TW : mention d'agression sexuelle sur mineur.
Ambre observa l'étalage de pommes de terre sous ses yeux, se sentant de plus en plus perdue à chaque minute qui passait. Charlotte, Amandine et Bintje se ressemblaient en tout point, mais étaient toutes à des prix et des tailles différentes. Elle superposa l'écran de son téléphone devant chaque bac, comme si cela pouvait lui apporter des réponses, quand bien même ça ne l'avait pas aidé d'un pouce lors des quatre tentatives précédentes. Le légume de la photo était à la fois identique et totalement différent de ceux qui se trouvaient sous ses yeux.
La recette disait simplement "4 pommes de terre", mais lesquelles ?! Comment savoir ?! Au supermarché, les fruits et légumes s'achetaient au poids plutôt qu'à l'unité, mais rien n'indiquait, sur le blog qu'elle avait trouvé, le poids de chaque. "Une pomme de terre par personne" était la seule indication, mais elle n'avait aucune idée de la quantité qu'une "personne" devait manger ! Nathaniel avait l'estomac pour quatre, et Priya finissait toujours ses assiettes, mais Ambre peinait parfois à manger son plat en entier, la quantité qu’elle pouvait avaler variant d’un jour à l'autre, selon son humeur et ses angoisses. Compte tenu qu'elle avait prévu de préparer ce gratin pour le dernier soir avant le départ de son frère pour son stage, elle voulait cuisiner assez pour tout le monde, mais ce n'était pas comme si elle voulait rester avec des kilos de restes sur les bras non plus.
Pourquoi les recettes de cuisine manquaient-elles toujours d'explications aussi importantes ? Ces blogueurs assumaient toujours que les lecteurs savaient déjà cuisiner, mais ça aurait dû être l'inverse ! Les personnes comme elle n'avaient nulle part ailleurs où aller, d'autant plus lorsque les livres de cuisine étaient encore plus difficiles et spécifiques, du peu qu'elle en avait lu.
Ambre soupira, observant autour d'elle comme si elle cherchait de l'aide, sachant parfaitement qu'elle était bien trop gênée pour franchir le pas et appeler quelqu’un. Qui oserait admettre qu'il ne savait même pas comment acheter des pommes de terre ? Alors qu'elle s'apprêtait à laisser tomber pour chercher une recette différente, et alors qu'elle ne l'attendait plus, sa petite-amie la rejoignit dans l'allée en courant presque.
— Ambre ! héla-t-elle en arrivant à sa hauteur. Qu'est-ce qu'il se passe ? Tout va bien ? Ça voulait dire quoi ton message de tout à l'heure ?
Essoufflée, elle essuya la sueur sur son visage de sa manche. Sa queue de cheval décoiffée tombait sur son épaule, coincée entre son manteau et son pull fin.
— Enfin tu es là ! Je sais pas quoi choisir ! répondit Ambre en pointant à l'étalage devant elle.
— Hein ?
— Les pommes de terre ! C'est quoi la différence entre toutes ces variétés ?
Priya cligna plusieurs fois des yeux, la bouche ouverte, avant de se poser ses mains sur ses cuisses pour prendre une longue inspiration.
— Attends, c'était ça ton problème ? insista-t-elle en se redressant, comme peinant encore à croire qu'il n'y avait rien de grave.
— Bah oui.
— Tu m'as envoyée "SOS" ! s'exclama-t-elle.
— Mais je t'ai bien dit que j'étais au supermarché, non ? À quoi est-ce que tu t'at-
Sa petite-amie la prit dans ses bras sans la laisser finir, enfouissant son visage dans sa chevelure blonde. Passée la surprise, Ambre répondit à son étreinte en fermant les yeux.
Il y a seulement quelques mois de ça, Priya et Nathaniel devaient venir la chercher aux quatre coins de la ville lorsqu’elle se retrouvait en mauvaise position. Encore aujourd'hui, elle se battait contre ses anciens démons, certains plus visibles que d’autres. Le fait qu’elle n’en parle pas ouvertement à Priya ne signifiait pas qu’elle ne s’en rendait pas compte.
— Désolée de t’avoir inquiétée, s’excusa Ambre.
Priya serra un peu plus fort avant de la libérer enfin.
— Non, t'as raison... j'aurais dû m'en douter, dit-elle doucement, sa main gauche glissant jusque dans la sienne.
Ambre se sentit soulagée. Elle n'avait pas l’air en colère. Priya se retourna vers le rayon.
— Pourquoi tu veux acheter des pommes de terre ? demanda-t-elle.
— Nathaniel s’en va cette semaine alors je voudrais lui préparer quelque chose... avoua-t-elle, gênée comme si l'idée de faire quelque chose de gentil pour son frère était saugrenue.
L’ex-mannequin sortit de nouveau son téléphone pour lui montrer la recette qu’elle avait trouvée.
— Gratin dauphinois ?
— Ça avait l’air facile... mais regarde ! C’est juste marqué “pomme de terre” sans aucune autre indication ! Comment je sais lesquelles acheter ?
Priya rit tendrement, sa main toujours dans la sienne.
— Tu peux pas choisir au hasard ?
— Mais si je me trompe ? C’est sûr que Nath va se foutre de moi !
— Même si c’est parfait, il trouvera sûrement quelque chose à redire juste parce qu’il sera trop gêné pour admettre que ton geste lui fait plaisir ! Vous êtes exactement pareils tous les deux sur ce point.
Ambre fronça les sourcils, serrant sa paume avec force comme pour la punir de sa remarque qu’elle savait pourtant tout-à-fait fondée. Priya se pencha néanmoins vers l'étalage, semblant enfin prendre la tâche au sérieux.
— Tu sais, je cuisine jamais moi non plus, admit-elle en se redressant. Mais “Charlotte” ça me dit quelque chose. “Bintje” je connais pas. “Amandine” c’est pas un type de poire ?
— C’est un nom de tarte je crois, hésita Ambre, essayant de se souvenir des nombreuses recettes qu’elle avait parcourues sur internet.
— Ah oui, je crois que t’as raison.
Le silence s’installa. Priya prit son téléphone pour rechercher chaque variété mais releva la tête avec une expression encore plus confuse que précédemment.
— Tu comprends mon problème maintenant ! s'exclama Ambre.
— Effectivement.
Priya la lâcha pour prendre un des sacs en papier à disposition.
— C’est moi qui vais choisir ! décida fièrement l'étudiante en droit. Comme ça, si Nathaniel te fait une remarque désagréable, tu n'auras qu'à lui dire que c’est ma faute.
— S’il ose critiquer ma copine, je lui dirais d’aller se faire foutre !
— Exactement ! rit sa petite-amie.
— Mais tu vas manger avec nous de toute façon, non ? C’est jeudi prochain. Tu m'as dit que t'étais libre.
Priya sembla hésiter, le sac encore plié entre ses doigts.
— Ah, c'est pour ça que tu m'as demandé si j'étais disponible jeudi...
— Tu veux pas venir ? s'étonna Ambre, déçue.
— Si ! Si, bien sûr, rétorqua-t-elle aussitôt. Mais c'est une soirée importante, tu es sûre de vouloir que je sois là aussi ?
— Oui, évidemment. Nathaniel aussi t'apprécie... et maintenant qu’on sort ensemble, c'est pas comme s’il allait te draguer ou je sais quoi... quand même... pas devant moi au moins...
Ambre croisa les bras, contrôlant difficilement sa jalousie.
— Tu sais, il s'est jamais rien passé entre lui et moi, précisa Priya comme à chaque fois qu’il était question de son frère.
— Je te crois... dit-elle d’une petite voix. Pour lui, je sais pas... j'attends de voir...
— Je t’assure qu’il me voit pas comme ça !
— Il voit toutes les filles comme ça ! C’est bien ça le problème ! Depuis qu’Olympe l’a jeté, il saute sur tout ce qui bouge ! Non mais attends, reprit Ambre en levant les mains devant elle, comme pour s'empêcher d’aller trop loin. Je vous fais confiance, d’accord ? Alors... viens manger avec nous, s’il-te-plait...
