, le jeune garçon se gratta le front.

 — Euh... oui, oui c’est vrai.

 Il déglutit.

 — Et... et toi ?
 — Moi aussi.

 Son cœur fit un bon dans sa poitrine et il releva brusquement la tête vers elle.

 — V-Vraiment ?

 Suzy leva le nez de son manga pour l’observer à son tour.

 — C’est le seul lycée de la région qui propose une option cinéma.

 Hyun répondit avec enthousiasme, une chaleur nouvelle envahissant sa poitrine.

 — Moi aussi je m’y suis inscris pour cette option !
 — On sera sûrement dans la même classe, alors.

 Un moment passé où ils se regardèrent, souriant doucement, comme se rencontrant pour la première fois après sept mois passés dans la même classe. Gêné par cette proximité, Hyun baissa de nouveau la tête, le rouge aux joues. C’était étrange. L’espace d’un instant, il avait eu l’impression que Suzy était heureuse d’être dans le même lycée que lui... l’avait-il imaginé ? Il se faisait peut-être des idées.
 Le jeune garçon lui lança un coup d’œil, alors qu’elle semblait si concentrée sur sa lecture, en apparence.

 — Tu sais... pour tout à l’heure...

 La jeune fille, d’ordinaire si sûre d’elle, semblait hésiter. Ses yeux étaient toujours braqués sur son ouvrage mais ses mains ne tournaient plus les pages.

 — Quand j’ai dit que je n’avais pas envie de t’embrasser.

 Hyun se mordit la lèvre, accablé.

 — Ce n’était pas contre toi.

 Le jeune garçon ne souhaitait pas qu’elle enfonce le couteau dans la plaie, si c’était juste pour ne pas le vexer. Il préférait encore qu’ils n’abordent plus le sujet.
 Pourtant, elle poursuivit.

 — Ça... hésita-t-elle. Ça m’aurait pas dérangé si...

 Hyun se redressa, l’observant du coin de l’œil, trop timide pour oser affronter son regard.

 — C’est juste que...

 Sa confusion le perturbait. Il sentit son cœur battre si fort qu’il douta des capacités de sa cage thoracique à le garder enfermé.

 — Je voulais pas gâcher mon premier baiser pour un jeu stupide.

 Hyun déglutit et entendit les mots sortir de sa bouche sans les contrôler.

 — M-Moi non plus.

 D’une même hésitation, d’un même mouvement saccadé, leurs visages se tournèrent l’un vers l’autre. Hyun ne comprendrait jamais les moqueries de Maxence envers son physique car il la trouvait si belle, avec sa peau sombre, son nez aquilin, ses yeux noirs et ses cheveux bruns et frisés. C’était la plus jolie fille qu’il n’avait jamais vue et, même dans ses rêves les plus fous, il n’aurait pas imaginé qu’elle puisse le regarder de cette façon. Comme s’il était le seul, et pas uniquement dans cette pièce.
 D’une impulsion qu’il ne s’expliqua pas, derrière sa timidité qui l’empêchait même d’aller lui dire bonjour au collège le reste de l’année, il se pencha vers elle. Peut-être que les vapeurs d’alcool avaient suffi à lui retourner la tête. Peut-être qu’il aurait aimé l’embrasser quand la bouteille avait tourné dans sa direction. Peut-être qu’il souhaitait seulement l’embrasser, là, maintenant. Pendant ce dernier été avant la fin de leur enfance.
 Hyun posa ses lèvres sur les siennes et tout son corps se détendit à ce seul contact. Il sentit Suzy lui répondre, son nez froid au contact de sa joue, appuyant un peu plus sa bouche fermée sur la sienne. Leur baiser ne dura que quelques secondes mais marquerait sa vie pour toujours.
 Lorsqu’ils s’écartèrent, ils eurent un rire nerveux tous les deux. Le jeune garçon avait des papillons dans le ventre. Hyun se mordit l’intérieur de la joue pour ne pas dire quelque chose de stupide, se triturant les mains de nouveau. Suzy reprit contenance à son tour et recommença à lire son manga, tournant les pages de nouveau. Dans un sourire, elle proposa :

 — Tu veux lire quelque chose ? Carla a plein de mangas, elle a même tous les One Piece qui sont déjà sortis !

 Le jeune garçon, curieusement léger, se leva pour arpenter la bibliothèque qui avait attiré son regard dès son entrée ici.

 — On a vraiment le droit de les lire ?
 — Pourquoi pas ? On fait attention.

 Tandis que Hyun ouvrait les One Piece dans l’espoir de se rappeler où il s’était arrêté, lui comme Suzy entendirent quelqu’un l’appeler depuis le couloir. La porte finit par s’ouvrir sur Carla, ses cheveux blonds ramenés dans une queue de cheval décoiffée.

 — Ah t’es là ! T’es parents sont là, ils t’attendent dehors, annonça-t-elle.
 — Tu rentres déjà ? s’étonna Suzy.

 Hyun aurait dû s’attendre à ce que ses parents viennent le chercher beaucoup plus tôt que l’horaire qu’ils lui avaient accordé. Lui qui avait désespérément espéré qu’ils viennent le chercher en avance se sentit triste face à la mine déçue de sa camarade.

 — J’arrive, répondit-il à Carla, cette dernière n’ayant aucune opposition quant à leur intrusion de sa bibliothèque.

 L’hôte de la soirée ferma la porte et Hyun remit l’ouvrage à sa place. Regardant ses pieds, il s’excusa auprès de Suzy :

 — Bon... je... je dois y aller.

 Après lui avoir adressé une salutation timide, il se dirigea vers la porte.

 — Attends ! Hyun, l’interpella-t-elle.

 Il se retourna, le rouge aux joues. Suzy lui souriait avec douceur et son ventre se tordit de plaisir à cette vision. Au collège elle était froide et discrète, très loin de l’image qu’elle lui renvoyait à cet instant présent.

 — On se voit à la rentrée.

 Hyun répondit à son sourire.

 — Oui.

 Et il quitta la pièce.

 Hyun, Suzy et Maxence entreraient tous les trois dans le même lycée un mois plus tard et passeraient les trois prochaines années dans la même classe.
 L’automne de leur adolescence ne faisait alors que commencer.


♦♦♦


 Olympe lança un regard à son adversaire, juste à sa droite. Ce dernier lui fit un sourire dédaigneux, preuve qu’il ne doutait pas une seconde de remporter cette course. Bien que se sachant le maillon faible de son équipe, Olympe se drapa d’un voile de défi. Ce n’était quand même pas un môme de dix-sept ans qui allait l’impressionner !
 Se concentrant de nouveau sur son objectif, la jeune femme replaça son regard vers l’horizon. Sa respiration se fit plus intense, la jeune femme embrassant la sensation de l’air emplissant ses poumons. Les pieds sur les starting-blocks, une main sur le sol et une autre sur le témoin, Olympe courba le dos et rentra sa tête dans ses épaules pour finaliser sa position. Ignorant les rires et moqueries tout sauf discrets à côté d’elle, elle ferma les yeux. Le temps était comme suspendu.
 Un vent frais caressa ses bras nus puis, un cri.

 — Partez !

