TW : prostitution.
Katsuya avait vingt-six ans.
Toujours sans domicile ou travail fixe, il se rendait à Pôle Emploi toutes les semaines. En trois ans, il avait obtenu quelques boulots : surveillance de parking, ménage de toilettes publiques, nettoyage de vitres... rien qui ne durait plus de quelques semaines. Il avait bien réussi à obtenir un poste de serveur dans un restaurant pour deux mois d'été, mais s'était fait renvoyer au bout d’une semaine pour avoir frappé le patron. Il avait juré qu’il l'avait mérité, car il ne frappait jamais personne sans raison, mais le mec a Pôle Emploi l'avait quand même engueulé comme un gamin.
Le CDI, ce n'était pas pour tout de suite.
Ce jour-là, Katsuya avait encore décliné une mission sur un chantier de construction - les seuls boulots qu’il refusait constamment. L’hiver, la pire saison pour lui, commençait déjà et la pression augmentait. Quelques mois plus tôt, il avait enfin obtenu son diplôme d'accès aux études universitaires. C'était la première fois qu’il réussissait un examen mais, pour le moment, il ne savait pas quoi en faire. Sans argent, reprendre des études était inenvisageable.
Juste devant le bâtiment qu’il venait de quitter, Katsuya sortit une cigarette pour calmer ses nerfs. Il n'avait pas envie de “rentrer” tout de suite. Il balada un œil paresseux autour de lui jusqu'à remarquer le tableau d’affichage non loin de là, où un petit papier rose attira son attention. Des annonces et offres d’emploi y étaient perpétuellement accrochées mais, de son expérience, la majorité ne donnait rien, alors il avait cessé d’y accorder de l’importance.
La petite annonce rose était différente de toutes les autres, et pour cause : en dehors de l’adresse, elle était entièrement rédigée en japonais. Katsuya ne lisait pas bien sa langue maternelle pour avoir arrêté de la pratiquer depuis des années, mais il reconnut les informations les plus importantes : “Recherche cuisinier”, “Bon niveau de japonais”, “Urgent”.
Katsuya fronça les sourcils, sceptique. Qu’est-ce qu’une annonce tout en japonais faisait là, près d'un Pôle Emploi d’une ville aussi paumée ? Un restaurant japonais tenu par des Japonais n’avait-il pas plutôt sa place vers la capitale ? S’agissait-il d’une arnaque bizarre, pour attraper des immigrants ?
Il soupira. Pouvait-il vraiment se permettre de douter ? Pas franchement, pour une fois que parler une seconde langue lui donnait l’avantage. Il arracha l’annonce et prit les transports en commun pour se rendre à l'adresse sur le papier.
Il arriva vers quatorze heures, plus d’une heure après la fin de service. Le restaurant était petit, plutôt discret dans cette rue commerçante où il n'était jamais venu avant. Sur la devanture, le nom du restaurant “Le Roi du Sushi” était écrit aussi bien en français qu’en japonais. En voila un nom stupide, pensa-t-il. La première impression n'était pas terrible mais les lampions blancs et les rideaux bleus à l'extérieur lui rappelaient les restaurants dans les vieux films japonais que sa mère regardait parfois en DVD.
Les lumières étaient éteintes mais, à bien y regarder, quelqu'un se trouvait à l'intérieur. Katsuya rentra doucement et l’homme assis à une table, penché sur ce qui ressemblait a des livres d'université, leva la tête vers lui, un de ses yeux bleus cachés derrière une mèche bouclée brune.
— Je suis venu pour l’annonce, expliqua Katsuya en japonais en sortant le papier rose de sa poche.
Silence.
En voilà un qui n'avait pas compris un traître mot qu’il venait de prononcer. S'apprêtant à s'expliquer en français, l'étudiant se pencha légèrement.
— Kida-san, appela-t-il depuis sa chaise. Il y a quelqu’un pour vous.
“San” ?
Katsuya tourna la tête et sursauta en voyant un homme d’une cinquantaine d'années sortir de l’ombre. Il n’avait pas remarqué que la salle continuait juste derrière le mur sur sa gauche.
Devinant qu’il s'agissait du chef japonais, Katsuya se pencha comme son père le lui avait appris, sentant encore le poids de sa main sur sa nuque plus de quinze ans plus tard.
— D'où venez-vous ? lui demanda-t-il froidement.
— Mes parents viennent de Hyōgo, répondit-il, comprenant qu’il ne parlait pas de la France.
— Je vois.
Katsuya déglutit, intimidé malgré lui. Un sentiment étrange de nostalgie l'étreignait, alors même que cet homme était tout sauf accueillant. Les mains le long du corps, le dos droit et le visage impassible, on aurait pu le confondre avec une statue de cire.
— Avez-vous déjà travaillé dans un restaurant ?
— N... non.
— Vous en sentez-vous capable ?
— Oui.
Le chef détourna les yeux un instant, comme réfléchissant à sa réponse.
— Quand pouvez-vous commencer ?
— Hum... tout de suite.
— Très bien. Rio-kun, appela-t-il en se retournant dans la salle plongée dans le noir.
Katsuya remarqua enfin le garçon allongé sur quatre chaises alignées au fond de la salle, sa veste blanche de cuisinier sur le visage.
— Rio-kun !
— O-Oui, chef ! répondit-il en se redressant d’un coup, les yeux encore fermés.
— Montrez-lui les bases pour qu’il puisse commencer dès ce soir.
— Ce soir ? s'étonna Katsuya.
Avait-il obtenu la place aussi facilement ? Juste parce qu’il parlait japonais ?
— On parlera de votre contrat après le service, expliqua le chef. Avez-vous des questions ?
— N-Non, dit-il précipitamment, craignant presque qu’il change d’avis s’il posait une question stupide.
— Comment vous appelez-nous ?
— Tachibana.
— Faites de votre mieux, Tachibana-kun.
Le dénommé Rio lui balança une veste blanche qu’il attrapa au vol. Il se débarrassa de son manteau pour l’enfiler immédiatement sous le regard appuyé du chef.
— Et faites un effort pour parler correctement à partir de maintenant, le réprimanda-t-il.
Katsuya baissa la tête, gêné, ayant parlé familièrement sans réfléchir.
— Je vais t’apprendre aussi les formes de politesse ! lui dit gentiment Rio en lui tapant sur l'épaule.
Son premier “vrai” boulot commença ainsi.
Katsuya était sous contrat jusqu'à fin juillet, lorsque le restaurant fermerait pour l'été. Si ça se passait bien, Kida lui avait confirmé qu’il l'embaucherait de nouveau en septembre, cette fois-ci en CDI. C'était la chance de sa vie.
Il avait certes perdu son “logement”, son dernier pigeon ne tolérant pas qu’il rentre tard tous les soirs désormais, mais c'était un mal pour un bien. Il voulait mettre un terme à ce type d’arrangement tôt ou tard, et avec un travail stable, cela devenait enfin possible. Le salaire était misérable, mais les nombreuses heures supplémentaires payées en liquide aidaient.
Travailler dans une cuisine était plus difficile qu’il ne l'aurait cru : debout toute la journée, des blessures aux mains constantes pour manipuler des objets tranchants à un rythme effréné, des services de dix à douze heures lorsque le restaurant était plein, les clients qui venaient se plaindre jusqu’aux cuisines au moindre problème... Les journées allaient et se ressemblaient, jusqu'à lui faire oublier qu’une vie existait en dehors du restaurant, mais Katsuya ne détestait pas cela.
Pour la première fois de sa vie, il avait de l’argent. Il avait un endroit où dormir quelques heures en paix, même si ce n'était qu’entre deux services et sur des chaises inconfortables. Il avait quelque chose pour occuper ses journées, quelque chose d’autre à penser que l’endroit où il allait dormir. Dernièrement, il avait enfin commencé à regarder les inscriptions à l'université plus sérieusement. S’il continuait comme ça, il pourrait peut-être même se trouver un logement, passer le permis et s’acheter une voiture.
Tout se passait bien, jusqu'à un incident, deux mois après avoir commencé.
Le restaurant était plein à craquer pour la Saint Valentin. En plus des tables entièrement réservées pour la soirée, les commandes à emporter ne s'arrêtaient pas. Katsuya et Rio avaient supplié le chef d'arrêter de les accepter, leur cadence ne permettant plus de gérer l'amont de clients, mais il n’avait rien voulu entendre.
Le jeune homme était déjà au bord de l’implosion lorsqu’il l'entendit :
— La cuisine s'est encore trompée dans la commande.
C'était Johan, le manager, qui avait parlé. Le même manager qui l'avait accueilli avec des yeux de merlan frit quand il s'était pointé pour l’annonce. Il ne parlait pas un mot de japonais, comme la majorité des serveurs.
La cuisine et la salle ne s’entendaient pas.
— “Encore” ? répéta Katsuya d’une voix forte en abandonnant son couteau sur le comptoir.
Johan se retourna vers lui, comme n’ayant pas réalisé que les concernés pouvaient l'entendre à une si courte distance.
— C’est la deuxième fois de la soirée.
— Quelle commande ?
— La soixante-deux. J’ai dit de remplacer des saumons par des thons.
Katsuya déchira la note de là où elle était accrochée. Le chef et Rio tournèrent la tête dans sa direction d’un même mouvement.
— Et c'est écrit où là-dessus, hein ? Montre-moi ! ordonna-t-il en lui présentant le papier.
— Oui bah... je l’ai pas écrit, je l’ai dit à voix haute, répondit-il en haussant les épaules.
Son poing se resserra sur le papier, un sourire de rage déformant ses traits.
Katsuya ne frappait jamais les gens sans raison valable... mais celles-ci n’avait pas besoin d'être importantes.
— Tu te fous de ma gueule ? cracha-t-il.
— Yo, Tachibana, parle moins fort, les clients t'entendent, dit Rio en japonais avec un sourire gêné.
Le chef, silencieux, reprit la découpe de ses poissons comme si de rien n'était.
— Désolé Tachi, mais je vous l’ai bien dit tout à l'heure, il fallait m’écout-
Katsuya fit les deux pas qui le séparaient de Johan et le plaqua contre le mur.
— Tachi ! l’interpella quelqu’un.
— T’as une main ? T’as des doigts ? cria Katsuya sans le lâcher des yeux. Alors tu écris la putain de commande en entier sur le papier ou tu fermes ta gueule !
— Mais calme-toi enfin, s’affola un autre serveur. Les clients te regardent !
— Non je me calmerai pas ! hurla-t-il en serrant ses mains encore plus fort sur les épaules de Johan. Ce connard me prend de haut depuis le début, j’en ai plein le cul !
