RAPPEL TW : violence prononcée dans ce chapitre.
Olympe n'aurait jamais cru que provoquer la surprise chez son collègue lui procurerait un tel plaisir, au point de sentir une chaleur presque douloureuse envahir son bas ventre. La jeune femme observa Hyun, d'abord pendant cette longue seconde qui lui fut nécessaire pour comprendre ce qu'elle venait de demander, puis pendant cette autre où son visage prit une toute autre teinte. Olympe se mordit la lèvre, savourant ce pouvoir qu'elle savait désormais avoir sur lui, découvrant comme il était jouissif d'avoir l'ascendant sur un garçon. Fini l'adolescente qui se laissait embrasser par Nathaniel pour la première fois à presque dix-huit ans dans une bibliothèque. Fini l'étudiante qui perdait ses moyens à la moindre conversation avec un homme plus âgé.
Ici, plus de doutes, plus de questions, plus de peurs. Ses jambes n'avaient aucune importance, malgré leurs énièmes tentatives de se rappeler à sa conscience en lui envoyant des signaux déplaisants. Olympe lui plaisait, Hyun lui-même l'avait admis juste avant – d'une certaine façon. Avoir cette simple certitude la rassurait ; jamais elle ne se serait permise une telle chose avec quelqu'un d'autre.
Peut-être que Rosalya avait eu raison. Peut-être qu'il fallait juste remettre la machine en marche. Juste de quoi regagner de l'assurance et réussir à regarder Rayan avec ces mêmes yeux, plein de confiance en eux. Ces mêmes yeux qui se délectaient de voir le désir dans ceux de Hyun, quelques instants auparavant.
— Alors ? insista-t-elle, joueuse, toujours assise sur le bar.
Le jeune homme, debout à côté d'elle, eut un franc rire.
— J'ai... j'ai pas assez bu.
Il pointa un doigt vers elle, le visage toujours cramoisi.
— J'ai pas assez bu pour rêver ce que tu viens de demander.
La jeune femme sourit à son tour, ne le lâchant plus des yeux. Or de question qu'elle le laisse s'en tirer aussi facilement !
— C'est juste un gage ! C'est le jeu ! se défendit-elle, tout en sachant parfaitement qu'il s'agissait d'un mensonge éhonté.
— J'aurais dû m'en douter, tu as changé depuis que tu m'as demandé de montrer mon caleçon. Ça t'a perverti je le sens. Tu n'étais pas comme ça avant.
Olympe rit sincèrement, amusée par sa répartie, malgré la gêne décorant toujours ses joues. Il ne se laissait pas faire aussi facilement.
— Ouais c'est ça, répondit-elle en se redressant, faussement piquée au vif. Je pense surtout que ça a commencé quand toi tu as sorti ton bouquin de ton fameux slip et que tu m'as demandé de lire des « oh, fais moi mal ! ».
— C'est pas moi qui l'ai téléchargé ! se défendit-il en croisant les bras. Quitte à l'avoir sur mon téléphone, autant que ça serve.
— Et tu penses que je vais te croire, monsieur « C'est mon meilleur ami qui a téléchargé un livre érotique sur mon portable sans me le dire », dit-elle en singeant sa manière de parler.
Hyun rit mais ne renchérit pas, se contentant de se resservir à boire de mains bien moins habiles que précédemment. Leur petit différend amical avait peut-être repoussé le gage pour l'instant mais son souvenir chargeait toujours l'air d'électricité. Leurs regards s'évitèrent un moment et un silence gêné s'installa.
Olympe n'avait pas envie de laisser passer cette occasion. Elle se sentait à l'aise, de bonne humeur et son corps commençait furieusement à bouillonner. Après tant d'années passées à refuser le moindre contact et la moindre relation, au point de ne plus en ressentir le besoin, c'était comme si ces émotions ressurgissaient brusquement pour l'engloutir toute entière. L'étudiante avait bien du mal à savoir ce dont elle avait envie exactement ; de contact, d'un baiser, de Rayan, de Hyun. Elle savait juste que cette envie faisait battre son cœur à toute vitesse.
— Alors... qu'est-ce que tu en dis ? osa-t-elle tandis que Hyun continuait de fixer le fond de sa boisson.
— Je... je sais pas, hésita-t-il, le visage ayant peu à peu retrouvé une couleur normale. Pourquoi tu me donnes ça, comme gage ?
C'était une bonne question mais Olympe n'était pas sûre de la réponse.
— Tu as dit que ta dernière relation datait d'il y a deux ans. Ça ne te manque pas ?
La main de Hyun se serra sur son verre.
— J'en sais rien, répliqua-t-il un peu sèchement.
Indifférente à son malaise, Olympe poursuivit.
— Après tout ce temps, il faut se remettre en scelle ! ajouta-t-elle avec enthousiasme, ne faisant que répéter ce que Rosalya lui avait dit. C'est juste un jeu, tu ne devrais pas te poser trop de question. On est amis, non ?
— Oui, enfin... Je... je ne pense pas avoir besoin de me remettre en scelle.
La jeune femme ne sut pas comment interpréter sa réponse. Allait-elle trop loin ? Si Hyun refusait, elle ne le forcerait pas. Mais si elle lui plaisait, comme il l'avait avoué plus tôt, pourquoi refuser ?
— Cette personne comptait beaucoup pour moi, ajouta simplement Hyun avec une once de tristesse dans la voix qui ne lui échappa pas.
Olympe comprenait cela. D'ordinaire, elle n'aurait probablement rien répondu ou se serait même excusé. Ce n'était qu'un jeu, un gage stupide. Ça n'aurait jamais dû aller plus loin que ce que c'était. Ça n'aurait pas dû avoir d'importance.
— Est-ce que je compte pour toi, Hyun ?
Les mots avaient franchi ses lèvres sans qu'elle n'ait pu les contrôler. La jeune femme ne se serait jamais imaginé lui demander une telle chose, après seulement quelques mois à avoir travaillé ensemble.
— On... on ne se connaît pas depuis si longtemps... reconnut-il également, comme ayant lu ses pensées.
— Tu m'as quand même fait jurer de ne pas démissionner dès les premiers jours.
Son collègue, rit, un peu embarrassé.
— Tu as quitté une piste de danse pour soigner mes pieds, continua-t-elle. Tu t'inquiètes toujours pour moi. Tu prends ma défense face aux clients désagréables et tu essaies aussi parfois de prendre ma défense face à Clémence... même sans y arriver.
Hyun daigna enfin lui accorder un coup d'œil, un sourire timide suspendu aux lèvres.
— Actuellement, tu es la seule personne sur qui je peux réellement compter.
Ce constat lui perça le cœur. L'admettre à voix haute était plus difficile qu'elle ne l'aurait cru. Olympe n'aurait jamais imaginé être si seule en revenant dans la ville où elle croyait s'être forgée les meilleures relations de sa vie. Elle n'aurait jamais envisagé qu'entre tous ses anciens amis ou celui qu'elle avait un jour pris pour l'amour de sa vie, c'était un collègue qui demeurait à ses côtés dans les mauvais moments.
Perdue dans ses pensées, Olympe ne sentit pas tout de suite la main de Hyun resserrer doucement la sienne. Sa peau était froide, comme à l'accoutumé. Il s'agissait de ce même froid qui avait caressé ses pieds pour y envelopper une tonne de bandage, le soir du concert. Cette sensation était l'une des plus apaisantes qu'elle connaissait. La pression de sa main était plus forte qu'elle ne l'aurait crû, comme s'il s'accrochait à elle, de peur de la voir partir.
Il rapprocha son visage du sien, toujours sans lâcher sa main, et murmura, les yeux rivés sur ses lèvres.
— Je vais me taire avant d'admettre quelque chose que je regretterai.