 Olympe appuya de toutes ses portes sur ses pieds pour se propulser en avant. Ses bras se plièrent d’instinct, la main serrée sur le témoin comme si sa vie dépendait de son passage à son partenaire. La jeune femme courut à en oublier de toucher le sol, se sentant voler à chaque impulsion. Elle n’était peut-être pas aussi rapide que Victor, son adversaire masculin qui la dépassa bien vite, mais ça n’avait pas d’importance. Un rapide coup d’œil vers Kévin qui l’attendait à une centaine de mètre la poussa à accélérer, quitte à trop en faire, quitte à se blesser. C’était probablement beaucoup trop pour un simple relai stupide organisé entre elle, Rayan, une bande de lycéens et la grande-sœur de l’un d’entre eux, juste histoire de s’amuser en fin de séance.
 Olympe en avait marre d’être traitée de lente, Rayan était agacé d’être considéré comme le vieux alors que des cinquantenaires venaient s’entraîner ; ils avaient tous les deux quelque chose à prouver. Ils étaient dans la même équipe, deux filles et deux garçons. Tandis que la jeune femme se rapprochait de son partenaire, à l’approche des deux cents mètres, celui-ci entama sa course. Certes, le relai avait déjà été passé à côté mais tout n’était pas terminé. Tendant le bras le plus loin possible devant elle, Olympe se pencha de plus en plus en avant, comme si cela pouvait l’aider à transmettre le témoin plus rapidement. Le bras loin en arrière, son partenaire le saisit dès qu’il le sentit dans sa paume et accéléra sans se retourner, son objectif clair étant de rattraper leur retard.
 Kévin ne la vit pas tomber sur le sol, bien que la chute de la jeune femme fut prévisible. Victor, même s’il n’avait jamais caché son animosité envers elle, se précipita dans sa direction pour l’aider. Olympe, elle, les genoux et les coudes égratignés, ne lâchait pas son partenaire des yeux.

 — Allez Kévin ! hurla-t-elle à plein poumons.

 Victor la saisit par le bras pour la relever sans effort ni délicatesse. Malgré sa tête commençant légèrement à tourner, elle entendit Rayan héler son nom à l’autre bout du terrain, probablement inquiet. Sans y prêter attention, elle encouragea de nouveau Kévin qui rattrapait petit à petit le retard qu’ils avaient pris par sa faute. Le lycéen à ses côtés, lui, n’avait pas lâché son bras, même exaspéré, comme craignant qu’elle ne tombe de nouveau.

 — Putain tu saignes, souffla-t-il en levant les yeux au ciel.

 Olympe se dégagea, l’observant avec dédain, même du haut de sa petite taille. Elle n’était pas en sucre. Ce gamin n’avait pas à s’inquiéter si c’était pour lui parler comme ça. La jeune femme se redressa, faisant comme si les simples blessures à ses genoux, qui ne dépassaient rien de pire qu’elle ait déjà expérimenté en jouant lorsqu’elle était enfant, ne la lançaient pas douloureusement de la pointe de son pied jusqu’au haut de ses cuisses. Le moindre choc, le moindre contact et des douleurs envahissaient ses jambes pendant des heures.

 — Allez Julia ! Allez ! hurla-t-elle de nouveau lorsque le témoin fut passé à la troisième personne de son équipe.

 Julia était rapide et la troisième adulte de leur groupe, lui permettant largement de tenir la distance avec son homologue masculin. Néanmoins, tout se jouait sur les derniers deux cents mètres. Ignorant Victor qui ne détachait plus ses yeux d’elle, Olympe courut vers la ligne d’arrivée, revigorée par la performance de sa partenaire. Rayan allait bientôt recevoir le témoin ; il était face à Stéphanie, la plus rapide des concurrentes, plus forte et entraînée que beaucoup de garçons de sa classe.
 Les deux derniers membres de ce relai reçurent leur témoin quasiment en même temps, tout se jouait donc sur leur duel. Stéphanie était rapide mais Rayan l’était également. Le cent et le deux cents mètres étaient leur spécialité. À les regarder faire la course l’un contre l’autre, Olympe sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine. Elle ne remarqua même pas Julia traverser le terrain pour venir à ses côtés et attendre à l’arrivée.
 La compétition était serrée. Stéphanie avait une légère avance, le genre qui pourrait faire toute la différence.
 Olympe posa le poing sur son cœur et cria avec tout ce qu’il lui restait à l’intérieur :

 — Allez Rayan !!

 La jeune femme avait crié si fort que sa poitrine se fit douloureuse un court instant. Rayan devait absolument gagner. Olympe ne savait pas pourquoi cette course revêtait une telle importance mais à cet instant précis, c’était la seule chose qui comptait pour elle, la seule chose qui constituait son univers. Ils devaient gagner, ensemble.
 Rayan accéléra, comme porté par ses encouragements et, alors qu’elle aurait pu finir par ne plus y croire, rattrapa Stéphanie sur les derniers cent mètres.

 — Tu peux le faire ! Allez !
 — Allez Rayan ! l’encouragea Julia à son tour avec entrain, les bras en l’air.

 Son sourire s’élargit inconsciemment en le voyant dépasser Stéphanie. La ligne d’arrivée se rapprochait au fur et à mesure que la distance entre les deux adversaires augmentait. Plus que cinquante mètres, vingt mètres, dix mètres... puis...

 — Victoire pour les rouges ! annonça le lycéen qui avait accepté de faire l’arbitre.

 Rayan, ayant franchi la ligne d’arrivée en premier, commença à décélérer. Le visage couvert de sueur, il souriait, se rendant peut-être seulement compte de sa victoire serrée contre Stéphanie. Olympe sentit une joie inextricable exploser dans son ventre, lui faisant oublier les picotements dans ses coudes et ses genoux. Tandis que Rayan levait le poing tenant le témoin en l’air avec fierté, la jeune femme, ne se contrôlant plus, se jeta dans ses bras à en détacher ses pieds du sol.

 — Oh mon Dieu Rayan, j’étais sûre que tu y arriverais !

 L’homme répondit bien vite à son embrassade et resserra les bras autour de son dos, la maintenant contre lui. Olympe sentait sa respiration saccadée s’échouer dans son cou, lui qui n’avait même pas eu le temps de reprendre son souffle. Rayan la fit tourner en riant, partageant son euphorie. Ils avaient passé tant de temps à espérer les battre ! Ils avaient prouvé qu’ils en étaient capables ! C’était la plus belle victoire qu’ils pouvait espérer avoir et le savaient parfaitement tous les deux.
 Passé le moment d’extase partagé, Olympe sentit la main de Rayan glisser sur son dos avec lenteur. La jeune femme s’écarta, déroulant ses bras pour poser les mains sur ses épaules, son visage à seulement quelques centimètres du sien. Comme comprenant d’un même temps ce qu’ils venaient de faire, ils eurent un rire embarrassé et Rayan la reposa par terre. Olympe n’eut pas bien le temps de réfléchir à l’électricité qui avait parcouru son corps en le sentant si près d’elle que d’autres bras l’enlacèrent, à lui faire presque perdre l’équilibre.

 — Comment on les a tués ! s’enthousiasma Julia, invitant Olympe à sautiller avec elle. Victor va en entendre parler jusqu’à sa mort, je te jure.

 Le dénommé Victor, son petit frère, mit un terme à leur embrassade en tirant Olympe par le bras, pointant sa blessure de son autre main.

 — Ah ouais ? Et t’as même pas remarqué qu’elle s’était pétée la gueule l’autre ?

 La concernée se dégagea, irritée.

 — C’est rien du tout, se défendit-elle.
 — La meuf est pas foutu de courir deux cents mètres sans se rétamer la gueule par terre mais à part ça, ouais, super équipe, singea-t-il en l’ignorant totalement. 
 — C’est quoi ton problème ? s’énerva Olympe en relevant les yeux vers lui.
 — Pas la peine de s’échauffer, tempéra Rayan de son ton professoral. C’était juste une course et on s’est bien amusé, non ?