Le serveur ne bougeait pas, apeuré, l'observant de ses yeux ronds. La confusion était l’expression par défaut pour lui.
— Il est toujours à parler de son putain de doctorat et de ses vacances en Suisse ou je sais pas quelle destination de bourge ! Il se cache même pas qu’il a aucune envie de bosser ici et qu’il attend juste de pouvoir partir faire un “vrai” boulot !
En cet instant, Katsuya n'avait jamais autant détesté quelqu’un. C'était comme si ses frustrations accumulées toutes ces années à essayer désespérément de reprendre sa vie en main avaient pris la forme de son visage innocent. Insouciant. Le visage d’un homme de son âge qui semblait pourtant vivre sur une planète totalement différente de la sienne.
Quelqu’un comme Johan ne pourrait jamais le comprendre. Katsuya avait vécu des choses qu’il ne saurait pas imaginer.
Alors comment osait-il le prendre de haut ? Comment osait-il prendre ce boulot pour acquis ? Tout ça pour faire des erreurs et les blâmer sur lui ensuite. Il n’avait aucun problème pour ramasser tous les pourboires laissés par les clients satisfaits par les plats pour ensuite se plaindre de la cuisine au moindre faux pas.
Katsuya voulait qu’il comprenne la peur - la peur de se prendre un coup dans la gueule par un mec comme lui. Alors il arrêterait enfin de parler sans réfléchir.
— Si ce restaurant est trop bien pour toi, t’as qu'à démissionner ! Certains d'entre nous ont pas le choix de bosser ici ou non !!
— Tachibana-kun, l’appela froidement le chef.
La voix sèche de Kida le ramena brusquement à la réalité. Katsuya se tourna vers lui, les doigts toujours enfoncés dans les épaules du serveur.
— Chef...
— Sortez.
Non.
Non, tout mais pas ça.
Katsuya lâcha enfin Johan, son regard fixé sur Kida. Celui-ci ne s'était même pas arrêté de travailler, ses mains professionnelles posant des sushis sur l’assiette devant lui après les avoir préparés. Ce fut à ce moment-là qu'il réalisa que toute la salle était tournée vers lui.
Il allait être renvoyé.
— Chef... s'il-vous-plaît... supplia-t-il en japonais, son cœur commençant à battre lourdement dans sa poitrine.
Il avait besoin de ce boulot.
C'était sa porte de sortie de la rue. Il ne pouvait pas tout perdre maintenant.
— Sortez vous rafraîchir les idées, dit doucement Kida. Et revenez finir le service lorsque vous serez calmé.
Katsuya baissa la tête, une boule de honte dans la gorge. Après avoir lancé un dernier regard noir à Johan qui sursauta jusqu’à retrouver sa place sur le mur, il quitta le restaurant en ignorant tous les yeux curieux braqués sur lui.
Il retourna en cuisine vingt minutes plus tard.
Kida le prévint : c'était la dernière fois. Et il l'écouta, car ça ne se reproduisit pas.
Katsuya et Johan s'ignorèrent toute la semaine suivante. Le serveur paniquait dès que le cuisinier entrait dans la pièce, et trouvait toujours une raison pour l'éviter. Selon une autre collègue, il n'était pas en colère. Katsuya en doutait.
Il y était peut-être allé un peu fort, mais il l'avait fait sortir de ses gonds. Kida lui avait bien dit d’aller s’excuser, seulement ça semblait difficile si Johan ne le laissait jamais l’approcher, alors il avait laissé tomber. Tout le monde eut l'air d’oublier l’incident avec une curieuse rapidité.
Tandis que Katsuya ramassait la neige tombée devant le restaurant un matin avant le service, Johan passa à côté de lui en bredouillant un “Bonjour” d’une voix si basse qu’il aurait pu la confondre avec le bruit du vent.
— Fais attention, ça glisse, le prévint-il sans se retourner.
Il ne savait même pas s’il l'avait entendu.
Le trottoir et la terrasse enfin débarrassés de la neige et du verglas, Katsuya sortit une cigarette pour fumer. Les deux mains sur le manche de sa pelle, il observait la rue commerçante encore vide. Tout était encore si calme, à cette heure-ci. Le restaurant allait grouiller de monde dans moins de deux heures, et il en était fatigué d’avance, mais la nuit qui l'attendait l’accablait encore plus.
Il détestait l’hiver.
— Tachibana.
Katsuya se retourna, sa cigarette à moitié consommée encore en bouche. Le manager était sorti, la tête légèrement baissée, évitant son regard. Il n’avait plus son manteau sur le dos.
Allait-il l’engueuler pour fumer juste avant le service comme Kida ? Décidément, il ne pouvait pas avoir un moment de tranquillité sans qu’on vienne l’emmerder.
— J’aurais pu déblayer devant le restaurant moi-même, c’est pas à toi de faire ça.
Le cuisinier soupira.
— Je suis arrivé en avance ce matin et j’avais du temps. C’est quoi le problème ?
— J’étais pas en train de te critiquer.
Johan fit les quelques pas qui les séparaient pour lui tendre un petit sachet en plastique. Katsuya le prit, suspicieux, observant le billet de cinq et les quelques pièces à l'intérieur.
— Qu’est-ce que c'est ?
— Tes pourboires.
— Depuis quand j’ai des pourboires, moi ?
Le manager croisa les bras, la tête toujours baissée. Le cuisinier ne pouvait plus voir ses yeux derrière ses mèches bouclées. En seulement deux semaines à s'éviter, il avait déjà oublié leur couleur exacte.
— On en a discuté entre nous et hum… on s'est rendus compte que ce n'était pas juste qu’on ne se partage les pourboires qu’entre serveurs alors que c'est vous qui préparez les plats.
— Kida-san est d’accord…? demanda-t-il, un sourcil relevé.
— Oui. Il a dit que toi et Rio le méritez, même si lui il n’en veut pas.
Katsuya sentit une chaleur envahir sa poitrine.
“Mériter” ? En voilà un mot qu’il n’avait pas entendu avant le concernant. Kida n'avait jamais eu un mot gentil envers lui en deux mois, un silence vide de reproches étant la chose qui se rapprochait le plus d’un compliment pour lui.
Il déglutit et lui montra le sachet.
— Et la plonge ?
— Hein ?
— T’as compris la plonge dans le partage ? insista-t-il.
— Euh... N-Non, enfin...
Il lui lança le sachet en levant les yeux au ciel. Évidemment qu’il n'y avait même pas pensé, Johan ne voyait pas plus loin que le bout de son nez avec ses longs cheveux.
— Sans plonge, on ne peut rien envoyer aux clients. Va leur donner leur part. Prends dans mon pourboire s’il faut.
Johan se gratta la tête, visiblement embarrassé.
Katsuya soupira en pinçant sa cigarette entre deux doigts.
— T’as raison, bredouilla le manager. J’aurais dû y penser. Je vais recalculer et leur donner leur part. Je prendrai dans mon propre pourboire pour compenser. Mais garde le tiens, s’il-te-plait.
Face à son refus, Johan se pencha pour forcer le pourboire dans la poche de son manteau. À seulement quelques centimètres de son visage, il releva enfin ses yeux bleus océan vers lui. Katsuya détourna instinctivement le regard.
Le manager se recula.
— Je suis désolé pour la dernière fois.
Katsuya écrasa son mégot dans l’amont de boue et neige fondue à ses pieds.
— C’est pas plutôt à moi de te présenter mes excuses ? demanda-t-il.
— Ce soir-là était horrible, on était tous stressés, et les clients étaient odieux à cause du temps d’attente. J’aurais jamais dû vous rejeter la faute pour une erreur que j’ai commise.
— Nan, t'aurais pas dû.
Il soupira, serrant ses deux mains sur le manche de sa pelle.
— Mais j'aurais pas dû t'agresser comme ça non plus. Désolé.
Johan baissa la tête de nouveau, enlevant au jeune cuisinier l’occasion d’observer les vagues s’agitant dans ses iris.
— Tu penses vraiment que je te prends de haut ? demanda-t-il d’une petite voix.
— Hein ?
— C’est ce que t'as dit ce jour-là, que je te prenais de haut.
— Ah...
Katsuya ferma les yeux un instant, se remémorant le flot de paroles enragées qui s'étaient échappées de ses lèvres à ce moment-là.
— Ouais bah… c'est le cas, non ? T’es toujours à parler de ton université d'élite, ou de tous les pays où t'as voyagé, ou du fait que t'attends que de te barrer ici...
— C’est parce que le boulot est difficile, bafouilla-t-il, mal-à-l’aise.
— Oui bah ça, je sais ! rit Katsuya, lui attirant de nouveau le regard de Johan sur lui. Qu’est-ce que tu crois ? J’aimerais aussi que l’argent tombe du ciel, mais c'est pas comme ça que ça marche. Et honnêtement, y'a des façons bien plus difficiles de se faire de l’argent que de bosser dans un restaurant, tu vois...
Les yeux du cuisinier se perdirent dans le vide.
— Je... reprit Johan après quelques secondes de silence gêné. Je me rendais pas compte que je donnais cette impression.
— Qu’est-ce tu croyais ? Tu sais que moi et Rio on est fils d'immigrés, et on travaille ici parce que personne d’autre veut nous embaucher.
— Toi et Rio vous vous entendez bien.
Katsuya pencha la tête.
— On s’entend bien ? questionna-t-il pour lui-même. On a des points en commun et on parle la même langue, ça s'arrête là.
— Je vois...
Il fronça les sourcils, sans comprendre où il voulait en venir. Croyait-il que la team “cuisine” complotait contre lui ou quoi ?
— Si je disais tout ça, c'était pas pour te prendre de haut, expliqua-t-il doucement. Je voulais t’impressionner, c’est tout.
— M'impressionner ? rit Katsuya si fort qu’il en postillonna sur le dos de sa main. Qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi tu voudrais m'impressionner ?
Pourquoi lui, en particulier ? Il cachait certes qu’il n’avait pas de domicile fixe, mais il était honnête sur tout le reste : à vingt-six ans, il n’avait rien accompli. C'était un moins que rien, et n’importe qui avec un cerveau devrait s’en rendre compte.
— Tu comprends vraiment pas, alors ? souffla le manager, un sourire mélancolique aux lèvres.
— Comprendre quoi ?
— Je veux pas que tu me détestes.
Johan sourit, plongeant son regard envoûtant dans le sien.
— Au contraire...
Hein ?
Katsuya cligna plusieurs fois des yeux, sans répondre.
— Encore désolé pour la dernière fois, souffla-t-il avant de se retourner pour rentrer.
— Atten... commença-t-il, se coupant dans son élan.
