— T’as du courrier.
Ada releva le nez de sa revue scientifique et se retint de réagir à la vue de la pile de colis que son collègue, maître de conférence aussi, venait de poser en équilibre devant elle. Elle accueillit son expression contrariée avec un air faussement innocent.
— Je sais que je t’ai dit que tu pouvais utiliser ma boîte aux lettres en attendant que tu ais la tienne, mais faut pas abuser non plus ! la sermonna-t-il, la main encore aplatie sur la pile. Je vais plus avoir de place pour recevoir mon propre courrier à la fin !
— Promis ! C'était juste pour cette fois. J’avais absolument besoin de certains livres pour mes nouveaux cours de ce semestre.
Charles passa derrière elle pour aller s’asseoir de l’autre côté de la table, se servant un café au passage. C'était difficile de croire qu’avec un prénom aussi ancien, son collègue avait pourtant un an de moins qu’elle, et était le plus jeune de sa nouvelle équipe. Ils avaient sympathisé immédiatement.
— Tu peux pas te faire livrer ça chez toi ?
— Je t’ai dit que j'étais en plein déménagement.
— Ah oui c’est vrai.
Ada ferma sa revue et étudia la pile avec ses doigts. Quatre colis étaient relativement fins et malléables : sans aucun doute, les livres qu’elle avait achetés exprès pour ses cours. Le dernier, en revanche, était dur et épais. La jeune femme se mordit discrètement la lèvre.
Elle savait de quel livre il s’agissait, et ça n’avait rien à voir avec son travail.
— Je suppose que c’est le problème quand on est un tout nouveau département, soupira-t-il, un bras pendu sur le dos de sa chaise. La bibliothèque est vide pour nous.
— Grave, répondit Ada, les yeux fixés sur l'épaisse enveloppe qu’elle ne pouvait pas ouvrir tant que son collègue serait dans la pièce. Je sais qu’on a un budget pour ça mais ça craint qu’on doive avancer l’argent avant de se faire rembourser.
— À qui le dis-tu ?
Son collègue laissa tomber sa tête en arrière et son poing s’abattit brusquement sur la table, renversant un peu de son café sur le bois blanc. En voilà un qui n’avait pas hâte d’aller à ses leçons du soir. Ada aurait dû compatir, mais elle n’attendait qu’une chose : qu’il sorte de la pièce au plus vite.
Quelques minutes de silence passèrent pendant lesquelles Ada reprit la lecture de sa revue, bien qu’incapable de se concentrer sur un traître mot. Son cerveau était passé à autre chose la seconde où il avait reconnu l’ouvrage dans l'épaisse enveloppe.
— Bon, je vais pas tarder, moi, dit Charles en se redressant, son gobelet déjà vide entre les doigts.
Oui, enfin ! C’est pas trop tôt !
— Oh non, tu t’en vas déjà ?
Un sourire séducteur s'épanouit sur son visage juvénile.
— Mais c’est que t’as l’air déçue.
— Pas à ce point-là quand même.
Il la désigna du doigt, son gobelet vide écrasé contre sa paume.
— Un jour... menaça-il en se levant lentement de sa chaise. Un jour tu regretteras de m’avoir laissé partir !
— Ouais c'est ça, rit-elle.
— Combien de fois je t’ai invitée à sortir déjà ? Hein ? Au moins vingt ! Vingt-cinq ! Trente ! Tout ça pour que tu passes tout ton temps avec le beau gosse du département d’Histoire de l’Art !
Ada retint un soupir et sourit poliment alors qu’il réunissait ses affaires.
Et lui, savait-il combien d’hommes dans son genre elle avait eu affaire dans sa vie ? Probablement plus que seulement trente ! Beaucoup adoraient s’amuser à la draguer, parce qu’elle avait de l’humour et du répondant, mais tous se défilaient lorsqu’il s’agissait de passer aux choses sérieuses. Au mieux, ils la voulaient au moins pour une nuit, au pire, ils se rapprochaient d’elle pour obtenir le numéro d’une de ses copines. Entre les deux, une flopée d’hommes qui préféraient rester “amis” après avoir bien réfléchi. À son grand désarroi, elle n'était jamais sortie avec quelqu’un plus de trois semaines.
Ada ne parvenait pas à trouver l’homme qui la choisirait pour le reste de sa vie, alors elle avait arrêté de chercher. Ça finirait bien par lui tomber dessus à un moment ou à un autre, et elle avait d’autres choses auxquelles penser en ce moment.
En attendant, quitte à se faire draguer par des beaux-parleurs comme Charles, autant profiter de leur boîte aux lettres !
— Bon j’y vais ! À demain ! lui lança son collègue, ses affaires sous le bras.
— Hum, à demain !
La porte se ferma dans son dos et le bruit de ses pas dans le couloir se fit de plus en plus lointain. Ada resta immobile un instant, attentive au moindre changement qui pourrait indiquer que quelqu’un d’autre se dirigeait vers la salle des professeurs du département de biomécanique.
Une fois certaine qu’elle n’allait pas se faire interrompre, elle se jeta presque sur l’enveloppe tant convoitée, pestant contre les couches de scotch qui la maintenaient fermée. Elle était allée tout aussi vite en trouvant l’annonce sur Vinted, une semaine plus tôt, et avait donné l’adresse de l'université pour éviter que son colis se perde dans son déménagement.
Enfin parvenu à l'ouvrir, Ada s’attaqua au papier bulle pour libérer la dernière pièce de sa collection : la première édition américaine de Winterbell, son roman préféré, signée par l'autrice. Il s’agissait en vérité d’une série de romans dont le quatrième et dernier volume était sorti récemment, et le livre dans ses mains était le deuxième, sorti huit auparavant, à une époque où elle ignorait encore l’existence de cette série.
Dans un monde de dragons métamorphes, l’histoire se concentrait sur l'héroïne et sa quête pour retrouver sa mère. Après son burn out dans l’association, Ada avait commencé cette série par hasard, pour se changer les idées. Si l’univers aux inspirations nordiques lui avait plu immédiatement, c'était la relation - plus qu’ambiguë, en son humble avis - entre les deux rivaux amoureux qui avait retenu son attention : l’un chasseur de dragons taciturne et l'autre métamorphe charismatique. Le fait qu’ils partageaient plus d’alchimie entre eux qu’avec l'héroïne était une opinion partagée par plus d’une personne, et Ada dessinait ses nouveaux personnages préférés presque toutes les semaines pour le prouver aux autres.
Les hommes dans la réalité se révélaient toujours décevants, mais dans la fiction ? Ils avaient tout ce dont elle aurait pu rêver ! Et dire qu’il lui avait fallu un burn out pour s’en rendre compte... quel temps perdu !
Ada plaqua son poing sur ses lèvres pour retenir le cri de fangirl qui avait failli s'échapper de ses lèvres. La signature élégante de l'autrice prenait presque toute la place sur la première page blanche du volume, juste avant le titre. À contre cœur, elle ferma le livre pour le remettre dans l’enveloppe, sachant que ce n'était ni la place ni le moment pour l’admirer. Mais une fois seule chez elle ce soir, elle prendrait son temps pour l'étudier sous toutes les coutures. Ses amies fans sur les réseaux sociaux allaient être folles de jalousie !
La jeune femme, se mordant encore furieusement la lèvre inférieure d’excitation, enfonça ses colis et sa revue dans son sac qui ne se fermait plus sous l’afflux. Ada le laissa sur ses genoux pour éviter de se faire voler ses affaires en le mettant à l'arrière. Un coup d'œil à sa montre lui indiqua qu’elle allait être en retard pour retrouver Rayan si elle ne se dépêchait pas. Heureusement, leur point de rendez-vous était dans le bâtiment juste adjacent au sien.
Usant de toute sa force dans ses bras musclés, Ada se précipita vers les ascenseurs, retenant son sac de tomber à chaque mouvement. Pourtant, à sa grande surprise, et malgré ses cinq minutes de retard, son ami n'était pas là. La chercheuse attendit cinq minutes de plus, surveillant son téléphone pour voir s’il l’appelait. Interloquée, Ada décida de rejoindre l'amphithéâtre où il donnait son dernier cours de la journée, un étage plus haut. Elle s’en rappelait parfaitement car il s’agissait d’un des seuls qui lui était partiellement inaccessible, comme le lui avait expliqué son directeur lors de sa première visite. La porte d'entrée donnait sur l'arrière des bancs, et seul un escalier permettait l'accès au tableau, aussi ne pouvait-elle pas y enseigner.