 Victor fronça les sourcils mais ne répondit pas. La jeune femme s’entendait plutôt bien avec tous les lycéens qui s’entraînaient aux mêmes horaires mais, pour une raison qui lui échappait, celui-ci était le seul qui semblait la détester par tous les pores de sa peau. Comme si le fait de ne pas réussir à courir vite et améliorer son temps constituait une raison valide pour la haïr.

 — C’est vrai que tu t’es blessée, s’inquiéta Julia. Ça va ?
 — Mais oui ! répondit Olympe en secouant la main. Ce sont que des égratignures. J’ai juste glissé sur un caillou.
 — Tu devrais quand même désinfecter.
 — Oui t’inquiète pas, j’ai tout ce qu’il faut dans mon sac.

 La jeune femme rit pour montrer que ce n’était rien, sentant le regard préoccupé de Rayan sur elle. Victor croisa les bras et souffla sur la mèche brune qui lui tombait devant les yeux.

 — Si elle s’habillait pas comme une allumeuse alors qu’il fait dix degrés en même temps... soupira-t-il.

 Olympe écarquilla les yeux, trop choquée pour réagir. Venait-il vraiment de la traiter d'allumeuse ?

 — Victor t’abuses là, ferme-là, glissa un ami à lui en lui donnant une claque sur le bras, l’air dépité.
 — Tu vas trop loin, répliqua Rayan, l’air brusquement grave. Excuse-toi.

 Victor rit, l’air dédaigneux.

 — Sinon qu’est-ce que tu vas me faire ?
 — Oh sérieusement, Vick, Mohammed et Rayan ont raison, ferme ta gueule, dit sa sœur en levant les yeux au ciel.

 Olympe laissa échapper un rire franc, le stoppant bien trop tard pour éviter un autre regard noir. Le lycéen, se sentant visiblement seul contre tout le monde, eut un rictus désagréable. Sans quitter la jeune femme des yeux, il conclut :

 — C’est pas ma faute si elle sait pas ternir sur ses jambes.

 Cette phrase lui fit l’effet d’une douche froide.

 — Venez les gars on se casse, ordonna-t-il, ignorant ostensiblement le fait d’être le seul à être agacé d’avoir perdu.
 — Julia tu viens avec nous ? proposa Mohammed, un sourire tout sauf innocent sur les lèvres.
 — Nan, elle vient pas ! rugit Victor.
 — Ouais, va payer tes bières tout seul et rentrer en bus, connard ! s’exclama sa sœur en formant un porte-voix avec ses mains.

 Tous ses amis lycéens semblèrent déçus mais Victor n’en démordit pas, prenant son sac pour retourner vers les vestiaires. Stéphanie salua Rayan pour l’avoir battu, lui proposant une revanche, et fut la première à rejoindre le lycéen en colère. Une fois tous les autres adolescents, dont Kévin qui avait discrètement frappé dans les mains des membres de son équipe au passage, rentrés dans le bâtiment, ne restèrent sur le terrain plus que Julia, Olympe et Rayan.

 — Je suis désolée pour mon petit-frère, s’excusa la jeune femme blonde, remettant sa mèche derrière l’oreille. Il est vraiment con quand il s’y met.

 Olympe fronça les sourcils, se demandant sincèrement ce qu’il avait contre elle personnellement. 
 C’est pas ma faute si elle sait pas tenir sur ses jambes.
 L’abhorrait-il réellement pour cette raison-là ? Parce qu’elle était nulle en athlétisme ? Parce qu’elle était incapable de courir correctement ? Parce qu’elle était mauvaise au point d’en chuter au moindre effort ? Parce que c’était une incapable. Une fille minable qui ne pouvait pas tenir sur ses jambes. Parce que, parce que...
 Son cœur se serra.
 La tête baissée et la gorge sèche, Olympe ne sentit pas tout de suite le tissu qu’on lui posait sur les épaules. Une légère pression s’invita également contre son omoplate. 

 — Tu n’as pas froid ? questionna Rayan, légèrement penché vers elle, une main sur son dos.

 La jeune femme comprit qu’il était allé chercher sa veste de sport pour la mettre sur ses épaules. Rayan l’observait avec une telle douceur que ses tourments s’en apaisèrent presque instantanément.

 — Vous savez quoi ? poursuivit Julia, sa bonheur ne l’ayant pas quittée un instant. Il faudrait qu’on sorte ensemble un de ces jours !
 — De quoi ? s’étonna Olympe en se tournant vers sa partenaire, serrant la veste de Rayan contre elle.
 — Je commence à saturer de mon frangin et de ses copains en couche culotte qui passent leur temps à me draguer ! J’aimerais boire un coup avec des gens qui ont l’âge l’égal pour, rit-elle.

 Les deux jeunes femmes se sourirent. Julia ne venait que très sporadiquement au club, privilégiant l’entraînement au semi-marathon en courant dans la rue. L’idée de devoir chaperonner son frère et ses copains ne devait pas l’aider à venir plus souvent non plus. Julia avait vingt-cinq ans, une peau joliment bronzée et des cheveux blonds aux reflets bruns. Elle était aussi rayonnante que son frère était cruellement sombre.

 — C’est une super idée, s’enthousiasma sincèrement Olympe.
 — Avec plaisir, renchérit Rayan, sa main n’ayant pas quitté le dos de l’étudiante à côté de lui.
 — Super ! C’est acté alors, on se programme ça ! Voire même on peut y aller dès ce midi ou ce soir si c’est bon pour vous.
 — Ah… je peux pas moi aujourd’hui, désolée, s’excusa Olympe. Mais la semaine prochaine ? proposa-t-elle.
 — Ouais ! Parfait, ça me va !

 Julia commença à marcher pour aller récupérer son sac en bord de terrain.

 — J’ai trop hâte ! chantonna-t-elle. Ça va être super cool.

 Son enthousiasme débordant la plongea dans un bonheur semblable à celui que lui provoquait la simple veste de Rayan sur ses épaules. Leur partenaire vida sa bouteille d’eau d’une traite et soupira de soulagement.

 — Bon, je vais me rentrer, quitte à pas avoir à traîner mon frère partout je vais en profiter pour me reposer. À la prochaine les amoureux !

 Olympe se sentit rougir à cette mention mais ne parvint à la corriger avant qu’elle s’en aille. Rayan, certainement embarrassé également, enleva sa main de son dos pour se masser la nuque.

 — Excuse-moi, je te rends ta veste... tu dois avoir froid, dit-elle précipitamment. 
 — Oh non, ne t’en fais pas, la rassura-t-il en plaçant ses mains devant lui.

 L’étudiante l’ayant déjà enlevée la lui rendit sans attendre, la forçant presque dans ses bras. Elle avait sa propre veste, pas besoin pour lui d’attraper une rhume juste pour ça.
 À la vue de ses bras nus, Rayan se pencha pour observer plus attentivement ses blessures.

 — Tu es sûre que tu ne t’es pas fait mal ? l’interrogea-t-il, sa voix empreinte d’une réelle curiosité.
 — Non ça va... c’est ma faute. Victor avait raison, je suis incapable de courir un peu rapidement sans tomber, c’est pathétique, asséna-t-elle sans réfléchir.
 — Il n’avait pas à te parler comme ça.
 — Je sais, soupira-t-elle.