Craignant de comprendre le sens de ces mots, Olympe resta interdite.
— Mais en tout cas je te remercie de ne toujours pas avoir démissionné, ajouta-t-il.
La jeune femme crut un instant qu'il était sérieux mais, à son sourire moqueur, saisit la plaisanterie.
— Ah ah, rit-elle de manière ironique. C'est facile pour toi, Clémence t'adore !
— Clémence n'adore personne. Elle n'aime qu'elle-même.
— Tu parles ! T'es son chouchou. Moi elle me déteste depuis que j'ai mis les pieds ici et me le rappelle à chaque seconde de mon existence, même dans mes cauchemars.
— Pourquoi crois-tu que je te remercie de ne pas avoir démissionné ? plaisanta-t-il.
Olympe lui donna un coup vengeur sur l'épaule de son seul poing libre. Hyun, hilare, retira sa main et se déplaça pour se mettre face à la jeune femme. Bien que surprise, l'étudiante écarta d'instinct les cuisses pour lui laisser la place. Malgré la distance entre eux qui n'était plus très grande depuis de longues minutes, le fait d'avoir soudainement Hyun face à elle, la surplombant de toute sa hauteur, la désarma. Il posa les mains de part et d'autre de son corps et plongea son regard dans le sien. Les joues de son collègue rosirent à ce mouvement mais une certaine assurance l'habillait.
Si Olympe s'était délectée de son pouvoir de séduction sur lui, elle avait presque oublié celui que son collègue avait sur elle. Ils passaient le plus clair de leur temps à travailler en se cachant derrière un uniforme hideux et le corps embaumé d'une odeur de café et de détergent ; rien de très sexy ou d'attirant. Encore plusieurs heures auparavant, l'étudiante n'aurait pas imaginée que sa soirée finirait comme ça.
Olympe ne pouvait pas accepter que leur dynamique change maintenant, pas après toute cette confiance en elle retrouvée – même si ce n'était que pour une soirée. Alors, une once de défi dans la voix, elle demanda :
— Tu as changé d'avis ?
Hyun fit semblant d'hésiter.
— Peut-être que j'ai juste envie de gagner.
Olympe déglutit, sentant son souffle s'accélérer.
— Tu m'as l'air bien sûr de toi, murmura-t-elle pour le pousser à s'approcher encore plus.
— C'est toi qui parlais d'avoir besoin de te remettre en scelle, alors si c'est nul, je te dirai que c'est de ta faute.
L'étudiante ne put s'empêcher de rire.
— T'es pas sympa.
Hyun rigola à son tour, son corps devenu si proche du sien qu'elle en sentait presque toutes les vibrations.
— J'aurai quand même gagné, susurra-t-il dans son oreille comme seule conclusion.
Il avait peut-être raison. C'était peut-être lui le vainqueur.
La seule qui allait tout perdre, c'était Olympe. Mais à cet instant, à cet endroit, alors que son corps était enfin prêt à accueillir des sensations qu'elle n'avait autrefois partagé qu'avec une seule personne ; toutes les conséquences négatives de cet acte impulsif lui étaient égales.
Ils étaient là, tous les deux, dans cette atmosphère détendue, parfumée de musique et protégée par la pénombre du café. C'était le moment idéal. Un instant parfait.
Les doigts de Hyun glissèrent de son épaule dénudée jusqu'à son poignet, traçant un liseré curieusement chaud compte tenu la fraîcheur naturelle de sa peau. Ne s'agissait-il vraiment que d'un stupide gage ? Alors que son corps semblait autant attiré par le sien que l'inverse, que leurs regards se perdaient réciproquement sur leurs lèvres, que leurs souffles se saccadaient au rythme des contacts entre leurs peaux... Olympe n'avait laissé personne la toucher de cette façon depuis plus de quatre ans et Hyun semblait être resté seul plusieurs années également. Ils n'étaient peut-être que deux personnes très seules qui s'étaient trouvées par hasard.
Ils n'étaient peut-être que des amis ; si c'était possible de le rester après cela.
Hyun repoussa ses cheveux derrière son épaule et le souffle de ses lèvres contre sa nuque l'électrisa. Olympe se sentit étouffer dans ce jean et ce débardeur imbibés de sueur. La main de son collègue vint finalement caresser sa joue et sembla garder sa place sur son visage. Le froid de sa peau apaisa la chaleur qui gagnait la sienne. Le jeune homme semblait hésiter, ne cédant pas à ses lèvres le maigre espace qui les séparaient encore des siennes. Comme pour l'inviter à aller plus loin, Olympe alla chercher sa chemise des mains pour le rapprocher d'elle. L'envie de ce baiser la consumait et ces quelques centimètres la séparant de l'objet de ces désirs étaient insupportables, pourtant elle se refusait à réduire cet espace elle-même. Comme si, inconsciemment, ce roulement de tambour était aussi cruel que délectable.
Comme entendant sa supplique, Hyun finit par poser les lèvres sur les siennes. Doucement mais non sans retenu, sans envie. Il se recula pourtant après un court instant pour l'observer. C'était comme s'il lui demandait l'autorisation d'aller plus point, d'aller plus fort. Olympe répondit en l'embrassant à son tour, n'attendant plus qu'il prenne l'initiative. La pression de la main de Hyun sur son visage se fit plus intense tandis que son autre main vint se poser sur ses hanches. La jeune femme tira sur sa chemise pour réduire la distance entre leurs deux corps au minimum. Elle n'embrassait pas qu'avec ses lèvres mais avec ses mains, sa poitrines, ses cuisses, son entre jambes. Tout son corps se languissait de ce baiser ; tout son corps voulait plus.
Très vite, ce fut leurs langues qui se trouvèrent. Olympe avait oublié comme embrasser était agréable ; comme cela réveillait des sensations beaucoup plus fortes et intenses qu'elle n'en avait le souvenir. Pourquoi ne l'avaient-ils jamais fait jusque-là ? Pourquoi se l'était-elle refusé pendant ces quatre longues années ? C'était ses jambes qui étaient bloquées, pas ses lèvres, sa langue, ses mains, son cœur ou son envie. Son envie était là et plus avide que jamais. Pourquoi ne l'avait-elle jamais compris ?
Hyun devait épouser la même envie aussi car son baiser se fut encore plus intense, plus pressé. La main d'Olympe glissa le long de son torse pour saisir la boucle de sa ceinture. Les doigts de Hyun, eux, caressèrent sa peau dans l'espace entre son haut et son pantalon jusqu'à finir naturellement sur sa cuisse. Alors que la situation aurait pu lui échapper, ce contact sur sa jambe lui fit le même effet qu'un seau d'eau froide en plein figure.
— Non ! cria-t-elle brusquement en mettant fin au baiser.
Elle avait saisit son poignet pour enlever sa main de sa cuisse avec force, le serrant comme s'il avait tenté de l'agresser. Pas ma jambe, pas mes jambes, ne les touche pas, ne les touche pas, ça me dégoûte.
— Excuse-moi, dit-il en se reculant. Je... je suis allé trop loin, pardonne-moi.
— Non, non, c'est pas toi, je...
Lui, être allé trop loin ? Alors que quelques secondes auparavant elle jouait encore avec sa boucle de ceinture ? S'il savait. S'il savait comme une simple caresse sur sa cuisse lui faisait le même effet qu'une brûlure au troisième degré. Il ne comprendrait pas.
Olympe prit ses deux mains dans les siennes et sourit pour dissiper le malaise, le corps légèrement tremblant et son cœur tambourinant dans sa poitrine.
— C'était très bien. Tu as relevé le défi, on peut s'en tenir là, dit-elle en espérant que cela suffise.
Hyun sembla s'en contenter et se recula encore plus du bar, comme par respect envers sa décision. Il sourit en retour.
