— C'est bien ici, le collège Rosa Parks ?
Le jeune adolescent au bonnet enfoncé jusqu'aux oreilles et le nez plongé dans son portable ne prit pas la peine de relever les yeux vers Lysandre. La fille à son bras le força à ralentir le pas et répondit à sa place.
— Oui c'est ici. Le lycée à gauche, le collège à droite, expliqua cette dernière en lança ses longs cheveux bruns derrière son épaule.
Les deux lycéens pénétrèrent dans la cour tandis que Lysandre restait là, devant le portail. Dans la main, une photocopie de l'annonce qu'il avait trouvée sur internet à peine quelques heures auparavant. Il n'était même pas repassé par l'appartement de Castiel et avait pris le premier bus, quitte à aller dans la mauvaise direction.
C'était probablement très impulsif, comme tout ce qu'il faisait depuis qu'il avait quitté la ferme.
Lysandre entra dans le premier bâtiment sur la gauche, après avoir expliqué la raison de sa présence ici à un surveillant. Il était un peu plus de dix-sept heures passé, aussi tous les élèves semblaient être encore en cours. L'annonce donnait un numéro à contacter mais personne n'y répondait et il n'y avait pas de nom inscrit non plus. Pour un poste de professeur remplaçant dans un collège, ça ne paraissait pas très professionnel, mais Lysandre n'était pas le genre à faire attention à ce type de détail. Il déambula dans les couloirs vides, à se demander s'il ne trouverait personne pour le renseigner, désormais qu'il était définitivement perdu.
Tandis que le jeune compositeur se retrouvait à nouveau dans un cul de sac, un professeur sortit seul d'une des salles.
— Bonjour ? le salua-t-il d'un ton perplexe.
Ce dernier devait avoir une trentaine d'années, ou peut-être moins, et portait un pull bordeau sous une doudoune noire. Son costume tranchait avec ses mèches blondes décolorées qui lui tombaient devant les yeux et les cicatrices blanches sur son visage. Un peu plus et Lysandre aurait pu le prendre pour un autre membre du groupe de Castiel.
— Je peux vous aider ? demanda-t-il en fermant la porte à clé derrière lui.
— Je cherche le bureau du directeur.
Le professeur rit et se tourna vers lui en rangeant les clés dans sa poche.
— Rien que ça. Pourquoi ?
— J'ai vu passer une annonce pour un poste de professeur de musique, expliqua Lysandre en lui tendant la photocopie qu'il avait toujours dans la main.
L'homme la prit en haussant un sourcil et parcourut rapidement le document des yeux.
— Au collège ? l'interrogea-t-il. Bosquet est partie ?
Quelques secondes passèrent pendant lequel son interlocuteur prit vraiment le temps de lire l'annonce. Finalement, un sourire taquin apparut sur ses lèvres et il lui retourna la feuille en lui indiquant le coin supérieur gauche.
— Hey, genius, l'annonce date d'il y a plus de deux mois. Il faut se réveiller plus tôt le matin ! plaisanta-t-il. Si vous voulez bosser dans une école vous avez intérêt à être à jour sur les dates, a priori c'est la seule chose qu'on vous demandera... ça et d'arriver à l'heure, j'en sais quelque chose.
Lysandre sentit de la chaleur envahir son cou. Même s'il connaissait sa propension à commettre ce type d'erreur, ne pas l'avoir remarqué avant qu'un enseignant ne lui fasse la réflexion le fit se sentir totalement stupide. Un poste de professeur remplaçant, sans diplôme requis, même à temps partiel, c'était trop beau pour être vrai.
Il essaya tant bien que mal de cacher son agacement en rangeant rapidement le papier dans sa poche, remerciant l'enseignant d'une petite voix.
Le professeur tira sur le col de sa doudoune.
— Je savais pas que ça recrutait les profs sur internet maintenant... si j'avais su. J'ai dû m'y reprendre à trois fois pour avoir mon concours.
— Je sais que je n'ai pas de qualifications, contrairement à un vrai professeur, mais je-
— Hey, t'inquiète, le coupa-t-il. Je disais pas ça contre toi. Ça te dérange si on se tutoie ? T'as quel âge ? T'es étudiant ?
Lysandre s'accorda une seconde pour détailler son interlocuteur avant de répondre. L'homme avait un immense sourire sur les lèvres et dégageait une chaleur réconfortante, étrangement, même s'il s'agissait de la première fois qu'ils se rencontraient. Le compositeur ignorait pourquoi ce professeur prenait le temps de lui parler et pourquoi lui-même ressentait cette envie de poursuivre la conversation alors qu'il était d'ordinaire si réservé.
— Je suis sans-emploi, répondit-il d'un ton égal, sans donner plus de détails.
— J'ai connu ça, je suis désolé que t'en sois à vouloir bosser dans un collège. Tu dois être sacrément désespéré, rit-il. Je m'appelle Tachibana, au fait, tu peux m'appeler Tachi, même les élèves m'appellent comme ça. J'ai pas assez d'autorité pour les forcer à m'appeler « monsieur ».
Lysandre sourit à sa réflexion tandis qu'ils marchaient côte à côte vers la sortie.
— Moi je m'appelle Lysandre.
Tachi lui serra la main.
— Pourquoi prof de musique, au fait ? Tu t'y connais un peu au moins ?
Lorsqu'ils entraient dans le hall, le regard de Lysandre se perdit sur les quelques élèves qui étaient dans la cour. Une fille s'amusait à voler le portable de son amie pour prendre des selfies, un couple de jeunes garçons gothiques étaient occupés à s'embrasser sur un banc avec autant de passion qu'un couple en boîte de nuit, et un autre groupe de lycéens était assis en rond en train de jouer aux cartes. Même si cet établissement ne ressemblait pas particulièrement à son ancien lycée, un profond sentiment de nostalgie l'envahit. Il se souvint de tous ces moments qu'il avait lui-même passé sur ces bancs, à composer des morceaux, à gratter la guitare de Castiel, à discuter avec Rosalya, Alexy ou même Olympe.
Était-il si surprenant qu'il soit incapable d'avancer dans sa vie quand la simple visite d'un établissement scolaire le rendait si mélancolique ? Partir physiquement de la ferme était une étape ; il fallait commencer la seconde, et se détacher mentalement de tout ça.
— Je joue de plusieurs instruments, répondit doucement Lysandre, le regard toujours suspendu aux fenêtres donnant sur la cour.
Tachi, étranger aux tourments du jeune homme, enfouit les mains dans ses poches et poursuivit la conversation avec enthousiaste.
— Tu jouerais pas du piano, par hasard ? demanda-t-il.
— Si, dit Lysandre tandis que la sonnerie scolaire résonnait autour d'eux.
— Tu cherches un job, pas vrai ? Ça t'intéresserait pas de jouer du piano dans un bar du coin ? T'habites près d'ici ?
Lysandre déglutit et se tourna de nouveau vers son interlocuteur.
— Vous connaissez quelqu'un qui cherche un pianiste ? demanda-t-il en le vouvoyant sans réfléchir, en raison de leur différence d'âge.
Castiel habitait à plus de quarante-cinq minutes d'ici, avec un bus qui passait entre trente minutes en semaines et une heure le week-end, mais il préférait ne pas le préciser au cas où Tachi reprendrait sa proposition. Lysandre avait son permis mais pas de voiture ; quant à l'argent, il préférait ne pas y réfléchir. Dépenser la maigre somme qu'il avait gagné en vendant la ferme était inenvisageable – comme une ultime trahison envers ses parents, il la gardait sur un compte bancaire sans y toucher.
Le professeur sourit et poursuivit son explication joyeusement.
— Ouais, justement ! Je suis pote avec le gérant du bar le Coquelicot, juste à deux rues d'ici, dans l'immeuble où j'habite. Le patron me laisse faire mon rap et emmerder les clients environ un jour par semaine, plaisanta-t-il. Mais il préférait engager un vrai pianiste pour le weekend et quelques soirs en semaine, si j'ai bien compris. Faut pas t'attendre à un salaire mirobolant non plus, c'est plus un taff d'étudiant pour après les cours, mais si vraiment t'es en galère ça pourrait te dépanner.
— Ce serait formidable.
Lysandre avait du mal à croire qu'une telle opportunité puisse lui tomber dessus, surtout après avoir définitivement refusé la proposition de Castiel de rencontrer sa manager.
— Cool, répondit Tachi en tendant la main pour la lui serrer de nouveau.
Autour d'eux, le hall commença à se remplir de tous les lycéens qui sortaient de cours, sans prêter une seule seconde attention à l'homme aux cheveux noirs et d'argent qui se tenait là. Lysandre, lui, remarqua quelques élèves saluer Tachi en l'appelant « monsieur » malgré ce que ce dernier lui avait dit plus tôt.
— Tiens, file-moi ton numéro et je t'enverrai l'adresse, t'auras qu'à y aller et dire que tu me connais, continua-t-il en sortant de sa poche un téléphone moyenâgeux. C'est Angus le gérant, un mec super cool tu verras.
— Hey monsieur ! l'interpella un élève qui les dépassait d'une tête à tous les deux. Vous êtes redevenu blond ?
— Ouais, ça me va bien, hein ?
— Bof, vous êtes un peu vieux pour ça.
— Tu peux parler, moi je vieillis plus depuis mes dix-huit ans, comme tous les asiat's, alors que toi regarde, t'as déjà l'air d'avoir quarante piges avec ta barbe là.
L'élève protesta en riant, sans prêter attention à Lysandre.
— Vous avez déjà corrigé les bacs blancs ? poursuivit-il.
— T'es fou ! Vous l'avez fait hier, tu crois que j'ai pas de vie ou quoi ?
— Mais monsieur, c'est le boulot des profs de corriger nos devoirs, sinon on peut pas progresser, se plaignit une autre élève de manière délibérément exagérée.
Lysandre vit Tachi refermer le sac marron qu'il avait sous le bras d'un geste tout sauf discret.
— Regardez, là, y'avait nos copies, je l'ai vu.
— Hey, oh, t'as rien vu du tout. Puis vire moi cette casquette de là, on est à l'intérieur, sale gosse ! protesta Tachi en lui enlevant la casquette de sur sa tête pour la mettre sur la sienne.
Lysandre ne put s'empêcher de sourire face au cirque que faisait Tachi avec ses élèves, s'amusant à leur faire croire qu'il ne savait pas où était passée la casquette, alors qu'elle était encore sur sa tête. Même si tous ces élèves devaient avoir au moins plus de dix-sept ans, ils rigolaient comme des enfants aux blagues de leur professeur. Ce dernier donnait d'ailleurs l'impression de n'avoir jamais quitté le lycée non plus.
Après avoir rendu la casquette et menacé de leur faire passer un autre bac blanc s'ils ne déguerpissaient pas, Tachi et Lysandre franchirent les portes du hall tous les deux.
— Qu'est-ce que vous enseignez, au fait ? questionna Lysandre, par pure curiosité.
— La philosophie, répondit-il avant d'accrocher le regard perplexe de son interlocuteur. Quoi ? Pendant toutes mes années au chômedu j'ai eu le temps de lire beaucoup de livres.
Tachi sortit de sa poche une cigarette et la mit dans sa bouche sans l'allumer.
— Je suis jamais allé au lycée.
Lysandre ne comprit pas tout de suite pourquoi il lui disait ça.
— Pendant longtemps j'en ai eu honte, tu sais, d'avoir aucune qualification, d'être jamais allé au lycée ou à la fac, comme tout le monde. J'ai un peu galéré mais j'ai obtenu mon concours, comme les autres, je suis passé par d'autres chemins, alors tu vois... même si tu débarques de nulle part, tu as toujours moyen de faire quelque chose. Tu as toute la vie devant toi, gamin, conclut-il en lui donnant une tape sur l'épaule. J'espère que le courant passera avec Angus.
Il sortit de sa poche son vieux téléphone comme pour sceller la promesse de le recontacter très vite puis entreprit de partir de son côté. Après à peine quelques pas, il s'arrêta et se tourna de nouveau vers Lysandre.
— Tu rechercherais pas un appart aussi, par hasard ? demanda-t-il en élevant la voix pour se faire entendre.
— Pas pour le moment, répondit Lysandre, les mains dans les poches de son manteau.
— Tant pis ! Si tu connais quelqu'un que ça pourrait intéresser, dis-le moi, j'ai mon coloc qui vient de me lâcher sans préavis !
Après avoir bruyamment manifesté son agacement vis-à-vis de cette situation, Tachi s'en alla pour de bon, aussi vite qu'il était arrivé. Lysandre le vit jeter sa cigarette dans la poubelle sans l'avoir fumée.
Tandis que le jeune homme continuait d'essayer de se remettre les idées en place, son portable vibra. Il comprit bien vite qu'il s'agissait de la fameuse adresse que Tachi avait promis de lui envoyer. Lysandre se mordit la lèvre, se demandant si tout cela était bien raisonnable ou avait ne serait-ce que le moindre sens. Il ne connaissait même pas ce type, qui était littéralement sorti de nulle part pour lui proposer un boulot. Ce n'était pas un peu bizarre ?
Est-ce que c'était ce que ça signifiait, de travailler en ville ? De rencontrer du monde ? Faire des rencontres absurdes mais providentielles ?
Il ne lui fallut que quelques minutes pour se décider à se rendre au bar à pied, miraculeusement sans se perdre une seule fois, et obtenir le job en un serrage de main.
♦♦♦
— Comment ça, tu dois travailler ce soir ?
À l'autre bout du combiné, Olympe ne répondit pas tout de suite, probablement interloquée par le brutalement changement de ton de son interlocutrice.
— Bah... c'est comme ça... enfin c'était pas prévue, je suis désolée, répondit-elle, clairement circonspecte par la question.
— Tu n'as pas un planning pour savoir quand tu bosses ? Tu vas me dire que tu viens à peine de l'apprendre ?
Il était dix-sept heures. Elles avaient rendez-vous à dix-neuf heures. Cette soirée était prévue depuis une semaine.
Rosalya se mordit la lèvre, s'en voulant de ne pas réussir à contenir sa rage. Olympe, qui ne devait rien y comprendre, resta coite un long moment, ne laissant que les bruits du téléphone remplir la conversation.
— Je sais pas quoi te répondre, lança finalement Olympe, visiblement agacée à son tour. Je t'ai déjà dit que ma boss faisait ce qu'elle voulait avec mon planning. Ça me fait pas plus plaisir qu'à toi d'être coincée ici.
Rosalya sentit son cœur s'emballer, rempli par la colère et la frustration. Ce soir était important ! Elle lui avait rappelé plusieurs fois pendant la semaine qu'elles se verraient ce soir-là précisément, et pas un autre jour. Après ce serait trop tard. La jeune femme tapa furieusement le poing sur le sac de vêtement sur son lit. Elle était occupée à le remplir avant de recevoir l'appel d'Olympe.
— Tu as déjà annulé notre repas la semaine dernière, lâcha Rosalya, même si ce n'était pas le sujet.
Parfois elle se demandait si Olympe ne se moquait pas d'elle, à inventer des prétextes, et qu'elle s'était simplement trouvé un mec. Peut-être même le collègue de son boulot, ou ce type imaginaire d'une autre fac. Et même si c'était le cas, lui en parlerait-elle ? Il était évident que non.
— J'étais malade à cause de mes règles... Je le fais pas exprès, sérieusement. Je comprends pas bien ce que tu me reproches, là. Mais je suis désolée, écoute.
Ses « Je suis désolée » elle pouvait se les garder ! Après quatre ans à disparaître, après quatre ans à ne jamais s'inquiéter de si sa meilleure amie allait bien, après quatre ans à l'ignorer car dans sa nouvelle vie – qui devait être si extraordinaire qu'elle en avait carrément largué son premier amour sans s'expliquer – elle n'avait pas besoin de Rosalya.
— Tu sais quoi Olympe ? Laisse tomber.
Un soupir lui répondit.
— Je dois retourner bosser, conclut Olympe. Mais il faut aussi que je te dise... hum... hésita-t-elle, visiblement gênée. J'ai invité Mélody...
— Hein ?
C'était une blague ? Mélody ? La Mélody du lycée ?
Déjà que Mélody avait toujours été assez insupportable au lycée, à slut-shamer Olympe constamment pour seulement oser sortir avec le mec dont elle était amoureuse, la côtoyer à la fac, même sporadiquement, était encore plus invivable. À part parler de ses notes, « les meilleures de son département », et de son avenir « brillant » dans les plus grandes galeries d'art du pays, elle ne savait rien faire d'autre.
En tout cas, niveau nombrilisme, elle et Olympe avaient au moins ce point en commun.
— Pourquoi ? s'énerva Rosalya, n'essayant même plus de cacher sa colère.
— Bah je... je sais pas, elle est venue me voir cette semaine... on participe au même gala dans quelques jours et elle voulait qu'on s'y prépare ensemble. Elle était sympa, elle m'a même passé des cours que j'avais manqués... J'ai laissé échapper qu'on devait réviser ce soir ensemble... Priya aussi vient, non ? Enfin, je pensais pas que ça poserait problème.
Inviter, sans prévenir, une fille qui l'avait toujours détestée dans la maison de la personne qui l'avait toujours défendue ? Bien sûr, Olympe, aucun problème ! Priya était leur amie à toutes les deux ; quelqu'un en qui elle avait confiance, en qui elle pouvait se confier, qui était de bon conseils. Comment ne voyait-elle pas la différence ?
Rosalya n'avait jamais prévu de les inviter à « sa dernière soirée dans l'appartement avant de déménager », mais si elle avait su qu'Olympe était à ce point incapable de comprendre la subtilité, elle n'aurait jamais prétendu qu'il s'agissait d'une soirée révision.
— Bien sûr, tu n'y a pas pensé.
Un autre soupir, cette fois ci bien plus ouvertement agacé, se fit entendre dans le combiné.
— Tu sais quoi Rosalya ? Toi aussi, laisse tomber.
Et Olympe raccrocha.
Rosalya serra furieusement son portable dans sa main, se retenant de le jeter contre le mur, finissant par le taper contre son tas de vêtements. Ses yeux s'embuèrent de larmes mais elle les essuya d'un revers de main. Pourquoi est-ce que ça l'atteignait à ce point ? Olympe et elle n'étaient plus amies comme avant ; elle n'avait qu'à l'accepter, comme Alexy, et passer à autre chose. Pourtant, elle n'y parvenait pas. Comme si elle gardait cette étincelle d'espoir qu'elle redeviendrait cette personne du lycée, à qui elle pouvait tout confier. Que Rosalya retrouverait son groupe d'amis, avec Olympe et Lysandre, et qu'ils seraient là pour elle comme ils avaient promis de l'être.
Les adolescent se promettaient vraiment n'importe quoi.
Ses « amis » vivaient de nouveau à quelques rues de chez elle – enfin, bientôt son ancien chez elle – mais ils laissaient ses messages sans réponse. Lysandre ne l'avait même pas prévenu de son retour et Rosalya avait dû l'apprendre de la bouche de Leigh.
C'était trop. Elle n'en pouvait plus. Son corps entier était agité de palpitations et de tremblements. C'était la goutte qui faisait déborder le vase de cette journée déjà chargée d'émotions. Devoir faire ses cartons avec ses parents pendant que Leigh dormait à l'hôtel etait déjà difficle, mais de savoir qu'on ne lui accordait même pas une simple conversation pour se confier était le pire. Et qu'allait-elle dire à Mélody ? Ou à Priya ? La première n'avait pas à savoir ça sur elle, mais difficile de s'ouvrir à la seconde tant qu'elles seraient dans la même pièce.
Rosalya décida d'abandonner son dernier sac de vêtements sur le lit et partit se préparer un café. Elle s'était promis de ne pas utiliser la vaisselle de Leigh mais l'énergie pour rouvrir ses cartons l'avait abandonnée. Le café, au moins, aurait l'avantage de la calmer.
Plus tôt qu'elle ne s'y attendait, la sonnerie de la porte se fit entendre. Pourquoi ne pas avoir tout simplement annulé ? Quelle idée de maintenir cette soirée stupide, désormais. Ça n'avait plus aucun sens.
Les yeux secs, la tête haute – prête, comme elle l'était toujours – Rosalya ouvrit la porte.
— Bonsoir. Olympe m'a invitée pour ce soir... est-ce qu'elle est là ?
La jeune femme se retint du mieux qu'elle put pour ne pas lever les yeux au ciel, et sourit.
— Bonsoir Mélody ! Olympe ne vient pas finalement, mais je t'en pris, entre.
Sans chercher à expliquer plus en détails l'absence de son amie, malgré l'apparente surprise de Mélody, Rosalya la guida à l'intérieur.
— Désolée, je suis dans les cartons, ne fais pas attention. Installe-toi où tu veux.
L'étudiante en art posa son sac et son manteau sur la première chaise qu'on lui avait indiqué, d'une attitude timide assez inhabituelle de sa part. Il était vrai qu'elles ne s'étaient pas adressé la parole depuis longtemps et n'avaient jamais visité l'appartement l'une de l'autre non plus.
— Priya ne devrait pas tarder, ajouta Rosalya. Je pensais réviser mais je suis vraiment crevée. Je serais plus partante pour une soirée pizza et chilling devant des séries !
C'était facile, de mentir, de prétendre, devant Mélody. Bien plus facile qu'elle ne l'aurait cru. Olympe avait décidé d'encore la laisser tomber ? Très bien. Ça n'allait pas l'empêcher de passer une bonne soirée, quitte à ce que ce soit la dernière dans cet appartement où elle avait vécu quatre ans. Et Priya ne se ferait certainement pas prier pour s'amuser !
— Tu n'as pas des partiels à préparer ou ton mémoire à écrire ?
Évidemment, il fallait s'attendre à ce que Mélody la rabat-joie s'y oppose. Retenant un rictus, Rosalya s'assit à la table du salon à son tour.
— Il faut se reposer de temps en temps ! Toi aussi ça te fera du bien.
Malgré quelques hésitations, Mélody finit par abdiquer et proposa même de commander et d'offrir les pizzas elle-même lorsque que Priya arriverait, pour s'être invitée à la dernière minute. Un bon point pour elle.
Après un temps qui parut interminablement long, entre deux femmes qui n'avaient clairement rien à se dire, Priya arriva enfin et réchauffa la pièce presque instantanément. Rosalya lui mentit aussi, prétendant un déménagement avec Leigh. Personne ne sembla y accorder de l'importance mais, curieusement, cela lui faisait un peu de bien. Au moins, cela lui permettait d'oublier cette situation horrible dans laquelle elle était plongée depuis des mois.
Après avoir dévoré les pizzas, les jeunes femmes discutèrent de tout et de rien, dans une ambiance curieusement détendue. Mélody leur présenta même un de ses youtubeurs préféré, qui parlait d'art classique de manière humoristique, et elles regardèrent quelques vidéos toutes les trois.
— Ça fait bizarre d'avoir travaillé aussi dur pour arriver jusqu'en fin de Master pour seulement se rendre compte que le pire est à venir, plaisanta Priya après un moment, un désespoir cependant bien réel dans la voix. Passer le barreau était déjà horrible mais alors l'école d'avocat ! Parfois je me demande si j'ai fait le bon choix.
— Tu plaisantes ? Déjà au lycée tu n'arrêtais pas de parler de ça ! Je connais pas beaucoup de gens qui sont capables d'avoir un objectif et de s'y tenir aussi longtemps. Plus de la moitié des gens que j'ai rencontré en première année de psychologie se sont réorientés, répondit Rosalya, faisant tourner son jus d'orange dans son verre en essayant de ne pas le renverser.
— Je sais ! C'est peut-être pour ça que c'est aussi difficile ? Je fais la même chose depuis des années... parfois j'aimerais souffler et juste me consacrer à autre chose.
— Tu devrais peut-être participer à une association... les profs conseillent de le faire pour avoir un meilleur CV.
— En même temps que l'école d'avocat ? railla Rosalya. Bonne chance !
Priya rit et finit son verre d'une traite.
— Tiens d'ailleurs, commença Rosalya en se tournant vers Mélody. Tu participes à un gala toi bientôt, non ? Olympe m'en a parlé.
— Oui ! répondit la jeune femme, se redressant sur sa chaise, le sourire aux lèvres. Je l'organise avec monsieur Zaidi. Je suis son assistante.
— Zaidi ? Ça me dit quelque chose.
— Ha, mais oui ! s'exclama Rosalya. C'est le nouveau prof super beau gosse ! Celui qui a travaillé en Espagne avant, c'est ça ? Ou il est espagnol lui-même, je sais plus. Tout le monde en parle, même Alexy était fou quand il l'a vu la première fois. Et c'est avec lui que tu travailles ? La chance ! Les autres étudiants doivent être morts de jalousie.
Mélody répondit avec un sourire en coin.
— Attends, si tu vas à un gala avec lui... il faut absolument que tu sois sublime ! Justement j'ai un carton de vêtements que je pensais vendre avec des robes du soir. J'ai aussi plein de maquillage que j'utilise plus.
L'enthousiasme de l'étudiante en art sembla s'éteindre tandis que Rosalya se jetait sur un de ses cartons sans attendre de réponse de sa part. Perdre une occasion de relooker quelqu'un ? Jamais ! Même avec son moral au plus bas, ça avait au moins le mérite d'occuper son esprit.
— Je... je ne sais pas si c'est une bonne idée.
— Mais si mais si... attends, tu t'adresses à une référence là, dit Rosalya d'un ton guilleret, presque surexcité.
Sans écouter une seule seconde les plaintes de Mélody, répétant à maintes reprises qu'elle avait déjà une robe qui ferait l'affaire, Rosalya ouvrit un carton de robes de plusieurs tailles qu'elle avait cousues quelques mois auparavant. Elle sortit plusieurs modèles de différentes couleurs, des plus sobres aux plus extravagantes.
— Tu sais j'ai déjà préparé quoi porter... répéta timidement Mélody pour la énième fois, s'étant levée de sa chaise à son tour.
— Pas la peine de protester juste pour être polie ! répondit Rosalya, presque agacée. Dans une autre vie, j'ai été couturière, alors prière de ne pas insulter mon travail !
Ne trouvant rien à répondre à cela, Mélody se tut, se triturant furieusement les doigts.
— Je suis sûre que tu seras très jolie, ajouta gentiment Priya, n'enlevant rien au stress de la concernée.
Tandis que Rosalya étudiait les modèles à lui prêter, son portable vibra pour la troisième fois de suite dans son pantalon. Claquant sa langue d'agacement, elle vérifia qui la dérangeait à cette heure. Peut-être Olympe, pour s'excuser ?
De : Leigh
Envoyé à 21:40 le 30/11/20XX
« Rosalya, j'aimerais qu'on parle. »
De : Leigh
Envoyé à 21:41 le 30/11/20XX
« Je ne sais pas si tout ça est une bonne idée. »
De : Leigh
Envoyé à 21:41 le 30/11/20XX
« Est-ce que tu as déjà quitté l'appartement ? »
Rosalya sentit les larmes lui monter aux yeux. Une nouvelle vibration.
De : Leigh
Envoyé à 21:42 le 30/11/20XX
« Ne pars pas, s'il-te-plaît. »
Elle ne devait surtout pas pleurer, pas maintenant, pas ici. La jeune femme éteignit son téléphone et l'abandonna sur la table basse, comme si de rien n'était. Ignorant ces mains qui tremblaient de manière incontrôlable, ces sueurs froides qui parcouraient son échine, ces sentiments qui lui donnaient la nausée.
D'une voix encore plus forte et excitée, pour cacher ses pensées profondes, elle se leva en tenant un de ses modèles préférés. Une robe longue bleu foncé, sans manche, moulante jusqu'au bassin et évasive en bas. La taille aussi était la bonne. Avec un travail des boucles naturelles de Mélody et un maquillage accordé, elle serait très bien.
— Voilà, j'ai la tenue parfaite ! Tu seras sublime dedans, vas l'essayer tout de suite, ordonna-t-elle en lui forçant la robe dans les bras et sans attendre son avis.
— Je... je sais pas.
— Allez ! Arrête de nous faire attendre. Après je te maquillerai.
Mélody, les joues rouges, abdiqua et alla dans la chambre pour se changer. Lorsque la porte claqua, Rosalya laissa échapper un profond soupir.
— Pourquoi tu te donnes autant de mal pour l'habiller ? questionna Priya, non étrangère au petit jeu de son amie.
— Je m'ennuie, c'est tout. C'est marrant de jouer à la poupée.
— Tu ne devrais pas faire ça. Elle était clairement mal à l'aise.
Rosalya eut un rire jaune et remit les autres robes dans le carton duquel elle les avait sorti.
— Où est le mal ? Elle gagne une robe gratuite et sera canon pour séduire son prof beau gosse, je ne vois pas où le problème.
— Est-ce que ça va, Rosalya ?
Cette dernière s'arrêta et se retourna brusquement vers Priya. Voyait-elle, de là où elle se trouvait, ses épaules trembler ? Son souffle se saccader ? Son corps tout entier se pencher inconsciemment vers la table basse où se trouvait son portable ?
— Tu n'es pas comme d'habitude, ajouta-t-elle de ce ton si neutre et chaleureux à la fois dont elle avait le secret.
Ce ton qui donnait envie de se confier.
Mais Rosalya n'eut pas le temps de répondre qu'un son de porte qui s'ouvre se fit entendre, coupant toute impulsion qu'elle aurait pu ressentir à dire la vérité. Alors, dans un sourire, elle répondit sans la moindre hésitation.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, Priya. Tout va parfaitement bien.
♦♦♦
— Comment ça, tu dois travailler ce soir ?
Olympe n'avait pas vu ça venir. Clémence venait enfin de quitter le café, arrêtant d'un même temps sa tendance insupportable à surveiller et critiquer absolument tout ce que faisait la jeune femme. Dans ces conditions, même envoyer un SMS ou passer un peu trop de temps aux toilettes pour le faire était inenvisageable.
— Bah... c'est comme ça... enfin c'était pas prévue, je suis désolée, répondit-elle, sans vraiment comprendre pourquoi Rosalya était si en colère.
Ne s'était-elle pas assez plainte de sa saleté de boss pour que son amie comprenne que ce genre de choses arrivait tout le temps ? Rester coincée au travail un vendredi soir n'avait jamais fait parti de ses plans. Se faire culpabiliser pour ça non plus.
Rosalya continua à s'énerver au bout du fil, rappelant – comme Olympe aurait dû s'y attendre – son annulation de la semaine précédente. Du coin de l'œil, elle vit Hyun faire des cafés juste à côté, l'empêchant de prétendre qu'il ne se rendait pas compte de la situation. Leur regard se croisèrent, et le jeune homme luit offrit un air désolé. Était-elle vraiment en train de s'engueuler devant tout le monde ?
Roulant des yeux, Olympe s'isola dans les cuisines pour poursuivre sa conversation. Rosalya était désormais encore plus irritée à cause de l'invitation donnée à Mélody, comme elle s'y attendait. Il fallait reconnaître qu'elle aurait pu l'en avertir bien plus tôt.
— Bien sûr, tu n'y a pas pensé, cracha son « amie » au bout du fil.
C'était la goutte de trop.
— Tu sais quoi Rosalya ? Toi aussi, laisse tomber, lâcha Olympe avant de lui raccrocher au nez.
Sans avoir le temps de digérer ce qu'il venait de se passer, la porte s'ouvrit sur Hyun, le corps encore à moitié à l'extérieur.
— Tout va bien ? demanda-t-il poliment, visiblement inquiet.
— Oui, oui, répondit-elle dans un sourire forcé. J'arrive tout de suite.
Le jeune homme, même sans paraître convaincu, ferma la porte de nouveau. Il avait ce respect de toujours lui accorder le temps qu'elle voulait pour se confier. C'était une qualité que Olympe appréciait énormément chez lui.
L'étudiante décida de se charger de la vaisselle pour s'occuper les mains et l'esprit sans avoir à devoir sourire à de stupides clients. Ces derniers n'étaient pas si méchants, mais la pression que lui mettait Clémence était telle qu'il en devenait difficile de feindre la moindre bonne humeur fasse à eux et ils n'oubliaient jamais de s'en plaindre après coup.
Hyun se chargea de la salle pendant les deux heures qui suivirent et Olympe ne quitta presque pas la cuisine, la nettoyant du sol au plafond, même les endroits qu'ils ne prenaient pas la peine de laver d'ordinaire. Clémence remercierait certainement Hyun pour ce travail, ou critiquerait Olympe pour avoir privilégié du ménage au détriment des clients. Ça n'avait pas d'importance. Au moins elle pouvait penser à autre chose et oublier, aussi bien sa dispute invraisemblable avec Rosalya, que sa rencontre avec Rayan.
Rayan.
— Le dernier client est parti, annonça Hyun dans un soupir soulagé en pénétrant dans la cuisine. Les deux derniers voulaient pas décamper.
Olympe se pencha pour nettoyer l'arrière du lavabo, espérant par la même occasion cacher son visage devenu rouge. Même s'il ne s'était rien passé de spécial lors de cette soirée avec Rayan, y repenser faisait tambouriner son cœur comme une adolescente face à son idole.
— Merci d'avoir nettoyé la cuisine, c'est super ! La salle fait vraiment... bah... sale maintenant, en comparaison, rit-il.
— Mais non ! répondit-elle, la tête toujours dirigée vers le sol. Puis dis pas ça maintenant alors qu'il faut qu'on aille s'en char-aïe !
Olympe s'était cognée l'arrière du crâne en voulant se relever, sa casquette tombant au sol. La douleur vibra jusqu'à son front tandis que ses genoux heurtaient le sol, l'impulsion pour se lever l'ayant quittée. Elle posa rapidement ses mains sur la tête. Bientôt, d'autres doigts que les siens glissèrent dans ses cheveux.
— Ça va ? s'inquiéta Hyun. Tu ne saignes pas ?
Sans même s'en rendre compte, elle le laissa masser l'endroit qui la faisait souffrir à sa place. De longues minutes passèrent sans qu'ils n'eurent à discuter, tous les deux assis à même le sol de la cuisine. Les yeux fermées, elle se concentra sur ces caresses subtiles sur ses cheveux. Elles étaient douces et apaisaient la douleur. C'était agréable. Olympe se souvient alors de cette soirée au club, lorsqu'il s'était occupé de ses pieds meurtris avec cette même douceur.
Lorsque Hyun s'arrêta, Olympe en fut presque déçue. Le jeune homme se redressa et l'invita à faire de même.
— Ça va mieux ?
— Oui... merci.
— Allez, plus vite on aura terminé et plus vite on sera tranquille !
— Tu as raison, sourit-elle.
Ils passèrent l'heure qui suivirent à faire le rangement et le nettoyage de la salle, dans une ambiance plutôt détendue. Hyun avait vraiment ce pouvoir sur elle – de la calmer, presque sans effort, et même si elle n'en comprenait pas la raison, ça rendait les journées de travail bien moins difficiles. Surtout une comme celle-là.
— Tu étais censée te rendre quelque part, ce soir ? finit par demander son collègue, embarrassé mais visiblement curieux d'en apprendre plus.
— Ah... oui... c'était Rosalya, si tu te souviens d'elle ? Mon amie de lycée qui a les cheveux courts et décolorés en blanc. Elle m'avait invitée à une soirée... révision... un truc du genre... Je sais pas pourquoi elle s'est énervée comme ça ? se questionna Olympe à voix haute, encore occupée à passer la serpillière. Elle est tout le temps en colère contre moi, quoi que je fasse, quoi que je dise, elle a constamment quelque chose à me reprocher. Je ne fais pas exprès de travailler un vendredi soir !
L'étudiante avait presque crié, sentant la rage envahir sa cage thoracique. Elle prit une seconde pour souffler. Ce n'était pas le moment pour s'énerver.
— Ta relation avec elle a l'air un peu toxique.
— J'en sais rien... enfin bon... j'aurais bien aimé aussi sortir au lieu d'être coincée ici.
Hyun se stoppa dans son nettoyage et se redressa soudainement vers elle. L'espace d'un instant, elle paniqua, croyant l'avoir vexé. Pourtant, à sa grande surprise, il jeta son éponge dans le seau près d'eux et prit le balais des mains d'Olympe.
— Tu sais quoi ? Moi aussi.
Un sourire en coin, il posa les ustensiles sur le côté et passa derrière le bar.
— On a travaillé toute la journée, on mérite notre soirée. C'est déjà propre de toute façon, conclut-il en se servant dans les boissons fraîches. J'espère que ça ne te dérange pas de la passer avec moi ?
— Bien sûr que non, répondit-elle en passant à son tour derrière le bar. Tu comptes payer ça ? Attends... qu'est-ce que c'est ?
Hyun tenait dans la main une bouteille verte pomme qu'elle n'avait jamais remarquée.
— C'est moi qui l'ai acheté. C'est du mojito sans alcool. Je l'ai mis au fond du frigo pour que Clémence ne remarque rien.
— Pourquoi tu l'as mis là ?
— Pour être honnête, répondit-il en servant la boisson dans deux verres, j'espérais passer une soirée avec toi depuis longtemps. On est toujours là à travailler sans prendre la peine de se poser, alors je pensais que ce serait une bonne idée.
Il avait acheté une boisson sans alcool exprès pour elle. L'intention la toucha.
— Tu as raison. On est trop sérieux, si tu veux mon avis ! déclara Olympe en bombant le torse. Clémence devrait même nous augmenter.
Hyun lui tendit son verre et ils trinquèrent en se regardant dans les yeux.
— Tu as bien raison !
— Enfin la fois où t'es soûlé à la bière n'était pas terrible.
Le concerné tenta de cacher ses joues instantanément devenues rouges en tournant la tête, profitant d'avaler une gorgée pour ne pas répondre tout de suite.
— Ah... ne parlons juste pas de ça.
Olympe n'insista pas et s'assit sur le bar. Pas très hygiénique mais elle y passerait de la javel ensuite, se promit-elle. Hyun se tenait debout juste à côté, sa cuisse au contact de sa jambe.
— Qu'est-ce que tu veux faire ? demanda-t-elle.
— On va déjà mettre de la musique, dit-il en sortant son téléphone. Une playlist pop, ça te va ?
— C'est parfait !
Le mojito sans alcool était vraiment délicieux – sucré, avec ce goût de menthe caractéristique en bouche. Après une journée aussi éreintante, c'était l'idéal. Hyun la resservit sans qu'elle n'eut à le demander. La musique n'était pas trop forte, juste de quoi créer une ambiance détendue.
— On devrait jouer à un jeu, ajouta brusquement Olympe. Pour apprendre à mieux se connaître.
Hyun rit. La jeune femme n'aurait su dire quoi, mais il avait quelque chose de différent ce soir-là.
Il portait un jean délavé et une chemise brune, décorée d'un liseré blanc qui parcourait la couture. Derrière la casquette et le tablier ringard que Clémence les forçait à porter, Olympe ne faisait généralement pas attention à la façon dont il s'habillait. Malgré l'odeur forte de café, de transpiration et de produits nettoyants qu'ils dégageaient tous les deux après une interminable journée de travail, Olympe le trouvait plutôt classe.
La jeune femme l'observa se resservir un verre avec l'expérience de tout bon serveur. Quand leur regard se croisèrent, aucun d'eux ne le détourna.
— Ça me va si c'est toi qui commences.
— Ça marche. On joue à action ou vérité ?
Hyun rit de nouveau, toujours sans la quitter des yeux.
— On est retournés au lycée ?
— Tout le monde dit ça mais au final, tout le monde aime bien y jouer, geignit Olympe, n'ayant pas la patience de chercher un autre jeu du même genre.
— Tu n'as pas tort. Alors vas-y, action ou vérité ? Tu choisis en première, on était d'accord.
— Action !
— Je croyais que le but c'était d'apprendre à ce connaître ? plaisanta Hyun en se balançant sur ses pieds.
— C'est le cas. Allez vas-y.
Hyun hésita un petit instant, baladant son regard aux alentours pour chercher des idées. La pénombre dans laquelle ils étaient plongés ne devait pas l'aider. Avec la nuit qui avait envahi le café depuis déjà plusieurs heures, leur seule source de lumière venait de la cuisine à la porte entrouverte. Outre le fait qu'allumer les lumières tandis que le café était fermé était proscris, la noirceur du lieu était apaisante après une journée passée dans cette cuisine aussi blanche qu'une chambre d'hôpital.
Hyun se retourna finalement pour attraper quelque chose qu'elle ne discerna pas tout de suite.
— Je te mets au défi, dit-il joyeusement en lui présentant une simple tasse blanche, de boire ce café.
Olympe finit par reconnaître la tasse qu'ils utilisaient avec la machine pour récupérer les gouttes de café entre deux commandes, la vieille machine n'arrêtant pas de fuiter.
— Ce n'est qu'un mélange de café, répondit-elle, perplexe.
— Alors vas-y... mais cette tasse n'a pas été lavée depuis longtemps, tu sais.
Il était vrai qu'elle ne se souvenait pas l'avoir jamais lavée, l'utilisant sans réfléchir, mais ça ne devait pas être si terrible ? Dans l'obscurité cependant, impossible de discerner la saleté. Dégoûtée mais brave, elle approcha le breuvage prudemment et y trempa à peine les lèvres.
— Eurk ! Allez c'est bon, j'ai bu ! Vire-moi ça de là !
Hyun, riant à gorge déployée, reposa la tasse.
— Tu as gagné mon respect. J'ai l'impression de mieux te connaître maintenant.
— Ah, tais-toi ! C'est à ton tour.
— Très bien... action aussi.
Olympe le força à faire la roue au milieu du café et leur jeu continua sur la même lancée, tous deux ne choisissant qu'action pendant un long moment. Entre devoir poster un statut Facebook honteux, appeler ses parents pour leur révéler un secret des années lycées ou juste lire à voix haute un chapitre d'un livre érotique adapté au cinéma, ils passaient une bonne soirée. Lorsqu'ils eurent fini leur bouteille, il revinrent près du bar, Olympe s'y assit de nouveau et Hyun commença à taper dans les boissons du café, précisant qu'il les payerait plus tard en rouvrant la caisse.
— Action, dit-il en lui servant un verre de coca.
— Ok... j'ai été trop gentille avec toi jusqu'à maintenant je trouve... alors montre-moi la couleur de ton caleçon.
— De quoi ?!
Hyun en renversa une partie de son verre sur son pantalon. Même de là où elle était, Olympe pouvait sentir la chaleur envahir les joues et la gorge de son collègue.
— T'es pas obligé de te déshabiller, tu peux juste tirer sur l'élastique !
— Pourquoi ça, soudainement ?!
— C'est toi qui m'a fait lire un chapitre entier sur des gens qui se donnaient des fessées, alors joue pas l'effarouché ! s'exclama Olympe en pointant sur lui un doigt accusateur, cachant néanmoins difficilement son amusement.
La jeune femme ne s'était pas autant amusée depuis longtemps.
Même lorsqu'elle était avec Rayan, elle était paralysée par le stress. Impossible de plaisanter ou de juste faire ce qu'elle avait envie de faire, de peur qu'il la trouve trop gamine. Quand à ses amis, ils lui donnaient toujours cette impression de lui en vouloir pour quelque chose, comme Rosalya avec sa scène ridicule pour une simple annulation. Avec Hyun, elle respirait. Sa simple présence à ses côtés la rassurait.
Le jeune homme hésita mais, même mort de honte à l'idée de faire ça, dégagea une partie de sa chemise et tira sur l'élastique de son caleçon. Olympe fut plus excitée à l'idée qu'il ait accepté le pari que par la couleur du fameux caleçon, tout bonnement noir, clapant bruyamment dans ses mains.
— Te moque pas trop ! C'est ton tour ! rappela Hyun en remettant sa chemise dans son pantalon.
— Très bien... vérité.
C'était le premier de toute la soirée. Un long silence s'en suivit, tandis que Hyun se rhabillait, évitant son regard. Ses joues ne décoloraient plus, comme alcoolisé, alors qu'ils n'avaient pas bu ni l'un ni l'autre.
— Est-ce que... est-ce que tu sors avec quelqu'un ?
Olympe ne s'attendait pas à cette question. Lorsque son regard croisa enfin celui de son collègue, elle comprit instantanément qu'il ne demandait pas cela par hasard. Qu'il attendait une réponse honnête.
Elle comprit quelque chose qu'elle refusait de voir depuis le début. Olympe déglutit et détourna le regard.
— Non... je n'ai personne.
Puis, elle ajouta, sans réfléchir :
— Et toi ?
Ce n'était pas son tour ; il aurait pu refusé de répondre.
— Moi non plus.
Un léger malaise s'installa mais Olympe tenta de le briser en lui demandant de la resservir.
— C'est à ton tour.
— Si tu le dis, murmura-t-il dans un sourire embarrassé. Vérité.
— De quand date ta dernière relation ?
Hyun accrocha son regard de nouveau. La jeune femme pouvait presque sentir tous ses efforts pour maintenir son visage le plus impassible possible ; mais ses yeux ne la trompaient pas. Il eut un discret soupir.
— Je sais pas si on peut vraiment parler de relation... mais deux ans. Et toi ?
Olympe hésita, un peu honteuse.
— Quatre.
La jeune femme baissa la tête, ressentant ce besoin de se confier, même en sachant que ce n'était peut-être pas le bon moment pour ça. Ni la bonne personne. Pas après ce qu'elle venait de comprendre sur lui.
— Tu... tu ne redoutes pas d'être de nouveau intime avec quelqu'un, après tout ce temps ?
— J'en sais rien... je me pose pas vraiment cette question.
— J'ai l'impression que je ne sais plus comment me comporter face à quelqu'un qui me plait...
Comme avec Rayan. À peine Rayan effleurait-il le bas de son dos qu'elle perdait absolument tous ses moyens. Impossible d'avoir le moindre rendez-vous avec lui sans se comporter de manière étrange, à faire des blagues qui tombaient à plat ou à se tromper dans ses références, quitte à passer pour une idiote. Le moindre rapprochement et elle le repoussait, paralysée par la peur de ne plus savoir quoi faire, comment faire.
Le corps de Hyun était si proche du sien qu'elle sentait sa respiration contre sa joue. Pourtant, cette proximité ne la dérangeait pas, son contact ne l'effrayait pas.
Le jeune homme ne parlait plus, son visage tourné vers le sien, son regard accroché à ses lèvres, bien qu'il n'en eut probablement pas conscience lui-même.
— Est-ce que je te plais... Hyun ? murmura-t-elle.
Ce dernier leva les yeux et répondit d'une voix tout aussi basse. Timide.
— Je pense que tu connais déjà la réponse à cette question.
Oui, elle la connaissait. Et si elle était honnête, elle s'en doutait depuis le début.
— C'est à ton tour, dit-elle.
Hyun sourit et se recula légèrement.
— Très bien. Vérité.
— Non. Choisis action, trancha Olympe, sans une once d'hésitation dans la voix.
— D'accord, rit-il. Alors action.
Et Olympe plongea son regard dans le sien, le souffle court et les jambes en feu, comme après une course.
— Embrasse-moi.
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