Priya posa sa paume contre sa joue, un sourire doux aux lèvres. Son pouce caressa sa peau juste sous son œil droit, y laissant une trace chaude. Le geste tendre qui aurait dû apaiser son cœur jaloux ne parvient qu'à l’affoler encore plus.
— D’accord, accepta-t-elle en se concentrant de nouveau sur l'étalage de légumes. J’ai hâte de goûter ta cuisine encore une fois ! Ça te plait de cuisiner, alors ?
— Oui... j'aime bien, je crois...
L’ex-mannequin n’en était pas si certaine que ça, ayant à peine commencé à s’y intéresser. L'idée de se trouver un hobby l’attirait peut-être plus que le hobby lui-même, mais elle n’avait pas d'autre piste pour l’instant. Apprendre que cuisiner ses propres repas pouvait être une façon de réapprivoiser son rapport à la nourriture pour les personnes comme elle l’avait définitivement interpellée.
Ambre lui montra la recette pour que Priya choisisse aussi la quantité appropriée. Elle se décida sur quatre pommes de terre Charlotte qui tenaient dans la main. Les deux jeunes femmes vérifièrent ensuite ensemble la liste d'ingrédients à acheter.
— T’as un caddie ? interrogea Priya.
— Non. On en a besoin ? s'étonna Ambre en relevant un sourcil.
— Ce sera plus simple comme ça ! Puis j’aimerais mettre mon manteau à l'intérieur parce que je commence sérieusement à mourir de chaud ! Je peux pas croire qu’on soit qu’en mars, se plaignit-elle en l'enlevant déjà de ses épaules.
Sa petite-amie lui laissa les pommes de terre et partit chercher un chariot, revenant à peine quelques minutes plus tard, son manteau noir posé au fond. Il était si grand qu’elles auraient pu rentrer à deux à l'intérieur. Ambre, qui n’en avait jamais utilisé, ne put s'empêcher d’observer le chariot métallique sur roues avec une certaine curiosité. Elle en avait évidemment déjà vu, mais ne s'était pas attardé dessus, n’ayant pas eu l’occasion d’en utiliser un elle-même. Jusqu'à maintenant, les rares fois où elle venait faire les courses, c'était pour acheter des plats tous préparés et des bouteilles d’eau.
Priya, comprenant sa curiosité, eut un sourire en coin.
— Tu veux le pousser ? proposa-t-elle.
Ambre, bien que gênée, finit par hocher la tête. L'étudiante en droit lui céda la place et prit son portable où se trouvait sa liste d'ingrédients. Prochaine étape : les produits laitiers.
— Nathaniel va faire quoi de son appartement maintenant qu’il déménage ? demanda Priya qui marchait devant, une main sur le chariot.
— C’est moi qui vais y vivre en attendant qu’il revienne, expliqua-elle, les yeux sautant d’un produit à l'autre, sans comprendre la différence entre toutes les marques.
— C’est sûr qu’il va revenir ?
Ambre ne put s'empêcher de relever la tête pour lui lancer un regard noir. Priya rit maladroitement.
— Je prends ça pour un oui.
— Il m’a promis que ce ne serait que pour six mois ! appuya-t-elle. J'étais déjà pas d'accord pour qu’il parte, alors il me ferait jamais ça ! Évidemment qu’il va revenir !
Ambre se tut, sachant qu’il était inutile d’insister. Le lien entre jumeaux était trop spécial pour que Priya - qui était fille unique - puisse comprendre en seulement quelques mots. L’ex-mannequin elle-même n'était pas sûre de le comprendre, leur lien.
— T’as prévu d’aller lui rendre visite ? demanda Priya en choisissant un litre de lait parmi la dizaine de bouteilles présentes.
— Je sais pas encore... lui m’a promis de revenir une fois par mois au minimum. Il dit qu’il me fait pas confiance avec l’appartement, tu le crois, ça ? soupira-t-elle en levant les yeux au ciel.
Sa petite-amie se mordit la lèvre comme pour retenir un rire.
— Au moins on aura l’appartement pour nous toutes seules, dit Ambre.
Ses joues rosirent légèrement par ce qu’elle venait d’insinuer sans faire exprès.
— Je veux dire... c'est plus confortable que les dortoirs de Anteros Academy, non ? On sera tranquilles là-bas. Puis tu vas être tellement occupée l'année prochaine avec l’École d’avocats, c'est bien qu’on puisse avoir du temps à nous sans nos colocataires.
Priya ne répondit pas, repoussant sa queue de cheval sur son dos. Elle lâcha le chariot pour se diriger vers une seconde allée, forçant Ambre à accélérer le pas.
— T’es pas d’accord ? insista-t-elle une fois de nouveau à sa hauteur. Tu m’as dit qu’avec l’École d’avocats la rentrée prochaine tu n’auras plus le temps de rien ! C’est bien qu’on profite de se voir un maximum maintenant.
— Oui c’est sûr, finit-elle par répondre, le dos tourné. J’aurais été occupée si j’y étais allée.
— Comment ça ? s'étonna-t-elle.
L'étudiante en droit se retourna, hésitante.
— Je suppose que ça sert plus à rien de le cacher, maintenant.
— Cacher quoi ?
— J’ai pas été prise.
Ambre se redressa, comme n'étant pas certaine d’avoir bien entendu.
— J’ai raté l’examen d'entrée, expliqua Priya.
— C’est pas possible, dit-elle avec assurance. Comment toi tu as pu le rater ?
Sa petite-amie soupira, posant les mains sur ses hanches.
— Parce que je suis pas infaillible ? répondit-elle sèchement. Parce qu'après quatre ans à réviser comme une malade j’ai fini par craquer ? J’en sais rien, tu comprends la raison mieux que moi peut-être ?
Ambre baissa les yeux, les poings serrés sur le chariot.
— Désolée... s’excusa Priya en venant vers elle pour poser une main sur la sienne. Excusez-moi, c’est pas contre toi... t’es pas responsable, c'est juste...
Un nouveau soupir s'échappa de ses lèvres.
— C’est la même raison pour laquelle j’ai osé le dire à personne ! Surtout pas mes parents. Ils sont tellement persuadés que je peux tout réussir qu’ils m'ont même pas demandé de confirmer que j’avais été prise ou non ! Ils disent jamais “si tu vas à l'École d’avocats” mais “quand tu iras à l'École d’avocats”... Je sais que c'est parce qu’ils croient en moi et me font confiance mais ça a commencé à avoir l’effet inverse...
— Je savais pas que tu ressentais ça, dit Ambre, penaude.
— Tu pouvais pas savoir... Désolée. J’aurais dû être honnête dès le début. Honnêtement, je le sentais pas. Je me suis tuée pour obtenir le barreau et j'étais au bout de mes forces quand j’ai passé l’examen d'entrée.
Priya se pencha pour poser son front sur son épaule, inspirant profondément. Ambre passa un bras autour de sa taille, la laissant se reposer contre elle. Ignorant les quelques regards des autres clients qui passaient dans le rayon, elles restèrent ainsi de longues minutes. Ambre aurait aimé savoir quoi dire pour la réconforter mais manquait cruellement d'idées.
Sa petite-amie se redressa en lui souriant.
— Désolée. Je me sens déjà mieux de plus avoir ce secret sur les épaules. Je savais pas comment aborder le sujet. Mais c'est pas comme si je pouvais pas le repasser !
— Je suis sûre que tu l'auras la prochaine fois !
Ambre se mordit la lèvre.
— Non attends... c'est pas ça que j’aurais du dire, pas vrai ? Je veux dire, que tu réussisses ou pas, c’est pas grave !
— J’en ai besoin pour devenir avocate, répondit-elle, un sourire en coin.
— Ah merde, euh… hum...
Priya se pencha pour l’embrasser furtivement, la faisant rougir sous la surprise.
— Merci de croire en moi, murmura-t-elle contre ses lèvres. Je t’aime, tu sais.
Ambre sourit timidement, un bonheur nouveau s'épanouissant dans sa poitrine. Ces mots avaient définitivement une résonance différente lorsque prononcés par une personne dont on était amoureux. Elle aurait pu se perdre dans ses yeux aventurine pendant des heures.
— Moi aussi je t’aime.