Ada arriva devant la porte mais aucun élève n'était là. Soit ils étaient déjà tous partis, soit le cours n'était pas encore terminé. La jeune femme entra discrètement, ne souhaitant pas déranger une potentielle leçon, mais fut interpellée par le curieux silence à l'intérieur. Alors qu’elle s'avançait doucement vers l’escalier pour vérifier si Rayan était en bas, une voix se fit entendre.
— Je veux juste lui parler.
— Dans ce cas-là, contacte-la directement.
Elle reconnut Rayan dans cette réponse curieusement sèche. Une dispute ?
— J’ai pas son numéro.
— J’ai bien peur que je ne puisse rien pour toi, Victor. Tu ne devrais même pas être là. Tu n’es pas étudiant.
— Et alors ? Ça vous pose un problème que je sois là ?
— Je préfère que tu évites de venir sur mon lieu de travail, en effet.
Un rire lui parvint.
— Pourquoi ? Vous avez peur de ce que je pourrai balancer sur vous ? Du genre que vous coucher avec vos élèves ?
Ada serra les dents, reculant encore plus alors que Rayan et l’inconnu ne pouvaient déjà pas la voir. Était-il trop tard pour rebrousser chemin et prétendre qu’elle n'avait rien entendu ? Mais la curiosité la piquait plus que l'envie d'éviter les problèmes, l'empêchant de franchir la porte de nouveau.
— Des menaces ? reprit Rayan après un court silence.
— Donnez-moi son numéro et je tiendrai ma langue. Je veux juste lui parler ! Vous êtes jaloux ou quoi ?
Rayan eut un rire sardonique.
— Rentre chez toi, Victor. Je vais faire comme si cette discussion n'a jamais eu lieu, pour ton propre bien.
— Vous me prenez vraiment pour un gamin, répliqua l’inconnu, mais vous avez aucune idée de ce qu’il y a entre Olympe et moi.
Olympe ?!
Ada plaqua sa main sur sa bouche. C'était d’elle dont ils parlaient ? Olympe Clairance ? Son ancienne amie ? Non... Impossible. Un tel hasard était-il possible ? Mais Olympe était bien étudiante en Histoire de l’Art, en plus d'être une jolie fille... Et Ada savait que Rayan était, en effet, sorti avec une élève. Mais quel était le lien avec cet étranger qui souhaitait la contacter absolument ?
Dans quel bordel tu t’es mise Olly ? ne put-elle s'empêcher de penser.
— S’il y a réellement quelque chose entre elle et toi, tu devrais déjà connaître son numéro, non ?
Ada plissa les lèvres pour s'empêcher de sourire à sa répartie.
— Si elle ne te l’a jamais donné c'est qu’elle ne veut pas te parler, ajouta-t-il. Maintenant, si tu veux bien m’excuser...
Un bruit sourd suivi par ce qu’elle supposa être des chuchotements lui parvinrent. Inconsciemment, Ada se pencha pour essayer d'entendre la voix venimeuse de l’inconnu qui en avait après Olympe, mais elle ne parvint pas à déchiffrer quoi que ce soit.
— Je vous laisse réfléchir, dit-il finalement d’une voix forte. Si vous voulez pas que je revienne ici vous avez qu'à convaincre Olympe de revenir au club ou me dire où je peux la trouver. C’est à vous de voir.
L’inconnu grimpa ensuite les marches de l'amphithéâtre, faisant paniquer Ada qui n'avait pas réfléchi une seule seconde au fait qu’elle n'avait nulle part où se cacher. Elle regardera frénétiquement autour d’elle, envisageant même d’essayer de resortir, mais abandonna l'idée bien vite. En une seconde, le garçon apparut en haut des marches, sursautant à la vue de la chercheuse.
Une peau lisse, des cheveux châtains et des yeux verts comme ceux de Rayan, l'inconnu avait les mains nonchalamment enfoncées dans les poches de son jogging. Passé la surprise, le jeune homme la dévisagea, littéralement de haut en bas, une expression de dégoût sur le visage.
Ada écarquilla les yeux, éberluée par son audace.
— Tu veux ma photo ?
L’inconnu tressaillit, comme ayant cru qu’il pouvait regarder les gens ainsi sans se prendre un commentaire en échange.
Certes, on lui lançait parfois des regards curieux ou malaisant, mais Ada comptait sur les doigts d’une main les fois où on l’avait toisée de cette façon, sans aucune retenue.
— Il y a quelqu’un ? s'affola Rayan depuis l’avant de l’amphithéâtre.
L’inconnu jeta un regard en arrière avant de quitter la pièce, ignorant royalement Ada. Rayan monta les marches en courant presque, s'arrêtant à la dernière rangée, les yeux remplis d’effrois. Il salua la chercheuse d’un soupir de soulagement lorsqu’il reconnut son visage.
— Oh Ada c’est toi... Dieu merci...
— Rayan c’est quoi ce bordel ? s’affola Ada.
Son ami expira de plus belle, comme ayant retenu sa respiration pendant tout son échange houleux avec le gamin malpoli qui venait de sortir. Il déplia la première chaise à sa gauche pour s’asseoir, enfouissant son visage dans ses mains, ses coudes sur ses genoux.
— C’est Olympe Clairance ton ex ? Et il a quoi à voir dans tout ça l’autre ? s’enquit-elle en pointant la porte du doigt.
Rayan ne répondit pas tout de suite, laissant sa respiration reprendre un rythme normal entre ses paumes. Ada n’osait imaginer la panique qui avait dû le gagner en croyant que quelqu’un d’autre aurait pu surprendre leur conversation.
Elle n’aurait peut-être pas dû, mais elle se sentait un peu désolée pour lui.
— Oui c’est elle, finit-il par admettre en se redressant. Et lui c’est... c’est juste un gamin du club où elle et moi on s’entrainait. On a pas été très discrets là-bas.
— Pourquoi il te fait du chantage ?
— J’en sais rien...
Il secoua la tête, sans la regarder.
— Il a toujours été odieux, envers Olympe en particulier. Apparemment elle a arrêté de venir au club et il veut lui parler. Je sais pas comment il a su où me trouver. J’ai jamais dit que j’enseignais ici.
— C’est qu’il est motivé à la retrouver, murmura Ada, plus pour elle-même que pour Rayan.
Son ami écrasa ses paupières fermées sous ses doigts.
— Dans quel pétrin je me suis fourré ?
Ada se retint d’en ajouter une couche, malgré ses lèvres qui la brûlaient d’envie de l’accabler, lui et toutes les mauvaises décisions qu’il avait prises. Après un long silence, tout juste dérangé par sa lourde respiration, Rayan se tourna vers elle.
— Qu’est-ce que je devrais faire ? lui demanda-t-il.
— J’en sais rien, répondit Ada, prise de court. Je veux dire... c’est pas courant comme situation.
Elle posa sa main sous son menton, réfléchissant un peu plus sérieusement, sous le regard suppliant de son collègue.
— Il a des preuves que toi et Olympe êtes sortis ensemble ?
— J’en doute. Je pense qu’il l’aurait dit, sinon.
— Ignore-le, dans ce cas-là. Et dis juste à Olympe que ce mec la cherche, comme ça elle décidera quoi faire de lui elle-même.
— Hum...
Des cernes épaisses sous ses yeux ternes, Rayan paraissait profondément désespéré. Ada ne savait pas bien pour quoi exactement - les menaces, la peur de perdre son poste, ses sentiments conflictuels à l’égard de son ex-copine, où l’idée de devoir la contacter - mais elle ne l’avait jamais vu comme ça. Elle se rapprocha doucement pour poser une main sur son dos.
— Je suis sûre que c’est moins compliqué qu’il n’y paraît !
Rayan esquissa un léger sourire derrière ses traits fatigués.