 Olympe tordit la peau autour de ses coudes et de ses genoux pour mieux observer le sang caillés et la poussière qui y figuraient. S’il n’y avait rien d’alarmant, les marques brunes sur plusieurs parties de son corps, y compris le bas de ses paumes, lui indiquèrent que la jeune femme n’y était pas allée de main morte pour se rattraper. Certes, elle n’avait plus vraiment mal mais ses jambes vibraient toujours de manière incontrôlable.
 Tandis qu’Olympe était toujours occupée à observer ces jambes qu’elle avait osé laisser à l’air libre pour la première fois depuis son inscription ici, elle ne sentit pas immédiatement la caresse sur le bas de sa joue. Rayan releva alors son visage vers lui, ses doigts refermés avec délicatesse autour de son menton.

 — Tu t’es fait mal ? s’interrogea-t-il de nouveau, cette fois-ci fixant le bas de son visage avec intensité.

 Il caressa son menton de son pouce, lentement de droite à gauche, révélant à Olympe-même les imperfections de la peau qui y figuraient. La jeune femme était si concentrée sur le reste de son corps qu’elle n’avait pas remarqué ce léger picotement qui existait bel et bien sous sa lèvre inférieure.
 Son visage était si proche du sien, encore. Olympe croyait en connaître tous les aspects. Ces yeux qui se posaient parfois sur elle lors d’un cours, pendant une seconde bien trop longue, se drapant d’un regret infini d’avoir seulement osé le faire. Cette bouche qui s’aventurait dans les chemins de l’art avec tant de passion. Ce souffle qu’elle avait senti brûler son cou, à peine quelques minutes auparavant.
 Alors que ses paupières se fermaient, le souvenir d’un moment partagé avec quelqu’un d’autre lui revint en mémoire.
 Qu’est-ce que...

 — Ça va aller pour ce soir ? demanda gentiment Rayan en se reculant, un sourire chaleureux aux lèvres.

 Olympe déglutit, perturbée. Il lui fallut un léger instant pour parvenir à articuler une réponse, balayant mentalement de la main ce souvenir qui n’avait rien à faire là. Hyun et elle n’étaient pas exclusifs, elle ne lui devait rien... si ? Ils n’étaient même pas en couple ! Vraiment aucune raison d’être perturbée.

 — Un peu de maquillage et tout le monde n’y verra que du feu, répondit-elle.

 Rayan lui lâcha le menton, un air joueur sur le visage. Il était si beau – pas étonnant que tous les élèves soient fous de lui. Aucun n’avait la chance d’avoir ce type d’échanges avec lui à la fac, dans l’intimité étrange d’un terrain d’athlétisme qui s’étendait pourtant tout autour d’eux. Aucun ne le voyait sourire avec sincérité, de cet air détendu qu’il n’arborait pas en cours.

 — Tu ne devrais pas mettre de maquillage, ça va empirer, lui conseilla-t-il.
 — Ah, je sais que tu as raison, rit-elle. Tant pis alors, à la place, je mettrai un pansement très laid dessus.

 Rayan ne répondit pas, la sondant de ses yeux clairs.

 — Alors... tu as un rendez-vous ce soir ? questionna-t-il en levant un sourcil.
 — On peut dire ça.

 Olympe joignit ses mains dans son dos, jouant l’innocence.

 — Quel dommage...

 Sautillant d’un pied sur l’autre, l’étudiante se dirigea vers son sac pour en extirper sa veste et la mettre sur son dos, non sans quitter son sourire malicieux. Faisant exprès de lui tourner le dos, Olympe sentit le souffle de Rayan dans le creux dans son oreille tandis qu’il poursuivait :

 — J’avais très envie de t’inviter de nouveau à dîner.

 La jeune femme se retourna.

 — Ce sera pour une prochaine fois, murmura-t-elle en posant une main sur son torse.

 Ils se sourirent, restant dans cette position un instant. Encore quelques semaines auparavant, l’étudiante aurait été incapable de soutenir son regard sans rougir et bafouiller. Le temps était peut-être venu de... de... 

 — J’attends le bon moment pour t'inviter, alors, conclut Rayan en se reculant légèrement, ne la quittant plus des yeux.
 — Avec plaisir.

 Puis, l’étudiante plissa les lèvres et, ramassant son sac, se dirigea vers les vestiaires.

 — Olympe, la héla-t-il, resté à sa place sur le terrain, les mains dans les poches.

 Sans cesser de marcher, la jeune femme se tourna vers lui, avançant à reculons pendant quelques pas.

 — À ce soir.

 Olympe sentit des papillons envahir son ventre alors qu’il lui faisait un clin d’œil discret. Espérant cacher l’effet que cela avait sur elle, la jeune femme se retourna et accéléra le pas, ignorant le feu qui prenait place sur ses joues. Réussirait-elle réellement à garder le contrôle d’elle-même lors du gala qui aurait lieu ce soir ? Au milieu de tous ces autres étudiants ?
 Le contexte était différent de l’université et Olympe, comme Rayan certainement, misait un peu dessus. Le voir à l’athlétisme jusqu’à plusieurs fois par semaines depuis quelques temps était un plaisir incroyable mais, ce qu’elle avait vécu lors du vernissage de la dernière fois, continuait à lui tordre le ventre dès qu’elle y songeait. Leur proximité, physique comme mentale ; cette bulle loin du monde, du bruit, de leur vie quotidienne. Son désir pour elle, pour cette robe rouge qu’elle n’avait osé porter qu’une seule fois. Son refus d'aller dîner ensemble à cause de sa timidité et sa maladresse. Ce gala n’était-il pas sa seconde chance, celle d’aller plus loin ?
 Les jambes tremblantes sous l’effort et la douleur, Olympe pénétra dans les vestiaires. Il devait être aux alentours des onze heures et, le gala ne commençant pas avant dix-huit heures, l’étudiante avait largement le temps de rentrer pour manger et se préparer. L’étudiante chercha son téléphone pour vérifier l’heure mais comprit rapidement que celui-ci n’avait plus de batterie.

 — Sans importance, soupira-t-elle à voix haute sans même s’en rendre compte.

 Elle le chargerait en rentrant.
 Inconscience des nombreuses tentatives d’appel d’un numéro inconnu qui s’étaient entassés dans son portable, juste avant qu’il ne s’éteigne pour de bon, Olympe entra dans la douche et y nettoya toutes ses blessures.