Les deux jeunes femmes s'observèrent en silence, jusqu'à ce qu’une toux grasse typique d’un homme âgé résonne dans l'allée juste adjacente à la leur. Elles échangèrent un rire gêné et s'écartèrent pour reprendre leurs courses. Guidée par l’assurance de Priya, Ambre parvint à compléter sa liste de course sans embûche.
Alors qu’elles marchaient dans le parking pour retourner le chariot, Priya se tourna vers elle, un air joueur sur le visage.
— Tu veux monter dedans ? proposa-t-elle.
— On a le droit ?
— Je suis pas sûre, avoua-t-elle. Mais je l'ai déjà fait quand j'étais petite ! Tu veux pas essayer ?
— Je... je sais pas, hésita-t-elle. Et si on nous dit quelque chose ?
— On aura qu'à s’excuser ! T’es pas une froussarde à ce point-là, si ?
Priya vint dans son dos et la poussa gentiment pour l’encourager à grimper.
— Mais y’a les courses à l'intérieur encore !
— C’est juste un sac, t’as largement la place de t’asseoir ! Évite juste de piétiner mon manteau s’te-plait.
Bien qu’hésitante, Ambre finit par accepter, regrettant sa décision la seconde où ses fesses touchèrent les grilles de métal inconfortables du fond. Sans attendre une seconde, Priya commença à courir, slalomant dans le parking presque entièrement vide. Ambre se retint de part et d’autre du chariot, les doigts fermement accrochés aux bords. L'adrénaline remplaça bientôt la peur et un rire sincère s'échappa de ses lèvres.
— Ça fait trop mal au cul ce truc ! réussit-elle à s'exclamer dans son fou rire, sentant les fines barres de métal s’enfoncer dans sa peau à travers son pantalon.
— C’est qu’on est pas censé s'asseoir dedans ! répondit-elle en reprenant une conduite plus calme.
— Mais c'est toi qui m’a forcée !
Priya donna un autre coup violent sur la droite, comme pour la punir de son audace, avant de commencer à imiter des bruits de voiture en marche arrière.
— Allez hop, au garage ! dit-elle en se rapprochant des autres chariots.
— Hé hé hé ! Qu’est-ce que tu fais ?! paniqua-t-elle alors qu’elles percutaient la porte arrière du dernier caddie de la ligne.
Priya feignit de vouloir le rentrer en entier avant de s'arrêter à la moitié, reculant de nouveau. Ambre laissa échapper un soupir de soulagement et sa tête tomba en arrière.
— T’es une sadique une parole, finit-elle par dire après avoir repris sa respiration.
Sa petite-amie posa les avant-bras sur les poignées.
— Tu en doutais ?
Ambre se tourna et leva la tête vers elle, répondant à son sourire joueur.
— C’est bien toi qui m’a coupé les cheveux au lycée !
— Exactement.
Ambre se retourna prudemment dans le chariot étriqué pour se mettre sur les genoux. À contre jour, Priya l’observait avec assurance.
— Je suis sûre que c'est ça qui t’a plu chez moi, ajouta-t-elle.
Un vent chaud parcourut tout son corps. L’ex-mannequin agrippa plus fermement les bords du chariot pour en taire les frissons qui s’agitaient sous sa peau.
— Prépare-toi car tu n'as encore rien vu.
Ambre déglutit, sentit un désir pressant affluer dans son corps, lui coupant le souffle sous son intensité.
— J’ai hâte.
♦♦♦
— Poisson d’avril !
Olympe observa l’assiette de fish and chips qui venait d'apparaître devant elle, avant de relever la tête vers son père. Les mains sur les hanches, il la fixait avec attention, comme attendant une réaction précise.
Ce fut sa mère qui réagit à sa place, s’esclaffant face à l'assiette.
— C'était ça que tu nous cachais ? pouffa-t-elle.
— C'était ma farce ! Et ça a marché puisque ça t'a fait rire, non ?
— Je ne pense pas que tu saches ce qu’est une farce mon chéri.
Olympe cligna plusieurs fois des paupières.
— On est le premier avril aujourd’hui ?
— Et oui ! s’exclama Marc en s’asseyant à table à son tour. Tu avais oublié je parie ? C’est pour ça que ma farce a fonctionné !
Sa mère rit de plus belle. Elle venait juste de rentrer de son voyage et semblait de bonne humeur. Le jour de son retour, elle avait abandonné son sac et sa valise devant le portail pour aller prendre Olympe dans ses bras avec force, se réjouissant de la voir enfin en dehors du grenier. La jeune fille avait répondu à son étreinte avec culpabilité, se rendant compte qu’elle leur faisait vivre un Enfer depuis ces dernières semaines.
Elle se sentait mieux depuis sa discussion avec son père. Elle parvenait désormais à prendre le repas avec ses parents chaque jour, même si elle manquait cruellement d’enthousiasme et d’appétit.
— Tu aimes ça le poisson frit, non ? demanda son père en déposant une serviette sur ses genoux.
— Oui... bien sûr. Merci.
Ce n’était pas ça qui l’avait interpellé. Olympe prit sa fourchette en murmurant un “Bon appétit”, dissimulant au mieux ce qui la troublait.
Cinq ans auparavant, le premier avril, Nathaniel l’embrassait pour la première fois dans la bibliothèque du lycée. C’était une date si facile à retenir qu’Olympe n’avait jamais pu l’oublier et, tous les ans, lorsque les blagues en tout genre faisaient leur apparition sur internet ou à la télé, la jeune femme s’en rappelait malgré elle.
Un. Deux. Trois. Quatre. Et désormais, cinq ans étaient officiellement passés. Elle ne pouvait pas croire que leur relation datait d’aussi longtemps auparavant.
Ils n’avaient jamais partagé un seul anniversaire ensemble et, pourtant, Olympe ne pouvait s’empêcher de compter. C’était devenu une habitude, à force. À l’époque, elle s’était déjà imaginée raconter l’anecdote à leurs futurs enfants. Après tout, qui décidait de sortir ensemble à une date pareille ? Rien que ça devait prouver qu’ils n’étaient pas comme tout le monde ! Leur amour était si spécial, différent, que ni l’un ni l’autre n’avait pu attendre un jour de plus avant de déclarer ce qu’ils avaient sur le cœur !
La Olympe de dix-sept ans était bien romantique.
L’étudiante finit son plat en silence, participant du mieux qu’elle pouvait à la conversation en hochant la tête de temps à autre. Lorsque sa mère essaya de lui demander quand elle pensait retourner en cours, son père s’interposa sans qu’elle n’ait à dire quoi que ce soit. “Ça prendra le temps que ça prendra” avait-il tranché. Olympe, qui fixait son assiette avec intensité, n’avait aucune idée de l’expression sur le visage de sa mère à ce moment-là, mais cette dernière n’avait pas rétorqué.
Elle était reconnaissante à ses parents de l’aider du mieux qu’ils pouvaient, chacun à leur manière, mais il devenait de plus en plus évident qu’Olympe ne pouvait pas rester ici indéfiniment. Elle ne voulait pas redoubler encore une fois. L’apathie avait disparu petit à petit pour laisser place à une angoisse bien réelle de mettre ses études en péril. Si on comptait les premières semaines de cours manquées suite à sa rupture avec Rayan - ce dont ses parents n'étaient évidemment pas au courant - elle avait déjà cumulé cinq semaines d’absence au total.
Elle aurait dû se réjouir d'être de nouveau capable de s'inquiéter de ça. C'était probablement un signe qu’elle était sur le chemin de la guérison.
— C'était délicieux, merci, dit-elle simplement à la fin du repas.
Préoccupée par plus d’une chose à la fois, le poisson frit n’avait eu aucun goût sur sa langue. Mais, au moins, elle l’avait mangé en entier.
Ses parents restèrent à table pour discuter et Olympe s'éclipsa jusqu’au grenier, retrouvant ses nouvelles habitudes. Déjà en pyjama et prête à dormir dans la pièce étroite, elle s’assit sur la couverture étendue au sol, laissant les derniers rayons de soleil de la journée réchauffer sa nuque.