— Comment vous vous êtes rencontrées, Olympe et toi ? Vous vous connaissez, pas vrai ?
Ada eut un mouvement de recul.
— C’était hum... c’était il y a... cinq ans, je crois.
Que devait-elle dire, exactement ? Rayan avait-il toujours su qu’elles se connaissaient et étaient amies ? Probablement pas, vu tous les efforts qu’avait pris Olympe pour faire comme si leur amitié n’avait jamais existée.
Son cœur se serra à cette pensée. Pourquoi devait-elle considérer cela avant de répondre à une simple question ? Tout ça parce que son “amie” avait honte d’elle, au point de la jeter sans aucune vergogne !
Le temps passait mais ne rendait pas cette trahison plus facile à avaler.
Et Ada, elle, ne voulait pas la trahir en retour. De toute évidence, l’étudiante voulait faire une croix sur son passé douloureux, et toutes les personnes qui y étaient associées. Même si la chercheuse ne comprenait pas cette façon de penser, et ne la trouvait pas saine du tout non plus, la décision d’en parler ou non revenait à son ancienne amie.
Et honnêtement, elle ne voulait pas s'immiscer entre eux et tous leurs problèmes. Elle avait des fanfictions de son couple préféré qui l’attendaient dans son téléphone.
— On vivait dans la même ville, alors on a fini par se croiser, répondit-elle simplement. Mais on est plus amies maintenant tu sais. On était... on était trop différentes.
— Je vois.
Rayan se redressa, son visage ayant retrouvé quelques couleurs, et prit l’attaché-case qu’il avait posé à ses pieds.
— Qu’est-ce que tu veux manger ? demanda-t-il en se dirigeant vers la porte, l’invitant enfin à sortir de la pièce.
— Italien ! répondit-elle alors qu’elle tournait son fauteuil brusquement, oubliant le sac en équilibre sur ses genoux, son contenu se répandant au sol.
Ada laissa échapper un petit cri à la vue de son livre préféré qui était tombé hors de l’enveloppe pour finir sur le sol sale. Se moquant de tout le reste, elle se pencha pour le récupérer mais Rayan fut plus rapide.
— Winterbell ? lit-il sur la couverture. Je ne savais pas que tu aimais ce genre de littérature. C’est plutôt adressé à un public jeune.
— Et ?
— Ce n’est pas une critique, répondit-il calmement en l’ouvrant. Au contraire. J’étudie l’art, tu sais, c’est assez proche de la littérature. Une même œuvre d’art révèle quelque chose de différent à l’homme qui l’observe à dix, trente ou soixante ans... Oh, ton édition est signée.
Son collègue lui présenta la signature en souriant comme si Ada ignorait qu’elle se trouvait là.
— Si tu savais combien ça m’a coûté tu en tomberais à la renverse ! plaisanta-t-elle en tendant la main pour récupérer l’ouvrage. Tu veux lire aussi ? J’ai le tome un à la maison.
— Je ne sais pas, répondit-il en lui rendant le livre. Je ne pense pas être le public.
— Bah alors ! Je croyais que t’étudiais l’art ? Tu devrais être curieux ! Tu m’aides à ramasser le reste de mes affaires ?
Rayan obtempéra, se penchant pour réunir les enveloppes et autres stylos tombés par terre pendant qu’Ada examinait la couverture de son livre à la recherche de la moindre saleté. Une fois certaine que rien n’avait été abîmé, elle l’enroula de nouveau de papier bulle pour le ranger dans l’enveloppe.
— Tu vois, je commence à croire que c’est ça ton problème, dit-elle à l’intention de Rayan qui lui passait ses affaires une à une.
— Comment ça ?
— T’as une image précise en tête de ce que tu devrais faire et devrais être, et tu t’arrêtes pas pour réfléchir si ça correspond seulement à ta personnalité. Si ça se trouve ce livre deviendra le meilleur que tu auras lu de toute ta vie, mais tu te convaincs que tu dois choisir autre chose.
Rayan l’observa en silence, un sourcil relevé.
— J’ai du mal à te suivre.
— Tu fais pareil dans ta vie privée ! Tu te dis qu’à ton âge tu devrais être marié et avoir des enfants comme ton frère, et tu as beau savoir objectivement que ce mode de vie n’est pas pour toi, tu n’oses pas faire ce choix-là. Alors tu finis par faire n’importe quoi, comme sortir avec une élève. On en revient toujours au même point avec toi !
La tête de Rayan s’affaissa, probablement alourdie par le poids de ses mots comme par les menaces du gamin de tout à l'heure.
Le professeur d’Art finit par soupirer bruyamment avant de se relever.
— Tu as raison. Je ne veux pas me marier et je ne veux pas d’enfants. Ma carrière me suffit.
— Je m’en doutais ! T’es un bourreau de travail. Y’a plein de gens qui sont parfaitement heureux célibataires, tu sais ?
Rayan eut un sourire en coin.
— Qui a dit que je voulais rester célibataire ?
Il détourna les yeux un instant avant de les poser de nouveau sur son amie.
— Et toi, Ada ? Tu veux te marier ?
— Moi ? Évidemment ! Un jour... dans genre, vingt ans.
Rayan pouffa avant de poser la main sur la porte.
— Italien, alors ?
Ada sourit.
— Sì !
Rayan ouvrit la porte pour la laisser passer, lui demandant si Winterbell valait vraiment le coup. Ada passa ainsi la soirée à essayer de le convaincre de donner une chance à sa série préférée, lui proposant même de lui prêter le premier volume.
Rayan finit par abdiquer, probablement pour la faire taire, mais Ada aurait juré qu’il avait été heureux d’accepter.
♦♦♦
Rosalya ne pouvait pas croire que Hyun lui ait dit non ; et ce sans hésiter une seule seconde, en plus !
Passée l'outrage de s'être fait rejeter avec autant d’aplomb, elle était prête à attaquer de nouveau. Les armes à sa disposition ? Des bottes hautes, une jupe qui arrivait à mi-cuisse, un pull léger sombre à la transparence si délicate qu’elle ne se remarquait pas immédiatement, un chignon pour remonter ses longs cheveux sur son crâne, et le manteau le plus long de son placard posé sur ses épaules, sans entrer les bras à l'intérieur des manches. Le mélange parfait entre classe, élégant et sexy. À son humble avis, quelques centimètres de jambes supplémentaires et elle aurait pu passer pour un mannequin !
Adossée au mur près de la boutique où travaillait Hyun, elle attendait patiemment qu’il termine son shift à dix-sept heures comme le lui avait indiqué Morgan. Voilà des années qu’elle n’avait pas pris le temps de réfléchir à une tenue pour faire succomber quelqu’un. Avec Leigh, elle avait fini par abandonner en comprenant qu’il ne la regardait plus, et elle n’avait jamais accordé l'importance nécessaire à Maxence pour vouloir le séduire, se contentant du minimum.
Ça faisait du bien de recommencer. Hyun qui refusait ses avances n'était qu’un petit obstacle dans ses plans ! Leigh avait dit non aussi, à la première tentative. À Rosalya, ça lui plaisait de se battre pour obtenir ce qu’elle voulait, et elle n’avait aucun doute sur le fait que ça marcherait encore une fois. Elle n'était pas certaine de la raison qui l'avait fait le choisir lui, plutôt que n’importe qui d’autre, mais désormais que sa décision était prise, elle n’allait pas revenir dessus.
Rosalya releva son poignet pour lire l'heure sur sa montre, sentant l’excitation la gagner. Hyun devrait sortir d’une seconde à l'autre. Son portable sonna dans son sac à main et une moue contrariée déforma son visage en reconnaissant le nom à l'écran.
Ça lui avait pris moins de vingt-quatre heures pour la contacter.
— Qu’est-ce que tu veux ? cracha-t-elle en répondant malgré tout.
— Je suis content de voir que tu m’a débloqué, dit joyeusement “Éric” à l'autre bout du fil.
— J’ai réalisé que t'étais trop insignifiant pour moi pour que je te bloque.
Maxence rit, la faisant lever les yeux au ciel.
— Tu attendais mon coup de fil alors, je parie ?