— Il faudra que tu nettoies ce bar.
Olympe rougit et libéra ses mains pour le repousser amicalement.
— Et toi alors, tu vas me laisser tout nettoyer toute seule peut-être ?
— Pourquoi pas ? J'ai apporté le virgin morito et je paye les autres boissons.
— Alors la femme nettoie et l'homme paie, c'est ça ? Je te croyais pas comme ça, le taquina-t-elle en le repoussant encore plus avec son pied.
Son collègue rit et concéda bien vite à nettoyer lui aussi, visiblement embarrassé de ce que sa proposition avait laissé envisager. Hyun était loin d'être un macho et, à bien des aspects, il ressemblait plutôt à un gentleman. Le genre à aider une fille à descendre d'un bar alors qu'elle aurait pu le faire toute seule. Un gentleman qui embrassait très bien, en plus.
Avant d'aller chercher de quoi nettoyer dans la cuisine, Olympe lui serra doucement la main. Ils se sourirent un instant puis commencèrent leur nettoyage dans une ambiance légèrement gênée mais toujours détendue. La jeune femme augmenta le son de la musique et commença le nettoyage du comptoir. Du coin de l'œil, elle vit Hyun s'activer dans la cuisine à l'éclairage éblouissant, tranchant avec l'absence totale de lumière du reste du café. Instinctivement, Olympe se pinça les lèvres pour goûter de nouveau au souvenir des siennes, dans la discrétion permise par l'obscurité.
Se remettre en scelle, hein...
C'était peut-être moins compliqué que ce qu'elle pensait.
♦♦♦
— Alors, t'as enfin fini Harry Potter ?
— Nan, souffla Tachi. J'en suis au moment juste après où Rogue il crève.
Angus posa brusquement la main sur son cœur comme si cette seule phrase équivalait à une flèche plantée en plein dans sa poitrine.
— Ah, c'est la pire scène. Entre lui et Dobby, je m'en suis toujours pas remis.
— Ah ouais ? Moi je suis plutôt content qu'il clampse enfin.
— Quoi ? s'exclama Angus, choqué. Mais arrête, c'est le meilleur personnage !
— Bof. Un mec amoureux d'une meuf mariée pendant aussi longtemps, et même... quoi... dix-sept ans après sa mort ? Alors qu'elle l'a jamais aimé ? C'est pathétique mon gars !
— Mais tais-toi, tu connais rien à la romance, t'as un cœur de pierre. C'était évident qu'ils auraient dû finir ensemble.
— N'importe quoi, répondit-il en lui soufflant la fumée d'une cigarette au visage, lui valant une réprimande au passage pour fumer à l'intérieur du bar. Ça va ça va, c'était ma deuxième taffe, je m'arrête là ! Et si c'est interdit de fumer, pourquoi t'as un cendrier, hein ?
Tachi écrasa sa cigarette à peine entamée dans le fameux cendrier et laissa Angus l'engueuler une énième fois. Tachi faisait souvent cela : il commençait des cigarettes et les éteignait presque tout de suite, comme faisant exprès de les allumer à l'intérieur pour que le courroux d'Angus l'aide à ne pas aller au bout. Apparemment, le professeur était censé avoir arrêté de fumer depuis plusieurs années.
Lysandre sourit, amusé par la conversation entre les deux hommes. Tachi était celui qui lui avait indiqué ce bon plan et Angus celui qui lui avait donné ce travail. Son nouveau patron était d'une carrure impressionnante, des muscles saillants ressortant même de sous son t-shirt. Sa peau était aussi pâle que ses cheveux étaient d'un blanc décoloré, contrastant avec la noirceur de ses iris. Si Angus l'avait impressionné la première fois par son apparence et son franc-parler, Lysandre s'était très vite senti à l'aise pour travailler à ses côtés.
Tachi passait tous les jours saluer son ami avant de rentrer chez lui et restait parfois prendre quelques verres. Ce jour-là, à seize heures, en pleine semaine, le bar était presque désert et Angus laissait Lysandre s'échauffer sur le piano à côté d'eux. C'était un magnifique piano droit, rutilant, comme s'il venait de sortir de l'atelier. Pourtant, malgré les dires d'Angus, il était déjà là lors de son rachat du bar sept ans auparavant.
Ce piano ressemblait beaucoup à celui de chez ses parents. Le même qu'il n'avait presque pas touché pendant les trois dernières années, noyé par les responsabilités de la plantation agricole. Il ne manquait plus que les drapés fleuris et les photos de famille sur le dessus pour en devenir une copie parfaite. Néanmoins, là où les musiques qui sortaient du piano de ses parents étaient toujours mélancoliques, nostalgiques et empreintes de solitude, celles qui émanaient de celui-ci étaient joyeuses, lumineuses et dynamiques. Il suffisait à Lysandre de poser ses doigts sur les touches pour redécouvrir l'essence même de sa musique. Il n'avait pas eu de tel plaisir à jouer depuis qu'il avait pu emprunter le synthétiseur de l'école pour le concert improvisé avec Castiel et Nathaniel. Peut-être que la musique ne venait pas de l'instrument mais du musicien ; peut-être que la seule chose qui avait changé, entre toutes ces époques, c'était Lysandre.
— Si tu veux fumer, va dehors ! s'énerva Angus, toujours positionné derrière le bar, à l'attente de clients.
— Je sais je sais, se défendit Tachi. Tu fais le mec mais une fois sur deux, tu tires sur ma taffe.
— Ça c'est juste pour avoir un baiser indirect avec toi, qu'est-ce que tu crois.
— Ferme ta gueule avant que je te saute dessus, va.
Lysandre avait longtemps cru qu'il y avait quelque chose entre le professeur de lycée et le patron de bar mais, lorsque l'occasion s'était enfin présentée de demander si c'était le cas, Angus l'avait démenti immédiatement. « Tachi est canon mais on est trop différent, en couple on serait horrible ensemble » avait-il simplement expliqué. À entendre leurs disputes sur un peu tous les sujets, de la littérature en passant par la légalisation du cannabis, Lysandre ne doutait pas que leur relation serait effectivement trop explosive pour durer.
— En tout cas dis-moi quand t'as fini Harry Potter, qu'on puisse discuter sérieusement.
— Je comprends toujours pas pourquoi tu m'as forcé à lire ce truc. Déjà sept tomes que je me coltine et j'ai jamais autant eu l'impression de perdre mon temps.
— Putain mais t'es vraiment le seul mec capable de s'enfourner des centaines de livres de philo ennuyeux pour pas apprécier un classique de la littérature jeunesse !
— La philo ça parle de la vraie vie ! Je vois pas où est l'intérêt de lire des trucs sur des gens qui ont jamais existé ? se questionna Tachi à voix haute, tournant sur sa chaise de bar comme un enfant. Hey le pianiste, je te vois rire là ! Commence pas à t'y mettre toi aussi !
Lysandre ne savait pas comment le professeur avait pu voir son sourire alors qu'il était presque de dos.
Sans s'arrêter de jouer, il se tourna vers les deux hommes.
— Je n'ai rien dit.
— Ouais ouais, répondit Tachi en tapant sa main sa cuisse par pur dépit. Vous m'agacez les deux à vous foutre de ma gueule. Ton pianiste il prend ses aises, là.
— On se fout pas de ta gueule, renchérit Angus. C'est pas de notre faute si t'as aucune culture et aucun goût.
— Allez vas-y, la ferme ! Vous me soûlez, je me casse ! s'énerva Tachi en remettant sa veste sur le dos. Je m'en vais retourner discuter avec des gens qui m'apprécient à ma juste valeur.
Angus rit de plus belle, l'envoyant bouler hors de son bar avec la délicatesse qui était sienne. Tachi s'en alla, non sans adresser un dernier doigt d'honneur au patron, et manquant presque de bousculer un client au passage.