Un mètre devant elle reposait la petite malle brune qui abritait ses affaires du lycée et, sur celle-ci, le post-it jaune qu’Olympe y avait posé avec son portable. La jeune femme s'avança sur ses genoux et débarrassa la malle pour l’ouvrir, se souvenant vaguement de ce qu’il y avait à l’intérieur : principalement des cahiers de cours, des livres et documents administratifs. Elle fouilla à l'intérieur, n'étant pas bien sûre de ce qu’elle cherchait. Presque une heure passa, occupée à relire des anciens cours d’Histoire sans but précis, avant qu’une pochette blanche attire son attention.
Elle s’assit sur les fesses pour l’ouvrir et y découvrit sa photo de classe de terminale. Un vent de nostalgie la prit alors qu’elle observait tous ces visages familiers. Rosalya, son sourire rayonnant aux lèvres comme à son habitude, et Lysandre juste à côté d’elle avec son visage impassible. Castiel qui dissimulait bien mal à quel point il n’aimait pas être photographié. Mélody et son air pincé habituel. Alexy qui était parvenu à glisser des oreilles de lapin sur l'épaule de son frère à l’insu des professeurs. Et Nathaniel, debout tout à droite de la photo, juste à côté d’elle, naturellement à l'aise. Olympe pouvait, elle, encore lire la timidité sur son sourire maladroit. Elle avait été transférée dans ce lycée littéralement la veille, et l'idée de ne pas pouvoir se faire des amis dans cette nouvelle classe où tout le monde se connaissait déjà la terrifiait plus que de raison.
Nathaniel lui avait pris la main à ce moment-là.
Ça n'avait duré que les quelques secondes nécessaires pour prendre le cliché, mais ce détail n’avait pas été marqué par la caméra. Olympe aurait aimé avoir une preuve de cet instant : lorsqu’il avait serré ses doigts dans sa paume, avait pris une grande inspiration pour l’inviter à faire de même, et avait naturellement souri face au photographe.
Olympe referma la pochette pour la remettre dans la malle. Nathaniel ne devait probablement même pas s’en souvenir. Il n’avait fait ça que par gentillesse, en tant que délégué qui voulait mettre la nouvelle venue à l'aise, mais son simple geste lui avait donné de la force. Il lui avait donné l’envie de se battre pour se faire des amis dans ce nouveau lycée, et elle y était parvenue, grâce à lui.
Olympe soupira, la nostalgie la rendant plus mélancolique qu’autre chose. À l'extérieur, la nuit était tombée, mais elle ne se sentait pas fatiguée. La jeune femme prit le post-it entre ses doigts et se décida enfin à enregistrer le numéro de son ex petit-ami dans son répertoire, pour ne plus risquer de le perdre. Une envie étrange de l’appeler la prit alors qu’elle rentrait son nom.
Tu te souviens du jour de la photo de classe ?
Je ne t’ai jamais dit merci pour ça.
J’aurais dû te dire merci pour plein de choses, quand j’en avais encore l’occasion.
Elle aurait aimé qu’ils soient suffisamment proches pour qu’elle puisse se permettre de l’appeler pour parler du bon vieux temps, sans arrière pensée, mais elle savait que leurs rapports étaient encore bien trop tumultueux pour ça.
Adossée à la malle, elle ouvrit ses réseaux sociaux, poussée par la curiosité de voir s’il y avait posté quelque chose récemment. Elle ignora les semaines de notifications accumulées et tapa directement son nom, mais sa page était inactive depuis des années. Déçue, elle commença à scroller sans but, jusqu'à remarquer la seule nouvelle demande d’amis qu’on lui avait envoyée.
Olympe cliqua sur le profil d’une certaine “Élisabeth” sans la reconnaître. La personne avait l’air d’avoir au moins une trentaine d'années et était mariée, aussi ne devait-il pas s’agir d’une autre étudiante. Sa liste d’amis était déjà pleine de plus de six-cent personnes. La jeune femme accepta la demande sans y réfléchir plus que ça mais sursauta lorsque, à peine cinq minutes plus tard, l’inconnue en question tenta de l’appeler, comme ayant attendu tout ce temps qu’elle accepte sa demande.
Olympe laissa passer une première sonnerie, une nouvelle peur la gagnant. S’agissait-il d’un faux profil pour la leurrer ? Olympe observa plus attentivement la page, et si les photos paraissaient normales pour une femme de cet âge, cela devenait aussi de plus en plus évident qu’elles ne se connaissaient pas.
Son portable sonna de nouveau. La personne inconnue essayait de la joindre au téléphone mais pas en vidéo, ajoutant une nouvelle couche de suspicion. Pouvait-il s’agir d’un arnaqueur ? D’un stalker qu’elle ne se savait pas avoir ?
L'étudiante avait beau comprendre qu’elle ferait mieux de bloquer l’appel, la curiosité fut plus forte que sa raison.
— Allo...?
— O... Olympe ? hésita une voix féminine à l’autre bout du combiné, la rassurant instantanément.
Au moins, il ne devait pas s’agir d’un faux profil.
— Oui, c’est moi. Est-ce qu’on se conna-
— C’est Stéphanie, du club d’athlé. La copine de Victor.
Son cœur manqua un battement.
La réalité qu’elle avait réussi à oublier pendant quelques minutes en se remémorant le lycée la rattrapa de plein fouet.
Olympe essuya sa main libre sur son t-shirt, sentant déjà la sueur y affluer. Elle déglutit difficilement et, s'usant de tout son courage, lui répondit le plus calmement possible :
— Oh, hum... pour... pourquoi est-ce que tu m’appelles ?
— Qu’est-ce qu’il s’est passé l’autre jour dans les vestiaires ?
Son ton sec lui coupa le souffle.
Peinant à reprendre une respiration normale, le cerveau d’Olympe se mit à réfléchir à tout allure. Si Stéphanie était bien sa petite-amie, elle avait le droit de savoir... mais comment avouer une telle chose ? Elle n’en avait parlé à personne depuis son départ du commissariat. Et si Stéphanie refusait de la croire et racontait partout que c'était une menteuse ? Et si Rayan était mis au courant aussi ?
La honte lui serra les entrailles. Elle ne s'était pas préparée à en parler maintenant.
Olympe voulait enterrer cet épisode avec tous ses autres secrets.
— De quoi est-ce que tu parles ? tenta-t-elle.
— Victor m’a dit qu’il t’a juste suivie pour discuter.
La jeune femme déglutit difficilement. Évidemment qu’il allait prétendre ça. Avant qu’elle n’ait le temps de réfléchir à une excuse pour déjà raccrocher, Stéphanie reprit :
— Mais je sais qu’il ment. J’ai tout entendu. Vous étiez pas en train de discuter.
Sa voix se brisa sur ces derniers mots.
Olympe enfonça les doigts dans sa cuisse pour se calmer, son cœur battant si fort qu’il lui en faisant mal aux articulations.
— Je l’ai suivi, reprit l’adolescente en reniflant. Et je l’ai vu entrer dans les vestiaires après toi... je voulais pas qu’il sache que j'étais là alors j’ai pris l’autre couloir... et quand il est sorti il était tellement pressé qu’il m’a même pas remarqué...
Olympe comprit enfin l’origine des reniflements qui ponctuaient ses phrases : Stéphanie était en train de pleurer. Jusqu’alors, elle avait cru que la lycéenne cherchait à la mettre en porte à faux, mais elle n’en était plus aussi certaine.
Quel type de petit-ami pouvait bien être Victor ? Loin d'être idéal, sûrement. Rien que pour ça, elle était désolée pour elle.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé entre vous ? J’ai besoin de savoir ! supplia-t-elle.
Olympe rapprocha ses jambes pliées près de sa poitrine, les encerclant d’un seul bras, avant de laisser tomber son front sur ses genoux. La main qui tenait le téléphone commença à se remplir de sueur, le combiné glissant entre ses doigts tremblants.
— Est-ce que vous sortez ensemble ?! insista-t-elle.
— Stéphanie, écoute...
Olympe soupira contre ses cuisses.
— Je déteste Victor. Je le détestais déjà avant qu’il entre dans les vestiaires après moi, et je le déteste encore plus depuis.
Le silence lui répondit. Elle n'était pas sûre que cela soit suffisamment explicite, mais c'était le maximum qu’elle était capable de dire pour l’instant. Une part d’elle aurait aimé lui demander d’aller à la police pour rapporter ce qu’elle avait vu, mais de toute évidence, ils n'étaient même pas allés interroger les témoins au club. Son cas, comme tant d’autres avant elle, n’allait mener nulle part.