— Je me doutais que t’allais essayer de me joindre, admit-elle. Alors si t'as quelque chose à me dire, viens en au fait, qu’on en finisse. Je suis occupée.
— Direct. J'aime ça.
Rosalya lança un regard sur sa gauche mais personne ne sortait de la boutique. Même si ça ne lui plaisait pas, autant se débarrasser de Maxence maintenant qu’elle l’avait au téléphone. Elle savait qu’il continuerait à l'appeler sinon et elle refusait de continuer à l'éviter.
Il ne lui faisait plus peur.
— T’as dû voir que j’ai quelques difficultés en ce moment.
— Tu crois que je te suis à la trace ? Comment je saurais ce qu’il se passe dans ta vie ?
— Je t’en prie, Rosy, fais pas semblant de pas savoir. Ton nouveau petit copain est aussi concerné, je te rappelle. Comment il gère sa nouvelle célébrité, au fait ?
Rosalya grinça des dents, sentant l’irritation la gagner. Elle inspira profondément, se forçant à rester calme et ne pas lui donner le plaisir de s'énerver.
— Il va très bien, figure-toi.
— C'est ça, railla-t-il. Prends-moi pour un con. Je parie que ses tarés de parents l'ont aspergé d’eau bénite pour l’exorciser ou un truc du genre.
— Quand bien même, en quoi ça te regarde ? Et puis t'as qu'à l’appeler directement si tu veux savoir, pourquoi ça doit passer par moi ?
— C’est à toi que j’avais envie de parler. Je m'inquiète, tu sais. Ton fiancé officiel, il en pense quoi de tout ça ?
— Leigh ? devina-t-elle. Il a mieux à faire que s'intéresser à ce genre de conneries. C’est un adulte avec un vrai boulot.
— Il s’en fout de toi, hein. Pas étonnant que tu le trompes avec toute la ville.
La jeune femme ferma les yeux, se forçant à ne pas l’envoyer chier comme il le souhaitait. Elle aurait pu préciser qu’entre elle et Leigh, c’était déjà terminé, mais à quoi bon ? Maxence, ça ne le regardait pas.
— Tu sais, j’ai beaucoup réfléchi après ce qu’il s’est passé, reprit-il. C’est que les fans nous ont fait passer un sale quart d’heure, à Crowstorm et à moi, et je m’en veux d’avoir mis tout le monde dans cette situation.
Rosalya pouffa, faisant un pas pour s'écarter du mur.
— Toi, t’en vouloir de quelque chose ? Tu crois que je vais gober ça ?
— Je suis sérieux. Je veux arrêter de jouer au con. Toute cette histoire m’a servi de leçon.
Elle haussa les sourcils, retenant difficilement un soupir.
— Vraiment ? C’est pour ça que ton label a prétendu que toutes les rumeurs sur ton compte étaient fallacieuses ?
— Je savais que t’étais au courant, ricana-t-il.
Rosalya déglutit avant de répondre.
— Tout le monde en parle à la fac. C’est pas ma faute si ta réputation de pauvre type te précède, dit-elle en s’observant la manucure.
— Et toi aussi, tu commentes là-dessus, à la fac ?
— Nan. Je préfère encore éviter qu’on m’associe à un pauvre type comme toi.
— T’es dur, Rosy, mais je comprends. Je t’en ai fait voir de toutes les couleurs. Si tu veux tout savoir, c’est le label qui a insisté pour me défendre, moi je voulais dire la vérité. J’ai aussi insisté auprès du responsable de notre page pour qu’il supprime tous les commentaires qui mentionnent ton nom.
Elle leva les yeux au ciel. Il la prenait vraiment pour une conne. De tout ce qu’il lui avait fait, prétendre qu’il était désolé devait être le plus insultant. Certes, le fait que son nom ne soit pas vraiment mentionné dans cette affaire sur internet l’arrangeait, mais plutôt mourir que remercier Maxence pour ça. Il ne faisait rien d’autre que servir ses propres intérêts.
— OK, si tu le dis. Et en quoi ton mea culpa me concerne de toute façon ?
Le bassiste resta silencieux. Rosalya tourna sur elle-même, faisant dos à la boutique toujours fermée.
— Accorde-moi une autre chance.
La jeune femme cligna plusieurs fois des paupières à défaut de pouvoir ajuster ses oreilles qui avaient clairement mal entendu.
— Pardon ?
— Viens dîner avec moi.
— Tu rêves.
Maxence rit de nouveau.
— C’est pas un piège, Rosy. Je veux dire, toi et moi, on a jamais dîné en bonne et due forme, pas vrai ? Je veux me rattraper. Juste une soirée, et après ça je te laisse tranquille. J’ai envie qu’on discute.
— Tu crois sincèrement que j’ai envie d’aller manger avec le connard qui a balancé du revenge porn sur moi sur internet ? T’es malade ?
— J’ai déjà fait supprimer les photos, Rosy.
— C’est toi qui m’a dit que c'était trop tard pour ça ! Pourquoi je te croirais ?
— Tu n’as qu'à aller les chercher toi-même ! Tu ne vas pas les trouver parce que j’ai tout fait supprimer.
Rosalya secoua la tête.
— Peu importe, c’est trop tard maintenant. Je veux rien avoir à faire avec toi. Tu dois avoir une liste longue comme le bras d’autres meufs auprès desquelles t’excuser, alors sois gentil et va déranger quelqu’un d’autre.
— S’il-te-plaît, Rosalya. C’est auprès de toi que je veux me racheter.
— Pourquoi moi ? demanda-t-elle le avant de laisser échapper un “Oh” éloquent, comprenant enfin la raison de cette mystérieuse invitation. C'est bon, je vois. C’est parce que tu crois qu...
“Tu crois que Hyun et moi on sort ensemble.”
Rosalya avait réussi à se reprendre avant que la vérité ne s'échappe de ses lèvres. Elle sourit, excitée de ce mensonge improvisé qui devait faire bouillir de rage Maxence à l'intérieur.
— Tu crois que tu peux nous séparer, Hyun et moi.
— Je m’en fiche de lui. Je sais très bien que ça durera jamais entre vous de toute façon.
Rosalya se mordit la lèvre d’excitation, ayant clairement perçu l’amertume dans sa voix.
— T’es pas croyable, lâcha-t-elle, mais tellement prévisible en même temps. Tu veux coucher avec sa copine comme il a couché avec la tienne. C’est ça ton plan débile pour te venger de t'être fait péter la gueule ?
— Je t’assure que ça n’a rien à voir avec lui.
— Bien sûr, raconte-toi ce que tu veux. T’arriveras pas à nous séparer alors lâche l’affaire. Et j’irai pas dîner avec toi. Je te déteste, dit-elle d’une voix guillerette. T’as qu’à me menacer de balancer mon nom sur internet ou je sais pas quoi, rien me fera changer d’avis.
Alors qu’elle pensait la conversation terminée, Maxence reprit, peinant plus que jamais à faire disparaître le venin dans sa voix.
— Tu veux me faire croire que t’es heureuse avec lui ?
— Très, répondit-elle d’une voix forte, comblée par son agacement évident. Je suis plus heureuse que je l’ai jamais été, tu vois.
— Avec Hyun, sérieusement ? Fais-moi rire. Tu veux me faire croire qu’il est à la hauteur, toi qui aimes que ça fasse mal ?
Rosalya sentit la chaleur envahir ses joues tandis qu’il parlait aussi ouvertement des préférences sexuelles qu’elle n’avait jamais avouées à personne d’autre, pas même à Leigh. Pour plus d’une raison, coucher avec lui avait été la plus grosse erreur de sa vie. Mais elle ne voulait plus avoir honte. Tout ce qu’elle regrettait, c’était d’avoir trompé Leigh. Ses désirs et autres fantaisies n’avaient rien à voir là-dedans.
— Je parie qu’il te demande la permission avant de t’embrasser, se moqua-t-il. Je parie aussi qu’il chouine dans les draps après que tu l'aies convaincu de te donner une fessée.