— Regarde devant toi, abruti ! cria Angus à Tachi alors que ce dernier continuait à lui faire des gestes obscènes de derrière la vitre. Excusez-le monsieur, c'est un rustre. Qu'est-ce que je vous sers ?
— Une limonade.
Lysandre reconnut cette voix ; il la reconnaîtrait entre mille. Toujours sans s'arrêter de balader ses mains sur le piano, improvisant une mélodie, il tourna la tête vers son ami.
— Tu as pu te libérer ? l'interrogea Lysandre.
— J'avais envie de passer voir comment c'était. Je m'attendais à plus miteux que ça.
Le compositeur sourit. Il avait peut-être été un peu sévère en décrivant l'endroit la première fois à Castiel. Angus l'avait intimidé et, s'il s'était habillé aux lieux depuis, il fallait reconnaître que la première impression n'était pas forcément la bonne. Le bar « le Coquelicot » était correctement situé, près d'une rue plutôt marchande, et semblait exister depuis bien plus longtemps que le rachat d'Angus. Les tables comme les chaises étaient abîmées, certaines étant même réparées directement avec du rouleau adhésif. Le plexiglas du dessus des tables était brisé par endroit, comme le serait l'écran de smartphone d'un adolescent. La décoration composée de masques vénitiens et de fleurs en plastique poussiéreuses ajoutait un aspect vieillot aux lieux, contrastant avec le dynamisme d'Angus et des deux serveuses qui travaillaient les soirs et weekends.
Lorsque Lysandre en avait parlé la première fois, il avait presque eu honte. Il n'était payé que deux à trois heures par soir pour jouer du piano et il ne s'agissait pas du lieu le plus classe du monde. Ça n'avait certainement rien à voir avec le nombre de réceptions où Castiel avait dû être convié pour la promotion de son album qui commençait à décoller. Son ami était de moins en moins disponible, occupé par les soirées mondaines et les promotions sur les réseaux sociaux, et se faisait même reconnaître dans la rue à presque chaque sortie. Lysandre n'avait pas eu conscience du succès grandissant de Castiel avant de rentrer pour l'observer de ses propres yeux. D'après les dires de son ami, leur popularité avait commencé à exploser à la sortie de leur nouveau single, à peine quelques semaines auparavant, et tout semblait aller très vite – trop vite, peut-être.
Quelques années en arrière, les deux amis composaient ensemble des chansons sur le même banc de lycée. Tout cela lui semblait si loin. La déception de Castiel de voir son ami finir dans un simple bar à jouer du piano ne serait-elle pas à la hauteur de la fierté que ressentait Lysandre envers lui ?
— Alors, commença Castiel en prenant une chaise pour s'asseoir à côté de lui. Comment ça se passe ?
Lysandre se décida à arrêter de jouer et la plainte déçue d'Angus se fit entendre jusqu'à lui. Ce dernier devait véritablement aimer le piano pour aller jusqu'à payer un pianiste dans un lieu où quatre-vingt pour-cents des clients n'y prêtaient aucune intention.
— Très bien, répondit Lysandre dans un sourire.
Angus tira une table pour y poser la limonade de Castiel et repartit aussitôt.
— Pouvoir jouer du piano presque tous les jours, c'est tout ce que je pouvais espérer.
— Tu n'aurais pas envie de pouvoir composer tous les jours ?
Lysandre fronça les sourcils, loin d'être étranger de ce genre d'insinuations.
— C'est déjà ce que je fais.
— Tu vois très bien ce que je veux dire.
— Oui, admit-il sans peine. Et ma réponse est toujours négative.
Castiel soupira et s'appuya sur le dossier de sa chaise. Cette conversation tournait en boucle depuis des semaines. Lysandre avait peut-être hésité à accepter mais après sa discussion avec Maxence, son bassiste, il était désormais hors de question de rencontrer sa manager.
— Tu penses vraiment pouvoir aller quelque part en continuant à jouer dans un vieux bar ?
Angus claqua bruyamment sa langue depuis derrière le comptoir, ne cachant pas qu'il écoutait tout de leur conversation.
— C'était vraiment ce que t'espérais faire en te libérant enfin de la ferme ? Alors que je t'offre une occasion de faire tes preuves face à de vrais professionnels ? Des professionnels qui ont déjà dit aimer ton travail ?
Castiel devait certainement penser que Lysandre était seulement borné ; qu'il s'obstinait à vouloir réussir seul, alors qu'au lycée ils auraient tout fait pour conquérir le monde ensemble. Le leader de Crowstorm n'était pas du genre à faire de la charité alors que son ami s'entête à refuser de travailler avec lui devait profondément l'agacer.
Lysandre baissa les yeux et, après un moment, se tourna de nouveau vers le piano pour entamer un autre morceau. Jouer avait le mérite de l'apaiser. Castiel soupira de nouveau face au mutisme de son ami. Il l'écouta jouer quelques minutes puis, les coudes sur le genoux et sans avoir encore touché à son verre, il demanda :
— Tu vas te décider à me dire ce qu'il se passe ?
Lysandre se stoppa net. Même s'y étant attendu, il se sentit brusqué par sa question. Ses mains quittèrent le clavier pour se poser sur ses genoux.
— Ça a un lien avec Rosa ?
— Il ne se passe rien entre elle et moi, répondit-il dans un sourire cynique. Je ne lui ai pas parlé depuis des mois.
— OK, alors explique-moi, ordonna fermement Castiel.
Ils avaient toujours été honnêtes l'un envers l'autre. Castiel plus que Lysandre.
— Ça... commença le jeune pianiste.
Pouvait-il vraiment se permettre de lui dire la vérité ? Lysandre observa son ami qui, impassible, attendait une explication quant à son attitude étrange des dernières semaines.
— Je préfère ne pas me mêler de ton groupe.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— C'est ton groupe et ton label. Je n'y ai pas ma place.
— Toi et ta foutu fierté, s'énerva Castiel. C'est quoi le rapport entre rencontrer mon manager et entrer dans mon groupe ? Pour rappel, si tu étais resté en ville avec moi comme je te l'ai proposé il y a trois ans on aurait pu le monter tous les deux ce groupe !
Lysandre ne put s'empêcher de le fusiller du regard, le cœur serré par ce qu'il venait de dire. Son ami savait parfaitement pourquoi il avait repris la ferme et combien le deuil des ses parents avait été difficile pour lui. Combien il aurait aimé être là pour continuer à jouer de la musique à ses côtés. Aussi bien à l'époque, Castiel n'avait ni compris ni accepté son choix de reprendre l'exploitation de ses parents, lui qui détestait l'environnement de la ferme depuis l'enfance. Il l'avait observé de loin se perdre, perdre sa musique, sa passion, et mourir à petit feu. Regretter ce choix et ne pas oser revenir en arrière. En vouloir à Leigh d'avoir tout ce que Lysandre ne pouvait même plus envisager construire. En somme, devenir une personne dont il n'était pas fier.
Mais Castiel ne connaissait pas le deuil. Il ne pouvait pas comprendre cet aspect de sa vie, malgré tous ses efforts pour essayer. Même si ça avait été une erreur, c'était une étape nécessaire dans sa guérison, pour avancer.
— On aurait pu mais ce n'est pas le cas, trancha-t-il sèchement. Tu as ton groupe maintenant et ce n'est pas le mien.
— Je t'ai jamais demandé de le rejoindre, répondit-il sèchement. Tu aurais voulu que je le fasse, c'est ça ?
— Non. Pourquoi voudrais-je ça si c'était pour refuser toutes tes propositions ?
Castiel ne trouva rien à répondre à cela. Lysandre soupira. Il était temps d'en parler.