Il posa une main sur son visage, sentant la chaleur de sa peau vibrer sous ses doigts.
Pourquoi avait-il chaud, tout à coup ? En plein mois de février, le lendemain d’une tempête de neige.
Merde.
Il avait dû mal comprendre. Quelles idées se faisait-il, tout à coup ? C'était ridicule !
Pourtant, après ça, il ne parviendrait plus à voir Johan de la même manière ; ou, plutôt, il réaliserait enfin la façon inconsciente qu’il avait toujours eu de se perdre à le contempler. La façon qu’il avait de le chercher des yeux à tout instant, sans raison. La façon qu’il avait de toujours vouloir l'écouter, même lorsque les mots qu’il prononçait l’agaçaient.
Ce n'était pas du tout dans ses plans, et ça n'allait pas lui faciliter la vie. Pourtant, bien malgré lui, Katsuya tomba amoureux pour la première fois.
♦♦♦
Katsuya travaillait au restaurant depuis un an.
Il s'était aussi enfin inscrit à l'université et se rendait en cours la journée pour travailler les soirs et les samedis - son salaire avait donc baissé de moitié. Devoir jongler entre les cours et le boulot l'épuisait. Malgré ses connaissances, ses difficultés en français posaient problème. Il passait des nuits entières à écrire ses dissertations, tout ça pour qu’elles se retrouvent balafrées de rouge par ses professeurs comme si elles lui revenaient du front. Certains avaient plus de patience que d’autres, mais ses premiers partiels dans quelques mois s’annonçaient compliqués.
Prêt à jeter l'éponge comme chaque semaine, Katsuya était venu dépenser le peu d’argent qu’il avait au Coquelicot. Il avait découvert ce bar par hasard, un jour où la curiosité l'avait poussé à vérifier que la librairie de Philippe existait encore. Il n'était pas entré dans la boutique, mais dans l'établissement d’un dénommé Angus à la place.
La tête posée sur ses bras croisés, il fermait les yeux, comme prêt à s’endormir ici même. Un poids curieusement froid se posa sur le haut de son crâne.
— Ta bière va se réchauffer, lui dit le barman.
Katsuya se redressa doucement et reçut le verre dans sa main en poussant un soupir de soulagement.
— Tu vas jamais tenir à ce rythme là mon vieux, le mit-il en garde.
— J’ai pas le choix.
Le cuisinier posa son menton dans sa paume et, de sa main libre, commença à compter.
— Si je veux me payer le code, puis le permis, puis une voiture, il me faut absolument du fric. Pour la fac, j'ai réussi à obtenir une bourse, mais avec les cours je ne peux plus travailler autant, donc j’ai moins d’argent qu’avant. Et avec mon salaire actuel, je peux pas payer de loyer, sans compter du fait qu’aucun proprio voudrait de moi de toute façon.
Il observa avec dépit la bière froide qui prenait déjà dans son budget.
— Tu dors où si t'as pas de logement ni de bagnole ? demanda Angus en croisant les bras.
— Au restau. Le chef m'a donné un double une fois pour récupérer une cargaison quand il était pas là.
— Tu dors sur ton lieu de travail ?
Katsuya fronça les sourcils, ayant bien senti le reproche dans sa voix.
— Et ? Je fais rien de mal ! Je touche à rien et je me barre avant que tout le monde arrive.
— Tu te rends compte des risques que tu prends si ton boss l’apprend ?
— Quoi ? Il serait pas content c'est sûr mais... tu ferais quoi, toi, si un de tes employés dormait ici ?
— Je le virerais sur le champ.
Le jeune homme fit claquer sa langue avant de prendre une gorge de sa bière.
— Vous les patrons, vous avez aucun cœur.
Angus ne le contredit pas. Il posa les mains sur le comptoir.
— T’as pas intérêt à te faire choper parce que c'est pas moi qui t’embaucherai maintenant, vu ce que je sais sur toi.
— J’ai compris ! s'énerva-t-il. Je me ferai pas prendre. Mais qu'est-ce qu’il y a de mal à juste vouloir dormir, hein ? C’est pas ma faute si j’ai pas assez de pognon pour me louer un appart. Y’a bien une collègue qui m’a hébergé quelques jours, mais son copain est venu faire une scène jusqu’au restau lorsqu’il l’a appris, alors j’y suis pas retourné.
Katsuya soupira dans sa paume.
Voilà des mois qu’il avait arrêté d’utiliser son corps pour se trouver un toit. Des années qu’il avait eu envie d'arrêter définitivement. Il craignait évidemment de perdre son boulot, mais il refusait de retourner à ce mode de vie. Dormir au restaurant et partir au petit matin pour prendre sa douche à la gym avant d’aller en cours, c'était le meilleur compromis qu’il avait trouvé jusqu'à maintenant.
— Pourquoi tu t’emmerdes à faire des études à ton âge de toute façon ? demanda Angus. T'aurais dû continuer à bosser à temps plein, comme ça t'aurais eu assez d’argent pour te louer un appart. Et tu passerais pas tes journées avec des gamins de dix-huit ans qui te regardent comme un animal de foire.
Katsuya ferma les yeux. Il l'avait envisagé, évidemment. Abandonner son idée d’aller à l'université, utiliser son diplôme pour se former officiellement dans la restauration, et rester dans ce domaine.
Mais ce n'était pas ce qu’il souhaitait. Certes, la fac était difficile ; les autres élèves comme la majorité des professeurs avaient l'air de continuellement se demander ce qu’il fichait là et d’attendre le moment où il abandonnerait enfin. Il s'était demandé plus d’une fois s’il n’avait pas été trop ambitieux d’aller à la fac, même s’il s’agissait de la pire de la région. C'était cependant le seul chemin possible pour accomplir ce qu’il avait décidé.
— En plus tu m'as pas dit que tu faisais de la philo à la fac ? Qu’est ce que tu comptes faire avec ça ?
— Prof, évidemment.
Angus lui lança un regard entendu.
— Quoi ? aboya-t-il.
— Toi ? Prof de philo ? Avec ta dégaine de racaille ?
— Tu sais ce qu’elle te dit la racaille ?!
Katsuya serra le poing sur le comptoir et but la moitié de sa bière d’un coup pour se calmer. Qu’est-ce qu’Angus pouvait le faire chier ! Parfois, il se demandait ce qu’il lui prenait de revenir ici toutes les semaines, mais ses pieds le menaient naturellement jusqu’ici tous les lundis.
Son franc-parler lui faisait du bien. Katsuya avait l’impression de redevenir un peu lui-même lorsqu’ils discutaient.
— Si je réussis le CAPES, j’aurai la sécurité de l’emploi à vie, expliqua-t-il. J’aurai plus jamais à chercher un boulot, ou à m'inquiéter de pas avoir d'argent. Et je pourrai parler de philosophie toute la journée...
— Avec des lycéens qui n’en auront rien à foutre, fit-il remarquer.
Katsuya rit malgré lui. Il avait sûrement raison, mais ça lui convenait.
Lorsqu’il était au plus bas, passer quelques minutes chaque jour pour discuter philosophie avec Philippe l'avait aidé à tenir bon. Ça l'avait sauvé.
— Tant que je suis payé...
Angus ne trouva rien à redire. Il hocha la tête.
— Si t'es sûr de toi...
— Je suis sûr de rien du tout, dit Katsuya. C'est pour ça que je viens boire ici, pour l’oublier.
Il lui montra sa pinte vide et le barman sourit, commençant déjà à préparer un autre verre.
Parfois, il aimerait s’endormir et se réveiller dans cinq ou dix ans, avec toutes ces années difficiles déjà derrière lui. Est-ce qu’il obtiendrait son diplôme ? Serait-il réellement professeur, lui qui n'était jamais allé au lycée ? Aurait-il un logement et un lit pour lui tout seul ? Aurait-il quelqu’un avec qui partager sa vie ?
Penserait-il encore à sa famille chaque jour avant de s’endormir ?
Serait-il enfin habitué à vivre sans eux ?
— Continue à venir douter ici, surtout.
— C’est promis.
— Bon... murmura-t-il en se penchant alors que Katsuya buvait une gorgée du liquide ambré. Et si tu me parlais plutôt du collègue que tu t’es toujours pas tapé à ton boulot.
Katsuya régurgita si violemment que de la bière lui sortit des narines. Il toussa sous le regard dégoûté du barman qui lui passa une serviette pour l’inviter à nettoyer tout ce bordel tout seul.
Le jeune homme massa son nez dont chaque rentrée d'air laissait une trace brûlante sur ses sinus, épongeant le comptoir de sa main libre.
— J’en conclus que ça s'est toujours pas fait, dit Angus, blasé.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?! s'énerva Katsuya, le visage rouge.
Entre lui et Johan, rien n’avait progressé, au point de lui faire douter de ce qu'il avait pris comme une confession de la part du manager au début.
Leur relation s'était quand même grandement améliorée. Ils ne se disputaient plus et, parfois, l'aspirant docteur en archéologie aidait Katsuya à corriger ses dissertations. Il lui avait aussi donné un dictionnaire, mais leur lien s'arrêtait là.
— Je comprends pas comment ça peut prendre autant de temps votre truc, s’interrogea Angus. Ça aurait dû se faire le jour-même.
— C’est pas aussi simple. J’ai du mal comprendre ce qu’il m’a dit ce jour-là, bredouilla Katsuya, une main toujours posée sur son nez douloureux.
— Si tu l'attires, ça doit bien se voir dans la façon dont il te regarde. T’as déjà eu des mecs avant, non ?
C'était bien ça le problème.
Katsuya n’avait jamais eu de difficultés à reconnaître les hommes qui ne le voyaient que comme un bout de chair à consommer. Même avant de partir de chez lui à dix-sept ans, ses quelques relations avaient toutes été cruellement semblables : beaucoup de sexe, peu de sentiments. Ça lui avait convenu, pendant un temps.
Johan était différent.
Il le regardait normalement.
Ses sourires n'avaient rien l’air de cacher. Sa gentillesse n'avait pas de prix à payer. Même sa prétention parfois agaçante se révélait d’une curieuse authenticité.
C'était sûrement pour ça qu’il était tombé amoureux de lui le premier. Un amour à sens unique, visiblement, puisque rien ne se passait. Katsuya aurait pu essayer de tout lui avouer, mais il n’en trouvait pas le courage. Il s'était découvert une timidité qu’il ne pensait pas avoir. Il savait se faire draguer, mais n’avait jamais appris à le faire lui-même - et c'était devenu un problème.
— Parfois tu me désespères, Tachi. Tu devrais juste lui parler une bonne fois pour toute !