— Pour ta gouverne, Hyun est un meilleur amant que tu l'as jamais été ! s'écria-t-elle, le poing serré. Il sait combler une femme émotionnellement et sexuellement, tu vois. Contrairement à certaines personnes, il sait comment me donner un orgasme. Avec lui, j'ai pas besoin de finir toute seule de mon côté !
Maxence s’esclaffa.
— Putain, tu sais que tu m’excites quand tu parles comme ça, Rosy. Quel gachi, une fille comme toi avec un type comme lui.
— Tu peux te foutre ton invitation à dîner où je pense car j’ai pas l’intention d’accepter, scanda-elle en ignorant son interruption. T'avise plus de me rappeler, ni moi ni lui, c’est clair ?
Le bassiste tenta de la maintenir en ligne mais Rosalya raccrocha, n’ayant plus la patience de lui parler. Elle se retourna vers la boutique en grommelant, la tête baissée vers son téléphone.
Lorsqu’elle releva les yeux, deux hommes se tenaient droit devant elle. Sa mâchoire tomba au sol en reconnaissant celui qu’elle était venu voir.
— H-Hyun ?!
Les traits de son visage avaient presque entièrement disparu derrière un filtre aussi rouge qu’un feu de signalisation. Même ses oreilles et son cou avaient changé de couleur, comme s’il sortait d’un sauna. Il regardait droit devant lui, les yeux écarquillés. À sa gauche, un garçon d'à peu près leur âge plissait les lèvres si fortement l’une contre l’autre qu’elles ne formaient plus d’une fine ligne sur son visage.
— A... Attends Hyun ! s'exclama Rosalya en se ruant vers lui. Attends, c'est pas ce que tu crois !! J'étais au téléphone avec Maxence ! J’ai juste dit ça pour le faire chier ! Excusez-moi !
— Oh putain Hyun, s’exclama l’inconnu qu’elle supposa être un collègue de la boutique de vinyles. Celle-là aussi c’est une copine du bassiste de Crowsto- ?
— M-Matthieu est-ce que tu peux nous laisser seuls un instant ?! S’il-te-plaît ! supplia précipitamment Hyun à l’intention du garçon.
Son collègue eut un sourire gêné et, un doigt sur sa bouche pour signifier qu’il n’allait rien dire à personne, s’excusa rapidement. Ils attendirent tous les deux qu’il disparaisse au coin de la rue, sans prononcer un mot. Le visage probablement aussi chaud que le sien, Rosalya leva de nouveau les yeux vers Hyun, honteuse. L'étudiant posa une main sur son visage en soupirant.
— Je suis vraiment désolée... bredouilla-t-elle.
— Qu’est-ce que tu fais là, Rosalya ? demanda-t-il.
Elle hésita, triturant son portable dans ses mains avant de le ranger dans son sac pour l’aider à oublier la scène humiliante qui venait de se dérouler. Elle détourna le regard en comprenant qu’il n’avait pas envie de le lui rendre de toute façon.
— J’avais envie de te voir...
— Ne reviens plus ici, s’il-te-plaît.
Il posa son poing contre ses lèvres, les yeux fixés vers l’horizon. Il paraissait embêté par sa présence, plus que par la scène qu’elle avait causée devant le magasin.
— Tu es en colère ? s’inquiéta-t-elle.
Certes, il avait refusé de sortir avec elle, mais cela ne signifiait pas qu’ils ne devraient plus jamais se parler, si ? L'idée de ne plus pouvoir passer du temps avec lui l’attristait sincèrement.
— N-Non. Non, c’est pas ça.
Hyun expira longuement, les paupières fermées. Rosalya s’autorisa à le détailler de nouveau. La peau du jeune homme reprenait doucement une couleur normale.
Il semblait peiné, désormais. La jeune femme avait de plus en plus de mal à comprendre où était le problème.
— C’est juste... c’est compliqué.
Rosalya observa sa main abîmée, pendant le long de son corps. Hyun se laissa faire tandis qu’elle la prenait entre ses doigts pour l’observer. Les bandages avaient disparu pour laisser apparaître les fines cicatrices rouges encore présentes sur sa peau. Inconsciemment, elle commença à caresser les blessures.
— Tu vois, c’est pour ça que j’ai refusé, lâcha-il brusquement en se libérant.
— Hein ? Hé, attends !
Il commença à marcher mais Rosalya s’élança devant lui pour l’empêcher d’avancer. Hyun lui rendit enfin son regard, le visage abscons.
— De quoi tu parles ?
— Tu veux juste emmerder Maxence, énonça-t-il comme une évidence.
— Quoi ? Mais non, pas du tout ! rétorqua Rosalya d’une voix forte. Je m’en fous de lui !
Ce n’était probablement pas tout à fait vrai. L’idée que leur relation imaginaire le mette dans tous ses états lui faisait définitivement plaisir, mais ce n’était qu’un détail. Le mensonge suffisait. Le bassiste de Crowstorm était facile à berner.
Ce n’était pas pour Maxence qu’elle avait enfilé cette tenue. Ce n’était pas lui qu’elle avait attendu de revoir avec un tel enthousiasme. Ce n'était pas avec lui qu’elle aurait voulu dîner, ou boire un café, ou juste manger un sandwich dans la cafétéria de l'université.
Elle ne savait pas pourquoi elle voulait Hyun plus que n’importe qui d’autre, mais son choix était fait.
— Je le rappelle tout de suite pour lui dire qu’on est pas ensemble, si tu veux ! proposa-t-elle. Je m’en fiche de ce qu’il pense. Je peux te le prouver.
Hyun sembla hésiter.
— Ça changera rien.
— Mais pourquoi ? insista-t-elle. Je te plais pas ?
Un sourire crispé s’invita sur le visage du jeune homme. Il tourna la tête de nouveau pour ne pas avoir à lui rendre son regard, comme si l’éviter lui demandait un véritable effort.
— J’ai pas... j’ai pas dit ça, murmura-t-il, le dos de sa main contre son visage.
Le cœur de Rosalya bondit dans sa poitrine. Se souvenant des armes à sa disposition, elle se pencha ostensiblement vers lui, les bras croisés pour faire ressortir son décolleté “innocemment”. Elle fit un pas vers lui et Hyun recula si brusquement que son épaule atteignit le mur sur sa droite.
Elle comprit, d’un coup, pourquoi il s’obstinait autant à fixer ses iris sur tout ce qui se trouvait autour de lui, sauf elle.
— Alors pourquoi dire non ? demanda-t-elle d’une voix suave.
— T’es... écoute, hum...
— C’est pas comme si je t’avais demandé de m’épouser ! Qu’est-ce qui t’empêche d’essayer de sortir avec moi ?
Rosalya tendit la main vers son visage mais il saisit son poignet, braquant ses yeux couleur suie dans les siens.
— Je veux pas être ton mec de remplacement !
— Quoi ?
— Tu viens à peine de rompre avec ton copain de cinq ans. J'étais aux premières loges, je te rappelle ! s’exclama-t-il, tenant toujours fermement son poignet entre ses doigts. Alors je sais pas pourquoi t’as jeté ton dévolu pour moi, si c’est parce que... tu veux faire chier Maxence, ou parce que je sais ce qu’il t’es arrivé avec l’épisode des photos et que ça t’a mis en confiance, mais...
Il secoua la tête en pestant.
— Si tu veux un bouche-trou, demande à littéralement n’importe qui d’autre que moi ! lâcha-t-il avant de la repousser pour reprendre la route.
Circonspecte, Rosalya ne réagit pas de suite, restant face au mur qu’il venait de quitter. Puis, ses poings se serrèrent sous la frustration.
— C’est vraiment ça, ta raison ?!
Hyun s’arrêta pour se tourner vers elle, confus. Rosalya s’élança vers lui avec une telle rapidité que son manteau hors de prix glissa de ses épaules pour s’échouer par terre.
Un doigt accusateur pointé dans sa direction, elle s’écria :
— C’est bien toi qui t’es déclaré à Olympe y’a à peine quelques semaines ! Moi, ça faisait des années qu’avec Leigh ça n’allait plus ! Si ta vraie raison pour me repousser c’est que tu aimes quelqu’un d’autre, sois honnête au moins !