♦♦♦


 Nathaniel laissa sa tête tomber sur le côté, son regard se perdant sur la baie vitrée de la salle d’attente, celle-ci n’offrant que la réflexion des personnes à l’intérieur. Le soleil s’était couché depuis au moins une heure et il n’avait rien fait d’autre de sa journée qu’attendre dans cette salle. Étrangement, plus les heures avançaient et plus il se sentait éveillé. À ce rythme-là, il ne dormirait pas de la nuit.
 D’un coup brusque, au point d’en faire sursauter le couple assis non loin de lui, Nathaniel frappa ses pieds sur le sol, se redressa et sortit son téléphone de sa poche. Aucun appel, aucun message. Le dernier message qu’il avait reçu venait de Priya, plus de huit heures auparavant, en matinée. Personne ne savait vraiment qu’il était là. Personne ne s’inquiétait pour lui. Sa sœur n’étant probablement pas encore en état de demander à ce qu’on appelle leurs parents, aussi avait-il pu y échapper pour l’instant. Ne pas redouter leur apparition à tout moment l’aidait à garder son calme et lui permettait également de rester à l’hôpital, au plus près d’elle. Dès que ses géniteurs seraient prévenus, il partirait retrouver son appartement vide et attendrait de nouveau, pendant des heures, des nouvelles de sa sœur.
 Le jeune homme tourna la tête dans la direction opposée et observa les portes automatiques s’ouvrir sur sa droite. Il ne pouvait s’empêcher un regard furtif dès qu’il entendait entrer une personne qui n’était pas celle qu’il attendait. Et à chaque fois, un même sourire de dépit s’épanouissait sur ses lèvres fendues.
 C’est vraiment pitoyable.
 C’était ce qu’il pensait à chaque fois, à chaque fois que cet espoir inavouable naissait au fond de son ventre, pendant cette seconde où il croyait la voir entrer dans cet hôpital pour venir le soutenir. Quand chaque silhouette de femme adoptait ses courbures, sa démarche, ses cheveux courts et bruns devenus longs et auburn, juste pour lui ressembler.
 Après quatre ans, croire encore qu’elle allait apparaître, comme par magie, pour le soutenir... c’était pathétique. C’était pathétique de vérifier son portable toutes les dix minutes pour voir si elle avait finalement accepté ses coups de fil, si elle lui avait envoyé un message. Même si ce n’était que pour lui dire de la laisser tranquille, il l’aurait accepté, mais ce silence le tuait à petit feu. 
 Comme s’il était le héros d’un roman qui verrait la femme qu’il aime revenir vers lui, au moment où il s’y attendait le moins, au moment où il en avait le plus besoin, il espérait. Il oubliait ces quatre années de sa vie qui n’avait été couché sur aucun papier, pour témoigner de toute la souffrance que cette rupture inachevée avait laissé dans son cœur. Il oubliait ces quatre années où il croyait l’apercevoir à tout moment au coin d’une rue, au fond d’un amphi, sur un siège de salle d’attente d’hôpital. Ces quatre années à se forcer à l’oublier, sans jamais réellement y arriver.
 Nathaniel ferma les yeux, prenant une profonde inspiration.
 C’était pathétique de croire qu’il avait jamais compté à ce point-là, pour elle. D’avoir pensé, à un moment donné de son existence, qu’elle était la bonne. Celle qui serait toujours là pour le sauver de cette vie, quand il était incapable de le faire lui-même, quand il ne voulait plus essayer de le faire tout seul. S’il était un héros de roman, il n’aurait jamais fini à attendre pendant une dizaine d’heures, dans un hôpital, sans personne à ses côtés.
 Ce qu’il se déroulait, à cet instant, cette solitude cruelle, c’était la réalité. Et même s’il n’existait pas, même s’il n’était que là pour servir une histoire sur du papier, celle-ci n’était clairement pas la sienne. Ce n’était pas lui, le héros.
 Ça ne pouvait pas être lui, le héros.

 — Nathaniel !

 Le jeune homme rouvrit les yeux vers la personne qui l’avait interpellé.
 Olympe se tenait à seulement quelques mètres de lui, une robe rouge étincelante s’arrêtant à mi-cuisse sur le dos et une veste noire sous le bras. Ses cheveux défaits tombaient en cascade sur ses épaules et sa poitrine s’élevait et s’abaissait au rythme d’une respiration enflammée. Ses chaussures à talon dans une main, ses collants déchirés et ses joues rouges furent d’autres indices quant au fait que la jeune femme avait couru pour arriver jusqu’ici.
 Son cœur s’emballa dans sa poitrine et, clignant frénétiquement des yeux, Nathaniel se demanda s’il était en train de l’halluciner. Un auteur cruel jouait-il avec ses nerfs en l’écrivant juste sous ses yeux, à cet instant précis ? 

 — Olly ?
 — Oh mon Dieu, souffla-t-elle, peinant à reprendre sa respiration et des gouttes épaisses perlant sur son visage. 

 Son ex-copine le dépassa pour s’asseoir sur le siège vide à côté de lui, jetant ses chaussures sur le sol. Sans même le saluer, Olympe prit délicatement son visage meurtri entre ses doigts humides et le pencha dans sa direction.

 — Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? s’inquiéta-t-elle, toujours le souffle court. Tu vas bien ?

 Nathaniel mit ses mains sur les siennes, l’invitant à les détacher de son visage en les posant sur ses propres genoux. Perplexe et tous les sens en alerte, il demanda, plus froidement qu’il ne l’aurait cru :

 — Qu’est-ce que tu fais là ?

 La jeune femme souffla de nouveau, prenant un instant pour reprendre une respiration normale. Les yeux de l’étudiant se perdirent sur ses jambes presque nues et tremblantes.

 — Tu as couru ?
 — Oui, répondit-elle en tirant maladroitement sur le bas de sa jupe, la tête baissée, comme s’il nécessitait de préciser l’évidence. J’ai pris un taxi pour venir plus vite mais... je sais pas pourquoi il s’est trompé... j’étais pas du tout au bon endroit... il comprenait rien à ce que je lui expliquais et il était déjà dix-huit heures passé, j’avais peur que tu sois déjà parti...

 Ses explications étaient saccadées, entrecoupées de grandes goulées d’air. Pourquoi avait-elle fait autant d’efforts, soudainement ? Comme ayant entendu son interrogation, Olympe précisa, les mains sur celles de Nathaniel :

 — J’ai entendu ton message seulement tout à l’heure... je suis désolée, mon portable était éteint et je... j’ai rien vu, je suis désolée. Je suis venue directement dès que j’ai compris.
 — Qu’est-ce que tu fais là ?

 Les sourcils froncés, le jeune homme n’avait pu s’empêcher de lui répliquer sèchement, alors même qu’il avait passé la journée à l’attendre. Alors même qu’il avait passé quatre ans à l’attendre. C’était bien pour cette raison qu’il la détestait autant.
 Olympe, désarmée, se recula. Sans la laisser répondre, Nathaniel se leva pour aller lui chercher de quoi boire, remplissant un gobelet d’eau à la fontaine. Lorsqu’il se rassit, la jeune femme se remercia à peine qu’elle se jetait sur le liquide glacé, poussant un soupire de soulagement une fois qu’elle eut fini. 

 — Merci.
 — Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il pour la dernière fois, toujours plus sèchement, en lui reprenant le gobelet vide des mains pour le jeter dans la corbeille à quelques mètres de lui.
 — Tu m’as appelée ! se justifia-t-elle, une once de détresse dans la voix. Je... mon portable était éteint, je suis désolée, je n’ai entendu ton message que tout à l’heure. Tu m’as dit que tu étais à l’hôpital Simons et qu’Ambre n’allait pas bien...

 Au désespoir dans son regard, à l’avoir forcée à se justifier de la sorte, Nathaniel se sentit légèrement coupable. Olympe avait répondu à son appel, elle avait couru jusqu’à lui... cela semblait trop beau pour être vrai. Elle était incapable de passer un simple coup de fil mais courir à en déchirer ses collants aux genoux, ça, elle pouvait ?
 Après un silence certain, la jeune femme se pencha de nouveau vers son visage, l’observant sous toutes les coutures, elle-même ayant un pansement qui recouvrait son menton.

 — Qu’est-ce qu’il t’es arrivé, à toi ?

 Nathaniel avait presque oublié l’état de son propre visage, même si chaque personne passant dans cette salle d’attente le lui rappelait d’un simple regard. Il avait été pris en chargé à son arrivée ici mais, très rapidement, les conclusions étant satisfaisantes et, le jeune homme n’ayant aucune envie de rester dans un lit, était retourné dans la salle d’attente. Vu son état de nerf, les médecins l’avaient laissé faire à sa guise, lui intimant seulement de rester dans les parages jusqu’à l’obtention de tous ses résultats. Ses blessures étaient impressionnantes mais il n’y avait visiblement pas de risques le concernant. Ses deux yeux avaient néanmoins virés au violet et un pansement recouvrait sa tempe et sa lèvre inférieure. Olympe passa un doigt sur celle-ci, le regard concentré, comme le découvrant pour la première fois.