— Et rendre l’ambiance au boulot archi bizarre ?
Angus fit une blague salace sur toutes les façons possibles de “détendre” l’ambiance et Katsuya but une autre gorgée de sa bière en l’ignorant.
Avec Johan, ce n'était pas qu’une affaire de sexe. Il préférait encore qu’il ne se passe jamais rien plutôt que de tout gâcher pour une nuit. Mais ça, cet imbécile d’Angus ne pouvait pas comprendre.
— Au fait, “Tachibana” c'est bien un nom de famille ? Tout le monde t’appelle comme ça ? Laissez-moi deviner, ton prénom est trop galère à prononcer pour le Français de base ?
— Hum, souffla-t-il sans vraiment répondre, sa tête reposant sur son poing fermé.
— C’est comme moi et mon nom de famille.
— C’est quoi ton nom ? questionna-t-il, presque par réflexe.
— Björklund.
Katsuya ouvrit les lèvres avant de les refermer presque aussitôt.
— Nan je peux pas prononcer ça, reconnut-il.
Le rire sincère d’Angus fut si contagieux que Katsuya se surprit à rire aussi.
Il posa une main sur sa pinte froide, laissant la condensation couler le long de ses doigts fins. Curieusement, il se sentait déjà moins fatigué qu'en début de soirée.
Il n'eût pas le temps d’apporter la boisson à ses lèvres qu’une voix l’interpella.
— Katsuya ?
Son sang se glaça, le verre retombant sur le comptoir avec sa main.
Il avait reconnu cette voix, alors qu’il ne l'avait pas entendue depuis six ans.
Le concerné ne serait jamais venu traîner dans un bar quelconque d’une ville paumée. C'était si loin de là où il venait.
Et pourtant...
— Ça fait tellement longtemps, lui dit l’homme en se rapprochant.
Katsuya se retourna lentement, les yeux noyés d’effrois.
H.
— Qu'est-il arrivé à ton visage ?
Il n’avait pas changé d’un centimètre. C'était comme faire un bond en arrière, en plein dans une vie qu’il essayait désespérément de mettre derrière lui.
Katsuya glissa doucement hors de sa chaise, se tenant fermement au comptoir.
H l’observait avec bienveillance, comme s’il s’agissait réellement de simples retrouvailles entre deux amis.
— Je n’en reviens pas de te trouver ici ! Tu parles d’un hasard.
Pourquoi peinait-il à respirer, soudainement ?
Il n’avait qu'à mentir. Prétendre qu’il était ravi de le voir aussi. L’inviter à le retrouver quelque part pour parler du bon vieux temps, et se barrer loin d’ici lorsqu’il ne regarderait pas. Arrêter de venir dans ce bar pour éviter de le recroiser, et passer à autre chose.
Sauf que Katsuya aimait le Coquelicot. Angus le faisait chier, mais il l'appréciait quand même. Parfois, quelqu’un venait même jouer du piano pour la soirée, et ça ne lui déplaisait pas. La bière était bonne aussi ; elle avait un goût un peu différent des autres bars.
Pourquoi se sentait-il aussi irrité de voir H ici ?
Pourquoi l'idée de devoir lui mentir le dégoûtait autant ? Il le faisait tout le temps, avant.
H et tous les autres avaient fait de lui un homme immoral. Un homme qui devait mentir pour survivre. Mais il n’avait plus besoin d’eux. Il avait un boulot, un peu d’argent, des projets d’avenir. De quel droit H apparaissait-il devant lui après toutes ces années ?
L’homme pencha la tête, cherchant visiblement à observer la cicatrice sur sa joue, celle laissée par son agression dans le parc. Katsuya détourna la tête pour l'empêcher de la voir. Son regard le dégoûtait.
Il n’arrivait plus à faire semblant. Il savait parfaitement ce qu’il faisait lorsqu’il avait répondu positivement aux avances de H sept ans plus tôt. Il avait profité de son appartement de riche pendant des mois, mais il le détestait quand même.
H approcha sa main pour lui tourner le visage et Katsuya lui agrippa le poignet, presque instinctivement.
— Ne me touche pas.
— Quoi ?
Katsuya serra sa prise, jusqu'à entendre H gémir de douleur, ne contrôlant plus sa force.
Il lui aurait broyé les os jusqu'à détacher la main de son poignet s’il en avait été capable.
— Qu’est ce qui te prend ?! hurla l’homme alors que Katsuya le lâchait enfin.
Il ne répondit pas, n'étant pas sûr de la raison lui-même.
Il voulait juste qu’il disparaisse hors de sa vue. Sauf qu'à cet instant, il ne voyait personne d'autre que lui. Les clients, les serveurs ou Angus, qui était sorti de derrière le bar, avaient disparu de sa vision aussi étroite qu’un judas de porte.
Katsuya enfonça son pied dans sa poitrine, frappant avec toute sa puissance.
— NE ME TOUCHE PLUS JAMAIS !
Il avait crié à s’en arracher les cordes vocales.
H tomba sur la table et les chaises derrière lui sans parvenir à se rattraper. Le bruit de meubles renversés et les cris de clients apeurés autour de lui le ramenèrent à la réalité, ses yeux se fermant presque sous les lumières éblouissantes du bar.
Katsuya n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit qu’une main se referma sur son cou, comme les griffes d’un faucon sur sa proie. Il essaya de se déloger mais c'était peine perdue face au patron bâti comme une armoire à glace qui était plus que décidé à le foutre dehors. Angus le balança à quelques mètres de la terrasse et le jeune cuisinier se rattrapa à un lampadaire.
— Tu restes ici, lui ordonna-t-il d’une voix venue d’outre tombe avant de repartir vers le bar.
Katsuya se laissa glisser contre le poteau dans son dos, jusqu'à s'asseoir à même le sol. Il entoura de ses mains sa tête redevenue froide, dépité.
C'était foutu maintenant. Angus ne le laisserait jamais remettre les pieds ici. Il avait tout gâché. Pour une fois qu’il croyait s'être fait un pote, dans un lieu où il se sentait à l’aise, il devait faire une croix dessus, comme toujours.
Plusieurs minutes passèrent et Katsuya jura entre ses doigts avant de se relever, les bras traversés d'électricité. Il voulait se débarrasser de ce flot d'énergie qui pesait sur ses membres. Le lampadaire semblait l’appeler, presque le supplier de le frapper de toute sa force, jusqu'à perdre de ce sang qui pulsait trop fort dans ses veines.
Il leva son poing serré, prêt à s’exploser les phalanges sur le métal sombre, mais quelque chose retint son bras avant qu’il ne soit trop tard.
— Qu’est-ce que tu fous ?! s'énerva Angus avant de le projeter contre le mur. Comment tu comptes travailler si tu te bousilles la main ? Je te rappelle que t’es cuisinier ?
— Et ? En quoi ça te regarde ? répondit sèchement Katsuya, presque par réflexe.
Adossé au bâtiment derrière lui, il baissa la tête, le cœur porté par l'adrénaline.
Il n’y avait même pas pensé.
— C’est quoi ta relation avec ce mec ? questionna froidement Angus en croisant les bras.
— On a pas de relation ! hurla-t-il dans le calme de la nuit.
Le patron du bar soupira.
— Je m’en doutais.
Katsuya releva les yeux vers lui, enfonçant les poings dans les poches de sa veste pour éviter de les faire voler de nouveau.
— Un mec sapé en costard Armani se fait tabasser sans raison dans un bar et pourtant il insiste pour pas appeler les flics, expliqua-t-il. Alors soit tu connais les squelettes dans son placard, soit c’est toi, le squelette.
Il lui lança un sourire sarcastique.
— Bravo Sherlock, t’as résolu le mystère, c’est bien. Je peux me barrer maintenant ? Je refoutrai jamais les pieds ici, t'inquiète.
Le patron du bar lui empoigna le bras juste sous son aisselle et le traîna dans la rue, ignorant ses protestations. Allait-il le passer à tabac ? Katsuya n’aurait d’ordinaire pas eu peur de se battre, mais Angus était parfaitement capable de l’envoyer à l'hôpital en un seul coup de poing bien placé, et cette perspective l’angoissait plus qu’il ne l’aurait jamais admis à l'intéressé.
Alors qu’il s’attendait à être balancé dans une ruelle sombre, Angus le lâcha près d’une porte d’immeuble et entra le code pour entrer. Avant que Katsuya n’ait le temps de partir, il lui agrippa la capuche et le tira à l'intérieur.
— Troisième étage !
— Où est-ce que tu me traînes putain ?!
Il grimpa les marches à sa suite, se décidant à obtempérer pour qu’il arrête de déformer sa veste. Angus arriva avant lui et lui ouvrit la porte, l’intimant d’entrer sans faire d’histoire. Katsuya déglutit alors qu’il pénétrait dans l’appartement.
Angus alluma la lumière.
— Tu dois faire tes propres repas, ta propre lessive, et nettoyer derrière toi, en particulier les toilettes. Interdiction d’inviter qui que ce soit et de fumer à l’intérieur. Tu feras sans clé le premier mois, je suis toujours au bar ou ici de toute façon, donc tu n’auras qu’à venir me la demander.
— T’as cru que j’allais habiter ici ? demanda le jeune homme en haussant un sourcil.
— Oui. Je te donne pas le choix.
Il partit un instant dans une autre pièce et revint avec un coussin et une fine couverture.
— Mon canapé est plus confortable qu’il n’y paraît. Et certainement plus que le sol sale de ton restau.
— Pourquoi ? rit Katsuya. Tu me proposes de m’héberger, juste comme ça ?
Son sourire disparut aussitôt. Il releva les yeux vers Angus et sa posture impressionnante.
C’était donc ça. Merde. Décidément, il ne pouvait pas y échapper.
Il ne s’était pas méfié. Avait-il perdu l’habitude à ce point ? Angus ne lui avait jamais donné cette impression, pourtant.
— Qu’est-ce que tu veux en échange ?
— Rien.
— Oh arrête, souffla-t-il, amer. Je peux pas payer de loyer, encore moins en ville. Et t’as dû comprendre le lien entre moi et le riche de tout à l’heure, pas vrai ? T’es pas stupide. Alors dis-moi juste ce que tu veux qu’on en finisse.
Angus soupira et ferma les paupières un instant.
— Écoute, Tachi, je sais pas comment te le dire...
Il se mordit la lèvre, avant de reprendre :
— T’es vraiment trop moche.
— Pardon ?!
— Tu piques les yeux, mec. Même si t’étais le dernier homme sur Terre...
Le patron du bar fit des cercles avec sa main, comme pour le désigner tout entier, une expression de dégoût sur le visage.
— Franchement, non merci.
Katsuya, trop bouche bée pour répondre, en laissa tomber la couverture.
— Alors arrête de te faire des idées.
— Je me fais pas...! T’es pas mon genre non plus de toute façon ! rugit-il, vexé malgré lui.
Le patron rit et se dirigea vers la porte.
— Bon, je dois retourner au bar.
— Angus !
Katsuya hésita un instant.
— T’es sûr de pas le regretter ?
— Tant que tu nettoies les toilettes, on devrait bien s’entendre. Tâche de garder ton travail pour venir dépenser ton argent au bar. D’ailleurs, tu me dois les deux bières de tout à l’heure.
Angus lui lança un dernier regard, une main sur la porte d’entrée.
— Et ton Armani, j’en fais mon affaire. Il reviendra jamais dans le coin, tu peux me faire confiance.
Katsuya baissa la tête, gêné par sa gentillesse, et un remerciement se perdit dans sa gorge.
Une fois seul dans l’appartement, le jeune homme serra le coussin dans ses bras comme un enfant câlinerait son ours en peluche. Sans même s’en apercevoir, un rire s’échappa de ses lèvres, à en remuer ses épaules de soubresauts.
“T’es trop moche” se remémora-t-il, hilare. ll ne pouvait pas croire qu’il lui ait balancé un truc pareil. Quel connard. Son sourire embrassa le tissu et il ferma les yeux, prêt à dormir en paix pour la première fois en dix ans.
♦♦♦
Katsuya avait vingt-huit ans.
Adossé à la vitre du restaurant, il tendit la main loin devant lui, jusqu’à ce que la pluie atteigne sa paume. Il retourna sa main, observant l’eau glisser entre ses doigts avant de tomber au sol. Quelques gouttes se perdirent en chemin pour atterrir dans le tissu de sa veste, disparaissant en silence. Katsuya soupira, un sourire triste aux lèvres.
Johan démissionnait ce soir-là. Tout le personnel était occupé à fêter son départ à l’intérieur. Même Kida avait bu quelques bières, sans que cela ne fasse pencher son dos parfaitement droit d’un seul millimètre. Les gens allaient et venaient au restaurant, mais Johan avait travaillé ici pendant des années. Tout le monde était un peu ému, Katsuya compris.
Il n’avait jamais réussi à lui avouer ses sentiments. À moins d'une heure de son départ définitif, ça semblait trop tard pour ça maintenant. Johan partait pour son stage en Colombie dans deux jours et n’avait probablement pas besoin d’avoir l’esprit envahi par des stupidités pareilles.
Katsuya ramena sa main mouillée par la pluie près de son visage, frottant ses doigts les uns contre les autres comme si ça pouvait les faire sécher. Il les essuya vaguement contre son t-shirt et sortit une cigarette, parvenant à l’allumer après plusieurs tentatives, malgré l’humidité.
— Tu profites de la pluie tout seul ?
Il tourna la tête et sentit son cœur manquer un battement en voyant Johan arriver. Depuis leur première rencontre, le manager avait laissé ses cheveux pousser, si bien qu’il les réunissait en une queue de cheval basse désormais, et ses boucles ne cachaient plus ses yeux. Une légère barbe rousse avait également fait place sur son visage, ce qui avait toujours amusé Katsuya, car le serveur était brun.
Johan se positionna juste à sa droite, lui aussi s’appuyant contre la vitre. La toile de la terrasse rangée, seul un espace de moins de quarante centimètres les protégeait des intempéries.
Katsuya inspira longuement sur sa cigarette avant de répondre :
— Je déteste la pluie.
— Ah oui ? s’étonna Johan. Je t’aurais plutôt imaginé du genre à dire... “mais vous êtes pas en sucre !” à tous ceux qui se plaignent dès qu’il pleut trois gouttes.
Il leva les yeux vers le ciel noir.
— Ceux qui disent ça savent pas ce que c’est d’avoir nulle part où s’abriter, dit-il doucement. Jamais rien de bien se passe les jours de pluie.
Johan sembla réfléchir un instant, puis il ajouta :
— C’est vrai que t’es plutôt du genre à venir bronzer sur la terrasse au moindre rayon de soleil, toi.
Katsuya hocha la tête, la cigarette chaude se consumant entre ses doigts. Il caressa du pouce la cicatrice sur sa joue. C’était sûrement pour cela qu’il n’avait jamais réussi à la faire partir.
— C’est pas comme Rio, poursuivit-il. Lui c’est un vrai vampire, je crois que je l’ai jamais vu à l’extérieur pendant la journée.
— C’est clair, ah ah, rit-il. Je serais pas surpris d’apprendre qu’il dort dans un cercueil.
Johan inspira profondément. Katsuya osa enfin lui lancer un regard, le regrettant presque immédiatement.
Ah, sa poitrine lui faisait mal. L’amour était une émotion plus désagréable qu’il ne l’aurait imaginé. Ça faisait mal d’une façon qu’il n’avait pas expérimenté avant.
— Vous allez me manquer.
Katsuya reprit une taffe pour calmer son souffle qui s’affolait.
— Toi aussi, précisa Johan en se penchant vers lui avec un sourire taquin. Même si on a pas commencé sur les meilleures bases.
— Comment ça ? On plaque pas les gens au mur pour les saluer dans ton pays ? Tu devrais aller au Japon, c’est très courant là-bas, plaisanta-t-il pour dissimuler sa gêne.
Johan eut la gentillesse de rire à sa blague.
— Il m’a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que t’avais le sang chaud.
— Je vais pas te contredire. Mais je fais des efforts, non ? Ça doit faire au moins trois mois que je me suis pas sérieusement engueulé avec quelqu’un.
— “Sérieusement” ? répéta-t-il dans un murmure, amusé. Juste ce matin, j’ai cru que t’allais tuer Rio lorsqu’il a renversé le bac avec les crevettes.
— Ah putain, ouais, je l’aurais assassiné, reconnut-il en se grattant le front avec son pouce. Mais je l’ai pas fait ! C’est ça qui compte.
Johan rit de nouveau et quelques secondes de silence passèrent. Katsuya se retourna vers la vitre restaurant, derrière laquelle tous ses collègues étaient encore occupés à boire et manger, n’ayant probablement même pas remarqué leur absence dans l’ivresse de la soirée bien avancée.
— Tu ne devrais pas y retourner ? demanda Katsuya.
— Et toi ?
— Moi, je suis bien ici.
— Pareil.
Le cuisinier tourna la tête dans la direction opposée, n’étant pas certain que la nuit serait suffisamment sombre pour dissimuler les couleurs sur son visage.
Il porta la cigarette presque finie à ses lèvres.
— Tu sais que j’ai jamais fumé de ma vie, ajouta Johan.
— Ah oui ? Bah, c’est sûrement mieux de jamais commencer. C’est un puits à fric.
Le manager ne répondit pas tout de suite.
— Le goût m’a toujours rendu curieux, finit-il par dire doucement.
— Tu veux goûter ? proposa Katsuya sans réfléchir.
— Oui.
Il tendit la cigarette vers lui. Alors qu’il tournait la tête, Johan plaqua ses lèvres sur les siennes, encerclant son visage de ses mains. Il lui fallut un moment pour comprendre ce qu’il se passait tandis que le manager pressait son visage contre le sien. La cigarette glissa de ses doigts pour finir sa course sur le sol humide.
Johan l’avait embrassé.
Katsuya ferma enfin les yeux et plongea une main dans sa nuque, l’autre accrochée à son col. Il intensifia le baiser, ouvrant les lèvres pour l'inviter à goûter au tabac dans sa bouche. La légère barbe de Johan caressait doucement sa peau rasée le matin même. Des frissons de plaisir parcourent son corps de sentir sa langue contre la sienne, jusqu’à lui en donner le tournis. Ses mains se crispèrent et l’attirèrent à lui avec encore plus d'insistance, luttant pour ne pas perdre l’équilibre.
L’amour était si étrange. Il donnait une saveur différente à tout ce qu’il touchait. Les baisers n’avaient pas ce goût là, avant.
L’amour l’avait torturé pendant presque deux ans, rendant l’interaction la plus anodine avec Johan une raison suffisante pour l’empêcher de dormir pendant des jours. Il avait joué avec ses nerfs, le forçant à surinterpréter chaque conversation débile, mais sans jamais lui donner l’impulsion suffisante pour faire le grand saut et révéler ses sentiments. Plus d’une fois, Katsuya s’en serait débarrassé volontiers, si ça voulait dire récupérer sa tranquillité d’esprit.
Et pourtant, à cet instant, il ne parvenait plus à regretter quoi que ce soit. En un seul baiser, son stupide cœur amoureux avait déjà mis ces années de torture derrière lui. Et alors qu’il aurait dû savoir que lui et Johan ne pourraient bientôt plus se voir, et qu’aller plus loin était objectivement une mauvaise idée, il ne pouvait l’empêcher de battre pour lui.
Leurs lèvres se séparèrent, les deux jeunes hommes respirant lourdement. Ils s’observèrent un instant et les mains de Johan glissèrent sur ses épaules.
— Je sais que je pars dans deux jours... murmura-t-il, plongeant ses yeux aux reflets azurite dans les siens. Mais est-ce que tu veux venir chez moi ? J’habite à cinq minutes d’ici.
Katsuya lança un coup d'œil par la fenêtre. Dissimulés par la nuit, personne dans le restaurant ne les avait remarqués.
— Tu as ce qu’il faut ?
Johan hocha la tête, un sourire étirant ses lèvres. Le cuisinier les captura de nouveau, n’y tenant plus, marquant ainsi son accord. À cet instant, son cœur voulait beaucoup plus qu’un baiser.
Le manager se retira enfin et, une main dans la sienne, l’invita à courir. Katsuya eut à peine le temps de mettre sa capuche qu’ils parcouraient la distance jusqu’à l’appartement en moins de deux minutes. Ils montèrent les marches quatre à quatre, arrivant totalement essoufflés à son étage. Katsuya ne le lui laissa pas le temps de l’ouvrir qu’il capturait ses lèvres de nouveau, le plaquant contre sa porte.
Cette fois-ci, ça n’eut pas l’air de déplaire à l’intéressé.
Johan lui retira sa capuche, baladant ses mains dans ses cheveux bien plus courts que les siens, avant de tourner la tête pour interrompre le baiser.
— Faut que j’ouvre la porte, rit-il.
Katsuya lui laissa à peine la place de se retourner pour entrer la clé dans la serrure et les faire entrer. Johan s’échappa jusqu’à une autre pièce qu’il devina être sa chambre. L’appartement était couvert de cartons, de papier bulle et de valises encore ouvertes, preuve de son départ imminent, mais Katsuya feignit de l’ignorer. Il rejoignit Johan qui était déjà assis sur son lit, son regard l’invitant à le rejoindre. Katsuya sourit, sentant son cœur sur le point d’exploser. C’était maintenant ou jamais.
Il enleva sa veste et fonça sur le lit, enfonçant ses genoux dans le matelas pour se mettre au-dessus de lui. Il commença à caresser son ventre et son torse, faisant bien vite passer son t-shirt par-dessus sa tête avant d’enlever le sien aussi. Johan agrippa sa nuque pour l’attirer à lui mais arrêta son visage à quelques centimètres du sien.
— T’es plutôt actif ou passif ?
— Hein ?
— Qu’est-ce que tu préfères ? Que je te pénètre ou l’inverse ? insista Johan en posant deux doigts sur sa bouche pour l'empêcher de reprendre le baiser avant d’avoir répondu.
Katsuya fronça les sourcils, comme ne comprenant pas le sens de cette question.
— J’en... j’en sais rien, finit-il par lâcher. On fait comme toi tu veux, c’est bon.
Il se pencha de nouveau pour capturer ses lèvres mais Johan l’en empêcha en riant doucement.
— Mais attends, je suis pas tout seul. Je veux savoir ce que tu aimes, toi aussi. T’as bien des préférences ?
Katsuya cligna plusieurs fois des paupières, sans savoir quoi dire.
On ne lui avait jamais posé cette question avant. Il était sexuellement actif depuis ses quinze ans ; il croyait avoir tout vécu. Toutes les positions, tous les types de corps, tous les fétiches, tous les mots doux et durs balancés dans le feu de l’action. Rien n’aurait dû pouvoir le surprendre.
Mais ça...
“Qu’est-ce que tu préfères ?”
C'était la première fois.
Katsuya faisait ce qu’on lui disait de faire. Il savait s’adapter sans avoir besoin de réfléchir. Son corps réagissait naturellement aux stimulis ; il ne nécessitait l’accord ni de son cœur ni de son cerveau pour passer à l'action. Il réagissait même lorsqu’il disait non, alors Katsuya avait décidé de toujours dire oui. C'était de cette façon qu’il s’en était sorti pendant aussi longtemps. N’était-ce pas mieux ainsi ?
Parce que s’il y réfléchissait... s’il commençait à réellement penser à tout ça...
Il allait perdre la raison.
— Y’a... y’a un problème ? hésita Johan en posant les mains sur le matelas derrière lui. C’est pas une question piège, tu sais.
Katsuya déglutit, physiquement incapable de répondre.
Des tas de visages défilèrent devant ses yeux à cet instant. Tous, sauf celui de Johan, qui disparut derrière ce flot d’images qui lui obstruait la vue. Des souvenirs dont il ne voulait pas se rappeler s’imposèrent dans son esprit comme des parasites. Il ne voulait pas y penser, pas maintenant, mais il ne savait pas comment les chasser. Ne pouvait-il pas juste tout oublier et faire comme si ça n'était pas arrivé ?
Pourquoi son cerveau ne pouvait pas la fermer, comme toutes les autres fois ?
Il y arrivait parfaitement, avant !
— Attends... murmura Johan, incertain. Ne me dis pas que c’est ta première fois ?
Katsuya fit claquer sa langue, irrité. Les images défilaient encore sous ses paupières fermées, lui donnant brusquement la nausée.
— Non.
— Ta première fois avec un mec alors ?
— Non plus, répliqua-t-il froidement en se redressant.
Il récupéra son t-shirt et sa veste sur le sol de la chambre.
— Hé, attends... Tachi...
— Je rentre, annonça-t-il sèchement en se rhabillant.
— Quoi ? Mais pourquoi ? J’ai dit quelque chose qui fallait pas ?
— Tu m’as soulé. J’ai plus envie.
Ses vêtements de nouveau sur le dos, Katsuya sortit de la pièce sans lui accorder un regard d’adieux, encore moins une explication. C'était la dernière fois qu’ils se voyaient.
À peine eut-il franchi la porte de l’appartement qu’il se retrouva sur le palier d’Angus.
Il n’avait aucune idée de comment il était arrivé là. En un clignement d'œil, il était rentré chez le patron du bar, sans savoir quel chemin il avait emprunté ou le temps que ça lui avait pris. Ses cheveux dégoulinaient d’eau sur son front et sa nuque, sa capuche inutilisée reposant sur ses épaules. Ses vêtements trempés pesaient lourd sur son corps froid. L’appartement était plongé dans l'obscurité. Angus n’avait pas l’air d'être déjà rentré.
Katsuya se précipita dans la salle de bain, la seule pièce de l’appartement avec une clé à laquelle il avait accès. Il verrouilla la porte avant de s’adosser à celle-ci, n’ayant plus devant lui qu’une noirceur abyssale, loin des rayons de lune envahissant le salon.
Enfin seul, loin de tout et face à lui-même, Katsuya fondit en larmes.
Les pleurs accumulés pendant toutes ces années coulèrent sur ses joues tels un torrent, débordant de ses yeux, son nez, ses lèvres. Des sanglots s’échappèrent de sa gorge et un cri lui tordit les cordes vocales.
Il agrippa ses bras avec force, comme pour essayer de se maintenir debout sous le poids des larmes, mais finit par tomber au sol, glissant le long de la porte. Il hurla de nouveau pour essayer de faire partir les souvenirs indésirables. Il pleura encore plus désespérément pour les nettoyer de sous ses paupières. Mais rien n’y faisait. Ils demeuraient devant ses yeux, révélant toute leur horreur ; celle qu’il avait refusé de voir jusqu’ici. Celle dont son cerveau l’avait protégé pendant aussi longtemps.
Katsuya porta les mains à sa gorge, essayant de la débarrasser de la pression invincible qui s’exerçait dessus. Ce n’était pas un assaillant, mais ses propres sanglots qui bloquaient l’accès à ses poumons. Il toussa et hoqueta, essayant désespérément de faire rentrer l’air, se sentant suffoquer. Des frissons glacés parcoururent sa peau sous ses vêtements trempés, comme des caresses indésirables. Des centaines de traces de main d’étrangers se réveillèrent, s’insinuant jusqu’aux zones les plus intimes de son anatomie.
Son corps lui appartenait-il encore seulement ?
Il l’avait vendu.
Ces souvenirs ne faisaient que réclamer leur dû. Il n’avait jamais réfléchi aux conséquences de son choix ; il ne s’était pas posé un seul instant pour considérer ce que cela pourrait lui faire sur le long terme. Il était bien trop jeune lorsqu’il avait commencé pour comprendre dans quoi il s’embarquait.
Qu’est-ce que j’ai fait ?
Comme un enchantement pouvant le protéger, il appela sa mère entre deux hoquets. Il observait l’obscurité devant lui, s’attendant presque à la voir apparaître. Il voulait que le vide adopte ses formes et l’entoure de ses bras réconfortants.
Il supplia le néant de taire ses maux, mais ne reçut que le silence en réponse. Personne n'était là.
Les pleurs ne pouvaient pas faire partir les souvenirs douloureux.
Les sanglots ne le feraient pas revenir en arrière et réparer ses erreurs.
Mais c’était tout ce qu’il pouvait faire pour l’instant. Il n’avait aucune autre solution, à part pleurer jusqu’à ce que ses vêtements sèchent aussi, jusqu’à ce que son cœur se calme enfin.
♦♦♦
Katsuya avait vingt-neuf ans.
Profitant d’un bain de soleil entre deux services au restaurant, il relisait De l'inconvénient d'être né de Cioran dans la préparation de ses partiels. L'idée de devoir encore passer par la case rattrapage le dépitait, mais il avait plus ou moins accepté le fait qu’il devrait constamment s'y reprendre à plusieurs fois avant de réussir ses examens. Plusieurs professeurs lui avaient fait comprendre qu’il ferait mieux d’abandonner l'idée du CAPES, et ils pouvaient aller se faire foutre. Il n’avait aucune intention de les écouter ; il n’avait pas besoin qu’ils croient en lui. Ça lui prendrait des années s’il le fallait, mais il y parviendrait.
— Ça les écorcherait les éditeurs d’imprimer les caractères en plus gros, sérieusement ? bougonna-t-il dans sa barbe.
— Pourquoi toi tu mets pas tes lunettes pour lire ? questionna Sasha, la serveuse, en s'asseyant à côté de lui sur la terrasse.
— Je porte pas de lunettes, répondit-il en haussant un sourcil. C’est pas ma vue, le problème.
Il n'était même pas certain de ce que c'était son problème, d’ailleurs. Il trouvait juste que les caractères imprimés en petits étaient plus difficiles à lire. Il devait toujours s'y prendre a deux ou trois fois pour lire une seule page lorsqu’il s’agissait d’un livre de poche. C'était fatiguant.
Il soupira et but une gorgée de thé vert.
— Ça te dérange si je fume ?
— Et si je dis oui ? tenta la serveuse, un sourire en coin.
— Je te dirai d’aller t'asseoir ailleurs parce que j'étais ici le premier.
La jeune femme rit et croisa les jambes sous la table, effleurant les siennes au passage. Katsuya se décala légèrement sans rien dire. Ne parvenant plus à se concentrer, il ferma le livre, utilisant un reçu de supermarché comme marque page.
Thomas, le nouveau manager, sortit à son tour.
— Qu’est-ce que vous faites sur la terrasse ? s'agaça-t-il. Et si les clients vous voient ?
Ce mec avait dû être le fils spirituel de Kida dans une autre vie, car il avait le même balais enfoncé dans l'arrière train.
— Le restau est fermé, alors les clients ils peuvent aller voir ailleurs si j’y suis, répondit le cuisinier en le fusillant du regard.
— Tachi a raison ! On a le droit de se reposer, quand même ? Pour une fois qu’il fait beau ! Viens t’asseoir toi aussi !
Thomas protesta à peine quelques secondes avant d'obtempérer, prétendant que c'était pour les surveiller. Katsuya lui proposa une cigarette exprès pour le provoquer, s'amusant de ses réactions d'effarouché.
— Qu’est-ce que tu lisais, au fait ? demanda Sasha en se penchant pour saisir son livre.
Katsuya l’en empêcha, posant une main sur son épaule par réflexe.
— Pas touche.
— Pourquoi ? geignit-elle en retombant sur sa chaise.
— La dernière fois que je t’ai montré mon livre, tu l’as fait tomber dans le seau de la serpillère.
— Mais c'était y’a une éternité ! T’es tellement rancunier. Puis t’avais qu'à pas me le passer pendant que je faisais le ménage !
— Comment j'aurais pu deviner qu’une serveuse serait incapable de tenir un objet sans le faire tomber immédiatement ? moqua-t-il.
— Je t’emmerde ! Je fais pas tomber tant des trucs si souvent que ça !
— Nan, juste une fois par service minimum.
Les deux jeunes gens partagèrent un rire complice, rapidement interrompu par les raclements de gorge de Thomas.
— Tachibana, tu peux arrêter de draguer Sasha comme ça ? C’est vraiment inapproprié !
— Ah ? lança Katsuya, les sourcils froncés.
— Tachi, me draguer ? rit la concernée en posant une main sur son bras. Impossible, enfin, il est gay !
Le cuisinier échangea un regard avec le manager avant de détourner les yeux aussitôt, posant le menton dans sa paume.
L’amour faisait chier, même à petite échelle. Ça faisait mal pour rien. Il savait qu’elle croyait ça sur lui, et que rien ne l’aurait fait le considérer autrement. Lorsqu’elle l’avait remercié pour son cadeau de Saint Valentin en remarquant que c'était la première fois qu’elle recevait quelque chose “de la part d’un ami”, Katsuya avait compris qu’il ferait mieux de laisser tomber.
C'était probablement un mal pour un bien. Il ne s'était pas encore remis de la dernière fois où il avait eu un crush sur un collègue, mais passer à autre chose était difficile lorsqu’il la voyait tous les jours au travail.
— Puis il a un copain aussi, ajouta-t-elle.
— Nan, on est plus ensemble, souffla Katsuya. Ça fait un moment, déjà.
— Quoi ? Mais pourquoi ?
Il tira sur sa cigarette avant de répondre.
— Il était lourd.
— Sérieusement ? Mais ça faisait combien de temps que vous étiez ensemble ? Pas longtemps, si ? Il était trop mignon, pourtant !
Ah, ça, oui, il l'était. Du genre à venir à l'improviste au restaurant pour lui donner un baiser, ou à attendre qu’il ait fini de travailler pour passer quelques minutes avec lui avant de rentrer chacun de son côté.
Il était gentil. Katsuya l'aimait bien. C'était Angus qui avait insisté pour lui présenter, alors il avait été mis en confiance pour accepter.
Mais même les gentils garçons pouvaient perdre patience après des mois d’une vie sexuelle totalement chaotique, à défaut de ne pas exister du tout. Et comment expliquer ? Comment demander encore du temps lorsque rien ne progressait dans le bon sens ? Comment supplier de rester lorsque l’on avait aucune certitude que cela s'arrangerait un jour ?
Le corps de Katsuya était cassé, et il ne savait pas comment le réparer.
Il avait mis fin à leur relation avant que son cœur ne se brise aussi.
— Je ferais mieux de rester tout seul de toute façon, soupira-t-il.
— Mais non, faut pas dire ça ! Tu vas trouver la bonne personne, il faut y croire !
Katsuya ne put s'empêcher de lui sourire.
Sasha était mignonne aussi. Il détestait le fait qu’il n’arrivait pas à l’ignorer.
— Qu’est-ce que tu recherches chez un homme ? demanda-t-elle.
— Sa-Sasha, ça ne se fait pas de poser ce genre de questions non plus ! protesta le manager.
— Oh toi la ferme ! On parle entre adultes, rentre faire la sieste à l’intérieur avec Rio si ça te dérange.
Le cuisinier porta la cigarette à ses lèvres pour s'empêcher de rire. Thomas rentra la tête dans les épaules, mais ne quitta pas la table.
— Alors ? insista Sasha.
Il réfléchit. Ce n'était pas une question qu’il s'était jamais réellement posé. Certes, certains traits de caractère l’attiraient plus facilement que d'autres, mais il n’avait pas pris le temps de voir plus loin.
Il croisa les bras et laissa sa tête partir en arrière, accueillant les rayons du soleil sur son visage bronzé.
— J’aime bien les gens intelligents... commença-t-il. Bons dans les études, ou au moins dans un domaine précis. Même s'ils se la pètent un peu, c'est pas grave, ça me va...
Il se redressa, observant la cigarette se consumant entre ses doigts.
— Quelqu’un qui me tire vers le haut... qui me pousse à aller de l’avant, qui croit en moi lorsque j’y crois plus moi-même. Mais aussi quelqu'un qui m’accepte comme je suis, avec mes défauts.
Et mes problèmes.
— C’est la base ! s'exclama Sasha. Et physiquement ?
— Je m’en fiche de ça. Les bonnes personnes sont belles aussi à l'extérieur.
Katsuya écrasa sa cigarette dans le cendrier.
— En vrai, tout ce que je veux, conclut-il d’une voix basse, c'est quelqu’un qui me fasse me sentir en sécurité.
Une personne qui ne lui ferait jamais de mal. Une personne qui lui ferait oublier l’angoisse qu’il ressentait à partager son lit avec quelqu’un. Une personne dont la vue le calmerait instantanément. Une personne dont la présence lui suffirait à être heureux.
Katsuya sourit face à sa propre bêtise.
Si une telle personne existait, elle ne sortirait probablement pas avec quelqu’un comme lui.
— T’es plus romantique que ce que j’aurais cru, admit Sasha, les yeux ronds.
— Pour quoi est-ce que tu me prenais ? s'exclama-t-il, faussement irrité. Genre j'aime les mecs donc ça y est, direct ça fait de moi quelqu’un de superficiel ? Bravo les clichés.
Sasha s’excusa avant de comprendre sa taquinerie, lui pinçant le bras en représailles.
Il avait l’habitude qu’on le prenne pour un Don Juan, bien qu’il ne sache pas d'où cette impression venait. Ça lui était égal, maintenant. Les gens pouvaient bien penser ce qu’ils voulaient ; Katsuya ne voulait plus s'énerver pour ce genre de choses. Depuis qu’il avait commencé à voir une psy, sous les conseils de Sasha, garder son calme devenait de moins en moins difficile. Ça le soulait qu’elle eut raison d’insister pour qu’il en voit une, surtout vu le prix que ça lui coûtait.
La serveuse énuméra à son tour ce qu’elle recherchait chez un partenaire. Katsuya observa la vie quitter les yeux de Thomas au fur et à mesure qu’elle listait tous les attributs qu’il était loin de posséder. En voilà un autre qui allait devoir accepter l'idée de passer à autre chose.
Katsuya finit par se lever au milieu de la conversation.
— Si je veux m'acheter des clopes avant le service, j’ai intérêt à y aller maintenant.
— Tu fumes vraiment comme un pompier !
Le cuisinier les contourna en l’ignorant. Puis, il s'arrêta juste au niveau de Thomas, se rappelant brusquement de quelque chose.
— Au fait, t'es le manager, alors tu dois le savoir mais... je dois m'y prendre combien de temps à l'avance si je veux démissionner ?
Katsuya emménageait aujourd'hui.
Un seul carton d'affaires dans les bras et un sourire à lui en déchirer les joues, il marchait le cœur léger. Enfin, le grand jour était arrivé : il recevait les clés de son propre appartement ! Le destin avait voulu qu’il se trouve dans le même immeuble que le bar d’Angus. Avec une chambre en plus de la sienne, il cherchait déjà un colocataire. Bizarrement, après toutes ces années, vivre enfin seul aurait dû le combler, mais c'était l’inverse qui s'était produit. L'idée de se retrouver sans personne l’angoissait. Alors cet appartement était parfait pour lui.
Il n'aurait jamais cru qu’il réussirait enfin à avoir un lieu qui puisse être “chez lui”. Tout ce travail acharné au restaurant avait enfin payé, et il y était parvenu sans avoir à abandonner la fac entre-temps. Angus lui avait sauvé la vie, mais dormir sur un canapé dans la maison de quelqu’un d’autre pendant deux ans avait ses limites.
Tenant le carton d’une main, Katsuya frappa quelques coups à la vitre du Coquelicot, attirant l’attention du patron. Celui-ci le rejoignit bien vite.
— Alors, on m’aide pas à déménager ?
Angus fit semblant de rire, observant toutes ses affaires dans la petite boîte dans ses bras.
— Garde-moi au moins la boîte le temps que je reçoive les clés !
Le patron ne bougea pas d’un pouce, forçant Katsuya à poser le carton à même le sol. Il sortit de sa poche le téléphone Néandertal que Kida lui avait donné pour répondre au propriétaire qui l’attendait dans la cage d’escalier. Les clés enfin en main, il fut surpris de voir Angus apparaître, ses affaires dans les bras.
— Tu me le montres, ton palace ?
Katsuya sourit et grimpa les marches sans se faire prier. Il se pencha à l’entrée comme un majordome accueillant des invités dans un château. Angus fit le tour du propriétaire avant de rejoindre le nouveau locataire dans le salon. L’appartement n'était que partiellement meublé et allait nécessiter quelques investissements, mais le principal était là : une cuisine, une salle de bain, deux lits et un canapé.
— Je rêve ou c’est plus grand que chez moi ? bougonna Angus.
Le jeune homme bomba le torse, les mains sur les hanches.
— Vingt-cinq mètres carrés, annonça-t-il fièrement.
— Nouveau riche, l’insulta-t-il en posant le carton au sol. Tu commences déjà à avoir la grosse tête.
— On fera la pendaison de crémaillère plus tard, je dois aller quelque part ailleurs, dit Katsuya, insérant déjà la clé dans la porte.
— Tu me fous dehors, j’ai compris.
Il ne le contredit pas et les deux amis quittèrent l’immeuble. Angus suivit Katsuya jusqu’à sa voiture, garée près du bar.
— Ton carrosse est moins impressionnant, fit-il remarquer.
— Ta gueule ! Elle roule, c’est le principal.
Plus d’un an était passé entre le code et l’achat de la voiture. C’était la dernière étape primordiale sur le chemin de sa liberté et son indépendance retrouvée. Cette voiture était devenue sa deuxième maison ; il y tenait plus que tout, malgré son apparence miteuse.
Il rangea ses papiers et son portefeuille à l’intérieur avant de retourner vers Angus, la porte encore ouverte. Son ami l’observait, impassible.
— Alors on se dit au revoir pour de vrai, cette fois ? lança le patron.
Katsuya sourit, se sentant plus ému qu’il ne l’aurait anticipé. Une page se tournait. Des années de cohabitation s’arrêtaient officiellement. Ils avaient ri ensemble au moins autant de fois qu’ils s’étaient engueulés. Le fait qu’ils supportent encore la présence l’un de l’autre après ça relevait du miracle.
— Avec le bar juste au rez-de-chaussée, je vais probablement me ramener tous les jours.
— Et moi qui croyais enfin m’être débarrassé de toi.
Angus inspira, détournant les yeux un instant.
— Si tu veux te rendre utile, tu pourrais venir rapper de temps en temps... du rap japonais, ça a le mérite d’être original.
Katsuya écarquilla les yeux.
Angus l’avait surpris en train de rapper un jour où il se croyait seul à l’appartement. Ça faisait quelques années qu’il écrivait des morceaux, la plupart demeurant sur du papier sans franchir la barrière de ses lèvres.
— Vraiment ? Tu vas me payer ?
— Pas un centime.
— Pourquoi ? Tu payes bien le pianiste !
— Toi, t’es nul.
Katsuya explosa de rire.
— Je t’emmerde.
— Pareil.
Le patron sourit en penchant légèrement la tête, ses cheveux blonds brillant presque sous les rayons du soleil.
— Mais qui sait ? Si tu t’améliores assez, je pourrais changer d’avis.
Katsuya ferma la portière et fit un pas vers lui.
— Angus ?
— Hum ?
— Merci.
Angus fronça les sourcils.
— Merci pour quoi ? demanda-t-il, perplexe, comme si ce mot pouvait cacher une insulte.
— Va savoir !
Katsuya se retourna en riant, ignorant les plaintes du patron dans son dos. Il entra dans sa voiture et baissa la vitre pour sortir son coude à l’extérieur. Angus se rapprocha de la voiture.
— Si c’était encore une technique de drague bizarre, mec, je sais plus quoi te dire. Va falloir que tu lâches l’affaire.
— Merde alors. J’aurais vraiment tout essayé.
Les deux amis partagèrent un rire sincère et se dirent enfin au revoir, se donnant néanmoins rendez-vous au bar le soir-même pour fêter son déménagement.
Katsuya avait un endroit précis où aller avant. Il se rendit d’abord au centre commercial pour s’acheter un costume. Les vendeuses eurent la gentillesse de l’aider à tout enfiler correctement dans le magasin, devinant qu’il se rendait à un entretien d’embauche. Il attendait d’aller à cet entretien depuis six ans.
Le jeune homme était passé discrètement devant la librairie tous les jours pendant des mois. Connaissant Philippe, s’il cherchait un employé, il aurait collé une annonce sur la boutique plutôt que de passer par internet. Une semaine auparavant, il l’avait enfin fait. Katsuya avait utilisé la bibliothèque de la fac pour imprimer un CV et l’avait inséré directement dans sa boîte aux lettres. Philippe l’avait rappelé presque immédiatement, lui donnant rendez-vous le même jour où il recevait les clés de son premier vrai appartement.
Le destin essayait clairement de lui dire quelque chose. Ça ne pouvait pas être un hasard.
Garé non loin de la librairie, Katsuya sortit de la voiture, se sentant déjà étouffer dans son costume sous ces chaleurs d’été. La librairie était fermée mais le rideau de fer avait été suffisamment relevé pour le laisser passer. La clochette de la porte retentit et le jeune homme fut accueilli par l’air curieusement frais de l’intérieur.
La boutique n’avait pas changé d’un millimètre. Il se perdit à en observer tous les recoins, reconnaissant les rayons, les étalages, le comptoir où Philippe lui offrait un café et des viennoiseries, près de la caisse. Cet endroit lui avait tant manqué.
Le libraire apparut de derrière une porte au fond de la pièce, une feuille dans la main.
— Tu es en avance, dit-il avec un sourire.
Philippe n’avait pas beaucoup changé non plus. Le même sourire réconfortant et éclat dans ses yeux d’homme qui pouvait parler de livres toute la journée sans s’arrêter.
Il s’approcha du comptoir pour y poser son CV. Katsuya s’approcha.
— Je ne m’attendais plus à te revoir. Je n’en revenais pas lorsque j’ai vu ton nom sur l’enveloppe.
— J’ai...
Le jeune homme hésita, ayant du mal à respirer avec la cravate écrasée contre sa trachée. Il inséra un doigt dans son col pour soulager la pression une seconde, réfléchissant à quoi dire.
Il avait attendu cet entretien pendant si longtemps, mais il ne s’y était pas préparé du tout. Il avait postulé impulsivement, comme lorsqu’il avait obtenu le boulot au restaurant. Katsuya ne pensait pas que le stress l’agripperait de cette façon.
Sans savoir quoi faire d’autre, il sortit son portefeuille.
— Je suis étudiant maintenant, dit-il en posant sa carte sur la table, comme pour le prouver. Je vais entrer en Master de philosophie la rentrée prochaine.
— Je vois.
— Je travaille aussi ! Dans un restaurant, depuis trois ans.
— Oui, c’est ce que j’ai lu sur ton CV. Tu sais cuisiner ?
— J’ai appris sur le tas...
Katsuya baissa la tête, embarrassé de ne pas savoir quoi dire exactement pour le convaincre. Il finit par poser son trousseau de clés juste à côté de sa carte étudiant.
— Et j’ai un appartement, et une voiture aussi.
— Tu as obtenu ton permis seulement cette année ? s’étonna Philippe, toujours occupé à parcourir son CV des yeux.
— Oui... ça m’a pris un peu de temps pour réunir l’argent...
L’homme posa une main sur son menton, hésitant.
Katsuya croyait-il sincèrement obtenir le travail juste en apparaissant devant lui ? Après tout ce qu’il lui avait dit la dernière fois qu’ils s’étaient vus ? Inconsciemment, c’était ce qu’il croyait - que juste montrer le chemin qu’il avait parcouru pendant toutes ces années suffirait à le convaincre de lui donner une seconde chance.
— Philippe, je...
L’homme releva la tête vers lui mais il ne parvenait pas à affronter son regard.
— Je suis désolé.
Il serra les poings, en colère envers lui-même et toutes les mauvaises décisions qu’il avait prises.
— Vous m’avez tendu la main, vous m’avez traité comme une personne normale à une époque où tout le monde me prenait pour un moins que rien... Vous m’avez donné envie de me battre pour avoir une vie meilleure. J’ai honte de la façon dont je vous ai parlé ce jour-là.
— Tachi...
— Mais quand je vous ai dit que je ne voulais pas de votre pitié...
Il braqua ses yeux dans les siens, s’armant de conviction.
— Je le pensais vraiment, s’exclama-t-il en plaquant une main sur son torse. Je veux que vous m’embauchiez parce que je suis le meilleur candidat ! Je veux que vous m’embauchiez après y avoir réellement réfléchi ! Quelle que soit votre décision... je veux que vous soyez sûr de vous !
Katsuya serra la main sur sa chemise pour en taire les tremblements.
Passé la surprise, Philippe sourit avec bienveillance.
— Tu as bien grandi, Tachibana.
Il baissa de nouveau la tête vers son CV avant de le pousser plus loin sur le comptoir.
— Ces dernières années ont dû être difficiles. J’ose à peine imaginer tout le mal que tu as dû te donner pour pouvoir en arriver là et te présenter devant moi.
Katsuya ne répondit pas, laissant son poing retomber le long de son corps.
— Tu peux être fier de toi.
Philippe lui tendit la main.
— Bienvenue. J’ai hâte qu’on commence à travailler ensemble.
Katsuya répondit chaleureusement, serrant sa poigne avec vigueur.
— Vous ne le regretterez pas !
— Je sais bien ! Ça me fait tellement plaisir de te revoir.
— Moi aussi, Philippe.
Le libraire reposa les mains sur son CV, pointant la première ligne à droite de sa photo.
— Katsuya Tachibana, donc. Comment dois-je t’appeler ?
Katsuya sourit.
— Tachibana.
À cet instant, quelqu’un déboula depuis un escalier juste derrière le comptoir où se tenait Philippe.
— Papa, t’aurais pas vu...?
L’adolescente s’arrêta sur la dernière marche à la vue de Katsuya. De longs cheveux bruns bouclés sur les épaules et un pyjama bleu en coton sur le dos, elle l’observait avec des yeux exorbités, comme un cerf pris au piège des phares d’une voiture.
Le tout nouvel employé n’eut pas le temps de la saluer que l’expression apeurée de la jeune fille se transforma en rage pure.
— P-Papa !! Préviens-moi avant quand y’a des clients ! s’énerva-t-elle en remontant aussitôt.
— Ce n’est pas un client, protesta Philippe vers la cage d’escalier. Viens donc dire bonjour !
— Je suis en pyjama !! hurla-t-elle.
Katsuya ne put se retenir de pouffer contre son poing.
— C’est votre fille ? Elle a l’air d’avoir du caractère.
— Oui. Je croyais l’avoir mieux éduquée que ça ! se plaignit-il, toujours face à l’escalier. On lui a dit cent fois d’arrêter de traîner en pyjama toute la journée.
— On est dimanche, elle a raison. Moi aussi j’ai hâte d’enfiler quelque chose de plus confortable.
Philippe se tourna vers lui.
— Je compte sur toi pour être gentil avec elle. Elle n’a pas beaucoup d’amis.
— Bien sûr, je serai gentil.
— Mais je te garde à l’œil, hein, alors ne t’avise pas d’aller trop loin.
Katsuya haussa un sourcil, sans comprendre le sens de ces mots sur le moment. “Trop loin” ? Sa fille avait l’air d’être une ado. Que s’imaginait-il ?
Le jeune homme choisit de l’ignorer, mettant ça sur son instinct de protection paternel. Philippe avait toujours été un peu excentrique.
— Tu veux un café ? proposa-t-il. Comme au bon vieux temps.
— Avec plaisir !
— L’entretien est fini, tu peux enlever ta cravate. T’as l’air de pas réussir à respirer là-dedans !
— Ah ah, ouais, confirma-t-il, l’enlevant sans se faire prier. Je sais pas comment mon père faisait pour en porter tous les jours.
Il posa la cravate sur le comptoir et accepta la boisson chaude, se laissant embaumer par l’odeur nostalgique qui s’en dégageait. Il avait beau avoir déménagé le jour-même, c’était ici qu’il se sentait réellement à la maison.
Katsuya mettrait du temps à comprendre que cette librairie ne pouvait pas être son “chez lui”. Philippe n’était pas son père et ne le serait jamais.
Sa vraie famille l’attendait à des centaines de kilomètres d’ici.
Il pouvait passer toute sa vie à essayer de l’oublier, à se convaincre que des retrouvailles arriveraient plus tard, que tout le monde se portait mieux en son absence de toute façon, la réalité finirait par le rattraper.
Six ans plus tard, sa mère allait décéder.
Et son espoir de la revoir un jour allait mourir avec elle.
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