— Olympe ? s’étonna-t-il, les yeux écarquillés. Comment tu... c’est elle qui t’en a parlé ?
— Non, répondit-elle sans réfléchir en repliant son doigt. Elle et moi, ça fait un moment qu’on se parle plus...
Il se tut avant de froncer les sourcils. Rosalya se mordit l’intérieur de la joue, comprenant qu’elle en avait trop dit, ou pas assez. Si ce n’était pas Olympe qui lui avait dit, les coupables étaient tous désignés. Alexis et Morgan lui avaient fait promettre de ne pas en parler mais elle n’avait pas pu s’en empêcher.
De toute évidence, Hyun avait compris d’où venait l’information en un instant.
— J’ai plus de sentiments pour elle.
— Pourquoi je devrais te croire quand tu doutes de moi ?
— T’as raison, t’es pas obligée. C’est pour ça que je t’ai dit que c’était une mauvaise idée.
Un silence gêné s’installa entre eux. Pourquoi se disputaient-ils de la sorte ? Ils s’entendaient bien, pourtant ! Maxence, Leigh, ou Olympe, ils n’auraient rien dû à voir dans tout ça. Hyun sembla penser la même chose car son expression se radoucit et un sourire maladroit prit place sur ses lèvres. Il finit par se rapprocher brusquement, la faisant sursauter, mais il passa juste derrière elle pour ramasser son manteau. Après l’avoir épousseté, il le posa timidement sur son dos, gardant ses mains sur ses épaules comme pour l’empêcher de se tourner vers lui. Il se pencha doucement, laissant son souffle chaud draper sa nuque nue.
— Ça m'a fait plaisir tu sais... murmura-t-il contre son oreille. Quand tu m’as proposé de sortir ensemble...
Ce fut au tour des joues de Rosalya de se teindre d’un rose perlé. La jeune femme plissa les lèvres, regrettant de ne pas pouvoir observer son visage à cet instant. Il jouait les timides, mais il savait clairement ce qu’il faisait.
— Mais je me suis promis quand je sortirai enfin avec quelqu’un, je serais sûr de moi.
— Et tu ne l’es pas ? Sûr de toi ? demanda-t-elle en croisant les bras.
— Désolé.
Rosalya bougonna et fit un pas en avant pour le forcer à la lâcher. Indifférente au sourire navré de son interlocuteur, elle le toisa du regard.
— Tu te rends compte que tu trouveras jamais une fille plus canon que moi ? lança-t-elle, haute de sa fausse assurance.
Hyun rit, ses yeux brillants braqués sur elle.
Pourquoi la regardait-il ainsi si elle ne l’intéressait pas ?
— Oui, je me doute.
— Y’a rien qui te fera changer d’avis ?
— Je pense pas.
La jeune femme lui tourna le dos, faisant claquer sa langue bruyamment, ce qui sembla l’amuser également. En vérité, elle ne voulait pas qu’il voit la déception sur son visage. Elle ne voulait pas qu’il sache que son cœur s’était serré dans sa poitrine à ces quelques mots.
Hyun vint près d’elle, la forçant à tordre le cou dans la direction opposée pour qu’il ne puisse pas lire la déconvenue sur ses traits.
— Mais hum... tu peux toujours revenir me voir dans six mois, on sait jamais.
— Six mois ? répéta-t-elle alors qu’il s’éloignait.
Quelques pas devant elle et visiblement prêt à partir, Hyun leva la main comme pour lui dire au revoir.
— Tu m’auras oublié, d’ici là !
— Vraiment ? Et comment tu peux en être aussi sûr ? rétorqua-t-elle d’une voix forte pour qu’il l’entende alors qu’il partait déjà. Je suis très persévérante, tu sais !
Son rire lui parvint en réponse. Hyun ne s’arrêta pas cette fois, la laissant seule près de la boutique. Rosalya expira longuement avant d’enfiler les bras dans les manches de son manteau, sentant la brise fraîche du printemps s’infiltrer sous ses vêtements.
Six mois pour l’oublier ? Qui avait décidé ça ? Était-ce juste sa façon de l’inciter à abandonner ? Mais il avait bien dit qu’il était intéressé, au fond !
Rosalya se mordit l’ongle du pouce, presque offensée par son nouveau refus. Comment pouvait-il ne pas être sûr ? Leur alchimie était évidente ! Il avait dû le ressentir aussi. Oui, évidemment... évidemment qu’il l’avait ressenti. C’était bien pour cela qu’il avait fui. Ca avait dû l’intimider, et son ancienne longue relation avec Leigh n’était qu’une excuse.
Avait-elle failli abandonner, à l’instant ? Ça ne lui ressemblait pas. Elle devait se reprendre immédiatement. Hyun lui avait demandé de ne pas venir ici, très bien. Elle respecterait ça.
Il ne lui avait pas dit de ne jamais lui reparler du tout, cela dit. Six mois ? Elle n’allait pas attendre aussi longtemps ! Rosalya sortit son téléphone et envoya un message à Alexis, son meilleur allié dans cette bataille. Hyun allait bien voir à qui il avait affaire. S’il n’était pas sûr qu’il la voulait, elle allait l’aider à s’en rendre compte !
♦♦♦
Leigh plia le pantalon de ses doigts experts, sans un centimètre de travers, avant de le faire glisser dans un sac en plastique opaque aux couleurs de sa boutique. Un sourire commerçant aux lèvres, il tendit le tout à sa cliente :
— Merci pour votre achat.
— Merci à vous, répondit la femme d’une cinquantaine d’années. C’est ma fille qui va être contente. Elle m’a envoyée la photo de ce pantalon la seconde où elle l’a vu dans votre vitrine l’autre jour !
— Vous m’en voyez ravi. N'hésitez pas à revenir si la taille ne convient pas. On peut aussi faire quelques retouches si nécessaire, expliqua-t-il en prenant une petite feuille en haut d’une pile près de la caisse. Vous avez tous nos tarifs écrits là-dessus.
— Merci beaucoup !
La femme quitta la boutique sous le son de la petite cloche de la porte, laissant le propriétaire seul. Leigh jeta un coup d'œil à la pendule sur le mur : dix-sept heures quarante. Plus que vingt minutes et il pourrait enfin fermer la boutique pour aujourd’hui. Il expira lentement, se demandant s’il pouvait déjà commencer à faire la caisse pour prendre un peu d’avance, mais c'était toujours une tare de devoir la réouvrir après si nécessaire.
Les temps avaient bien changé. Le voilà qu’il espérait secrètement que personne ne vienne pour pouvoir rentrer plus tôt. Il aurait dû se réjouir du succès de la boutique, après ces années acharnées à la faire décoller, au péril de sa relation avec ses propre parents, son frère et Rosalya ; mais il ne ressentait plus l’excitation des débuts. La fatigue avait pris le dessus sur tout le reste.
Alors qu’il se penchait pour ramasser un morceau de tissu tombé au sol, sa vue se brouilla de milliers d'étoiles dorées. Les jambes molles, sa tête se mit à tourner. Il tenta de se rattraper au comptoir sur sa droite mais sa main se referma sur un présentoir. Leigh tomba inévitablement en arrière, l’emportant dans sa chute. Il poussa un juron en sentant une douleur lancinante s'insinuer tout le long de son dos.
C'était son deuxième malaise vagal de la semaine. Le médecin lui avait bien dit que son niveau de stress était hors de contrôle. S’il ne faisait pas quelque chose pour le diminuer, il n'allait bientôt plus être capable de travailler.
Les nuages devant ses yeux se dissipant enfin pour faire apparaître le plafond de son magasin, Leigh se concentra sur sa respiration, espérant calmer sa poitrine douloureuse. Quelques minutes passèrent sans qu’il ne bouge, espérant seulement que personne n'entre dans la boutique.
La clochette près de la porte sonna, preuve que sa prière n'avait pas été entendue.
Des étoiles brouillèrent sa vue de nouveau la seconde où il essaya de se redresser, restant assis par terre. Encore incapable de se mettre sur ses jambes il pesta intérieurement, une main contre son visage et l’autre accrochée au comptoir.
— Il y a quelqu’un ? héla une voix d’homme.