— Écoute... ça concerne Maxence.
Son ami eut un mouvement de recul.
— C'est quoi le rapport avec lui ?
Le musicien décala sa jambe du siège pour pouvoir se mettre totalement face à Castiel. Il avait redouté de lui en parler depuis le début mais, si la situation avec Rosalya lui avait appris quelque chose, c'est que les secrets ne pouvaient pas rester cachés éternellement.
— Maxence a voulu me faire croire que tu avais volé mes morceaux.
Castiel ouvrit la bouche, circonspect, avant de parvenir à répondre.
— De quoi ? Tu te fous de moi, là ?
— Lorsqu'ils sont venus répéter chez toi, le jour de la tempête, il m'a montré les partitions que je t'avais donné quant tu es sorti et mon nom n'y était plus inscrit.
— Attends, tu penses que j'ai volé tes compos ?
— Non, je ne l'ai pas cru une seule seconde.
Après cette affirmation, les deux amis s'observèrent un instant, sans se parler. Puis Castiel eut un rire cynique et passa la main dans ses cheveux rouges.
— J'ai peur de comprendre, là.
— Je suis navré de ne pas t'en avoir parlé plus tôt, je ne voulais pas semer la zizanie entre vous.
— Qu'est-ce que tu es en train d'inventer, Lys ?
Le pianiste ne réagit pas de suite, lui nécessitant un temps interminable pour comprendre le sens des mots de son ami.
— Je... je n'invente rien, répondit-il seulement, ne sachant même pas quoi dire d'autre.
— Si tu tiens tant que ça à rejoindre mon groupe tu n'as qu'à me le dire. Je sais que tu peux jouer de la basse et du synthé comme Maxence, et tes compos sont géniales, mais tu ne peux pas...
— Je n'invente rien, répéta-t-il d'une voix plus forte, sentant son cœur s'affoler dans sa poitrine. Il m'a montré les partitions et mon nom n'y était pas inscrit.
— J'ai retapé tes compos rien que ce matin et ton nom était écrit, Lys. Je ne comprends pas à quoi tu joues. Et de toute façon je les ai montrées à ma manager, évidemment qu'elle sait que c'est toi qui les as faites !
Son nom était encore inscrit ? Non, c'était impossible. Lysandre l'avait vu de ses propres yeux. Certes, une seule fois et pendant une très courte seconde, mais il avait bien remarqué que son nom était effacé. Quant aux sous-entendus de Maxence, il ne les avait pas rêvés non plus. Se sentant céder à la panique, Lysandre ferma les yeux un instant.
— Je te raconte les choses comme elles se sont passées. Je ne veux causer aucun problème.
— Écoute, je vois bien que les gens changent de comportement autour de moi, révéla Castiel avec un certain dépit dans la voix. Depuis que le groupe a commencé à marcher, des personnes qui nous crachaient dessus au début nous acclament aujourd'hui. J'ai des messages de rapaces littéralement tous les jours.
— Tu penses vraiment que je suis ce genre de personne ? demanda Lysandre, la voix s'étant brisée sur les derniers mois.
— Je ne pense rien. Je me rends compte, c'est tout. J'ai vu ce que la jalousie pour ton frère t'a fait faire.
Lysandre se leva soudainement, comme pour partir. Son cœur battait si fort et si vite qu'il le sentait presque jusque dans sa gorge.
— Attends, excuse-moi, ajouta immédiatement Castiel en lui saisissant le poignet pour l'inviter à se rasseoir. J'aurais pas dû dire ça, désolé. Ça n'a rien à voir... mais la jalousie fait faire des choses qu'on regrette et tu le sais aussi bien que moi. Maxence ne dit que du bien de toi et il adore tes compos alors je comprends vraiment pas pourquoi tu inventes tout ça sur lui.
Le pianiste finit par céder et se rassit, la gorge nouée, d'autant plus humilié qu'Angus n'était qu'à quelques pas d'eux. Ce n'était pas le genre de choses qu'il avait envie qu'on croit de lui. Lysandre n'était pas parfait mais il n'avait jamais fait de mal à son frère. Il n'était pas un menteur non plus.
Il n'aurait jamais envisagé que la discussion avec Castiel prendrait cette tournure. L'idée que son ami puisse douter de lui, comme il se méfiait des vautours qui n'en voulaient à sa carrière, lui nouait le ventre.
— Maxence est un mec un peu bizarre parfois alors vous vous êtes sûrement mal compris, et tu as dû mal voir ce qu'il te montrait, dit Castiel. Mais tu peux pas me balancer des trucs comme ça sans aucune preuve en faisant comme si tu te rendais pas compte que tes insinuations foutraient la merde entre nous. Me balancer une bombe pareille pour me dire que tu ne veux pas « semer la zizanie » ça n'a aucun sens, Lys.
Lysandre, le regard rivé sur le sol, réagit à peine. Castiel lui posa les mains sur les épaules, comme pour le réveiller.
— Plutôt que de parler de mon groupe tu ferais mieux de t'intéresser à la proposition que je te fais. Et cette proposition ne te concerne que toi et ta future carrière. On n'a pas pu monter de groupe ensemble mais ça ne veut pas dire qu'on peut pas progresser ensemble, Lys.
Le pianiste se pinça les lèvres, muet, pensif.
— Alors, tu vas enfin accepter de faire ce qui est le mieux pour toi ?
Étrangement, il ne lui fallut que peu de temps pour répondre d'une voix assurée :
— Oui, je sais exactement ce que je dois faire.
Tachi croisa les bras et s'adossa au bord de sa porte, un sourire équivoque aux lèvres.
— Alors celle-là... c'est vraiment la meilleure de l'année.
— Angus m'a donné le code de la porte et... et le numéro de votre appartement.
Tachi rit de plus belle et Lysandre déglutit, osant à peine relever les yeux vers le professeur.
— Vous m'avez dit que vous cherchiez un nouveau colocataire.
Tachi semblait bien trop amusé par la situation et, s'il n'avait pas été aussi désespéré, le compositeur aurait presque pu en être irrité. Néanmoins, ce dernier ne pouvait pas franchement se permettre de faire le difficile.
— T'as pas d'autres affaires ? demanda Tachi en donnant un coup de menton vers le bagage à peine plus épais qu'un sac de sport qu'il avait avec lui.
— Non.
Face au long silence qui suivit, Lysandre continua :
— Je payerai le loyer, peu importe le prix.
— Angus te paye si bien que ça ?
— Je trouverai un autre travail.
Tachi sourit, visiblement amusé par l'embarras et la panique du jeune homme.
— Qu'est-ce que je serais devenu si à ton âge on m'avait pas hébergé gratos, hein ? Allez, entre, tu me fais de la peine avec ton sac de miséreux, là.
Interloqué par sa réponse, Lysandre osa enfin lever les yeux vers lui.
— Vraiment ? C'est d'accord ?
Tachi répondit en lui laissant la place pour entrer, le bras grand ouvert comme s'il lui présentait là un palace – un palace d'au moins deux chambres, ce qui suffisait largement.
Lysandre était probablement en train de faire la chose la plus stupide de sa vie ; quitter l'appartement de son meilleur ami, refuser la possibilité d'entrer par la grande porte dans le milieu qui le faisait rêver, abandonner les repères qu'il avait mis trois ans à retrouver... tout cela pour emménager avec un parfait inconnu dans un appartement au dessus d'un bar, dans une ville de banlieue qu'il ne connaissait même pas. C'était typiquement le genre de décisions impulsives pour lesquelles Leigh comme Castiel le critiquaient.
Ce fut ainsi pourquoi Lysandre pénétra dans son nouveau « chez lui » sans hésiter une seule seconde de plus.