 — Priya m’a donné ton nouveau numéro, dit-il sans réfléchir en croisant les bras, ne prenant pas la peine de répondre à sa question.

 Il l’observa déglutir, les lèvres humides. Le fait que son ami l’avait trahie pour lui renseigner son numéro ne la dérangeait pas ? 

 — Ambre va bien ? s’inquiéta-t-elle.
 — J’attends le médecin.

 La froideur de sa répartie sembla accabler la jeune femme une fois de plus. Alors même qu’il avait rêvé ce moment pendant des heures, voire des années, à imaginer l’instant où Olympe abandonnerait tout pour revenir vers lui... désormais qu’elle était là, juste sous ses yeux, à s’inquiéter pour lui et à le regarder avec ces yeux-là, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver du ressentiment.
 Un peu honteux de sa froideur, Nathaniel baissa les yeux :

 — Elle est prise en charge en tout cas...
 — Vous vous êtes fait agressés ?

 Le jeune homme soupira.

 — C’est elle qui m’a fait ça.

 Olympe ne répondit pas tout de suite, ses mains quittant les siennes sous la surprise. Le contact de sa peau lui manquait déjà, même s’il ne s’agissait là que d’un geste de circonstance pour le réconforter. Étrangement, son humeur s’était détérioré depuis sa arrivée. Son visage était dur et crispé, sa poitrine lui faisait mal et sa jambe droite avait des soubresauts incontrôlables.

 — Elle n’était pas dans son état normal, poursuivit-il, ne parvenant à rentrer dans les détails, la gorge nouée.
 — Vous avez toujours été si proches, susurra Olympe, visiblement désemparée.

 Les deux iris flamboyantes de Nathaniel la fusillèrent du regard.

 — Les gens changent, fustigea-t-il.

 Il l’observa déglutir et courber l’échine sous la honte. Avait-il réellement besoin de la rabaisser dans une situation pareille ? Il était incapable de se calmer face à elle.

 — Pourquoi...

 La voix d’Olympe se fit plus basse encore, Nathaniel se penchant inconsciemment pour mieux l’entendre. Accroché à la moindre de ses paroles, malgré la colère.

 — Pourquoi est-ce que tu m’as appelée, moi ?

 Ses yeux d’un bleu océan rencontrèrent les siens. Si les gens changeaient au cours de leur vie, les yeux étaient bien la seule chose qui persistait, qui témoignait de toutes ces années à se battre, comme une ancre dans le flot de l’existence. Nathaniel se plongeait dans ce regard avant autant d’aisance et de réconfort qu’il en ressentait à dix-sept ans, en perdant l’équilibre à l’intérieur. En sentant cette vie parfaite qu’il s’était forcé à fabriquer se fendre pour donner quelque chose de nouveau. De meilleur.
 Il se sentait toujours tomber à l’intérieur, comme se jetant au bord d’une falaise.

 — Parce que... murmura-t-il.

 Parce que même après toutes ces années, tu es la seule personne que j’attends encore.

 Et c’est pathétique.

 — Il y a trois ans, Ambre a eu un accident de voiture.

 La surprise déforma le visage de son ex petite-amie mais elle le laissa poursuivre sans l’interrompre.

 — Plus de peur que de mal, elle n’a même pas été inconsciente, juste quelques côtes cassées et une entorse.

 Il soupira.

 — Mes parents ont été prévenu en premier donc quand j’ai été averti, j’ai compris qu’ils étaient déjà à l’hôpital.

 Olympe plissa les lèvres, comprenant à cette simple phrase tout ce que cela impliquait pour lui.

 — J’attendais dans le parc juste à côté, poursuivit-il en montrant du doigt la baie vitrée à leur gauche, la nuit empêchant néanmoins de le distinguer depuis l’intérieur. Ambre m’avait envoyée un message pour me dire qu’elle était à l’hôpital et que les parents étaient là mais évidemment... elle avait rien précisé d’autre. Elle aurait pu être dans l’attente d’une transplantation du cerveau que ça m’aurait pas plus avancé !

 Nathaniel ne put s’empêcher un rire sardonique au souvenir de l’inquiétude irrationnelle qui lui avait torturé les boyaux pendant des heures durant, à imaginer tous les scénarios possibles et imaginables. Lorsque ses géniteurs avaient enfin eu l’amabilité de rentrer chez eux, autorisant implicitement à Nathaniel une visite, tout ce qu’il avait vu c’était une Ambre bien trop en forme se plaindre de la nourriture de l'hôpital.

 — C’était en plein mois de janvier mais je suis resté toute la journée dehors à attendre de pouvoir la voir.

 Le regard perdu dans le vide, le jeune homme ne vit pas Olympe se pencher vers lui et ses mains se refermer sur son poignet, un chagrin sincère tordant ses lèvres.

 — J’ai essayé de t’appeler toute cette journée.

 L’admettre ne rendait pas la situation moins tragique. Le dire n’effaçait pas son amertume non plus. Les doigts de la jeune femme s’enfoncèrent dans son bras comme les griffes d’un rapace sur une proie, poussés par la culpabilité et le désarroi.

 — Ça faisait plus d’un an que tu avais bloqué mon numéro... mais j’ai quand même essayé en me disant... je sais pas... qu’une force divine t’aurait fait déblacklister mon numéro juste pendant ces quelques heures.

 Lors de leur rupture, Nathaniel avait appelé tout le monde. Ses parents, évidemment, qui, solidaires avec la décision de leur fille, ne répondaient à ses appels que pour lui dire de la laisser tranquille. Ses « amis » avaient été un peu plus compréhensifs en apparence mais aucun n’avait accepté de la contacter pour lui.

 — J’avais juste envie de te parler.

 Est-ce que ça faisait de lui quelqu’un de méchant ?
 Est-ce que ça faisait de lui le bad guy ?
 Est-ce qu’elle avait bloqué son numéro pour ne pas qu’il l’insulte ? Pour ne pas qu’il la harcèle, comme l’ex taré d’Ambre qui faisait le pied de grue en bas de chez elle ? Pour ne pas qu’il aille la retrouver et la supplier de lui accorder une autre chance ? Pour ne pas l’importuner dans sa très probable nouvelle relation ?
 Était-il cette personne si détestable que le seul moyen de rompre avec lui était cette méthode si radicale ? Lui qui avait passé toute sa vie à répudier l’homme infâme et violent qui lui servait de père... était-il mieux que cela si sa propre petite-amie avait dû fuir loin de lui aussi ? Qu’avait-il fait pour mériter le même traitement qu’il avait imposé à ses parents ?
 Était-il le méchant de cette histoire?

 — Je vais te reposer la question une dernière fois, dit-il en daignant de nouveau la regarder, dans ces yeux qui lui faisaient perdre pied. Qu’est-ce tu fais là ?

 Lui-même ne sachant pas vraiment pourquoi il l’avait appelée. Il aurait aimé calmer ce cerveau surexcité qui imaginait toutes les raisons possibles, des plus probables ou plus ridicules.
 « Je suis venue parce que je m’inquiète pour Ambre. »
 « Je suis venue parce que je m’inquiète pour toi. »
 Aucune n’était vraisemblable.
 La réponse, il la connaissait.

 — Je suis désolée, furent les seuls mots qui franchirent ses lèvres, portant difficilement le poids des larmes mêlées de mascara qui coulaient sur ses joues.

 La culpabilité était la seule raison qui expliquait sa présence ici. Il le savait, au fond. Sa culpabilité était le seul lien qui la reliait encore à lui. Olympe ne l’aimait pas. Elle ne l’aimait plus. Elle pouvait se tenir aussi près de lui, à en discerner tous les coups de pinceau de maquillage sur son visage, les gerçures de ses lèvres ou le cil sur sa pommette ; elle n’était pas là pour lui. Ils n’étaient plus ensemble.
 Nathaniel leva la main, sans même réfléchir, pour retirer du dos de son doigt le cil qui était juste sous son œil. 

 — Monsieur Demarey ?

 Les deux jeunes gens se tournèrent d’un même geste vers le docteur qui les avait interpellés, totalement indifférent à la tension qui régnait là. Nathaniel se releva d’un coup, bientôt suivi par Olympe sur ses jambes légèrement chancelantes d’avoir couru, ramassant maladroitement ses chaussures abandonnées par terre.

 — Je suis désolé que vous ayez dû attendre aussi longtemps, s’excusa le médecin au teint bazané, un dossier dans un main et un stylo dans l’autre. Est-ce que je peux vous parler en privé ?
 — Vous pouvez tout dire devant elle, répondit Nathaniel sans réfléchir.

 Il n’avait rien de particulier à cacher, lui.
 Le docteur Philippe haussa les épaules et les conduit tout de même légèrement à l’écart des autres personnes de la salle d’attente.

 — Ambre est stabilisée. Elle devrait être transférée à l’hôpital Saint-Luc dès demain pour être prise en charge par le service d’addictologie. Le professeur Ali est spécialisé dans les cas d’addiction à la cocaïne, je suis sûr qu’elle fera d’excellents progrès avec lui. 

 Nathaniel, ignorant la surprise d’Olympe qui découvrait d’un seul coup ce qui torturait sa sœur depuis deux longues années, posa la question qui lui brûlait les lèvres :

 — Est-ce que je peux la voir ?

 Le docteur Philippe baissa les yeux vers son dossier, hésitant.

 — Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

 L’étudiant sentit son cœur se fendre en deux.

 — De quoi ?
 — Lorsque votre sœur a commencé à reprendre ses esprits, nous lui avons demandé ce qu’il s’était passé. Selon ses dires vous êtes celui qui lui a fourni la drogue.
 — Quoi ? s’époumona-t-il.

 Nathaniel passa une main tremblante dans ses cheveux blonds, les yeux exorbités.

 — J’ai jamais fait ! J’aurais jamais fait ça ! continuait-il de crier, indifférent aux regards effrayés des autres personnes présentes.

 Olympe prit son poignet dans sa main mais il s’en dégagea.

 — C’est un mensonge, elle se fout de vous !
 — Nous le savons, trancha sèchement le médecin, compréhensif mais souhaitant également calmer le jeune homme. Tous vos tests sont revenus négatifs et, au-delà de ça, son témoignage était bien moins cohérent que le vôtre.

 Le docteur soupira.

 — Nous sommes habitués à ce genre de cas. Les mensonges ne sont pas rares chez les personnes souffrant d’addiction aux drogues lourdes. C’est plus facile pour elle de vous accuser que de désigner la véritable personne l’ayant fournie. Vue son métier, nous ne doutons pas réellement de la source, mais cela n’est pas de notre ressort pour le moment.
 — Si vous savez que je suis clean alors pourquoi est-ce que je ne peux pas la voir ? s’indigna Nathaniel.
 — Nous pensons que ce serait mieux pour elle que vous cessiez de voir votre sœur pendant un moment.

 Le jeune homme ne sut que répondre. D’instinct, il se tourna vers Olympe qui semblait aussi confuse que lui.

 — Pourquoi ?
 — Nous ne pouvons pas ignorer le fait qu’elle vous a agressé ce matin-même ni ses accusations contre vous.
 — Je... j’essaye de faire au mieux, geignit Nathaniel, une pression douloureuse dans les yeux. Dès que je peux je jette sa merde... c’est toujours moi qui vais la chercher quand elle fait des black-out dans je-ne-sais quel bar de merde encore ! Alors qu’ils sont tous là à la laisser au bord de l’overdose je suis le seul qui vais toujours la chercher et qui s’inquiète pour elle !

 Sa voix s’était brisée sur la fin. Il serra les dents et le poing, nerveux. La main d’Olympe glissa sur la sienne, la décontractant naturellement, pour glisser ses doigts entre les siens. Il la serra sans réfléchir. C’était son ancre.

 — Votre sœur a besoin d’une aide médicale, monsieur Demarey. Je vois bien que vous êtes présent pour elle mais à l’heure actuelle, c’est d’une assistance, entre autre psychiatrique, dont elle a besoin.

 L’étudiant déglutit difficilement, sentant des lames de rasoir s’enfoncer dans sa gorge.

 — Mais elle a pas besoin de moi, c’est ce que vous essayez de dire ?
 — La présence des proches est primordiale dans la guérison.

 Le docteur eut un sourire compatissant.

 — Mais il est encore trop tôt. Je me doute que vous avez voulu faire au mieux mais, quelques soient les problèmes que rencontrent votre sœur, elle a commencé à les reporter sur vous d’une manière ou d’une autre. J’ai déjà prévenu le docteur Ali de la situation et il prendra contact avec vous le plus tôt possible pour décider du moment opportun pour que vous puissiez la revoir.

 L’étudiant serra un peu plus la main qui était dans la sienne, l’espace d’une seconde, ne sachant même plus à qui elle appartenait. La gorge sèche et les yeux humides, il demanda :

 — Combien de temps est-ce que ça peut durer ?
 — Je l’ignore, mais nous sommes tous très optimistes concernant le cas de votre sœur. Je me doute que ça a dû vous sembler long mais son addiction est suffisamment récente pour permettre une amélioration rapide. Nous voyons ces cas bien pires que le sien entrer dans cet hôpital tous les jours.
 — Combien de temps est-ce que ça peut durer sans que je puisse la voir ?

 Le docteur posa la main sur son épaule, jetant un regard à Olympe également, la prenant certainement pour sa petite-amie.

 — Vous êtes bien entouré. Soyez patient.

 Les deux jeunes gens restèrent silencieux. La poitrine de Nathaniel lui faisait mal à en crever. Avait-il réellement compris ce qu’on essayait de lui dire ? Ambre réussirait-elle à guérir s’il était de loin de lui ? Est-ce que c’était lui, le problème ?
 Était-il le méchant, une fois encore ?
 Sa main lâcha brusquement celle d’Olympe, le corps traversé d’électricité. 

 — Vous pouvez rentrer chez vous pour ce soir. Vous devez vous reposer vous aussi. Moi et le professeur Ali vous tiendrons au courant des avancées de votre sœur.
 — Est-ce qu’elle a demandé à appeler nos parents ? s’inquiéta Nathaniel, sentant la tête commencer à lui tourner.
 — Nous sommes au courant de votre situation familiale. Elle les a demandé mais je voulais vous parler avant pour vous prévenir.

 Le jeune homme ne trouva pas la force de le remercier.
 Il devait partir dès maintenant. Prendre l’air. Peu importait l’heure des visites, la simple idée que ses parents puissent pénétrer dans un endroit où il se trouvait aussi lui donnait la nausée.

 — J’ai compris.

 Et après ça, il n’y avait plus rien à dire. Sans même prendre la peine de saluer le docteur ou de vérifier si Olympe se tenait toujours près de lui, il prit le chemin de la sortie. S’il restait une seconde de plus dans cette pièce il allait finir par vomir, même sans n’avoir rien avalé de la journée d’autre que du café.
 Il avait bien compris que c’était un indésirable. Les ordures qui l’avaient élevé avaient le droit de voir sa propre sœur jumelle, mais pas lui.
 Il n’avait rien à faire ici.

 — Nathaniel, attends !

 L’air glacé de cette nuit de décembre agrippa sa poitrine. En plein milieu du parking de l’hôpital, il s’autorisa à respirer de nouveau, comme ayant retenu sa respiration jusque là. Il s’était arrêté à l’attente de son nom, laissant Olympe venir à sa hauteur. Elle n’avait même pas pris la peine de renfiler correctement ses chaussures en courant à sa suite, les attaches de celles-ci tombant sur le côté. Mordue par le froid, elle enfila sa veste et croisa fermement les bras pour se réchauffer.

 — Est-ce que… est-ce que ça va ?

 Nathaniel tapa les mains bruyamment sur ses cuisses.

 — À ton avis ? aboya-t-il.
 — Je... je suis vraiment désolée de ce qu’il se passe avec Ambre... j’ignorais tout ça...
 — Et si tu l’avais su, qu’est-ce que ça aurait changé ?

 Il sourit, affligé par le discours du médecin qui résonnait encore dans son esprit.

 — Hein ? Qu’est-ce que ça aurait changé ? Tu m’aurais soutenu ? Tu l’aurais soutenue ? Tu serais revenue pour moi ? Qu’est-ce que tu aurais fait, hein, Olympe ?

 La jeune femme ne put que baisser les yeux.
 Des mois depuis leurs retrouvailles et elle était toujours incapable d’affronter son regard. Dans ces moments-là, il la haïssait tellement. Il la détestait du plus profond de son âme.
 Parce qu’il l’aimait, encore. 
 Parce qu’elle ne l’avait jamais laissé mettre un terme à leur histoire, il avait été incapable d’y mettre un point final. Et il l’abhorrait de tout son être pour cela.

 — J’aurais jamais dû t’appeler, c’était une erreur. Tu n’as rien à faire ici.
 — Je sais que ça vient beaucoup trop tard mais... risqua Olympe, relevant timidement la tête. Mais je... je tiens encore à toi.

 Nathaniel sentit son cœur s’emballer.
 Pourquoi ce stupide organe réagissait-il ainsi à une phrase aussi clichée, balancée dans une circonstance comme celle-là, où ça ne signifiait rien ? Elle ne lui aurait jamais dit cela si Ambre n’était pas hospitalisée. S’il ne lui avait pas fait pitié.

 — Même si c’est juste en tant qu’amie, j’ai envie d’être là pour toi.

 Nathaniel avait cruellement besoin d’un ami. Mais ça ne pouvait pas être Olympe.

 — La seule raison pour laquelle t’es là c’est parce que tu te sens coupable, rien d’autre, trancha-t-il. Je veux pas être ta bonne action ou ton œuvre de charité, Olly. Je sais pas ce qui te pousse encore à me cacher ce qu’il s’est passé mais faire ça va rien rattrap-
 — Je voulais juste rompre, je te l’ai déjà dit ! le coupa-t-elle, incapable néanmoins d’affronter son regard. J’ai rien à te cacher, je t’ai dit la vérité.
 — Tu sais que c’est faux ! C’est quoi ton problème à la fin ?

 L’étudiant prit une longue respiration pour se calmer et se frotta les yeux. Il en avait marre d’avoir cette éternelle discussion avec elle. Tout cela l’épuisait au plus au point et l’énergie pour se disputer avec elle l’avait quitté depuis longtemps.
 Certainement du même avis, son ex petite-amie ne répondit pas.

 — Tu devais te rendre quelque part, ce soir ? l’interrogea-t-il en changeant de sujet, soudainement interpellé par sa tenue de soirée.
 — Ah... soupira la jeune femme. Oui, si on veut... quelque chose pour mes études... ça a déjà dû commencer.
 — Tu ferais mieux d’y aller.

 Elle sembla hésiter, se balançant d’un pied à l’autre pour tromper le froid.

 — Nathaniel... je... c’est pas si important que ça... je peux rester avec toi. Je vois bien que tu te sens mal à cause de ce que le médecin t’a dit.

 Sa poitrine se serra.

 — Vas-y, je te dis.

 Il mit les mains dans les poches, ne cessant de l’observer, cette seule mèche de cheveux vagabonde lui passant sur le milieu du front, comme une cicatrice. Il aurait voulu s’approcher plus encore pour la dégager.

 — Il faut... commença-t-il, la bouche sèche.

 Il faut que j’apprenne à vivre sans toi.

 — Il faut que tu sortes de ma vie.

 C’était sa dernière demande. Même s’il l’avait déjà formulée lors de leurs retrouvailles, cette-fois il ne s’agissait plus d’une méchanceté gratuite, balancée au nom de la colère.

 — Nathaniel...

 Ses yeux brillants clignèrent à plusieurs reprises. Olympe balança sa tête de gauche à droite dans un signe de négation qu’il ne sut interpréter.

 — Tu n’as pas les idées claires, dit-elle finalement.
 — Au contraire. Il faut que tu t’en ailles. Je suis désolé de t’avoir appelée et de t’avoir mêlée à tout ça.

 La main toujours dans la poche, il la balança vers l’hôpital dernière lui.

 — Je vais m’occuper d’Ambre.
 — J’ai pas envie de te laisser tout seul maintenant.
 — Ça ira je te dis.

 Il inspira, se forçant à sortir du fond de son ventre des mots qui ne correspondaient en rien à ce qu’il souhaitait réellement.

 — Va-t’en, s’il te plaît.

 Il voyait les yeux d’Olympe briller à la simple lumière du lampadaire qui les couvrait d’une lumière glaciale.

 — J’aurais préféré…

 Et il sourit tristement.

 — J’aurais préféré que tu ne viennes pas.

 Que tu ne reviennes jamais, même.

 S’il était le héros d’un des romans qu’il lisait avec passion, la femme qu’il aime ne l’écouterait pas. Elle comprendrait que tout cela n’était qu’un mensonge et qu’il la suppliait en vérité de rester à ses côtés. Elle ne quitterait pas son regard et y verrait toute la vérité qui refusait de franchir ses lèvres. Elle y reconnaîtrait le désespoir que l’on éprouvait à rejeter son premier amour, à défaut de savoir quoi faire d’autre.
 S’il était le héros de cette histoire, elle reviendrait vers lui comme il l’avait toujours inconsciemment souhaité, quelque part au fond de son cœur. Elle abandonnerait cette obligation qui lui avait fait enfiler cette robe pour passer la soirée avec lui. Elle l’embrasserait et passerait la nuit à ses côtés, jusqu’à laisser son odeur dans les draps.
 Pourtant, à la place, même hésitante, même des larmes au bord des cils, Olympe abdiqua. Même hésitante, elle finit par se retourner et rejoindre les taxis qui attendaient en ligne au fond du parking. Même hésitante, elle partit sans se retourner.
 Nathaniel n’était pas dans un roman. Et s’il l’était, il n’en était pas le héros. 
 Au contraire, tout indiquait que ça devait être lui, le méchant.


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