N’ayant aucune autre solution, il essaya de forcer de nouveau, ne parvenant qu'à faire tomber une pile de prospectus qui se trouvaient sur le comptoir.
De l'inquiétude plein la voix, le client se précipita derrière la caisse.
— Tout va bien ?!
Leigh leva les yeux, se retenant de lui dire qu’il n'avait pas le droit d'être là. Si seulement il avait embauché un autre vendeur comme tout le monde le lui recommandait, il ne se serait pas retrouvé dans cette position.
— Tout va bien, désolé, mentit-il. Ne vous inquiétez pas.
Derrière le nuage qui obstruait sa vue, il ne vit pas le client rapprocher un tabouret pour le poser près de lui. Pouvant difficilement refuser son aide, il se laissa porter jusqu’au siège.
— Est-ce que je dois appeler une ambulance ?
— Non, je vous assure, tout va très bien. J’ai juste... ma tête s'est mise à tourner. Ce n’est rien.
Enfin assis correctement, il se sentit respirer, et les traits du clients accroupis devant lui se dessinèrent petit à petit sous ses yeux. Des cheveux d’un noir de jais et des iris aussi sombres que ses pupilles, l’homme devait avoir à peu près son âge. Sa peau blanche était légèrement colorée de jaune sur sa joue, comme s’il s'était pris un coup au visage. Son visage lui disait vaguement quelque chose. Ce n'était peut-être pas la première fois qu’il venait au magasin.
— Veuillez m’excuser, dit-il doucement en détournant la tête. Je vous en prie, continuez votre shopping.
— Vous êtes sûr ? hésita-t-il. Vous avez mauvaise mine.
— Oui, oui, ne vous en faites pas, tenta-t-il de le rassurer.
Il se leva lentement du tabouret comme pour prouver ses dires. Le client ramassa le présentoir et les prospectus éparpillés au sol, ignorant Leigh qui lui demanda de tout laisser par terre. L’homme se redressa pour tout poser sur le comptoir sous les remerciements du propriétaire.
— Je m'attendais pas à trouver quelqu’un à terre en entrant ici pour la première fois, essaya-t-il de plaisanter.
— Vous avez dû être surpris. Je suis désolé, s’excusa-t-il de nouveau en se maintenant au comptoir. Je me sens déjà mieux.
À son grand soulagement, il retourna enfin de l’autre côté de la caisse. Leigh but plusieurs gorgées de sa bouteille d’eau, essayant de reprendre ses esprits au plus vite.
— Vous cherchez quelque chose en particulier ? demanda Leigh, reprenant son rôle de commerçant.
— Pas vraiment, je suis entré ici par hasard.
L’homme croisa les bras sur le comptoir, observant la boutique comme s’il pouvait trouver ce qui l'intéressait de la. Puis, son regard se posa de nouveau sur Leigh.
— Vous et moi, on s'est déjà rencontrés quelque part, non ?
Leigh haussa les sourcils, surpris que son impression soit partagée.
— Vous pensez ?
— J'en suis sûr ! Votre visage me dit quelque chose.
Le client l'étudia avec attention. Leigh déglutit, n'étant pas certain de pouvoir se permettre de lui rendre la même intensité sans paraître malpoli. La blessure sur sa joue l’avait interpellé aussi mais il n’osait pas poser les yeux dessus trop longtemps.
Brusquement, l’étranger se redressa et claqua ses doigts l’un contre l’autre.
— Je sais ! s’exclama-t-il, un sourire radieux aux lèvres. Vous êtes le fiancé de Rosalya !
La mâchoire de Leigh se crispa.
— On s'est rencontrés à une fête organisée sur la plage... l'année dernière je crois ? Je suis Maxence, bassiste de Crowstorm. Vous vous rappelez ?
— Oh, oh oui... oui bien sûr, je me souviens.
Effectivement, désormais, il s’en souvenait. Il se souvenait de cette soirée car c'était la seule fête à laquelle Leigh avait accepté d'accompagner Rosalya en plus d’un an, et, pourtant, sa fiancée de l'époque avait insisté pour rentrer tôt, prétextant qu’elle se sentait malade. Avec le bassiste de Crowstorm, ils n'avaient échangé que quelques mots, mais celui-ci avait tout de même insisté pour échanger leur numéro de téléphone. S’agissant visiblement d’un ami de Rosalya, Leigh n'avait pas osé refuser, mais Maxence ne l’avait jamais contacté après ça. S’il ne lui avait pas rappelé son prénom, il n'aurait probablement pas réussi à s’en souvenir.
Les amis de Rosalya avaient beau être de la même génération que lui, il n'avait jamais réussi à se mêler à eux naturellement. C’était une des nombreuses choses qui faisaient souffrir sa petite-amie, avant leur rupture.
— J’ai assisté à votre concert au Snake Room l’autre jour, dit-il poliment, espérant changer de sujet.
— Vraiment ? répondit Maxence, les yeux brillants d'excitation. Et qu’est-ce que vous en avez pensé ? Vous pouvez dire qu’on vous a tellement ébloui que vous écoutez notre album en boucle maintenant ! Si vous l'avez sur vous, je peux même vous le signer. Tout le monde veut l’autographe de Castiel, mais tout le monde sait que je suis plus canon que lui.
Le propriétaire de la boutique eut un rire poli.
— Je n'écoute pas beaucoup de musique, mais j’ai beaucoup apprécié. Pour être honnête, j'y suis surtout allé pour écouter Lysandre en première partie. C’est mon petit-frère, expliqua-t-il.
Maxence écarquilla les yeux.
— Lysandre c'est votre frère ?
Leigh hocha la tête. Maxence semblait sous le choc, la bouche ouverte. Passé quelques secondes de flottement, le bassiste se reprit, posant la main sur son menton. Un sourire élargit ses lèvres, son regard perdu dans le vague. Il finit par se tourner de nouveau vers lui.
— Je vois, je vois... je l’ignorais ! Mais maintenant que j'y pense, l’air de famille aurait dû être évident. C’est qu’il est talentueux votre frère... On doit vous le dire souvent.
Le propriétaire de la boutique sourit, comme pour confirmer.
— Et Rosalya, comment va-t-elle ? Ça fait un moment que je lui ai pas parlée.
Leigh força ses lèvres à rester dans la même position, espérant ne rien laisser paraître. Maxence restait un client, alors il ne souhaitait pas étendre son linge sale ; encore moins après qu'il eut déjà fait un malaise devant lui. Il était suffisamment gêné comme ça.
Puis s’il s’agissait bien de l’ami de Rosalya, elle aurait dû le lui dire elle-même.
— Elle va bien. Nous sommes allés au concert ensemble. Elle n'est pas venue vous saluer ?
Maxence fit “non” de la tête, les lèvres plissées, à la surprise de Leigh. Rosalya sortait souvent s’amuser avec le groupe de Castiel. Les derniers mois, elle le faisait même sans l’en informer d’abord.
— Mais maintenant que j'y pense, je crois que je vous ai vus le soir du concert ! Il y avait un couple qui s’embrassait dans la rue près du Snake Room. La fille avait des cheveux blancs, exactement comme Rosy ! C'était bien vous ? J’ai bien fait de pas vous déranger, alors.
Leigh resta impassible, soutenant son regard innocent.
Évidemment, il ne pouvait pas s'agir de lui et Rosalya. Ils s'étaient quittés au bar, et lui ne l'avait même pas embrassé lorsqu’elle le lui avait demandé, des larmes dans la voix.
Elle avait insisté pour échanger un baiser d’adieux, tout ça pour retrouver son amant juste après ? Que représentait-il seulement pour elle ?
Il déglutit difficilement avec sa gorge cruellement sèche, mourant d’envie d'en demander plus, alors même qu'il avait ordonné lui-même à Rosalya de se taire. L’homme lui ressemblait-il au point que Maxence ait cru que c'était lui qui embrassait sa petite-amie ? Ex-petite amie. Était-elle heureuse qu’il ait enfin rompu car elle pouvait retrouver son amant en toute tranquillité ? Non pas que la rupture ne l'ait pas soulagé, lui aussi, mais la situation restait difficile à accepter.