♦♦♦
De : Pr. Winnie Wong
Envoyé à 11:03 le 08/12/20XX
Motif : Proposition de stage
« Cher Nathaniel Demarey,
Je comprends votre refus et l'accepte.
Sachez néanmoins que la place reste disponible jusqu'à la fin du mois, lorsque l'annonce sera officiellement publiée sur internet. Les stages sont privilégiés pour les étudiants de troisième année mais vous me semblez avoir le potentiel pour le faire dès maintenant, voilà pourquoi je l'ai proposé. Même si vous choisissez une autre maison d'édition, sachez que je reste à votre disposition pour vous fournir une lettre de recommandation en cas de besoin.
Cordialement,
Winnie Wong »
Nathaniel était d'un naturel anxieux, surtout lorsqu'il s'agissait d'ouvrir des mails de ses professeurs. Il avait beau avoir fait le con à une époque, au point d'être renvoyé de la fac – apparemment, se battre avec le connard qui harcelait sa sœur était mal vu – et avoir sérieusement envisagé d'abandonner les études rien que par défi contre l'autorité... chassez le naturel et il revient au galop. On ne passait pas toute sa vie à accorder une importance démesurée à ses résultats scolaires, même pour les mauvaises raisons, sans que cela laisse des traces.
Wong était sa professeure de gestion de projets dans le cursus à distance qu'il suivait. Il assistait à ses cours depuis plus d'un an et parvenait à avoir de très bons résultats dans sa matière, néanmoins il avait été plus que surpris de recevoir une offre de stage l'année à peine entamée. Reprendre les cours, surtout à distance, n'était pas la chose la plus aisée qu'il ait dû faire. Cependant, passé l'apprentissage compliqué de l'auto-discipline, il se sentait plutôt épanoui. Ne plus avoir à se tanner une bande d'imbéciles tous les jours, à subir les regards des curieux qui le voyaient toujours comme « la racaille » ou « le camé » du coin, était agréable. Ses professeurs ne l'avaient même jamais rencontré et ne le jugeait que sur ce qu'il fournissait – son travail, pas son image.
Pour la première fois, s'investir dans ses études revêtait un sens. Choisir l'édition était la meilleure chose à faire. Tous ses « amis » de lycée était déjà en dernière année de Master quand il n'était qu'en deuxième année de Licence mais cela lui était égal.
— T'aurais pas vu mon soutif ?
— Te balade pas à moitié nue chez moi, Mélissa.
— Tu te fous de moi ? Tu portes un t-shirt, toi, peut-être ?
Nathaniel, toujours assis à son bureau, ses lunettes de vue sur le nez, se tourna vers elle avec un sourire carnassier aux lèvres.
— Moi, je suis chez moi.
La jeune mannequin avec qui il venait de passer la nuit leva les yeux aux ciels et se décida à enfiler son débardeur sans avoir retrouvé son soutien-gorge. C'était la première fois qu'il ramenait une conquête chez lui. Jusqu'ici, l'idée d'emmener des filles dans l'appartement où la seule à y avoir jamais dormi était Olympe était inenvisageable. Cependant, il avait décidé cette situation ne pouvait plus durer. Son ex copine ne pouvait pas hanter les lieux éternellement. Avoir l'odeur de quelqu'un d'autre sur les draps lui avait néanmoins fait un drôle d'effet mais il préférait ne pas y penser.
Torse nu et le pantalon encore déboutonné, Nathaniel commença à réfléchir sur la réponse à donner à sa professeure, se demandant si avoir refusé ce stage dans un premier temps était vraiment une bonne idée.
— Pars vite avant qu'Ambre te trouve ici et te tue, ajouta-t-il comme si ce n'était rien.
Mélissa rit, attachant ses longs cheveux ébènes en une tresse coiffée-décoiffée, ses vêtements de la veille sur le dos.
— Évidemment qu'il faut se cacher de ta dragonne de sœur. Madame a un frère jumeau super canon mais elle accepte de le prêter à personne... c'est trop dommage... geignit la jeune femme en se remettant du rouge à lèvre à l'aide du reflet dans son portable.
— Elle doit passer ce matin alors tu ferais mieux de partir maintenant, répondit-il, un ton plus sérieux.
— Ça va j'ai compris ! Tu pètes l'ambiance là, s'agaça-t-elle.
À l'absence de réponse de son plan cul, elle s'approcha d'un pas feutré et caressa son bras musclé.
— Tu étais plus amusant hier soir... susurra-t-elle dans son oreille. T'es trop sexy quand tu mets tes lunettes d'intello.
Nathaniel se mordit la lèvre, ayant encore chaud de la nuit de la veille. Il ne pouvait s'empêcher de détailler les formes de Mélissa sous toutes les coutures. Au petit-matin, il avait l'impression de les redécouvrir, alors même qu'il les avait dévorées toute la nuit – et pas pour la première fois. Cependant, il se reprit bien vite et la repoussa gentiment.
— Vas-t-en ou je te fous dehors.
Mélissa, ayant bien vu l'effet qu'elle lui faisait, même habillée, ne se vexa pas.
— J'ai compris chéri, je m'en vais. Je voudrais pas tu te fasses gronder par ta vilaine grande-sœur.
La jeune femme lui lança un regard équivoque et reprit son sac sur le canapé. Elle retrouva son soutien-gorge au même endroit mais, la fermeture ayant été tordue dans la fougue de la veille, l'abandonna là.
Mélissa lui envoya un dernier baiser volant à la porte et quitta l'appartement. Malgré lui, Nathaniel ne se sentit serein qu'un bon quart d'heure plus tard, lorsqu'il fut sûr que la collègue d'Ambre avait pu partir sans que cette dernière ne la voit. Ce n'était peut-être pas normal d'avoir à ce point peur des réactions de sa propre sœur mais cela faisait deux ans qu'il ne la reconnaissait plus.
Il aurait aimé que la soirée du concert soit un déclic mais ils avaient juste passés les semaines suivantes à s'ignorer ou à ne se parler sporadiquement qu'au téléphone. Nathaniel n'avait été rappelé par personne pour aller la récupérer dans des toilettes de club à moitié morte alors, d'une certaine façon, il aurait dû prendre cela pour une amélioration. Néanmoins, étrangement, cela l'angoissait d'autant plus. Comme si la situation allait atteindre le point de non retour, que ce n'était qu'une question de temps ; le calme avant la tempête. Ambre lui avait envoyé un message pendant la nuit, lui disant qu'elle passerait le lendemain matin. Son message était clair et concis aussi il avait décidé de ne pas s'inquiéter et de seulement attendre son arrivée.
Le hasard fit que sa porte sonna après seulement quelques minutes, vers neuf heures du matin.
— Entre ! C'est ouvert, héla-t-il sans quitter son ordinateur.
Rien ne se passa.
— Tu peux entrer je t'ai dit !
La porte refusant toujours de s'ouvrir, Nathaniel soupira et se décida à lui faire lui-même. Si son excuse pour le faire se déplacer était encore que son vernis n'était pas sec il ne donnait pas cher de sa peau.
L'étudiant en édition ouvrit la porte à la volée.
— P... Priya ?
— Euh...
Nathaniel mit une longue seconde à comprendre pourquoi la jeune femme semblait aussi perturbée que lui alors que c'était elle qui avait sonné à sa porte. Il baissa les yeux sur son torse nu et son pantalon encore déboutonné.
— Oh je... excuse-moi, je pensais que c'était Ambre, se justifia-t-il.
Passé le moment de gêne partagée, il alla chercher son t-shirt sur le canapé et ferma sa fichue braguette. Nathaniel n'aurait pas été embarrassé d'ouvrir à une Mélissa dans cette tenue mais Priya, c'était différent.
— Je suis désolée d'être venue sans m'annoncer avant.
— Nan y'a pas de problème, tu es la bienvenue, souffla-t-il.
Il lui était toujours reconnaissant de ce qu'elle avait fait pour Ambre. Les personnes capables de prendre soin de sa sœur se comptaient sur le doigt d'une main et Nathaniel n'était même pas certain d'en faire partie.
— Qu'est-ce qui t'amène ? demanda-t-il en refermant la porte derrière elle.
Priya portait une robe du soir noire et moulante et était perchée sur des talons vertigineux. Les pointes de ses cheveux étaient joliment bouclés et son visage toujours maquillé. L'étudiant ignorait où la jeune femme était allée faire la fête mais cette dernière n'était visiblement pas repassée chez elle avant de venir. Priya évitait clairement son regard et cela ne pouvait signifier qu'une seule chose.
— C'est à propos d'Ambre ? Qu'est-ce qu'elle a encore fait ? s'énerva Nathaniel en retrouvant sa place à la table de la cuisine, derrière son ordinateur.
Il fit un geste pour inviter Priya à s'asseoir à la même table. La jeune femme accepta, évitant toujours son regard.
— Elle n'a rien fait... enfin je crois... mais je m'inquiète pour elle.
— Vous étiez à la même soirée je suppose ? Pour que tu viennes me voir direct après.
Priya opina du chef.
— Elle n'était pas dans son état normal.
— Elle est jamais dans son état normal, soupira Nathaniel.
Le jeune homme regretta sa réponse, voyant l'inquiétude palpable sur le visage dans son interlocutrice. Priya s'inquiétait tant pour sa sœur qu'elle était passée le voir après une probable nuit blanche... quant lui avait préféré se taper sa collègue au lieu d'aller la chercher dès la réception de son message étrange. La culpabilité lui serra la gorge.
Nathaniel se leva et proposa à Priya de quoi manger et un café.
— Tu n'es pas fatiguée ? demanda-t-il.
— Ça va.
La jeune femme accepta la proposition de petit-déjeuner. Nathaniel ferma finalement son ordinateur et enleva ses lunettes.
— Tu étais en train de travailler ? questionna-t-elle.
— Non... enfin si... je répondais à des mails de profs.
— Je croyais que tu avais arrêté tes études.
— J'ai repris par correspondance, répondit-il, non étranger à toutes les rumeurs qui couraient sur lui mais de plus en plus indifférent quant à celles-ci. J'ai commencé un cursus en édition l'année dernière. Une prof vient juste de me proposer un stage dans une maison d'édition spécialisée dans les romans policiers suédois...
Nathaniel ne savait pas pourquoi il lui disait tout cela. Qu'est-ce que son ex amie de lycée pouvait bien en avoir à foutre de toute ça ? Elle devait certainement s'en moquer. Pourtant, il ne put s'empêcher de continuer, les coudes sur la table et le regard perdu dans le vide.
— J'ai refusé car je trouvais ça un peu tôt mais j'hésite... j'ai bien envie d'accepter. C'est sûrement une occasion en or mais... je sais pas. Si j'accepte je vais devoir déménager à mille kilomètres d'ici pour au moins six mois.
Depuis combien de temps n'avait-il pas discuté de ça avec quelqu'un ? Il ne voyait pas ses plans culs pour parler. Quant aux camarades de classe avec qui discuter d'une possible future carrière, il n'en avait pus. Et des amis tout court pour l'aider à savoir s'il faisait les bons choix ? Inexistants.
— Tu as peur de ce qu'il adviendrait d'Ambre si tu t'en allais ?
Le fait que tous les aspects de sa vie, même les plus éloignés, finissent par concerner Ambre l'attristait ; mais Priya avait raison. Comment pouvait-il accepter de partir six mois loin d'ici quand, à une certaine époque, il était appelé par des gérants de clubs pour venir la récupérer tous les weekends ? C'était impossible.
— J'ai bien fait de refuser. De toute façon, je suis pas sûr de le mériter, dit-il, essayant de s'auto-convaincre. Ma prof trouvera quelqu'un de mieux que moi pour faire le taff, c'est sûr.
— Ça te plaît, l'édition ?
— Ouais, soupira-t-il.
Et je crois même que je suis doué, aurait-il souhaité ajouter sans que les mots ne parviennent à franchir ses lèvres. N'était-il pas totalement en train de se bercer d'illusions ? Et dire qu'il ne pouvait même pas en parler avec sa sœur... quand leur relation avait-elle commencé à se dégrader à ce point-là ?
Au même moment, la porte s'ouvrit sur une Ambre chancelante. Loin de s'inquiéter de son état, Nathaniel aboya presque :
— C'est dans cet état que tu te ramènes ?
— Commence pas à me soûler, Nath, cracha Ambre.
Sa sœur semblait épuisée et, surtout, très loin d'être sobre. Priya se leva de sa chaise de surprise, Nathaniel ne l'ayant pas prévenu de l'arrivée de sa sœur. Cette dernière portait également encore ses vêtements de la veille, c'est-à-dire une robe aussi blanche que celle de Priya était noire, échancrée sur le devant. Son collant était déchiré un peu partout et Nathaniel était capable de voir la marque rouge qui entourait sa cheville, preuve qu'elle avait dû – encore – chuter avec ces stupides talons mais était trop défoncée pour s'en rendre compte et se faire soigner.
— Tu m'ignores pendant des semaines parce que soit-disant t'es trop occupée par ton travail et c'est comme ça que tu te pointes chez moi ? s'énerva Nathaniel en se levant, ne pensant même plus à Priya qui était dans la pièce.
La colère qu'il ressentait à la voir se détruire de cette façon était incontrôlable. Elle l'habitait nuit et jour – elle était là, qu'il ait de ses nouvelles ou pas. Nathaniel sentit son sang bouillir alors qu'elle lui sourit de manière provocatrice.
— T'es pas mon père... t'as rien à me dire.
L'étudiant serra le poing.
— Je discute pas avec toi quand tu es dans cet état. Entre avant que les voisins te voient, s'énerva-t-il en la tirant par le poignet.
Nathaniel s'en moquait bien de l'avis de ses voisins sur lui mais Ambre commençait à devenir connue. Il ne souhaitait pas que des rumeurs courent sur elle sur les réseaux sociaux. Les gens sortaient leurs portables pour prendre des vidéos et les partager à n'importe quelle occasion de nos jours.
— Tu me fais mal, putain ! réagit Ambre en le repoussant.
Nathaniel souffla pour se calmer et la libéra. Il ne pouvait pas suivre la même voix que son géniteur. D'un ton plus calme, il ajouta :
— Va te doucher et on rediscutera après.
— Qu'est-ce qu'elle fait là ?
Le jeune homme suivit le regard d'Ambre et observa Priya qui semblait aussi désarmée et apeurée que le soir du concert. Sa sœur se décala pour se mettre face à Nathaniel, toujours chancelante, comme si cela suffirait à la dissimuler. Il observa le fond de ses yeux et à quel point ils étaient vides, même injectés de sang.
— Elle est venue parce qu'elle s'inquiète pour toi, répondit-il.
— Tu te la tapes ?
Nathaniel ne put s'empêcher de relever un sourcil.
— De quoi tu parles ?
— Tu te la tapes, c'est ça ? Qu'est-ce qu'elle fout là ?
— Elle vient de me dire que vous étiez à la même soirée, dit-il en la pointant du doigt. Tu l'as pas vue ou quoi ? Évidemment qu'il s'est rien passé !
La raisonner dans cet état était impossible ; il avait beau le savoir, il ne pouvait pas s'empêcher d'essayer. C'était si difficile d'accepter l'idée que cette personne qui se tenait devant lui, ressemblant comme deux gouttes d'eau à sa sœur, n'était pas elle.
