Jack aimait l’hiver.
Elle aimait ce tapis brumeux qui coulait sur les herbes hautes, ondulant entre ses jambes comme un serpent dans les failles des rochers. L’air était un peu plus léger, à cette période ; rien à voir avec la lourdeur assommante de l’été. Jack avait le sentiment de pouvoir emprisonner le froid quand elle tapait ses mains l’une contre l’autre, provoquant un bruit sourd qui résonnait dans toute la montagne. En contre-bas, juste sous la pointe de ses bottes, l’écume de vague se percutait avec fracas sur la falaise. Parfois, quand l’hiver n’était pas encore là, Jack descendait jusque là-bas, et profitait du sel marin qui bouchait ses narines par poignées. La pêche faisait partie de ses activités préférées et c’était également là qu’elle était le plus douée.
La jeune fille sautilla pour se dégourdir les jambes. Ses pieds, chaudement protégés par des bottes en peau de sanglier, ne souffraient pas trop des températures parfois très basses de cette époque de l’année. Néanmoins, elle ne pouvait empêcher ses membres de se raidir si elle ne les bougeait pas suffisamment souvent. Jack resserra d’un coup de main rapide les sangles qui maintenaient ses genouillères en cuir à son pantalon. Aujourd’hui était une journée spéciale et, pour cette occasion, elle avait sorti ses meilleurs vêtements et tout son matériel de voyage. Des mitaines en cuirs solidement attachées à ses poignets, des manches longues en laine épaisse, des épaulettes en métal, une fourrure autour du cou et des gants en tissus au bout des doigts, posés par-dessus deux poings d’acier protégeant ses phalanges... Jack était définitivement prête à partir à l’aventure.
Aujourd’hui, elle avait treize ans. Elle était grande, immense, posée devant la falaise, dominant l’univers simplement en bombant le torse : après tout, c’était elle, la fille du chef ! Le maître du monde ! De ce monde qui s’étendait jusqu’au bout de l’océan, là où la mer tombait pour rejoindre le soleil levant. Dans quelques heures, celui-ci apparaîtrait dans son ensemble à l’horizon, derrière les nuages. Cependant, pour le moment, le froid et l’hiver matinal recouvraient encore le ciel de givre et de glace pour ne laisser poindre qu’une lumière blanche et vaporeuse.
Jack aimait le froid.
— Hey.
Une pression s’exerça sur son épaulettes. Son ami, dissimulé sous un casque un peu trop grand pour lui arborant deux belles cornes de buffle, la regardait d’un œil fatigué.
Parfaitement hermétique à l’enthousiasme de Jack, il bailla à s’en détacher la mâchoire.
— On y va ? demanda-t-elle. Tu es en retard, je t’attends depuis super longtemps.
— Je suis sûr que tu n’as pas dormi de la nuit.
— C’est vrai… admit-elle, perdue dans ses pensées. Mais il fait jour depuis une heure !
Jack n’avait pas beaucoup la notion de temps mais il préféra ne rien rétorquer.
La fille du chef sortit de sa besace un sac de pommes et le fourra dans le sac de Castiel sans lui demander son avis. Il ne savait pas pour combien de temps ils seraient partis ; probablement jusqu’à ce que le père de Jack se rende compte de leur absence, aussi il misa sur l’heure du midi.
— J’ai trouvé un coin où on est jamais allés avant ! Enfin j’y suis allée, du coup, mais toute seule ce n’était pas amusant... et puis je ne suis pas partie très loin. Cette fois on va aller jusqu’au bout. Là-bas les arbres sont tellement hauts qu’on voit plus le ciel. Je pense qu’on en a pour un ou deux jours. Tu penses que un kilo de pommes et des tranches de sanglier fumé c’est assez ?
Castiel grommela. Il était fatigué, d’ici trois heures il devrait battre le fer avec son oncle. Si celui-ci ne le voyait pas revenir, il rentrerait dans une colère noire et ne manquerait pas de le punir, aussi le jeune garçon espérait-il bien qu’ils en finiraient vite. Voilà longtemps qu’il n’avait pas suivie Jack dans ses promenades ridicules dans la forêt, sur la falaise, près de la mer ou n’importe où ailleurs.
Sauf qu’aujourd’hui, c’était son anniversaire, il lui devait bien ça. C’était son cadeau.
Jack commença à marcher et il la suivit, le nez encore tout rouge. Il éternua.
— Hey, tu sais ! commença-t-elle. Un jour il faudra aller voir ce qu’il y a au bout de l’océan. Je me demande si nos bateaux sont assez solides pour y aller…
— Tu es dingue ! Tu veux tomber par-dessus la terre ou quoi ?