Elle voulait oublier toute cette histoire.
— Victor... il passait son temps à parler de toi et Rayan... sanglota-t-elle à l'autre bout du téléphone.
— Hein ? s'étonna-t-elle en relevant la tête.
— Il était persuadé que vous aviez déjà dû le faire sur le terrain... comme tout le monde peut y entrer même la nuit... il me disait qu’il voulait le faire aussi mais je le prenais pas au sérieux...
Olympe serra les dents, essayant d’ignorer le dégoût que cela lui inspirait.
— Un jour il a réussi à me convaincre... il voulait me montrer à quel point c'était facile d’entrer sans se faire repérer, et moi j’avais envie de passer du temps avec lui... alors je suis sortie en douce de chez mes parents...
Les pleurs s’intensifièrent à l’autre bout du combiné. Olympe attendit en silence qu’elle reprenne de sa voix de plus en plus basse.
— C'était en janvier et il faisait t-tellement froid. Dès qu’on a réussi à entrer j’ai voulu partir mais il arrêtait pas de pointer derrière un banc et de dire que vous aviez dû le faire ici. Il voulait... il voulait absolument qu’on le fasse aussi...
Stéphanie parlait si faiblement à présent que l'étudiante l’entendait à peine.
— Moi je... j’avais pas envie... ça me mettait mal à l'aise d'être à l'extérieur, et j’avais trop froid...
— Vous... vous l’aviez déjà fait avant ? osa-t-elle demander.
— Oui... oui, c'était pas la première fois, mais il... il avait jamais été insistant comme ça avant... j’aurais été d’accord pour le faire ailleurs mais je...
Un nouveau sanglot éclata dans le combiné.
— Je voulais juste pas le faire là-bas...
— Stéphanie tu te rends compte de ce que t’es en train de me dire ? susurra-t-elle.
Silence.
— Est-ce que t’en as parlé à quelqu’un d’autre que moi ? demanda-t-elle doucement.
— Ma sœur... y’a que ma sœur et mon beau-frère qui sont au courant... mes parents... ils me tueraient s’ils savaient... ils veulent déjà pas que j’ai un copain.
Olympe éloigna son portable de son oreille pour observer de nouveau le contact qui l’avait appelé. Une certaine Élisabeth qui souriait joyeusement aux côtés d’un homme d’une trentaine d'années : de toute évidence, le compte de la sœur de Stéphanie.
— Il faut absolument que tu ailles à la police.
— J’y suis déjà allée... ma sœur m’a forcée quand elle l’a appris... mais c'était dix jours après et j’avais pas... de preuves... Victor l’a su parce qu’ils l’ont appelé au téléphone pour lui poser des questions, et il m’a supplié de retirer ma plainte. Il m’a promis que ça se reproduirait jamais. Il avait l’air tellement désolé... et j’avais honte de... de pas m'être défendue...
Olympe posa sa main libre sur son front, le ventre noué.
Que pouvait-elle répondre à ça ?
— Mais quand je l’ai vu te suivre jusque dans les vestiaires... j’ai jamais eu aussi mal de toute ma vie...
— Stéphanie...
— Je lui ai pardonné tellement de choses mais ça...
Elle pouvait presque l’entendre secouer la tête par delà le téléphone.
— C’est la goutte de trop... il m’a trahie...
— Est-ce que tu vas rompre avec lui ?
L’adolescente ne lui répondit pas, mais ses pleurs avaient cessé.
— Stéphanie, tu dois absolument rompre avec lui.
— Je sais...
Olympe se frotta les yeux.
— Mais je... il me fait un peu peur des fois... il part au quart de tour pour un rien...
— Tu peux demander à ta sœur de t'accompagner pour lui parler ? Lui faire comprendre qu’il a plus intérêt à t’approcher ?
— Non... elle... elle croit que j’ai déjà rompu avec lui... Si elle apprend qu’on est encore ensemble, elle va péter un câble. Elle me laisse utiliser son compte parce que j’ai pas le droit d’avoir le mien, et comme elle regarde jamais sa liste d’amis je t’ai ajoutée...
L'étudiante se releva, étouffant dans l'obscurité de la pièce. Elle se sentait si loin, si impuissante, seule dans cette maison. Elle avait fui pendant que Stéphanie continuait à se battre toute seule. Olympe avait toujours plus ou moins su que Victor avait une petite-amie, mais elle n’y avait pas accordé d’importance.
— Je sais que c'est difficile à comprendre mais... Victor, je suis amoureuse de lui depuis l'école primaire... c'est mon premier amour...
Olympe sourit tristement, observant le ciel chargé d'étoiles par delà la petite fenêtre du grenier, à la recherche d'une source de lumière dans la noirceur de cet instant.
— J’arrive pas à arrêter de l’aimer... murmura-t-elle, comme gênée par son propre aveu. Mais je peux pas lui pardonner ça. C’est fini. Je vais le quitter.
Une nouvelle assurance se fit entendre dans sa voix, à son grand soulagement.
— Est-ce que tu peux au moins l'éviter ? Bloquer son numéro ? proposa Olympe.
— On est dans la même classe au lycée... répondit la jeune fille. Mais les vacances commencent la semaine prochaine. Je vais chez mes grands-parents donc on se verra pas... Après ça on sera occupés à réviser le bac, et quand les examens seront finis on aura plus à se voir alors ce sera plus facile... Je veux lui parler en face et lui dire franchement pourquoi je le quitte... je le laisserai pas me manipuler encore une fois...
De toute évidence, elle avait réfléchi à ce plan depuis un moment.
— Tu peux tenir trois mois ? Dans ces conditions ?
Silence de nouveau.
Olympe serra le poing, sentant son cœur s’affoler de l’appréhension de ce qu’elle avait décidé de dire ensuite :
— Et si je venais avec toi ?
— Quoi ?
— Si on allait lui parler toutes les deux ? Je le forcerai à dire la vérité en face de toi. Il sera bien obligé d’accepter la rupture, si je suis là.
— Tu ferais ça ?
La jeune femme baissa la tête, ses doigts se resserrant autour du col de son pyjama.
L'idée de le revoir le terrifiait. Elle peinait déjà à quitter sa maison car elle croyait le voir apparaître à chaque coin de rue. Honteusement, elle avait même envisagé d’interrompre ses études juste pour ne jamais avoir à retourner près de la ville où il se trouvait, avant de réaliser la folie d’une telle idée.
Elle prétendait qu’elle voulait soutenir Stéphanie, mais c'était elle qui avait besoin d’aide. Elle refusait de continuer à vivre ainsi. Si Stéphanie avait le courage de vouloir lui parler en face, Olympe devrait le trouver aussi.
— A... Après les vacances, ça ira ? J’ai besoin d’un peu de temps pour me préparer... bredouilla l’adolescente.
— Pas de problème.
— Ah... lança-t-elle précipitamment avant de baisser la voix jusqu'à devenir presque inaudible. J'ai entendu du bruit, c'est ma mère qui a dû se lever, je dois couper. Je te rappelle une autre fois.
Stéphanie raccrocha avant qu’Olympe n'eut le temps de répondre. L'étudiante laissa échapper un profond soupir et s’assit de nouveau par terre, le portable glissant de sa main pleine de sueur. Ses entrailles étaient tordues dans tous les sens. Elle se coucha en position fœtale sur le sol lorsque la douleur se fit trop forte, entourant son ventre de ses bras.
Elle aussi, il lui fallait du temps pour se préparer, mais elle ne pouvait pas rester cachée ici indéfiniment. Elle ne pouvait pas ruiner ses études à cause de Victor, ou de qui que ce soit d’autre.
Elle avança doucement la main pour récupérer son portable, tombé face contre le parquet. Dans quelques heures, le premier avril allait passer. Avec Nathaniel, ils n'avaient jamais eu l’occasion de fêter un seul anniversaire ensemble.
Elle aurait tellement voulu qu’il soit là.