— De toutes les filles de la terre il fallait que tu te la tapes, elle ? continua Ambre dans son incohérence, parlant presque toute seule. T'es vraiment qu'une merde en fait. Tu ferais tout ce qui est en tout pouvoir pour me pourrir la vie.
— Tu m'écoutes, là ? Il s'est rien passé alors tu vas te calmer tout de suite.
Nathaniel tenta de la prendre par les épaules mais elle le repoussa avec force, à point de le faire tanguer sous la surprise.
— T'as rien à me dire, tu me dégoûtes, cracha Ambre, le visage tordu par la haine.
Sa sœur avait toujours eu du mal avec ses copines, et elle refusait catégoriquement qu'il puisse draguer ses collègues mannequins – même s'il le faisait quand même derrière son dos – mais c'était la première fois qu'il la voyait aussi énervée par rapport à cela. Même défoncée. Sa réaction le dépassait, encore plus que d'ordinaire.
— Je veux plus jamais te revoir ! cria-t-elle d'une voix cassée en ouvrant la porte pour sortir de nouveau.
Nathaniel l'entendit dévaler les escaliers, malgré sa difficulté à tenir debout. Il courut à sa poursuite, sans réfléchir, sans même prendre la peine de fermer la porte derrière lui.
Le temps d'arriver en bas de l'immeuble, Ambre était déjà dehors, dans le soleil brillant de ce début de journée.
— Ambre ! Tu crois aller où comme ça ?
— T'as rien à me dire, connard ! Fous-moi la paix !
— T'es pas en état d'aller où que ce soit ! hurla Nathaniel en la tirant par le poignet.
Il s'efforça de ne pas céder à la colère qui pulsait dans ses veines, ne serrant pas trop fort, mais cela permit seulement à sa sœur de se détacher de lui sans difficulté. Malgré son état lamentable, à à peine tenir debout, Ambre faisait preuve d'une violence de plus en plus impressionnante, même pour lui. Défoncée, la douleur n'existait pas, tous ces maux n'existaient plus. Nathaniel n'était pas bête et il savait bien pourquoi Ambre tombait encore et tout le temps là-dedans.
— Pourquoi tu me pourris toujours la vie, Nath ? demanda Ambre, les larmes aux yeux. Hein ? Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter un frère comme toi ?
L'étudiant ne réagit pas, s'efforçant également d'ignorer les quelques passants perturbés dans leur promenade matinale.
— Viens Ambre, on doit rentrer. Tu peux pas rester là.
Il essaya de lui prendre la main mais elle se dégagea si violemment qu'il eut peur qu'elle s'en déboîte le bras.
— Tu sais ce que ça fait, d'avoir un frère comme toi ? Tout le monde me parle de Nath, le camé, le drogué, le violent, le mauvais coup, cracha-t-elle dans un rire effrayant, comme venant du fond de ses entrailles. Le pauvre type frappé par son papa.
— Ambre arrête ça, on rentre maintenant.
— Les gens croient que t'es un dur mais ils t'ont pas vu pleurer comme une merde face aux vieux.
Nathaniel en eut le souffle coupé. Il savait qu'Ambre ne pensait pas tout cela. Même s'ils n'avaient presque jamais évoqué le sujet ensemble, Nathaniel savait parfaitement que sa sœur ne se pardonnait toujours pas de n'avoir jamais empêché ce qu'il se passait. D'avoir haï la fille qui avait fait pour lui ce qu'elle n'avait jamais été capable d'entreprendre.
Pourtant, même en comprenant qu'Ambre ne pensait aucun de ces mots, son cœur se serra et une tristesse profonde l'envahit.
Ce n'était pas elle.
C'était comme si sa sœur était déjà partie. Qu'il l'avait déjà perdue, alors qu'elle était encore en vie.
— Et maintenant en plus tu te tapes la seule personne qui m'intéresse... en fait t'es venu au monde juste pour m'emmerder c'est ça ? continua-t-elle à asséner en se rapprochant, le repoussant avec ses mains encore et encore.
— Ambre, l'arrêta-t-il sèchement. On rentre maintenant.
Nathaniel ne pouvait pas abandonner. Ambre ne lui pardonnerait pas de la laisser se donner en spectacle en pleine rue, dans un soleil de plomb, alors que les passants étaient encore plus nombreux que d'ordinaire en ce samedi matin. Elle le pardonnerait encore moins si un seul d'entre eux se décidait à appeler une ambulance en comprenant son état. Finir à l'hôpital était la pire humiliation qu'elle pourrait subir et il en avait conscience.
Nathaniel croyait encore que lui empêcher d'aller à l'hôpital, au lieu de l'y emmener de force, était la bonne chose à faire.
— Non je rentre pas avec toi. Je te déteste, tu comprends ça ? Je te hais Nath. JE TE HAIS !
En hurlant, Ambre l'avait cette fois poussé de toutes ses forces, de toute sa rage. Nathaniel se rattrapa avec ses mains sur le sol mais, à peine eut-il le temps de comprendre ce qu'il se passait qu'elle se jeta sur lui. Les mains encore pleines de poussières et se sang, il tenta d'agripper ses poignets pour l'arrêter mais elle se libéra et lui asséna un premier coup de poing. Comment la drogue pouvait détruire son corps, au point de la rendre presque incapable de marcher, mais dédoubler sa force dans un même temps ? Il avait conscience que dans cet état, Ambre ne ressentait plus la douleur – que dans cet état, elle frapperait sans s'arrêter, même à s'ouvrir les mains et se briser les os. Qu'elle frapperait à tuer quelqu'un ; même lui.
Et les passants, eux, regardaient la scène, impassibles. Certains ricanant comme si la scène était amusante.
— Je te hais ! Je te hais ! Je te HAIS ! hurlait-elle à s'époumoner, sans reprendre son souffle.
Nathaniel, qui se refusait à rendre les coups, tentait seulement de lui saisir les bras pour l'arrêter. Cependant, elle parvenait à se libérer à chaque fois, tirant d'absolument toutes ses forces. Si le premier coup de poing qu'elle lui asséna était supportable, Nathaniel ayant connu bien pire, le deuxième, le troisième et le quatrième commencèrent à l'affaiblir. Il ne sentit même pas le sang couler de son nez ou de son arcade, ouverte par les nombreuses bagues aux doigts d'Ambre.
— Ambre, arrête ! cria-t-il, à bout de force et de souffle.
Au cinquième coup, des étoiles commencèrent à danser devant ses yeux et sa vue finit par se brouiller totalement au sixième. Même tenter de protéger son visage avec ses bras lui demandait une énergie qu'il n'était plus sûr de posséder. Le temps lui parut interminable. Il voulait seulement qu'elle arrête – que tout ça s'arrête enfin.
Des cris lui parvinrent alors qu'Ambre fut arrêtée dans son élan de violence incontrôlable par des passants s'étant décidés à réagir. Ses oreilles commençaient à siffler mais il perçut quelques complaintes et, passé un moment, une sirène qu'il ne reconnut pas de suite, celle de la police ou des pompiers. Sonné mais conscient, il se força finalement à se relever, même difficilement, ne comprenant pas comment ils avaient pu arriver aussi vite.
— Ambre ? l'appela-t-il, la voix cassée, paniqué de ne plus la voir dans son champ de vision réduit. Ambre !
— Ils l'emmènent à l'hôpital, entendit-il comme à travers un coussin.
Même dans ces circonstances, il reconnut Priya, juste à côté de lui. Même dans ces circonstances, alors que ce qu'il supposa bien vite être un médecin dût l'entourer de ses bras pour empêcher de tomber, il la détesta pour les mots qu'elle s'apprêtait à prononcer.
— C'est moi qui les ai appelés.
♦♦♦
Chapitre 7 ←
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