C'était pour ça qu'il n'avait pas pu l’embrasser ; ses lèvres auraient eu le goût de la trahison, et il ne voulait pas de ça sur sa bouche.
Les yeux du propriétaire se posèrent sur la pendule au mur qui indiquait dix-huit heures et cinq minutes.
— J'espère que j’aurai de nouveau l’occasion d'écouter Crowstorm, dit Leigh en contournant la caisse pour se diriger vers la vitrine.
Il retourna l'écriteau “fermé” sur la porte.
— Oh, il est tard déjà ! s'exclama Maxence en le voyant faire. Désolé, je vous accapare alors que vous ne vous sentez pas bien. Ça va aller ?
— Oui, bien sûr. Désolé de vous avoir inquiété. Vous pouvez prendre votre temps pour observer la boutique, pas de problème.
— Non c'est bon, je reviendrai une autre fois ! Fermez vite pour pouvoir vous reposer.
De nouveau à sa hauteur, Leigh sursauta en sentant la main de Maxence se poser brusquement sur son épaule, comme s’ils étaient amis. Il leva le menton vers l’homme qui faisait presque une tête de plus que lui.
— J'ai appris beaucoup de choses intéressantes aujourd’hui, dit-il, un sourire satisfait aux lèvres, pressant ses doigts sur sa veste. Je suis sûr qu’on va se revoir bientôt.
Leigh resta impassible, n'étant pas bien certain de ce qu’il voulait dire. Maxence le lâcha et lui fit un signe de main, l’autre dans la poche de son pantalon, près à partir.
— Attendez ! le rappela-t-il, presque par réflexe. Est-ce que... ce que vous avez vu aujourd'hui, est-ce que vous pourriez le garder pour vous ?
Il força un sourire.
— Je ne veux pas inquiéter Rosalya.
Le bassiste tourna la tête vers la porte, comme s’il ne l’avait pas entendu. Le soleil se faisait de plus en plus bas dans le ciel, une lumière chaude tombant doucement sur la vitrine. Maxence semblait observer un point précis à travers celle-ci.
Leigh ouvrit les lèvres, craignant qu’il ne l'ait pas entendu, mais le bassiste de Crowstorm se retourna enfin.
— Je ne dirai rien.
Puis il quitta la boutique en lançant un dernier “Rétablissez-vous bien !”. Leigh ferma la porte immédiatement derrière lui, laissant échapper un soupir de soulagement. Il retourna vers la caisse pour récupérer son téléphone, demandant à Lysandre de venir le chercher. Il resta évasif, expliquant seulement qu’il avait la tête qui tourne et ne se sentait pas de conduire. Leigh ferma la caisse, fit les comptes pour la journée et décida de venir plus tôt le lendemain pour nettoyer.
Quarante minutes après le départ de Maxence, Lysandre arriva, frappant quelques coups à la vitrine pour signifier son arrivée. Son sac sous le bras, Leigh sortit de la boutique en saluant son frère.
— Désolé de t'avoir fait venir.
— Ce n’est rien. Tu vas bien ? demanda Lysandre, l'inquiétude marquant ses traits.
Leigh hocha la tête en silence et l’invita à le suivre à sa voiture, garée plus loin dans la rue. Il s’assit sur le siège passager et Lysandre prit le volant. Son petit frère était apprêté, comme pour monter sur scène, ses cheveux plaqués sur son crâne avec une couche de gel.
— Tu travailles ce soir ?
— Oui. J’ai prévenu le patron que j’arriverai en retard.
Leigh inspira doucement, les yeux perdus dans le vague. Assis, la douleur dans son dos se réveilla.
— Tu n’as qu'à me déposer à la maison et y aller directement avec ma voiture, proposa-t-il.
Lysandre était toujours hésitant à la lui emprunter, se forçant à prendre le bus pour aller travailler.
— Merci, accepta-t-il en mettant le contact.
Leurs ceintures accrochées, il ne perdit pas de temps pour démarrer. Son frère avait beau être tête en l’air, Leigh savait qu’il n'aimait pas être en retard à son travail au bar. Il avait de grandes difficultés à comprendre ce qui lui plaisait autant là-bas mais, de toute évidence, il tenait à sa place. Il fallait aussi admettre que c'était le seul boulot qu’il était parvenu à conserver depuis septembre.
— Ça ne va pas mieux, alors ? finit-il par lui demander.
— C’est juste quelques vertiges, ce n’est rien, répondit-il, les paupières fermées. Ce n’est pas comme si j'avais perdu connaissance.
Le coude sur le bord de la fenêtre, il laissa sa tête reposer contre son poing fermé.
— C’est la deuxième fois cette semaine, fit-il remarquer.
— Je sais.
Ils restèrent silencieux pour le reste du chemin.
En vérité, il y avait beaucoup de choses dont Leigh voulait lui parler, beaucoup de choses qu’il voulait lui demander, mais malgré des semaines de cohabitation, le bon moment ne venait jamais. Et un nouveau sujet de discussion venait de s'ajouter à la liste.
Est-ce que tu savais que Rosalya avait déjà quelqu'un d’autre ?
Il tourna la tête vers son frère, concentré sur la route.
Puisqu’apparemment elle te dit tout, à toi.
Ses cheveux gris aux accents noirs ne cessaient de pousser, tombant désormais sur sa nuque. Avec les manches de sa chemise noire simplement retroussée sur ses bras et ses cheveux correctement coiffés sur son crâne, il paraissait plus mature, adulte.
Il l'avait remarqué en vivant avec lui : Lysandre avait définitivement grandi. Même si l'aîné n'approuvait pas ses choix, la plupart du temps, son frère gagnait en assurance jour après jour. Malgré l'offre intéressante du Loft, il gardait la tête froide, continuant à travailler dans son bar miteux en attendant de négocier un contrat.
Leigh soupira.
— Lysandre.
— Oui ?
Ils arrivaient déjà à l’appartement. Une fois garé, son frère se tourna vers lui.
— Est-ce que tu es libre dimanche ?
— Oui. Pourquoi ?
— J'aimerais qu’on retourne chez nos parents. On dort le dimanche soir, et on revient le lundi matin.
Leigh releva la tête, laissant tomber sa main contre la portière.
— Après tout, c'est bien devenu une chambre d'hôtes, non ? Et le médecin m’a conseillé de me reposer.
— C’est une bonne idée. Avec plaisir.
— Merci.
Il actionna la poignée.
— Je vais appeler Pichet pour confirmer.
— J’ai hâte. Ça fait un moment qu’on y est pas allés, lui dit Lysandre avec un sourire radieux.
Leigh aurait aimé pouvoir le lui rendre avec la même énergie mais, n'étant plus tenu par le professionnalisme, il ne parvenait plus à forcer les muscles de son visage à feindre la bonne humeur.
Il était fatigué.
— Bon courage pour ce soir, dit-il en sortant de la voiture. Ramène-moi juste la voiture avant demain matin.
— Bien sûr. Repose-toi bien et n'hésite pas à m'appeler s'il y a un problème.
Leigh lui fit un signe pour le rassurer et referma la portière, l'invitant à partir au plus vite. Son frère sembla hésiter, comme s’il envisageait de rester à ses côtés pour la soirée, mais Leigh tapota sur la voiture pour la faire partir. Il n'était pas un grand malade non plus ; il avait juste besoin d’une nuit de sommeil un peu plus longue que d’habitude.
Sans attendre, Leigh rentra dans l’appartement, le bruit de la voiture qui s'éloignait résonnant dans son dos. Il rejoignit la chambre qu’il partageait avec Rosalya avant, s'étalant sur le lit sans enlever son manteau, ses chaussures encore aux pieds. Le silence de la pièce semblait le narguer, lui rappelant le vacarme constant dans sa tête. Sur la table basse reposait une enveloppe qu’il n’avait toujours pas osé ouvrir.
Il n’allait pas pouvoir rester ici indéfiniment. Il lui fallait du changement, même si ce n'était que pour deux jours à la campagne pour commencer. Il profiterait de cette occasion pour discuter avec Lysandre ; pour de vrai, cette fois.
Leur cohabitation devait s'arrêter.
♦♦♦
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