Nathaniel était le premier amour d’Olympe comme Victor était celui de Stéphanie. Mais Nathaniel, lui, était quelqu’un de bien. Malgré tout ce qui avait pu se passer entre eux, c'était une certitude qui ne pouvait pas être ébranlée. Si Stéphanie était capable de faire face à son petit-copain pour rompre officiellement avec lui, pourquoi n'avait-elle pas pu en faire de même ?
Pourquoi ne lui disait-elle toujours pas la vérité ?
Si elle réussissait enfin à être honnête, ils pourraient tourner la page pour de bon. Les souvenirs partagés avec lui ne la submergeraient plus autant. Elle pourrait penser à lui avec une douce nostalgie sans que ce soit accompagnée d’une culpabilité écrasante. Peut-être pourraient-ils même discuter de nouveau tous les deux, sans non-dits et ressentiments.
Elle parcourut son répertoire jusqu'à trouver son numéro qu’elle avait enregistré plus tôt. Sans réfléchir plus longtemps, elle appuya sur son prénom à l'écran et plaqua le téléphone sur son oreille.
Après seulement quelques sonneries, Nathaniel décrocha.
— Olympe ?
La jeune femme ouvrit les lèvres mais aucun son ne sortit.
Qu'était-elle en train de faire au juste ?
Que devait-elle dire ?
Nathaniel l’appela par son surnom et son ventre déjà douloureux se tordit encore plus intensément.
— Tout va bien ? Pourquoi tu m’appelles à cette heure-là ?
Pourquoi sonnait-il aussi inquiet ?
Pourquoi le forçait-elle à s'inquiéter pour elle une fois encore ?
Elle déglutit, la tête bourdonnante sous l'absurdité de son geste. Elle n’avait pas réellement eu l’intention de lui dire la vérité. Elle voulait juste entendre la voix de son premier amour, chérissant le fait que ce soit Nathaniel et personne d’autre.
— Parle, bordel ! rugit-il à l'autre bout du combiné, perdant visiblement patience.
— Nathaniel...
Pardonne-moi.
Olympe serra les dents, comme si son nom s'était échappé d’entre ses lèvres par accident.
Elle aurait tellement voulu qu’il soit là, juste à ses côtés. Comme elle avait secrètement souhaité sa présence après son accident.
Mais c'était trop tard pour souhaiter ça désormais. Ils n'étaient plus ensemble. Olympe ne faisait rien d’autre que le blesser depuis son retour. Il lui avait bien demandé de sortir de sa vie, à l'hôpital. Pourtant, égoïstement, elle interférait encore, juste parce que le son de sa voix la rassurait.
Égoïstement, elle voulait lui demander de venir.
Elle voulait qu’il abandonne tout pour venir la voir.
— Nathaniel...?
Une voix féminine lui parvint à l'autre bout du combiné. Ce n'était pas celle d’Ambre.
Olympe écarquilla les yeux. Paniquée, elle retira son portable de son oreille et coupa la communication. Lorsque son téléphone vibra sous l’appel entrant de son ex petit-ami, l'étudiante le fit glisser sur le parquet le plus loin possible.
Pas un instant elle avait envisagé qu'il ne puisse pas être seul. Et s’il s’agissait de sa nouvelle copine ? Pourquoi cette idée la dérangeait-elle autant ? Avait-elle sincèrement cru qu’il aurait fait tout le chemin jusqu’à chez ses parents à des centaines de kilomètres de chez lui si elle le lui avait demandé ? Il s’était inquiété pour elle au téléphone car c'était quelqu’un de bien, rien de plus. Il était le même Nathaniel qui avait pris la main d’une presque inconnue le jour d’une photo de classe juste pour la rassurer, après tout.
Il avait sa propre vie à gérer, maintenant. Ce n'était pas son problème si celle d’Olympe était en ruines. C'était elle qui avait coupé le lien entre eux.
L'étudiante entoura sa tête de ses bras pour ne plus rien voir.
Tout ce que souhaitait Nathaniel, c'était la vérité. Il lui avait sûrement donné son numéro pour la connaître, pour pouvoir refaire sa vie sans se sentir obligé de répondre aux appels de son ex petite-amie au milieu de la nuit.
Si Olympe était capable d’affronter son agresseur, rien d’autre n'aurait dû lui faire peur.
Il était temps qu’elle rentre à Anteros Academy.
♦♦♦
— Si tu savais à quel point je t’aime, tu prendrais peur.
Nathaniel se souvenait parfaitement du jour où il lui avait dit ça.
Il se rappelait de son rire cristallin en réponse, de ses pupilles dilatées, de ses lèvres plus pulpeuses que d’habitude, et du désir fou que son corps étendu juste sous le sien lui provoquait. Ça ne faisait que quelques semaines qu’ils étaient ensemble. Ils avaient beaucoup bu tous les deux ce soir-là, et la gêne adolescente qu’ils ressentaient à sortir avec quelqu’un pour la première fois s'était enfin évaporée dans l’alcool et l'intimité d’une chambre fermée à clé.
Nathaniel se rappelait de ce moment-là avec une précision étouffante, même des années plus tard, parce que c'était l’instant précis où il l’avait compris.
Olympe le rendait fou.
— Tu ne me crois pas, c’est ça ?
— Comment je pourrais te croire ? rit-elle en posant une main sur son torse, un sourire provoquant aux lèvres. C’est bien toi qui a joué le prince dans Cendrillon, non ? Tu es trop mignon pour me faire peur.
Ses doigts saisirent la cravate verte qu’il avait mis exprès pour l’anniversaire de Rosalya, comme pour prouver ses dires. Il l’observa en silence plier le tissu pour le poser contre ses lèvres, y déposant un baiser, les paupières fermées. Les mains de Nathaniel, posées de part et d’autre de son visage sur le matelas, se crispèrent sur les draps. Son pantalon était bien trop serré pour supporter ce qui se passait à l'intérieur à ce moment-là.
Au lycée, il y en avait plus d’un qui la voulait pour eux, mais Olympe l’avait choisi lui.
— Je n’ai rien d’un prince charmant.
— Pourquoi tu dis ça ? Tu es mon prince !
Nathaniel se mordit la lèvre, avant de déposer une main sur sa joue chaude.
— Les princes, ce sont les héros dans les histoires, pas vrai ? Ils font passer le bonheur des autres avant le leur. Ils peuvent passer des dizaines d'années loin de leur bien aimée, juste pour aller sauver le monde.
L’univers pouvait bien tomber en ruines, pour tout ce qu’il en avait à faire.
En vérité, Nathaniel n’aurait eu aucun problème à le détruire lui-même, juste par vengeance pour tout ce qu’il lui avait fait endurer.
Sa sœur, ses amis, les études, les romans... ce n'était que des distractions. Des excuses qu’il se donnait pour prétendre que quelque chose comptait à ses yeux, lorsque chaque jour passé sur cette Terre était un Enfer.
Olympe avait débarqué dans son univers pour en redessiner tous les contours. Elle lui avait fait découvrir l’impatience d'être déjà au lendemain, lorsqu’il pourrait la revoir en cours. Elle l’avait fait rire avec sincérité pour la première fois de sa vie. Elle avait fait face à la réalité de sa vie chaotique, loin de l’image parfaite qu’il s'efforçait à en donner, et l’avait accepté sans hésiter. Elle lui avait donné l’espoir irrationnel que quelqu’un au cœur aussi sombre que le sien pouvait être aimé.
Un monde sans elle à l'intérieur pouvait bien partir en fumée.
— Moi, ni rien ni personne ne m’importe à part toi.
Et celui à qui ça faisait peur, c'était lui.
Vouloir sortir avec une jolie fille était courant. Vouloir perdre sa virginité passé dix-huit ans l'était encore plus. Mais ce n'était pas ça qui l'intéressait.
Son pouce caressa ses lèvres, avant de passer à son menton et à sa gorge. L’envie de continuer à l'observer dans les moindre détails était devenue bien plus forte que celle de seulement l’embrasser. Il n’y avait rien que son corps pouvait faire à cet instant pour le rassasier. Sa main finit par glisser jusqu'au-dessus de sa poitrine, là où se trouvait son cœur.