— Bah on sait pas ce qu’il y a en dessous… peut-être qu’il y a juste une autre mer, comme l’eau de la cascade qui tombe dans la rivière, tu vois ? Ou peut-être que c’est le Valhalla, ou alors un endroit super avec plein de trucs à manger et plein de viande. Du coup les gens qui y vont ne veulent plus en revenir.
— Si ton père t’entendait, il nous tuerait !
À cette époque, Castiel avait encore peur des adultes. Cela lui semblerait bientôt si lointain, si ridicule. Ils n’étaient encore que de jeunes enfants, l’insouciance les berçant dans un nuage aussi vaporeux et apaisant que la brume du matin.
Les deux amis traversèrent le village le plus discrètement possible pour rejoindre la clairière. Jack indiqua le chemin à suivre et s’engouffra dans la forêt avec Castiel à sa suite. Dans leur dos, les premiers rayons de soleil de la journée perçaient avec difficulté le brouillard hivernal.
♦
— Faudrait qu’on rentre maintenant, Jack… on s’est beaucoup éloignés du village.
Ignorant totalement l’inquiétude de son ami, la fille du chef continua de grimper la pente rocheuse, enfonçant les pics de ses genouillères dans la roche pour y fortifier ses appuis.
— Jacqueline ! héla-t-il, sachant que ça l’énerverait.
— M’appelle pas comme ça ! T’es qu’un trouillard, Castiel ! Dépêche-toi de me rejoindre !
Il hésita et regarda ses pieds. Il n’avait jamais été le plus courageux des deux.
Ils avaient quitté le village depuis plusieurs heures, le chemin avait été plus long qu’il l’aurait cru et il était déjà midi passé. Voilà un moment qu’ils avaient entendu la corne de brume du chef du village, signe qu’il partait à leur recherche et préparait la rouste du siècle.
Après avoir quitté la forêt, ils avaient trouvé une crique découpée en flanc de montagne. L’eau du lac était gelée en surface et la terre et les cailloux sur la berge, aussi blancs que le sel, formaient une nappe poussiéreuse sous leurs bottes. Jack avait tout de suite repéré la grotte située légèrement en hauteur et s’y était précipitée sans attendre, persuadée que monts et merveilles l’y attendaient.
Même de là où elle se trouvait, les mains fermement accrochées à la roche, la fille du chef percevait les stalactites perlaient aux abords de l’entrée de la dite grotte, formant une gueule béante aux crocs acérés qui n’attendaient que de la dévorer. Une neige éternelle glissait entre ses doigts et rendait l’ascension difficile. Jack faillit tomber mais se rattrapa in extremis.
— Jack ! C’est trop dangereux, faut qu’on rentre maintenant.
— Ça va, c’est pas si haut ! Si t’as trop peur, moi j’y vais toute seule !
Castiel grinça des dents et la rejoignit au plus vite, malgré son appréhension, ne pouvant accepter d’être doublé par une fille. Déjà arrivée en haut, elle ne l’attendit pas et entra dans la grotte. Les mains sur la surface rocheuse et particulièrement humide, elle avança à tâtons, ne distinguant dans l’obscurité que le nuage de vapeur que formait son souffle en se condensant.
Elle entendit Castiel la rejoindre et ignora ses plaintes et sa colère d’avoir encore été entraîné dans une galère qui leur vaudrait des problèmes. Jack était concentrée. Les températures avaient brusquement chuté dès son entrée dans la grotte et ça ne pouvait pas être la seule cause du confinement et de l’humidité. La fille du chef sentait une bise glacée se déverser sur son visage par intermittence, comme une respiration. Plus elle se rapprochait, suivie de près par Castiel dont elle sentait l’inquiétude jusque dans son dos, plus ce souffle s’intensifiait, devenant plus glacé encore. Bientôt, les mèches rebelles qui avaient échappées à sa capuche gelèrent et se plaquèrent sur son visage rougie par la brûlure du froid. Elle enroula la fourrure autour de sa tête pour se protéger un maximum et continua à avancer, sentant qu’elle touchait au but.
— Jack, regarde !
Elle suivit la voix de son ami et comprit de quoi il parlait.
Une flamme bleutée courait le long de la paroi devant eux, formant des cercles à leurs pieds et laissant derrière elle une fumée blanchâtre.
— C’est un feu follet, tu penses ? l’interrogea-t-elle dans un murmure.
— Je n’en ai jamais vu des comme ça…
La flamme disparut, les plongeant dans une obscurité plus profonde encore que leurs yeux avaient rencontré la lumière. Ils attendirent quelques secondes avant de voir apparaître de nouvelles flammes. Elles coururent jusqu’au fond de la grotte et Jack, n’y tenant plus, les poursuivit à grandes enjambées. Le froid la fatiguait grandement mais elle n’en avait cure, forçant sur ses pieds engourdis et ses muscles fatigués. Elle entendit vaguement Castiel l’appeler, un peu plus loin, discernant sa voix se perdre dans les dédales de la grotte.
Une lumière blanche se distingua, au loin, et Jack courut à en perdre haleine. La lumière s’intensifia, l’éblouit et la plongea dans un froid brûlant.
Jack s’arrêta, le souffle coupé.
Au fond de la grotte, un dragon sommeillait. Pas n’importe lequel : un dragon des glaces.
Ses écailles d’une blancheur immaculée, presque irréelle, se reflétaient dans la roche luisante. Jack avait déjà vu des dragons, lorsqu’ils parcouraient le ciel de chez elle et enflammaient parfois les forêts alentours. Cependant, elle n’en avait jamais rencontré d’aussi grand. À lui seul, il devait être plus imposant que toutes les habitations de son village réunies. Couché sur le ventre, sa tête reposait sur le sol, ses narines formant des stalactites de glace à chaque souffle d’air.
Jack, presque hypnotisée, s’avança lentement. Elle tomba sur les fesses en descendant la pente, ses pieds glissant sur les roches brisées amoncelées sur le sol comme un tapis de mousse. La fille du chef se releva et longea alors le mur pour rejoindre le dragon qui, paisiblement, semblait dormir, ne le quittant pas des yeux. Malgré la beauté évidente de la créature, Jack ressentit une peine soudaine l’éteindre en comprenant que son corps était percé de toute part et que ses ailes étaient déchirées par morceaux entiers. Le dragon avait l’air affaibli, fatigué, malgré son apparente tranquillité. S’était-il battu ? Avec un autre dragon ? Ses plaies ressemblaient plus à celles que des armes humaines auraient pu lui causer.
Jack voyait encore danser les flammes bleues, près du plafond, telles des étoiles ne tenant plus dans le ciel. Plus doucement encore, la jeune fille continua à avancer, perturbée dans son avancée uniquement par la respiration brutale du dragon des glaces.
Personne ne la croirait quand elle raconterait ça ! Elle avait vu un dragon des glaces de ses propres yeux ! Une race que son propre père croyait éteinte ! Ils seraient tous si fiers d’elle. L’euphorie se répandit dans son corps dans une vague de chaleur inattendue, la poussant à continuer, ne sachant même pas ce qu’elle ferait une fois au plus près de dragon. Ça n’avait aucune importante.
Les paupières de la créature s’ouvrirent lentement et ses pupilles immenses englobèrent Jack dans son ensemble. Elle observa avec fascination ces yeux magnifiques, deux feux de forêt fendus en leur sein par un rai d’obscurité.
Jack sourit. Elle se trouvait juste en face de sa gueule, désormais, et de ces yeux si envoûtants.
Jack n’avait pas peur.
Jack était si jeune, si innocente. Elle avait toute sa vie à vivre.
Plus tard, elle dirait : « Tu te souviens ? » Tu te souviens de l’époque où on ne vivait pas dans la peur ? De l’époque où les aventures nous rendaient plus forts ? Tu te souviens, Castiel, de l’époque où nous étions amis ? Cela me semble si loin, si loin… comme une autre vie.
— JACK ! JACK !
La fille du chef tourna la tête vers la voix qui s’élevait au loin, sans comprendre ce qui affolait son ami. Un simple moment d’inattention où elle quitta le dragon des yeux... et tout bascula.
Quand elle posa de nouveaux les yeux sur lui, il s’était redressé sur ses pattes.
La dernière chose qu’elle entendit fut un crissement métallique qui résonna jusqu’au fond de ses entailles.
Jack fut projetée plusieurs mètres plus loin et son corps se brisa sur les rochers. Elle ne ressentit pas la douleur, elle ne sentit pas le sang qui coulait abondamment de son visage, elle n’entendit pas son ami crier son nom et se précipiter vers elle pour la sortir de là.
Elle ne sentit qu’un froid glacial, un froid polaire qui naissait depuis ses os et se propageait dans ses veines. Elle sentit l’hiver prendre possession de son corps, petit à petit, jusqu’à que toute chaleur ait quitté son âme. Elle sentit la glace remplacer son cœur.
Jack venait d’avoir treize ans et dès lors, l’hiver, plus jamais ne la quitterait.
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