Nathaniel aurait voulu l’ouvrir pour en découvrir l’intérieur comme un livre. Il voulait connaître tous ses secrets. Il voulait qu’elle lui appartienne entièrement, de toutes les manières possibles et imaginables. Il la voulait d’une façon que même un livre n’aurait pas osé décrire.
Et il se faisait peur à penser ainsi.
— Tu n’as aucune idée... murmura-t-il en fermant les yeux.
L’alcool lui montait à la tête. La pire cuite de sa vie l’attendait le lendemain, mais il ne le savait pas encore.
Ses yeux se rouvrirent sur le visage de sa petite-amie qui l’observait toujours. Une phalange glissée entre ses lèvres ouvertes, elle rit lorsque leurs regards se croisèrent.
— Tu es ivre, énonça-t-il comme une évidence, répondant à son sourire séducteur.
Elle hocha la tête.
À l’extérieur, on annonça l’ouverture imminente des cadeaux, mais ni l’un ni l’autre n’y prêta attention.
Nathaniel dégagea sa main hors de sa bouche pour en prendre possession avec ses lèvres. Olympe répondit à son baiser avec plus de passion qu’elle n’en démontrait d’ordinaire, désinhibée par l’alcool aussi. Elle glissa ses doigts dans ses cheveux et le jeune homme saisit sa hanche, la soulevant pour la plaquer contre son bassin, espérant qu’elle sente ce qui se tendait sous sa braguette. Il la voulait de bien des façons différentes, mais il y en avait une en particulier qui le pressait plus que les autres. Le parfait délégué de la classe qu’il était avait trop de retenu pour avouer qu’il pensait à ça aussi, à l'époque. Même sobre.
Sa petit-amie gémit et s’écarta, essoufflée. Ses paupières fermées ne se rouvraient pas, visiblement alourdies par le poids de la fatigue. Nathaniel aussi arrivait au bout de ses forces.
— Olympe...
Elle souffla un “Hum” en guise de réponse, comme bataillant déjà avec le sommeil.
Il rit doucement de la voir ainsi. Leur première fois n’était pas pour ce soir.
— N’oublie jamais à quel point je t’aime.
Elle sourit, lui offrant enfin son regard tendre.
— Toi non plus, n’oublie pas. Je t’aime plus que tu ne peux l’imaginer, avait-elle susurré avant de s’assoupir.
Nathaniel l’avait bêtement cru.
Malgré tous les verres qu’il avait ingurgités, ses souvenirs demeureraient intacts. Pour Olympe, il n’avait dû s’agir que de paroles creuses d’adolescente, oubliées la seconde où elle les avait prononcées, mais pour lui, c’était sa réalité.
Il lui avait dit la vérité.
Si tu savais à quel point je t’aime, tu prendrais peur.
Certes, l’alcool l’avait rendu bien plus intense qu’il ne l'était d’ordinaire, mais il ne pouvait pas nier qu’il avait une attirance disproportionnée pour elle. C’était bien pour cette raison qu’il pensait à sa petit-amie du lycée, avec qui il n'était sorti que six mois, encore cinq ans après leur rupture. C’était pour cela qu’il était seul, au Snake Room, le soir du premier avril, à boire du whisky alors qu’il n’aimait pas ça, juste pour s’assommer plus vite.
Il enfouit son visage dans ses mains, les coudes sur le comptoir, pour ne plus voir ce téléphone muet qui semblait le narguer. Il était pourtant physiquement incapable de l’éteindre ou de bloquer les numéros qui le plongeaient dans le tourment. Ambre le ferait pour lui s’il le lui demandait, mais il préférait encore mourir que de lui avouer qu’il avait encore des sentiments pour Olympe, après toutes ces années.
Pourquoi avait-il fallu qu’elle revienne en ville ? Pourquoi avait-elle accouru à l'hôpital lorsqu’il l’avait appelée ? Pourquoi avait-elle débarqué au lycée, pile au moment où il s’y trouvait ? Chaque fois qu’il avait été sur le point de passer a autre chose, il avait fallu qu’elle réapparaisse.
C’était lui qui avait exigé qu’elle sorte de sa vie, mais il détestait vivre sans elle. Et le pire, c'était de savoir qu’il était le seul à ressentir ça.
Un soupir s'échappa de ses lèvres et ses mains ne quittèrent son visage que pour commander un troisième whisky. L’alcool lui montait à la tête, une fois encore. Dès qu’il buvait trop, il redevenait la personne pathétique qu’il s'était découvert être à la fête d’anniversaire de Rosalya. De son index, il fit tourner le glaçon à l’intérieur de son nouveau verre, comme si cela pouvait le faire fondre plus facilement. Alors qu’il portait le liquide à ses lèvres, une main se posa sur son avant-bras.
— Nathaniel ? C’est bien toi ?
Il releva doucement sa tête déjà bien alourdie par le whisky. Ses yeux se posèrent d’abord sur la poitrine imposante juste sous son nez avant de se reporter sur la propriétaire. Des yeux verts presque gris, des cheveux clairs et fins coupés à hauteur d’épaules et un visage brillant de maquillage : il ne connaissait pas cette personne.
— Tu ne te souviens pas ? insista l’inconnue, sa main se resserrant encore plus sur son bras. À Sweet Amoris ! J’étais en seconde quand tu étais en terminale. J’étais déléguée de ma classe et tu m’aidais parfois dans certaines démarches.
Le jeune homme sourit maladroitement, n’ayant aucun souvenir la concernant.
— Tu ne te rappelles pas, hein ? souffla-t-elle, légèrement déçue. Ça fait tellement longtemps, en même temps. Je ne t’en veux pas.
Elle le lâcha enfin pour s’asseoir sur la place libre à côté de lui, sans lui demander l’autorisation avant. Elle portait une robe noire moulante qui paraissait légèrement trop petite, sa poitrine et ses cuisses débordant du tissu. Nathaniel observa ses jambes nues sans retenue.
— Moi je t’ai jamais oublié. Tu étais mon premier crush au lycée. J’étais totalement dingue de toi.
Il releva enfin les yeux vers son visage. Elle l’observait joyeusement, le menton dans les mains, comme ravie qu’il détaille ses formes alors que, au lycée, il ne l’avait pas remarquée, au point de l’oublier.
— Tu veux venir chez moi ? proposa-t-il froidement.
À quoi bon perdre du temps à discuter ou boire des verres ? De toute évidence, ils voulaient la même chose.
L’inconnue sourit, satisfaite. Sans répondre, elle tourna doucement sur son siège, touchant ses jambes exprès au passage, prête à partir. Nathaniel paya ses consommations et posa une main dans le bas de son dos pour l’inviter à le suivre. Il ne vivait qu’à quelques rues d’ici, et ils parcoururent la distance en silence. Une fois dans l’appartement, l’inconnue encercla son visage de ses mains, l'observant avec un désir brûlant. Nathaniel se pencha pour poser ses lèvres sur les siennes, plaquant ses hanches contre les siennes. Il avait été tellement occupé par le stage et son déménagement ces derniers temps qu’il avait arrêté de sortir... L'envie de sexe se faisait plus pressante que jamais. Cette fille était apparue pile au bon moment.
Il ne voulait pas être seul ce soir.
Alors qu’il commença à soulever le bas de sa jupe déjà bien courte, elle l'arrêta, une main sur son torse.
— Attends, est-ce que je peux emprunter ta salle de bain d’abord ?
Nathaniel retint un soupir et se recula, lui indiquant la direction sans même prononcer un mot. Il profita de son absence pour se servir un verre d’eau, essayant de désaouler légèrement pour être plus performant. Puis, son portable sonna dans sa poche. Le jeune homme sursauta, manquant presque de renverser son verre sur le plan de travail.
Se pouvait-il...?
Non. Que croyait-il ? Il devait s’agir d’Ambre qui s'était enfermée en dehors de son dortoir ou quelque chose comme ça. Il soupira en sortant son portable, s'attendait à voir le nom de sa sœur apparaître à l'écran.
Appel entrant : Olympe Clairance.
Son sang ne fit qu’un tour.
C'était bien elle. Il avait enregistré son nouveau numéro lorsque Priya avait accepté de le lui donner, des mois plus tôt. Elle l’appelait enfin, le soir anniversaire de quand ils s'étaient mis ensemble. Ça ne pouvait pas être un hasard, si ?
Les doigts tremblants, il accepta l’appel, n'étant toujours pas certain que l’alcool ne le faisait pas halluciner.
— Olympe ?
Silence.
— Olly, c’est bien toi ?
Il attendit, mais personne ne répondit.
— Tout va bien ? demanda-t-il, ne sachant pas quoi dire d’autre. Pourquoi tu m’appelles à cette heure-là ?
Toujours aucune réponse. S’agissait-il d’une mauvaise blague ? Un nouveau copain qui l'appelait depuis son téléphone pour vérifier quelque chose, peut-être ? Le poing de Nathaniel se serra sur le comptoir à cette idée.
Pourquoi s’amusait-on à le torturer ainsi ?
— Parle, bordel ! s’emporta-t-il.
— Nathaniel...
Son souffle se coupa.
C'était bien sa voix, à Olympe. Il n’y avait plus aucun doute désormais. Elle appelait son prénom faiblement, comme si elle souhaitait quérir son aide derrière le mur qu’elle avait bâti entre eux.
— Olly... est-ce que... tu as la voix bizarre, il s'est passé quelque chose ?
Silence de nouveau. Les coudes sur le comptoir, il agrippa ses cheveux de sa main libre. Que pouvait-il faire pour la sortir de son silence ? Si elle refusait de parler, il ne pouvait pas l’aider.
— Olympe dis-moi où tu-
— Nathaniel ?
L’inconnue du bar, de retour dans le salon, l'avait interpellé avec surprise. Le jeune homme la détailla un instant, comme si elle avait débarqué dans son appartement sans qu’il ne l'ait invitée. Puis, réalisant ce qu’il se passait, il cria presque dans le combiné :
— Attends Olympe c'est pas ce que...!
Mais son ex-petite amie avait déjà raccroché. Se moquant de l’autre fille juste à côté de lui, il essaya de la rappeler, sans succès. Au bout de deux échecs, il balança le téléphone sur le comptoir, agrippant les cheveux juste au-dessus de son front avec ses deux mains.
— Bordel de merde ! ragea-t-il.
L’inconnue s’excusa timidement en se rapprochant de lui.
— Désolée, j’ai parlé sans réfléchir... c'était ta copine ?
Il libéra son visage de ses mains, les laissant retomber lourdement sur le comptoir.
— On est plus ensemble.
— Vous êtes plus ensemble mais un appel de sa part te met dans cet état...?
Nathaniel soupira.
— Désolé de t'avoir fait venir pour rien. Tu peux rentrer, dit-il en se redressant.
— Je suis obligée de partir ?
Il fronça les sourcils.
— Hum... non, enfin…
— Tu vas aller la retrouver ? Ou c’est elle qui vient ici ?
— Nan. Je te l’ai dit, on est pas ensemble, lança-t-il sèchement, agacé par cette vérité qu’il ne pouvait pas changer.
Rien qu’une seconde, il s’imagina faire le chemin jusqu'à son dortoir, avant de chasser cette image mentale tout aussi vite. Si elle voulait lui parler, elle aurait décroché lorsqu’il l’avait rappelée. Il ne voulait plus s’acharner si c'était pour se faire bloquer de nouveau.
Nathaniel ne comprenait toujours pas pourquoi elle le rejetait avec autant d’acharnement. Ça commençait sérieusement à le faire chier.
L’alcool le rendait nauséeux.
— C’est bien avec elle que tu voudrais être ce soir ?
Il baissa les yeux sans répondre. Sans qu’il ne s’en aperçoive, la jeune femme se rapprocha jusqu’à ce que son corps touche son dos. Surpris, il se retourna pour faire face à son visage curieusement lumineux. Elle étira lentement ses bras pour les poser sur ses épaules.
— Tu n’as qu'à faire avec moi tout ce que tu voudrais faire avec elle, là, maintenant, proposa-t-elle joyeusement.
— Hein ?
— Ferme les yeux et imagine que je suis elle.
Il déglutit, circonspect.
— Et tu serais... d'accord avec ça ? hésita-t-il, comme s’il pouvait s’agir d’un piège.
— Je sais pas quelle impression j'ai donné tout à l'heure, mais je cherche pas un copain, tu sais. J’ai juste envie de passer une super nuit avec mon crush du lycée qui est devenu encore plus sexy qu’avant.
Elle plia les bras jusqu'à ce que ses mains atteignent sa nuque, caressant doucement la peau juste au-dessus de son col.
— Je suis sûre qu’il y a tout un tas de trucs que tu voudrais lui faire, là maintenant... susurra-t-elle. Un tas de trucs qui font du bien...
Nathaniel détourna les yeux.
Il y avait beaucoup de choses qu’il voulait faire avec Olympe qu’il avait été contraint de faire avec d’autres. Dans l’obscurité, tous les corps pouvaient se ressembler. Dans les profondeurs de la nuit, tous les vices étaient pardonnés - et imaginer une personne différente que celle qui se trouvait devant lui devait définitivement en faire partie.
Cette fille était plaquée contre lui, le visage à seulement quelques centimètres du sien, et prête à le laisser faire tout ce qu’il souhaitait sans le culpabiliser. Elle l’encourageait, même. Son corps réagissait déjà à cette idée, impatient, après des semaines sans sentir le contact d’une autre peau contre la sienne. Olympe ne voulait pas de lui, alors il aurait dû pouvoir se contenter de n’importe quel remplacement. Il l’avait bien fait pendant des années.
Mais ce n’était plus suffisant. Ça ne l’avait jamais été.
— Désolé... dit-il en la repoussant doucement, ses mains sur ses épaules.
L’inconnue haussa un sourcil. Elle tenta de l’embrasser mais il l’en empêcha, la tenant à bout de bras.
— Tu me repousses ? Sérieusement ? Juste parce que ton ex-copine t’a appelé ?
— Désolé, répéta-t-il.
Visiblement agacée, elle fit un pas en arrière, rompant le contact entre eux. Nathaniel s’en sentit curieusement soulagé.
— J’hallucine... OK, très bien, amuse-toi bien avec ta main droite alors, cracha-t-elle avant de tourner les talons.
Le jeune homme se tourna de nouveau vers la table pour finir son verre d’eau, la porte de l’appartement claquant dans son dos. Un rire nerveux s’échappa de ses lèvres alors qu’il reposait le verre sur le comptoir. Il récupéra son portable et vérifia son historique d’appel, confirmant qu’il avait bien eu lieu, ainsi que les deux tentatives ratées suivantes.
Un haut-le-cœur le prit, le poussant à aller s'échouer sur le canapé. Il fixa le plafond de son appartement, tournant en boucle la scène qui venait de s'écouler dans son esprit embrumé par l’alcool. Cette pièce paraissait si grande et vide, seulement occupée par sa lourde respiration désormais.
Dans quelques jours, il quitterait cet appartement et partirait loin d’ici. Il aurait tout annulé si ça signifiait récupérer Olympe, mais la concernée n'était visiblement pas intéressée. L’espoir de la voir revenir dans sa vie était une désillusion dont il devait se débarrasser. Elle était déjà incapable de lui parler normalement, malgré les efforts du jeune homme pour faire un pas dans sa direction en lui donnant son numéro.
Il s'était débarrassé des chaînes imposées par sa famille a dix-sept ans, poussé par son amour pour elle, tout ça pour se retrouver avec un poids encore plus lourd à la cheville, des années plus tard.
Nathaniel couvrit ses yeux de son avant bras en soupirant. Cette situation le fatiguait autant qu’elle l'agaçait.
Aurait-il droit à une fin heureuse, lui aussi ? Même s'il n'était pas un prince charmant ? Même si la personne qui jouait avec son destin n’en avait pas prévu une pour lui ? Il en doutait sérieusement. Peut-être gagnerait-il à embrasser la vie de méchant, à la place. Les méchants n'avaient pas de morale à respecter. Ils s'affranchissent du devoir de dissimuler leurs émotions les plus sombres. Ils kidnappaient leur princesse lorsqu’elle ne voulait pas d’eux.
C'était ça qu’il avait toujours voulu, au fond : la liberté. Et il était le seul capable de mettre la main dessus.
♦♦♦
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire