jeudi 3 juillet 2025

“Fallen” ♦ Chapitre 28


TW : prostitution, violence.



 Katsuya Kunisaki avait dix-sept ans.
 Les mains dans les poches, un pied sur sa chaise et une jambe étendue sous la table, il regardait droit devant lui avec insolence. L’insolence d’un adolescent qui s'était encore empêtré dans les problèmes mais refusait de tourner la tête vers la personne que cela importunait le plus.

 — Ça fait deux fois ce trimestre ! Tu vas te faire renvoyer si ça continue, hurla sa mère dans leur langue maternelle, celle qu’ils ne parlaient qu'à la maison.

 Katsuya appuya sur son talon encore au sol pour faire tanguer sa chaise d’avant en arrière, indifférent. Il s'était attendu à cette réaction en rentrant un lundi à onze heures de son CAP sans raison valable. Il aurait pu traîner dehors et essayer de faire illusion un peu plus longtemps, mais ce jour-là, il avait simplement eu la flemme.
 Sa mère tapa ses deux poings sur la table, sans le faire ciller. Il en fallait bien plus pour l’impressionner.

 — Qu’est-ce qu’il t’a pris cette fois ?
 — C’est lui qui a commencé.

 Il avait prononcé cette phrase tant de fois qu’elle aurait pu sortir de ses lèvres de son propre gré sans qu’il ne s’en rende compte.
 Sa mère ne le croyait plus désormais. Pourtant, c'était la vérité. Katsuya ne frappait jamais quelqu’un sans raison, mais celle-ci n’avait pas besoin d'être importante. Une moquerie, un regard de travers... Il fallait que les gens comprennent qu’on ne pouvait pas se foutre de lui sans rencontrer les conséquences.
 Il n'était pas comme son lâche de père.

 — Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
 — Il se foutait de notre nom, expliqua-t-il.

 “Kunisaki”.
 Six mois qu’il avait commencé son CAP et les blagues ne s'arrêtaient pas. Au collège avant ça, et dans la cité au quotidien, c'était la même chose. Il se doutait que les provocations continuaient car elles le faisaient toujours réagir, mais c'était plus fort que lui. Katsuya avait été contraint d’assimiler des concepts d’adulte bien trop tôt pour comprendre ce que les quatre premières lettres de son nom évoquaient. Il s'était battu à cause de ça à un âge où il était encore incapable de le justifier à ses parents qui ne parlaient qu’un français limité. Et les adultes, eux, ne leur expliquaient rien non plus. Ils se moquaient juste des seuls Japonais du coin à portée d’oreilles de leurs enfants, qui venaient ensuite tout répéter à Katsuya.
 Il avait probablement commencé à détester son père à partir de là, pour lui avoir donné ce nom qui détonnait dans le pays où il l’avait fait naître.
 Le jeune garçon tourna la tête vers son autel juste à sa droite, un butsudan tout droit importé du Japon. Les portes en bois sombres étaient ouvertes pour laisser apparaître sa photo, sur l'étagère la plus haute. À côté reposaient une lettre fermée, comme sa mère lui en écrivait à chaque anniversaire de sa mort, des fruits secs et une petite bouteille de saké trouvée dans une épicerie asiatique. Sur l'étagère la plus basse, un vase avec quelques fleurs séchées, une bougie, des allumettes, une cloche et un brûleur d’encens.
 Cet autel et la place au cimetière bouddhique pour son père leur avaient coûté tellement chers à l'époque que sa mère avait arrêté de se servir une portion au dîner pendant plus d’un an. Une semaine auparavant, un dégât des eaux chez les voisins du dessus avait failli atteindre l’autel, forçant sa mère à le déplacer près de la table du salon, où il se trouvait désormais. Katsuya n’avait pas vu sa mère aussi paniquée depuis huit ans, lorsqu’elle avait appris pour le décès de son mari dans un accident.
 Le garçon, lui, ne s’habituait toujours pas à voir le visage de son père dès qu’il s’asseyait ici. C'était comme s’ils étaient de nouveau deux pour le réprimander.

 — Je t’ai déjà dit cent fois de les ignorer ! C’est tes études à toi que tu mets en péril de te comporter comme ça.
 — Qui a dit que je voulais faire des études ? J’en ai rien à foutre du CAP.
 — Et qu’est-ce que tu veux faire d’autre, sinon ? Travailler ? Sans diplôme ? Tu sais ce qu’il t’attend ?

 Katsuya grommela, accordant enfin un regard vers le visage déformé par la colère de sa mère.

 — Toi t’as bien un diplôme et un boulot de merde, non ?

 La gifle partit instantanément, laissant une marque brûlante sur sa peau. Elle ne le frappait pas souvent mais, à chaque fois, l’humiliation qu’il ressentait était cent fois plus douloureuse que les coups de n’importe quel autre connard qui lui cherchait des problèmes. Katsuya se redressa et frappa la table avec son pied.

 — J’en ai marre putain !
 — C’est toi qui en a marre ? Tu as pensé à moi ? À Tomoya ? Le monde ne tourne pas autour de toi, Katsuya !

 L’adolescent serra les poings, la mâchoire crispée par la frustration.

 — Tu ne peux pas essayer d'être un bon exemple pour ton frère ? reprit-elle. Tu ne t’es jamais demandé ce qu’il pouvait ressentir en te voyant te comporter comme ça ?!
 — Arrête de me parler de lui !

 Tomoya était tout ce qu’il n'était pas : gentil, studieux, intelligent, réservé. À treize ans, il parlait déjà de devenir médecin et se renseignait sur les meilleurs lycées près d’ici. En comparaison, c'était comme si Katsuya avait été placé dans cette maison par erreur. Il avait toujours été une anomalie. Il était certes capable de défendre son petit frère frêle et timide face aux gamins qui l’emmerdaient, mais c'était tout. Utiliser ses poings, son corps, c'était la seule chose qu’il savait faire. Il n'était bon à rien d’autre.

 — Et ton père ? Qu’est-ce qu’il penserait, hein ? Tu te rends compte de ça ?
 — Je m’en fiche ! hurla-t-il en saisissant un verre abandonné sur la table. Je m’en fous de l’avis d’un mort !

 Il jeta le verre d’un geste rageur, sans même regarder où le projectile atterrissait. Katsuya avait déjà brisé de la vaisselle par le passé, mais cette fois-ci, sa mère poussa un cri qui lui retourna les entrailles. Il tourna la tête vers sa droite, là où son regard empli d’effroi s'était arrêté.
 Le verre s'était écrasé en plein contre l’autel ouvert de son père. Sa photo avait disparu de son champ de vision, tombant en arrière sous l’impact. Sa mère se précipita, renversant presque une chaise au passage, répétant le prénom de son mari défunt.

 — D... désolé, j’ai pas fait exprès, bredouilla Katsuya, peinant encore à réaliser ce qu’il s'était passé.

 L’autel n'était pas là avant. Pendant huit ans, il avait été dans une pièce totalement différente ! C'était un accident !
 Sa mère récupéra la photo enfoui sous les débris de verre de ses mains nues. Une fissure balafrait désormais le cadre de part en part. Katsuya sentit les larmes lui monter aux yeux en voyant le visage de son père coupé en deux par sa faute.

 — J’ai pas fait exprès ! répéta-t-il d’une voix forte, comme s’il ne le croyait pas lui-même et cherchait désespérément à se convaincre.

 Après une seconde qui lui parut interminable, elle se retourna vers lui, la photo encore dans les mains. Le souffle de l’adolescent se coupa à la vue du visage de sa mère, à l'expression inédite.
 Malgré tous leurs conflits et disputes pendant dix-sept ans, jamais elle ne l’avait regardé ainsi, avec une telle rage, un tel dégoût. Comme s’il était un vulgaire insecte sur son passage. Il savait parfaitement ce que son silence lui disait.
 Disparais.
 Katsuya s’enfuit dans la chambre qu’il partageait avec son frère, s’y enfermant à double tour. Mais était-ce bien nécessaire ? Sa mère n’appela pas son prénom et ne vint pas frapper à sa porte pour lui demander de sortir non plus. Il savait que rien ne la ferait jamais le pardonner, et cela l’emplissait de rage autant que de culpabilité. Pourquoi réagissait-elle comme s’il l’avait fait exprès ? C'était un accident ! Est-ce que son père le savait, lui ? Avait-il compris que Katsuya n’aurait jamais fait ça intentionnellement, malgré tous ses défauts ?
 Était-il quelque part, à l'observer avec la même révulsion ?
 Sûrement. Le désappointement, c'était tout ce qu'il n'avait jamais su inspirer à ses propres parents.
 Sans prendre le temps de calmer la boule de nerfs dans son ventre et de réfléchir calmement, il prit un sac et y jeta quelques vêtements, ses papiers d'identités et le peu d’argent qu’il avait. Il aurait pu partir immédiatement, les jambes portées par toutes les émotions contradictoires qui grondaient en lui, mais savoir sa mère à quelques pas d’ici l’en empêcha. Il était physiquement incapable de l’affronter. Il devrait attendre qu’elle parte travailler.
 Katsuya cacha son sac sous le lit bien trop petit pour lui, et se roula en boule dans les draps. Lorsque son frère rentra des cours en milieu d’après-midi, il resta caché dans les couvertures.

 — Il s’est passé quelque chose avec maman ? demanda-t-il de sa petite voix habituelle.
 — Non. Il s’est rien passé, Tomoya. T’en fais pas.

 Son frère s’approcha et secoua doucement son épaule pour le faire sortir mais Katsuya se recroquevilla encore plus.

 — Fous-moi la paix ! rugit-il. T’as pas des devoirs à faire au lieu de me faire chier ?

 Katsuya se mordit la lèvre, s’en voulant de s'être mis en colère. Les cris, il les réservait plutôt pour sa mère. Tomoya était un gentil garçon. Il n’avait rien à voir dans tout ce bordel.
 L’adolescent resta ainsi jusqu'à la nuit tombée, bien trop énervé pour vouloir dormir. Il n'était pas allé manger, et ne s'était pas levé pour aller aux toilettes non plus. Il sortit enfin des couvertures vers minuit. Sa mère devait déjà être partie au travail, et Tomoya dormait profondément dans son lit, à côté du sien.
 Il récupéra le sac qu’il avait préparé et fouilla discrètement l’appartement à la recherche d’autres objets qui pourraient lui être utiles. Il jeta un dernier coup d'œil à l’autel de son père dont les portes étaient fermées. Il hésita une longue seconde à l'ouvrir pour sonner la petite cloche, faire brûler de l’encens et lui parler directement, comme il l’avait fait des centaines de fois. Pour lui dire au revoir, ou lui demander pardon, il n'était pas bien sûr.
 Il soupira, le cœur lourd.
 Son père n’avait probablement aucune envie de l’entendre.
 Il rejoignit enfin la porte d'entrée, se forçant à ne pas penser à la décision irrémédiable qu’il était en train de prendre, poussé par la colère et la culpabilité.

 — Grand-frère ?

 Katsuya s'arrêta, la main en suspens.

 — Où est-ce que tu vas ?

 Il faillit se retourner mais se retint, restant face à la porte.
 Il savait. Il savait que s’il voyait le visage innocent de son frère levé vers lui, il serait incapable de partir.

 — Tu vas revenir ? demanda-t-il.

 Katsuya déglutit.
 Lorsque l’un d’entre eux quittait la maison, il disait “Je reviens” et les autres répondaient “À plus tard”. Et lorsqu’il rentrait, il disait “Je suis rentré” et les autres répondaient “Bon retour”. C'était leur tradition, la normalité pour un foyer japonais. Ils prononçaient ces mots sans même s’en rendre compte, parfois.
 Katsuya ouvrit la bouche pour mentir et rassurer son frère qui était trop jeune pour comprendre sa décision.
 “Je reviens.”
 Mais les mots ne sortaient pas de ses lèvres. Il n’aimait pas mentir. C'était la seule qualité qu’il aimait chez lui. Ce n'était pas un menteur.
 Il ne pouvait pas lui faire ça, partir sur un mensonge.
 Tomoya n’avait pas demandé à avoir un tel raté en guise de grand-frère.
 Ils se porteraient tous mieux sans lui. En dix-sept ans, il ne leur avait apporté que des ennuis. Les bagarres, les mauvais résultats scolaires, les relations amoureuses et amicales plus que douteuses... et si Tomoya suivait le même chemin que lui ?
 C'était inenvisageable.
 Katsuya actionna la poignée.

 — Non ! Ne pars pas, s’il te plait...

 Pardonne-moi Tomoya.
 Katsuya serra les dents pour ne pas pleurer et quitta l’appartement sans un mot.
 Il ne rentrerait jamais chez lui.


♦♦♦


 Katsuya avait vingt-et-un ans.
 Assis sur le siège passager d’une voiture qui n'était pas la sienne, il regardait à travers la fenêtre les premiers bourgeons se former sur les arbres, signe que le printemps arrivait enfin. L’hiver avait été interminable dans cette région. Après toutes ces années, il aurait dû deviner que les températures du Nord-Est étaient incompatibles avec un “mode de vie” comme le sien, mais il avait été attiré par les prix abordables. Il ne referait plus la même erreur.
 Ce jour-là, il partait enfin. Un fin sourire étira ses lèvres à toutes les possibilités qui s’offraient à lui. Le Sud ? L’Ouest ? Le Centre, peut-être ? La ville ou la banlieue ? Il n’avait certes pas de domicile fixe, mais il avait au moins la liberté de voyager là où bon le semblait. C'était le seul aspect positif dans sa vie.

 — À quoi penses-tu ? lui demanda l’homme derrière le volant.

 Il tourna la tête vers lui, comme s’il avait oublié sa présence. Il sourit et mentit avec une aisance nouvelle, résultat d'années passées à s'entraîner :

 — À la nuit dernière.

 H répondit à son sourire et l’embrassa.
 H avait un vrai prénom, mais Katsuya s’en foutait. C'était comme ça qu’il l’appelait, dans sa tête : juste H. Il avait pris cette habitude. Ça l'aidait à prendre de la distance. Ce mec - et tous ceux avant lui - n'était pas son petit-ami, et il aurait détesté que la distinction se brouille. Ils lui offraient un toit et de la nourriture, parfois juste pour une nuit, parfois pendant plusieurs semaines, et Katsuya les laissait accomplir toutes leurs fantaisies sexuelles avec lui.
 Tout valait mieux que de dormir dans la rue ou les horribles centres où il s'était forcé à aller la première année. Au moins, avec ces hommes, il savait à quoi s’attendre. Il pouvait les faire acheter son consentement. Personne ne le lui prenait de force.
 H était un cas un peu différent. Contrairement à la majorité, il n'était pas marié, n’avait pas d’enfants et vivait seul, aussi Katsuya avait-il pu rester presque six mois chez lui, dans son appartement de cent-vingt mètres carrés. H l’emmenait aussi à diner et dans des soirées où il le présentait comme son petit-ami, malgré leur vingt années de différence. Katsuya le laissait prendre ses rêves pour des réalités, si ça lui permettait de fuir loin de l’hiver dans un appartement de riche. Les hommes d’avant étaient plutôt du genre à l’épuiser toute la nuit pour ensuite lui expliquer au petit-déjeuner pourquoi ils n'étaient pas homosexuels. En ce sens, il aurait probablement tout à gagner à rester chez H indéfiniment.
 Le problème, c'était qu’il le haïssait.

 — Pourquoi tu as voulu que je te dépose à la mairie ? C’est par rapport au courrier de l’autre jour ?
 — Oui, j’ai perdu ma carte d'identité.

 Encore un mensonge. Il détestait la facilité qu’il avait à faire ça désormais.

 — Justement… ajouta-t-il. T’aurais vingt balles à me passer pour les frais de dossier ?
 — C’est pas gratuit ?
 — Seulement quand on se l’est fait voler. Moi, je l’ai perdue tout seul.

 Il soupira en sortant son portefeuille, lui lançant ce regard paternaliste dont il avait le secret. Katsuya prit le billet mais H ne le laissa pas partir.

 — Qu’est-ce qu’on dit ?

 Il leva les yeux au ciel.

 — “Merci.”
 — C’est bien, le félicita-t-il en lâchant prise. Tu me demandes beaucoup d’argent en ce moment. Je commence à croire que tu profites de moi.

 Katsuya laissa échapper un rire nerveux, sachant parfaitement que ce bouffon était sérieux. Comment pouvait-il croire qu’il couchait avec lui pour le plaisir ? Quel “plaisir”, d’ailleurs ? Il lui faisait un mal de chien à chaque fois. Katsuya n’avait jamais connu un aussi mauvais coup.
 Il rangea le billet dans sa poche de pantalon et ouvrit la boite à gants à la recherche de cigarettes.

 — Tu ne trouveras rien ici, lui dit froidement H. Ta consommation commence à me coûter cher, et tu es trop jeune pour fumer autant de toute façon.

 Katsuya lui lança un regard effaré. Trop cher ? Ce mec faisait des millions ! Et ça l'arrangeait de ne se rappeler qu’il était “trop jeune” que pour l’empêcher de fumer. Il referma la boite à gant avec fureur et H rit doucement, amusé.

 — Ne t'énerve pas.

 Il posa une main sur sa nuque, ses doigts jouant avec ses cheveux légèrement trop longs, avant de murmurer dans son oreille :

 — Katsuya...

 Sa peau frissonna, et ce n'était pas par attirance pour lui.
 Katsuya avait attendu toute sa vie qu’on l’appelle par son prénom, mais ses pairs le lui avaient toujours refusé. C'était soit son nom de famille soit des surnoms stupides basés dessus. Même ceux qui ne le faisaient pas pour se moquer de lui prétendaient qu’ils préféraient l’appeler Kunisaki, car c’était “plus facile à prononcer” et “tout le monde le faisait”.
 Désormais, c’était son prénom qu’il n’arrivait plus à sortir de la bouche de tous ces hommes. La proximité qu’ils voulaient forcer entre eux le soulait. Il aurait pu s’inventer un tout autre nom, comme les prostitués le faisaient naturellement, mais il ne parvenait pas à franchir ce dernier pas sur ce chemin.
 Dans la rue, il n’avait rien à lui. Ni toit, ni argent, ni travail, ni famille, ni amis. Même son corps ne lui appartenait plus totalement. Son identité, c'était tout ce qu’il lui restait. Il ne voulait pas s’en inventer une autre, mais ne souhaitait pas non plus partager la vraie.

 — Tu sais que je tiens à toi, ajouta H d’une voix qui se voulait romantique.

 Katsuya tourna la tête vers lui et plaqua ses lèvres sur les siennes. Il savait que ça rendait H fou de plaisir, car ce n'était jamais lui qui prenait les devants. Mais l’homme comprit bien vite son petit manège et, après avoir bien profité de ce baiser, le repoussa.

 — Je te donnerai pas de clopes.

 Katsuya pesta si fort qu’il postillonna sur son visage. Sans s’excuser, il sortit de la voiture.

 — Je reviens te chercher à six heures à la gare, comme d’habitude.

 Il claqua la portière après avoir marmonné un “À ce soir” dans sa barbe et la voiture partit enfin, le laissant seul. Tachi donna un coup de talon dans le poteau juste derrière lui, à s'en faire s’envoler les oiseaux qui y étaient paisiblement installés. Heureusement qu’il partait aujourd’hui, car il n’aurait jamais supporté de vivre sous le même toit que H sans ses deux paquets par jour.
 Katsuya contourna le bâtiment de la mairie pour retrouver l’endroit où il avait dissimulé son sac. Quelques vêtements, affaires de toilette, eau et nourriture pour tenir plusieurs jours. Son argent et ses papiers d'identités, il les gardait toujours sur lui. Il s’y était repris à plusieurs reprises pour que H ne remarque pas son départ imminent, et ça avait l’air d’avoir fonctionné.
 Katsuya attendit encore deux heures que la mairie ouvre pour récupérer sa nouvelle carte d'identité. Les démarches s'étaient révélées bien moins laborieuses qu’il l’aurait craint et ses papiers avaient été prêts en quelques semaines. Avoir une adresse stable pendant six mois avait définitivement aidé.
 Le jeune homme se rendit à pied à la gare et se paya un billet pour la ville la plus loin possible d’ici.



 Un train et deux bus aléatoires plus tard, Katsuya se retrouva dans une ville suffisamment paumée pour que H ne vienne pas le chercher ici, mais assez grande pour que sa présence passe relativement inaperçue. Les températures étaient un peu plus chaudes, alors il pensa passer les premières nuits dehors. Il avait juste de quoi se payer quelques nuits d'hôtel en cas de pluie. Il aurait pu chercher un nouveau pigeon pour le loger, mais la cohabitation avec H l’avait fatigué. Il voulait profiter de la solitude encore quelque temps.
 Katsuya était à la recherche d’un parc dont il avait entendu deux grand-mères parler en marchant devant lui. Après une heure passée à arpenter la zone, il crut l’avoir trouvé, non loin d’une gym et d’une bibliothèque. Parfait. Il allait pouvoir se doucher, utiliser internet et se reposer au soleil, tout dans la même journée. Le parc étant dissimulé derrière un mur de buissons, il marchait sur le trottoir d’en face en attendant de trouver l'entrée.
 Quelqu’un déboula juste sous son nez, au son d’une petite clochette de magasin. Katsuya retint une remarque acerbe dans sa gorge, sachant qu’il était en tort pour ne pas avoir regardé devant lui. L’homme lui accorda un sourire commerçant et colla une affiche sur la devanture de sa boutique avant de passer la porte de nouveau.
 Sans savoir exactement pourquoi, il observa le papier sur la vitre : une publicité pour un “book club” ouvert aux adolescents de moins de dix-huit ans. Le jeune homme plissa les yeux pour observer l'intérieur de la vitrine, pleine de livres.

 — Intéressé ?

 Katsuya sursauta, n’ayant pas entendu l’homme revenir.

 — Hein ?
 — Le book club. C’est ce que tu regardais, non ?

 Il fronça les sourcils, soulé qu’il lui adresse la parole.

 — Tu veux participer ? demanda-t-il sans lui laisser le temps de répondre. Tu es lycéen ?

 Katsuya aboya plus qu’il ne rit à son assomption, tant elle était erronée.

 — Lycéen, moi ? N’importe quoi. Vous les blancs, vous êtes vraiment pas foutu de dire nos âges.
 — Tu me donnes quel âge à moi ? rétorqua le libraire en souriant, loin d'être vexé.

 Le garçon haussa les sourcils, surpris.

 — Euh... je...

 Il ne pouvait pas dire qu’il n’en avait aucune idée sans passer pour un imbécile, maintenant.

 — Trente... huit, tenta-t-il.
 — Merci de croire que j’ai encore la trentaine !

 Katsuya grommela avant de regarder l'intérieur de la vitrine de nouveau.

 — Alors ce sont les livres qui t'intéressent ?

 Il fit “non” de la tête.

 — Les romans, c’est pas mon truc.
 — Tant mieux, moi non plus.

 Le jeune homme lui lança un regard suspect avant de finalement lire le titre des ouvrages sous ses yeux. Ils étaient tous positionnés sous un petit écriteau où était inscrit “Le mois de la philosophie” en lettres noires. Par delà le bien et le mal de Nietzsche, L’Apologie de Socrate de Platon, Le Discours de la méthode de Descartes, Le Mythe de Sisyphe de Camus... Katsuya observait tous ces titres sans bien comprendre ce qu’ils pouvaient cacher. Il n'était pas bon à l'école mais il connaissait le nom de ces auteurs : des philosophes. Il secoua la tête de nouveau, malgré ses yeux brillants de curiosité.

 — J’aime pas lire.
 — Tu n’as juste pas trouvé le livre qu’il te faut. La philosophie a l’air de t'intéresser. Tu en as déjà lu ?
 — N... non.

 Il aurait fallu qu’il aille au lycée pour ça. Il savait qu’ils en faisaient là-bas, car tous les ans il attendait que les sujets tombés au baccalauréat soient annoncés à la télé. Même lorsqu’il était encore au collège, il adorait les entendre, et réfléchissait à sa propre réponse pendant des heures. Katsuya croyait encore à l'époque qu’il irait au lycée et que son tour viendrait pour découvrir cette matière. Mais ça ne s'était pas fait.

 — Moi j’adore ça, la philosophie, reprit le libraire, songeur. Mais si tu n’en as jamais lu, ces livres-là ne seront peut-être pas les plus abordables pour toi. Attends-moi là.

 Katsuya attendit son retour sans savoir pourquoi, le nez perdu dans la vitrine. À quoi bon le laisser lui conseiller un livre, lui qui n’avait pas prévu de repartir avec ? Le libraire n’aurait pas perdu son temps avec lui s’il avait su qu’il n’avait pas de quoi payer. Mais l’envie de découvrir sa recommandation lui collait les semelles au sol.
 La sonnette de la porte sonna de nouveau après quelques minutes.

 — Tiens. C’est un essai qui date de 2003, ça devrait être facile à lire.

 Katsuya prit l’ouvrage d’une main, vexé qu’il insinue qu’il ne pouvait pas comprendre des livres plus anciens, mais sachant parfaitement qu’il avait raison. Le Bonheur, désespérément de Comte-Sponville. Il étudia le livre sous toutes les coutures, n’ayant jamais entendu ce nom là. Il arriva à la fin de la quatrième de couverture avec une rapidité qui le surprit, lui qui ne pouvait pas lire une page de roman sans se déconcentrer au bout de quelques lignes. Il relut le résumé, récupérant les mots qui lui avaient échappé la première fois, son intérêt grandissant à chaque paragraphe. Il faillit l’ouvrir mais s'arrêta net dans son mouvement.
 La mine renfrognée, il lui rendit.

 — J’en veux pas, grogna-t-il.
 — Pourquoi ?
 — Ça m'intéresse pas ! aboya-t-il, comme pour se convaincre.
 — Tu avais l’air absorbé par la quatrième, pourtant.

 Katsuya insistait pour lui rendre le livre neuf mais le libraire ne le reprenait pas.

 — J’ai pas les moyens ! reconnut-il enfin.
 — Je te le donne.

 Le jeune homme s'arrêta dans son geste, suspicieux.

 — C’est un cadeau, précisa le libraire.
 — Pourquoi vous feriez ça ?
 — C’est pas tous les jours qu’un jeune comme toi s'arrête devant la vitrine ! Ma clientèle a plutôt dans la cinquantaine, d’habitude.
 — Et si ça me plait pas ?

 Il sourit chaleureusement.

 — Alors on te cherchera un autre livre.

 Katsuya hésita. S’il tenait à lire de la philosophie, il aurait pu aller à la bibliothèque qu’il avait repérée. Il avait toujours inconsciemment associé les livres aux romans et aux lettres qui n'arrêtaient pas de sautiller sous ses yeux, aussi n’avait-il pas cherché à arpenter les étagères. Mais même s’il s’y rendait, cet ouvrage-là n'y serait peut-être pas... Puis il aimait l'idée d’avoir quelque chose rien qu'à lui, quelque chose qui ne soit pas un objet de première nécessité.
 S’il s'agissait réellement d’un cadeau, alors cet homme ne lui demanderait rien en échange. Il n’avait pas cet éclat dans les yeux que partageaient tous ceux qui attendaient de Katsuya qu’il se soumette à eux. Il était juste... bizarre.

 — Merci, murmura-t-il, embarrassé, avant de ranger le livre dans son sac de peur qu’il revienne sur sa parole.
 — Repasse me voir lorsque tu l’auras fini.

 Il hocha la tête, sans savoir s’il le ferait vraiment.
 Alors qu’il s'apprêtait déjà à partir, une main se présenta à lui.

 — Je m’appelle Philippe. Et toi ?

 Katsuya déglutit, hésitant. Il aurait presque pu sentir sa carte d'identité toute neuve pulser contre son torse.
 Après quelques secondes de réflexion, il lui serra la main et, sans un sourire, se présenta :

 — Tachibana.


♦♦♦


 Katsuya avait vingt-trois ans.
 Il était de retour dans la ville de la librairie de Philippe après plus d’un an d’absence. C'était la première fois qu’il revenait “vivre” au même endroit en six ans, mais il s'était rendu compte que cet endroit lui manquait. Sans savoir bien pourquoi, il y avait quelque chose qui lui plaisait, ici. Alors, lorsque son dernier “logeur” lui avait demandé de partir parce que sa femme allait revenir de son voyage d’affaire à l’étranger, il avait saisi l’occasion. Après tout, qu’est-ce qui l’en empêchait ? Ce n'était pas comme s’il était en train de fuir.
 Personne ne le cherchait.
 Il était impatient de revoir Philippe, même s’il serait bien trop gêné de l’admettre à l'intéressé. Pendant l'année qu’il avait passée ici, ils s'étaient rencontrés à plusieurs reprises. Le libraire lui conseillait des livres et lui en donnait d’autres, parfois. Katsuya lui rendait la majorité, par manque de place. Philippe avait fini par comprendre qu’il n’avait pas de domicile fixe, bien que le sujet n’ait pas été évoqué ouvertement.
 De toutes les choses difficiles à surmonter dans la rue, il n’aurait jamais imaginé que le pire puisse être l’ennui. Les longues journées interminables à ne rien faire, ne rien penser. Pas d'objectif à accomplir, pas de travail où se rendre chaque matin, pas de famille pour laquelle s'inquiéter. Le vide rendait fou. Il mangeait sa jeunesse, ses espoirs, son avenir. Il allait sur ses vingt-cinq ans et se sentait aussi paumé qu’a dix-sept.
 Le sommeil n'était pas une échappatoire non plus. Dans la rue, ou chez les hommes qui l’accueillaient, il n’avait rien à faire, mais ne pouvait pas dormir paisiblement : soit il se forçait à rester éveillé pour se protéger, soit on l'empêchait de se coucher car il avait des choses à faire pour mériter un toit au-dessus de la tête.
 Cette perspective d’éternité aurait pu lui faire perdre la raison. Même la mort semblait plus excitante en comparaison. Plus d’une fois, il se serait laissé happer par la faim, si seulement son stupide instinct de survie ne le poussait pas à se déplacer.
 La philosophie lui avait donné une raison d'être. Une raison de penser. D’utiliser son cerveau, son cœur. Même s’il devait s’y reprendre à plusieurs fois pour comprendre une phrase, en particulier lorsque les lettres étaient imprimées de manière minuscule, ça n'avait pas d’importance. Il avait enfin trouvé un sujet qui le passionnait, comme son frère et la médecine.
 Il avait hâte de lister à Philippe tous les ouvrages qu’il avait lus à la bibliothèque pendant un an. Le libraire se souviendrait-il de lui après tout ce temps ?
 Tandis qu’il entrait enfin dans la rue qui abordait la librairie, un petit groupe se dessina dans son champ de vision. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour comprendre qu’il ne s’agissait pas de clients, mais de jeunes occupés à fumer des cigarettes et se partager une bouteille de vin. Les trois garçons étaient adossés à la vitrine et à la porte, comme si l’espace leur appartenait.

 — Vous bloquez le passage, dit froidement Katsuya en arrivant à leur hauteur, les mains dans les poches.

 Ils l'ignorèrent ostensiblement. Katsuya les avait vus traîner plus d’une fois dans le centre ville l'année précédente, à boire et parler fort, mais il ne leur avait jamais parlé directement. Il n’avait eu aucune raison de le faire jusqu'à maintenant.

 — Vous bloquez le passage, j’ai dit, répéta-t-il froidement, perdant patience.
 — Qu’est-ce qu’il nous veut le Chinois ? jeta celui adossé à la porte.
 — Il veut que vous dégagiez d’ici.

 Celui à sa droite eut un rire froid et flanqua la bouteille dans les mains de son acolyte.

 — On passe un bon moment. Qu’est-ce que tu viens nous faire chier ?
 — Allez faire ça ailleurs. Vous empêchez les clients d’entrer.
 — Et ? Je suis censé en avoir quelque chose à foutre ?

 Katsuya fit un pas en avant pour prouver qu’il ne l’intimidait pas, malgré le fait qu’il soit un peu plus grand que lui.

 — Qu’est-ce qu’il a à me dévisager comme ça, le pédé ? susurra-t-il sur son visage, faisant couler sa mauvaise haleine sur sa peau.

 Le jeune homme écarquilla les yeux. Ce n'était pas l’insulte en elle-même qui l’avait surpris - on la lui avait jetée plus d’une fois - mais le fait qu’il l’entendait rarement de la part de gens qui ne le connaissaient pas un minimum. Les homophobes avaient souvent un stéréotype précis en tête, et Katsuya n’y correspondait pas vraiment. Avec le temps, les gens apprenaient qu’il était attiré par les hommes, car il ne s’en cachait pas, et commençaient alors à l'insulter en conséquence. Les inconnus s’en tenaient au racisme, d’ordinaire.
 Ça aurait pu être un hasard, où il aurait pu l’avoir vu embrasser quelqu’un, mais son regard intense l’interpella. Son regard qui s’accrocha au sien une seconde de trop pour être platonique. Il n’y avait qu’un type d’homme qui le scrutait ainsi.
 Il rit. C'était si facile de les reconnaître.

 — Ah je vois.

 Son poing se referma sur l’objet dans sa poche.

 — Toi et moi on joue dans la même cour.
 — Ferme ta...!

 Le garçon lui prit le col mais s’immobilisa presque aussitôt, sous le sourire entendu de Katsuya. Ses acolytes l'observèrent, confus, jusqu'à ce qu’il s'écarte doucement, relevant le cutter dans la main du jeune sans-abri. La pointe s'était tout juste enfoncée dans son t-shirt, juste de quoi piquer son ventre, mais sans déchirer le tissu. Comme pour réitérer sa menace, Katsuya déploya la lame du cutter d’un mouvement du pouce.
 L’un d’entre eux se pencha pour lui prendre l’arme mais il lui saisit le poignet sans difficulté. D’un geste, il tordit son bras dans son dos et le plaqua contre la vitre, le cutter encore levé vers les deux autres. Celui qui était écrasé contre la vitre lança un regard apeuré à ses acolytes, comme demandant l’autorisation d’abandonner l'idée de se battre, même à trois contre un.
 Tous les gamins comme eux adoraient jouer les durs jusqu'à ce qu’une arme fasse son apparition.

 — Foutez le camp, ordonna Katsuya en le lâchant.

 Ils obtempèrent en le fusillant du regard pour dissimuler leur humiliation. Celui qui l’avait insulté l’observa le plus longuement avant de rebrousser chemin. Katsuya rangea le cutter dans sa poche et essuya de sa manche la trace de l’altercation sur la vitre. Heureusement qu’il n’avait rien cassé car il aurait été incapable de rembourser.
 Il entra dans la librairie.

 — Salut Philippe ! Ça fait longtemps.
 — Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? s’affola le libraire en lui fonçant presque dessus.

 Katsuya eut un mouvement de recul.

 — Rien, bredouilla-t-il.
 — Tu étais en train de te battre !
 — J’ai juste... je les ai juste fait partir ! Ils bouchaient le passage ! se défendit-il en haussant la voix.

 Pourquoi se faisait-il engueuler ? Il n’avait rien fait de mal ! Préférait-il que les clients continuent de ne pas pouvoir rentrer ? Lui qui n’en avait déjà pas beaucoup ?
 Son père le réprimandait de la même manière lorsqu’il était encore en vie, sans chercher à comprendre son raisonnement. Son poing se serra.

 — Ils étaient trois ! s’exclama Philippe. Et s’ils s’en étaient pris à toi ?
 — C'était que de la gueule ! rugit-il. Ils sont partis direct, non ? Vous avez pas vu leurs chaussures ? C’est des gosses de riches qui veulent jouer aux durs, c’est tout.

 Katsuya sentit une colère acide l’envahir, jusqu'à crisper les muscles de son visage. Pourquoi ne le remerciait-il pas ? Pourquoi ne le saluait-il pas, après un an sans se voir ? Se foutait-il qu’il ait été absent aussi longtemps ? Après tout, il n’avait jamais eu de quoi payer un seul livre. Ce n'était pas un client, juste une racaille, comme les trois types à l'extérieur.

 — J’ai fait ça pour défendre votre putain de magasin ! hurla-t-il.

 Il se retourna pour quitter la librairie définitivement, se détestant d’avoir été aussi enthousiaste à l'idée d’y revenir, mais Philippe saisit son coude pour le retenir.

 — Tachibana ! Je ne suis pas en colère contre toi, expliqua-t-il d’une voix blanche. Mais je me suis inquiété !

 Le jeune homme s'arrêta, son cœur battant encore de fureur dans sa poitrine.

 — Je suis heureux de te revoir.

 Il se retourna vers le visage souriant de Philippe. Ce dernier lui lâcha le bras pour lui présenter une main amicale, comme la fois où ils s'étaient rencontrés. Désormais saisi par la gêne de s'être emporté aussi rapidement, Katsuya sentit son visage s’empourprer. Après un instant d'hésitation, il lui serra la main.

 — Je croyais que vous m’auriez oublié, dit-il sans le regarder.
 — Toi ? T’oublier ? Impossible ! Tu sais combien de livres j’ai mis de côté juste pour toi ? Tiens, justement.

 Il passa derrière le comptoir et en sortit un sac de course. Il fouilla à l'intérieur et lui passa un petit livre dont Katsuya reconnut le titre.

 — Je l’ai déjà lu celui-là, dit-il avec fierté, un sourire en coin.
 — Vraiment ? Tu as lu quoi d’autre ?

 Katsuya bomba le torse et lui lista tous les ouvrages qu’il avait lus pendant son absence. Philippe lui offrit un café et ils parlèrent de philosophie pendant une heure, reprenant leur vieille habitude là où ils l’avaient laissée.



 Les trois jeunes de la dernière fois n'étaient pas revenu traîner devant la librairie, mais celui qui avait pris tant de plaisir à l'insulter avait eu le culot de venir lui faire des avances quelques jours plus tard. Classique.
 Katsuya avait fait semblant de réfléchir avant de dire qu’il préférait encore le faire avec un cheval, et qu’il pouvait aller se faire foutre par quelqu’un d’autre que lui. Il s'était énervé et était parti, se souvenant certainement qu’il parlait à quelqu'un qui ne se baladait pas les mains vides. Certes, s’il vivait seul, Katsuya aurait pu essayer d’en tirer quelque chose, mais il l’avait fait chier. Juste pour ça, il avait refusé sans hésiter.
 Sans travail, le jeune homme venait voir Philippe presque tous les jours. De temps en temps, il laissait échapper des informations, comme le fait qu’il dormait “chez quelqu’un” ou qu’il avait “un endroit” ou prendre une douche et laver ses vêtements. Le libraire lui offrait alors ce même sourire pincé, signe qu’il comprenait qu’il ne pouvait pas insister sans le faire fuir, mais qu’il s'inquiétait.
 Son inquiétude l’agaçait, mais il ne disait rien non plus.
 L'été touchait doucement à sa fin et Katsuya dormait dehors depuis la veille. À force de rester dans la même ville, il commençait à retourner chez les mêmes personnes plusieurs fois d'affilée, et il avait trouvé un endroit où aller dès le lendemain. Mais pour ce soir, il allait devoir se contenter d’un banc.
 Philippe lui servit un café et un croissant qu’il avait “en trop”. Katsuya voyait clair dans son jeu mais sa fierté n'était pas aussi grande que son envie de manger une viennoiserie.

 — Kant m’a tapé sur les nerfs, soupira le jeune homme, avachi sur le comptoir comme s’il était chez lui.
 — Ah oui ? Je pensais que sa pensée te plairait.
 — Ouais, enfin, c'était intéressant à lire mais... est-ce qu’il croit vraiment que le mensonge est toujours immoral ? Genre, pendant la Seconde Guerre mondiale, ceux qui cachaient les juifs dans leur maison, ils étaient en tort ?
 — Selon lui, oui, clairement, répondit Philippe, les bras croisés.
 — Il est dingue. Enfin... je sais pas. Moi non plus j’aime pas mentir, donc peut-être qu’il m’a agacé parce que j'étais un peu d’accord... mais la réalité, c’est juste autre chose ! S’il avait ne serait-ce que vécu dans la rue, il saurait que c’est pas aussi simple. On a le droit de mentir pour survivre, même si ça nous rend immoral ! Non ? Enfin je sais pas si on a le droit... c’est plutôt qu’on a pas le choix ! J’en sais rien...

 Il soupira, agrippant ses cheveux avec ses mains. Ça l'énervait de ne pas réussir à formuler sa pensée ! Il aimait ces livres, mais ils étaient parfois si compliqués, alambiqués et présomptueux. Ça lui arrivait souvent que l’envie de contredire le philosophe, souvent déjà mort depuis plusieurs centaines d'années, soit si forte qu’elle lui en piquait les doigts.

 — Tu devrais écrire une réponse, lui conseilla Philippe.
 — Une réponse ?

 Katsuya se redressa en lui lançant un regard curieux.

 — Oui, après tout, c’est déjà ce qu’ils faisaient tous, dans le temps. Quelqu’un écrivait sur un sujet, un autre philosophe lisait et trouvait ça tellement stupide qu’il écrivait un autre livre de 300 pages pour contredire ! C'était... comme les premières battle de rap de l’Histoire !

 Le jeune homme rit sans retenue.

 — Vous en dites de ces conneries, Philippe !

 Le libraire sourit, fier de sa comparaison.

 — Mais tu devrais y réfléchir, ajouta-t-il plus sérieusement. Écrire est bon pour le cerveau, tu sais ? Et ça t'aidera à mettre tes arguments en ordre.

 Katsuya plissa les lèvres. Pourquoi pas ? Un stylo et un carnet ne devraient pas lui coûter trop cher. Il pourrait aussi en piquer chez quelqu’un discrètement.
 Les deux passionnés de philosophie finirent leur café et le jeune homme quitta la librairie à l'arrivée de quelques clients. N’ayant rien de plus dans l’estomac que le croissant qu’il avait avalé en deux bouchés, il décida de se balader pour profiter du soleil et tromper sa faim. Lorsque la nuit approcha, il revint de nouveau près du parc, en face de la librairie. La police venait parfois le déloger lorsqu’il dormait là-bas, mais il voulait tenter le coup pour cette fois, ayant la flemme de chercher ailleurs.
 Il jeta son sac sur un banc à l'écart dont il avait l’habitude et s’y allongea, les yeux ouverts sur le ciel aux teintes orangées en cette fin de journée. Le café aurait dû l'aider à rester éveillé, mais il se sentait autant étouffé par la fatigue que par la chaleur. Il ne faisait pas encore nuit et le parc grouillait encore de monde, alors ne pouvait-il pas se permettre une petite sieste ? Juste vingt minutes, de quoi récupérer. Ses paupières se fermaient déjà, comme pour marquer leur accord.
 Katsuya rouvrit brusquement les yeux sur un ciel noir, tous ses sens en alerte.
 Quelqu’un se trouvait près de lui.
 Sa main gauche plongea dans sa poche pour récupérer son cutter mais quelque chose saisit fermement sa cheville, le forçant hors du banc. Il se rattrapa in extremis avec son bras droit pour éviter de se cogner la tête sur le sol durci par des mois d'été. Une semelle s'écrasa alors sur sa main restée accrochée au siège, lui arrachant un cri de douleur, et le cutter tomba par terre dans un bruit sec.
 L’inconnu lui saisit le bras pour le déplacer, le tirant loin de son arme. Il le balança quelques mètres plus loin et lui donna un premier coup de pied dans le dos.

 — Tu fais moins le malin maintenant ! cria l’inconnu.

 Katsuya se retourna, plus énervé qu’apeuré par la situation. Son agresseur plongea sur lui, se mettant à califourchon sur son corps. Il lui saisit le col avec tant de force que sa nuque ne touchait plus le sol. Il essaya de se déloger mais son assaillant était trop lourd sur lui.

 — Fils de pute, va, c’est toi qui leur a dit ?

 Le jeune homme n’eut pas le temps d’essayer de comprendre de qui il s’agissait qu’un coup de poing s’abattit sur sa joue. Un goût de cuivre envahit sa bouche et Katsuya cracha l'excédent de liquide chaud sur le côté.
 Son agresseur lui accordant enfin une seconde de répit, il tourna la tête vers lui, clignant plusieurs fois des yeux comme si cela allait l’aider à dissiper l'obscurité. Il remarqua d’abord le costume débraillé qu’il portait, et le liquide noir qui imprégnait son col de chemise. Puis il observa son visage parsemé de taches sombres. Une, en particulier, encerclait son œil gauche. C'était comme si on l’avait passé à tabac juste à la sortie d’un entretien d’embauche.

 — T’es qui ? réussit-il finalement à articuler.

 Une gifle s’abattit sur sa joue.

 — Fais pas semblant de pas me connaitre putain !

 Il pointa le banc sur lequel Katsuya s'était assoupi.

 — On s’est parlés ici même !

 Il réfléchit, mais son cerveau vibrant encore sous les deux coups peinait à se concentrer.

 — Tu leur as rapporté ce qu’on s’est dit, hein ? Admets-le putain ! hurla–t-il.

 Katsuya fit claquer sa langue et agrippa les mains sur son col. La colère avait dû lui donner une force herculéenne, car il ne parvint pas à le bouger d’un centimètre, sa poigne dure comme de la pierre.
 Puis, les pièces du puzzle se mirent en place dans sa tête.

 — Ah ! s’exclama-t-il, reconnaissant enfin ce visage.

 La “racaille” aux chaussures de riche. Celui qui lui avait pris la tête devant la boutique de Philippe avant de revenir le voir, littéralement la queue entre les jambes.
 Katsuya ne put s'empêcher de rire.

 — Qu’est-ce que tu me veux encore ? J’ai pas été assez clair la dernière fois ?

 Ce ne serait pas la première fois que quelqu’un ne tolérait pas son refus, mais il avait gagné en muscles depuis. S’il croyait qu’il allait se laisser faire aussi facilement, il se foutait le doigt dans l'œil.
 Les mains qui tenaient son col commencèrent à trembler.

 — C’est toi qui es allé tout leur raconter ! Tout ce qu’on s’est dit !
 — Mais de quoi tu me parles bordel ?
 — Si c’est pas toi c’est qui alors ?! Comment ils ont su ?

 Sa voix s'était brisée sur les derniers mots.
 Katsuya resta impassible tandis que les larmes de son agresseur commencèrent à tomber doucement sur ses joues à lui.

 — T’as détruit ma vie… sanglota-t-il.

 Pourquoi était-ce ses pleurs qui se retrouvaient sur son visage ? Katsuya n'était pas ému, lui. Ce mec s'était fait tabasser parce qu’il était gay ? La belle affaire. Qu’est-ce que ça avait à voir avec lui ? À la cité, c'était à quatorze ans qu’on lui avait foutu la raclée pour la même raison, et il n'était allé pleurnicher dans les jupes de personne après.
 Katsuya voulait juste dormir tranquillement.
 Juste une nuit. Une seule putain de nuit, sans être interrompu par les flics ou les emmerdeurs dans son genre. Mais c'était trop demandé, en ce monde. Le sommeil était un luxe qu’on s'acharnait à lui refuser.
 Décidément, il méprisait ce type, et ses jérémiades n’avaient réussi qu’à l’irriter encore plus.
 Katsuya referma ses mains sur ses poignets avec encore plus de force, un sourire en coin.

 — Tu comprends pas ? souffla-t-il. J’en ai rien à foutre de toi.

 Son agresseur se figea, les larmes en suspens sur son menton.

 — Je veux même pas connaître ton prénom. Je veux rien savoir sur toi, parce que je m’en branle. Alors retourne vivre dans ton putain de placard et fous-moi la paix ! hurla-t-il, ses yeux sombres braqués dans les siens.

 Enragé, l’inconnu commença à le secouer, frappant l'arrière de sa tête sur le sol dur.

 — Et qu’est-ce que je leur aurais dit à tes potes, hein ? reprit Katsuya dans un rire exagéré, le faisant s'arrêter dans son mouvement. Qu’est-ce que j’aurais dû leur dire ? Que t’es tellement qu’un pauvre looser que même le clodo du coin a pas voulu coucher avec toi !
 — Ta gueule ! Ta gueule !

 Les mains qui saisissaient son col glissèrent sur son cou et serrèrent de toute leur force.
 Le sourire de Katsuya s'évanouit en même temps que son rire moqueur. Il essaya de retirer ces paumes qui s'écrasaient lourdement sur sa trachée, allant jusqu’à griffer la peau de leur propriétaire, mais rien n’y faisait. Ses jambes avaient beau se tordre dans tous les sens, sa bouche pouvait bien s’ouvrir dans l’espoir désespéré d’y faire entrer de l’air, c'était inutile.
 Le noir se fit sous ses yeux ouverts.
 Allait-il vraiment mourir ainsi ?
 Sa mère et Tomoya seraient-ils mis au courant ? Irait-il sur le butsudan lui aussi, malgré ce qu’il avait fait ? Six ans étaient déjà passés, mais il se rappelait du regard haineux de sa mère comme si c'était hier.
 Il allait disparaître comme elle l’avait souhaité. Son existence avait toujours été une erreur de toute façon. Peut-être était-ce la seule façon qu’avait trouvé l’univers pour la corriger.
 Sans oxygène, son corps cessa peu à peu de se défendre.
 Il aurait dû accepter son sort, mais il ne voulait pas mourir. Pas encore.
 Papa.
 Maman.
 Aidez-moi.
 L’air afflua soudainement dans sa gorge. Ses yeux se rouvrirent sur son agresseur et, usant de sa lucidité retrouvée, il le poussa de toutes ses forces avant qu’il n’ait le temps de recommencer. Une quinte de toux violente le prit et il roula sur le côté, les poumons en feu.

 — Désolé... désolé... pleurnichait l’homme à côté de lui, les fesses sur le sol et les mains autour de la tête.

 Katsuya l’observa avec dédain, un bras autour de son ventre.

 — Je sais pas ce qu’il m’a pris...

 Il ne put retenir un rire face à l'absurdité de la situation, entre deux goulées douloureuses d’air dans sa gorge abîmée. Pourquoi pleurait-il comme si c'était lui, la victime ? Attendait-il qu’il lui fasse un câlin pour le réconforter ?
 Il n’avait jamais eu affaire à quelqu'un d’aussi pathétique de sa vie. Et c'était lui qui avait failli le tuer ?
 Son agresseur fronça les sourcils.

 — Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?!

 Katsuya souriait toujours.
 Même en ayant eu vu la mort d’aussi près, il était incapable de la fermer. Vivre dans la rue avait vraiment dû lui vriller le cerveau.

 — T’as même pas eu les couilles de me tuer, moqua-t-il.

 L’homme, le visage déformé par la rage, saisit le premier objet qui lui tomba sous la main et se jeta de nouveau sur lui. Katsuya n’eut pas le temps de se protéger le visage qu’une pierre s'enfonça dans sa joue.


♦♦♦


 Katsuya ne pouvait pas croire qu’on l’ait trainé au commissariat aussi.
 Probablement alertés par leurs cris, deux policiers couraient déjà vers eux lorsque la pierre s’abattait sur sa tête. Ils avaient immobilisé son agresseur, mais à la vue de son visage en sang, ils en avaient immédiatement conclu à une bagarre et non à une agression. Un passage à l'hôpital de quelques heures pour recoudre son visage et inspecter sa trachée, et le voilà déjà assis sur la chaise des accusés.
 Deux mètres plus loin, son assaillant était assis de la même façon : dos au mur et face à la pièce. Un policier se trouvait debout juste à côté de lui, tandis que Katsuya était près du bureau d’un autre. Par malchance, le jeune homme avait déjà eu affaire à celui-ci par le passé : une fois pour avoir volé dans un supermarché et une autre, pour avoir frappé un mec qui essayait de le voler.

 — Est-ce que l’un de vous deux va enfin se décider à dire la vérité ? soupira le policier à sa gauche en retirant ses lunettes pour se frotter les yeux.
 — C’est ce que je fais depuis le début, cracha Katsuya.
 — Ah oui ? Et donc il s’est fait ça tout seul peut-être ?
 — Mais je sais pas qui lui a fait ça, moi !
 — T'arrête un peu de te foutre de notre gueule ?! s'énerva-t-il en tapant du poing sur son bureau.

 Du coin de l'œil, il vit son agresseur sursauter sur sa chaise. Les poings serrés sur ses genoux et le dos rond, il n’avait pas esquissé le moindre geste depuis vingt minutes. Désormais qu’il le voyait à la lumière du jour, son apparence lui faisait encore plus pitié. Sa chemise manquait des boutons, son costume était déchiré en plusieurs endroits, et son visage était bien plus bouffi qu’il ne l’avait réalisé la veille. Il ne savait pas qui l’avait passé à tabac, mais ils n’y étaient pas allés de main morte. Ça rendait l'hypothèse que Katsuya ait fait ça tout seul encore plus ridicule, mais les flics s’en foutaient ouvertement.

 — Est-ce que c’est lui qui t’a frappé ? demanda-t-il à l'intéressé.
 — O... oui.
 — Mais quel menteur putain ! s’emporta Katsuya en se relevant, les poings serrés.
 — Rassis-toi immédiatement ! ordonna le policier.

 Il n’eut d’autre choix que d'obtempérer. Les jambes et les bras croisés, il fusillait du regard le lâche qui avait été capable de l'étrangler, mais refusaient désormais de lever la tête vers lui.

 — Pourquoi il mentirait ?
 — Mais pour sauver sa peau ! Comme ça il a une excuse pour m’avoir agressé !
 — T’es en train de nous dire qu’il serait venu t’agresser sans aucune raison, juste après s'être fait péter la gueule par quelqu’un d’autre ? Tu nous prends pour des cons ou quoi ?
 — Mais il a une raison, il refuse juste de vous la dire ! cria-t-il en le pointant du doigt.
 — Et c’est quoi ?

 Katsuya serra les dents avant de se rassir dans le fond de sa chaise. Son agresseur leva enfin des yeux suppliants vers lui, les lèvres serrées.
 Quelle pauvre merde, pensa-t-il.

 — Posez-lui directement la question... Je sais pas ce qu’il a dans la tête, moi.
 — Ouais c'est ça, souffla le policier. Tu sais ce que je pense, moi ? Je crois que c’est toi qui a essayé de le voler, mais il s’est pas laissé faire et ça a dégénéré !
 — Quoi ?! J’ai jamais volé personne, moi !
 — Et l’autre jour au supermarché, c'était quoi alors ?
 — J’avais faim, c’est tout !
 — C’est pour ça que tu volais des cigarettes ?
 — Les clopes ça coupe l'appétit !

 Katsuya enfouit son visage dans ses mains, les coudes sur ses genoux.

 — Dites la vérité qu’on en finisse, ordonna le flic debout près du mur.
 — Allez vous faire foutre ! jeta-t-il sans relever la tête, épuisé.

 Les policiers soupirèrent en unisson.
 S’ils refusaient de le croire, à quoi bon parler ? Il avait mal partout et n’avait pas dormi depuis la veille. Il voulait juste se reposer.

 — J’ai rien fait, bredouilla son assaillant.
 — Alors on va pas aller jusque là, hein, lui lança froidement le policier assis au bureau. Tu crois qu’on a pas vu les marques de strangulation sur son cou ?
 — C'est... c’était de la légitime défense.
 — T’as vu ça où toi, qu’on se défendait en étranglant les gens ? Qu’il t’ait agressé le premier ou pas, ça change rien. Tu te rends compte que tu peux te faire poursuivre pour tentative de meurtre ? À vingt-deux ans, c’est ça que tu veux ?

 Katsuya laissa échapper un rire, lui valant un autre coup de poing sur le bureau pour le faire taire. Le policier soupira de nouveau.

 — Est-ce que l’un de vous veut porter plainte ? finit-il par demander.

 Ils s’observèrent l’un l’autre quelques secondes, comme pour se mettre d’accord.

 — Tout ce que je veux, dit Katsuya en premier, c’est plus jamais voir sa sale gueule.
 — Pareil.
 — Et bah parfait. Parce que moi non plus, je veux plus jamais avoir affaire à l'un d’entre vous.

 Il referma d’une main le dossier sur son bureau avant de remettre ses lunettes. L’autre policier dans la pièce lui fit signe avant de sortir, les laissant tous les trois. Personne ne parla pendant les dix minutes avant qu’il revienne.

 — Toi, dit-il au garçon en costume. Ta mère est venue te chercher. Lève-toi.

 Katsuya rit à gorge déployée tandis que l’autre quittait sa chaise, la tête baissée.

 — Sa maman est venue le chercher, c’est trop mignon, ironisa-t-il.

 Un autre coup de poing s’abattit sur la table.

 — Vas donc pleurer dans ses jupes ! cria-t-il à son attention alors qu’il quittait la pièce. Pauvre merde !
 — Ferme-là ou je t’envoie en cellule !

 Le jeune homme leva les yeux au ciel mais se tut. La porte s’ouvrit de nouveau une minute plus tard.

 — Ton père est là à toi aussi.
 — Hein ?

 Katsuya aurait dû s'attendre à voir Philippe, mais il en fut sincèrement surpris. Assis sur un des sièges près de l'entrée, il ne l’avait pas encore vu arriver. Le jeune homme se rapprocha.

 — Ils devaient vraiment avoir hâte de se débarrasser de moi pour vous laisser vous passer pour mon père, dit-il en s’asseyant nonchalamment à côté de lui. Ou alors ils ont cru que j’avais été adopté et se sont dit que tout faisait sens.

 Il ignora le choc sur le visage du libraire, se laissant tomber sur le dos de la chaise comme si de rien n'était. Il avait aperçu son reflet en allant aux toilettes de l'hôpital : des marques de doigts sur le cou, un pansement qui recouvrait toute sa joue droite, le blanc d’un œil totalement indiscernable de son iris, du sang et de la poussière plein les vêtements... l’autre enfoiré n’y était pas allé de main morte.

 — Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda Philippe.
 — D'après vous ? soupira-t-il.
 — Tu t’es fait agresser ?

 Katsuya l’observa avec des yeux ronds, avant de détourner la tête aussitôt. Il ne s’était pas attendu à ce qu’il dise quoi que ce soit d’autre que “bagarre”.

 — Comment vous avez su que j'étais là ? demanda-t-il en se tournant de nouveau vers lui, sans confirmer.

 Philippe eut une expression gênée.

 — J’ai entendu les sirènes de police et d’ambulance devant chez moi hier et j’ai eu comme... un mauvais pressentiment ? Ce matin, je suis d’abord allé à l'hôpital, mais ils ne pouvaient rien me dire évidemment, alors j’ai tenté ma chance ici, et ils m’ont juste dit d’attendre.

 Katsuya ne savait que répondre. Pourquoi se donner autant de mal ? Qu’est-ce qu’il lui avait pris ? Ça faisait combien de temps qu’il attendait ? L’impression qu’il avait eu la première fois qu’ils s'étaient parlés se confirmait : il était bizarre.

 — Tu t’appelles Katsuya, c’est ça ?

 Son cœur se serra de surprise une fois encore.

 — Tachibana c’est ton nom de famille ? insista-t-il.
 — Comment vous le savez ? demanda-t-il sèchement.
 — J’ai entendu la personne de l’accueil dire ton nom à quelqu'un tout à l'heure.

 Katsuya eut un rire amer.

 — Ils peuvent pas fermer leur gueule ceux-là ? susurra-t-il entre ses dents.
 — Tu ne veux pas qu’on connaisse ton prénom ?
 — C’est pas... commença-t-il d’une voix forte avant de se reprendre, essayant de ne pas se mettre en colère. Tachibana, c’est mon nom. Il n’y a rien d’autre à savoir. Mon prénom regarde personne.
 — Ça te dérange qu’on t’appelle Katsuya ?
 — Oui ! cria-t-il. Oui, ça me dérange ! Vous êtes content ?

 Il serra les poings, étant bien incapable de retenir la rage irrationnelle qui courait dans son corps fatigué.

 — Seule ma famille m’appelle comme ça ! Je vous ai pas donné l’autorisation pour m’appeler par mon prénom ! Vous vous prenez pour qui pour vous pointer ici et vous faire passer pour mon père, d’abord ?

 Katsuya l’observa, les yeux noyés derrière un rideau de colère.

 — J’en peux plus que vous me regardiez tout le temps comme ça ! Comme si j'étais un espèce de... de clébard à la patte cassée. Vous avez pas autre chose à foutre que de faire semblant de vous inquiéter pour moi ? Vous avez pas une femme ou des gosses à vous occuper ?

 Le cœur tambourinant dans sa poitrine, une légère quinte de toux le prit. Il n’avait même pas réalisé qu’il s'était arrêté de respirer depuis tout à l'heure. Il porta une main à sa gorge et grimaça en se souvenant de la sensation des paumes pressées contre sa trachée.
 Il était tellement fatigué.
 Il voulait juste dormir, dans un lit qui ne serait pas celui de quelqu’un d’autre.

 — Où est ta famille ?

 Katsuya sourit, une main sur son visage meurtrie.
 C'était la question que Philippe n’avait pas osé poser jusque là. La question qui avait dû lui brûler les lèvres pendant des mois.
 Et sans savoir pourquoi, le jeune homme répondit honnêtement :

 — Mon père est mort.
 — Et ta mère ?
 — Elle est loin d’ici.
 — Elle t’a fait du mal ?
 — Non.
 — Est-ce qu’elle sait où tu es ?
 — Nan.

 Il s’attendait à la question évidente : “Que s’est-il passé ?”
 Pourquoi se retrouvait-on à la rue à dix-sept ?
 Des centaines d’enfants y étaient jetés de force par leur propre famille. Des milliers de personnes donneraient tout ce qu’elles avaient en leur possession pour avoir un endroit où entrer. La majorité des gens n’avaient pas eu le choix.
 Katsuya était parti de lui-même. Pour une raison qui paraissait si énorme et si stupide à la fois. S’il lui expliquait, à lui ou n’importe qui d’autre, personne ne comprendrait.
 Que s'était-il passé ?
 Rien. Rien qui nécessitait qu’il ruine sa vie ainsi.
 Même sans lui pardonner, il savait que sa mère l’aurait laissé rentrer.
 Même sans l’accepter tel le fils raté qu’il était, il savait que sa mère ne l’aurait pas laissé dormir dans la rue une nuit de plus.
 Et pourtant, chaque seconde qui s'écoulait scellait cette décision qu’il avait prise à dix-sept ans dans une roche incassable. Chaque jour, l'idée de revenir en arrière devenait de plus en plus saugrenue.
 La possibilité de revoir la même expression de dégoût sur son visage le terrifiait, plus que tous les dangers qu’il encourait dans la rue réunis.

 — Est-ce que tu veux rentrer chez toi ?

 Katsuya sentit les larmes affluer dans ses yeux à la simplicité de cette question.

 — J’ai ma voiture sur le parking, ajouta Philippe. Tu me donnes l’adresse, et je te ramène chez toi. Ou juste le nom de la ville si tu préfères. Peu importe si ça doit prendre quinze heures de route ou plus.

 Le libraire eut un sourire compatissant.

 — Si tu veux rentrer, il suffit de le dire.

 Ce fut à ce moment-là que tout se joua pour Katsuya.
 S’il avait laissé ces larmes tomber de ses yeux, son histoire aurait pu prendre une tournure totalement différente.
 Évidemment qu’il voulait rentrer.
 Il voulait serrer sa mère et Tomoya sans ses bras. Il voulait leur demander pardon, et promettre d’enfin devenir quelqu’un de respectable. Il voulait reprendre les études, peut-être même aller à l'université et étudier la philosophie. Il voulait travailler, avoir un hobby, se faire des amis et trouver une personne à aimer.
 Il aurait pu pleurer et admettre tout ça.
 Ça semblait si simple. Des mots qu’un enfant aurait pu prononcer.

 Je veux rentrer chez moi.

 Il aurait pu pleurer sur ce banc, au commissariat, le lendemain du soir où il avait vu la mort de près. Il aurait pu pleurer comme l’enfant qu’il était encore, au fond.
 Mais il ne le fit pas.

 — Vous vous prenez pour qui ?

 Ses poings se serrèrent encore plus fort sur ses genoux, à en blanchir ses phalanges.

 — Qu’est-ce que vous savez sur moi ? Sur ma famille ? Vous croyez que ma mère attend mon retour ?

 Katsuya se leva d’un bond, un air de défi sur le visage. Philippe l’observait, impassible. Il se tourna vers l’accueil :

 — Hey ! Vous m’entendez ? Mon vrai nom est Katsuya Kunisaki ! Je me suis sauvé de chez moi à dix-sept ans ! J’étais encore mineur ! J’ai utilisé des faux papiers pendant un an !

 Personne ne lui accorda plus que des regards ennuyés et un silence appuyé, le personnel et policiers étant probablement habitués au cirque que beaucoup devaient causer dans ces locaux.

 — Vous voyez ! hurla-t-il en se retournant vers Philippe, le doigt pointé vers l’accueil. Personne me cherche parce qu’elle m’a jamais porté disparu ! Elle s’en fout que je sois parti ! Elle s’en fout !!

 Il sortit en trombe du commissariat, la poitrine douloureuse. Il essuya ses yeux humides, refusant aux larmes le droit de tomber sur son visage endolori. Un soleil de plomb l’accueillit à l’extérieur, l’aveuglant de sa lumière. Chaque parcelle de sa peau lui faisait un mal de chien.

 — Katsuya ! l’héla Philippe qui avait couru à sa suite.
 — Je vous ai déjà dit de pas m’appeler comme ça putain ! Vous êtes sourd ou quoi ?
 — Désolé... excuse-moi... Tachibana.

 Katsuya se retourna vers lui, les bras le long du corps.
 Philippe avait toujours ce regard qui l’insupportait, rempli d’inquiétude, de gentillesse. Pourquoi le regardait-il ainsi ? Il n’était pas son fils. Ils n’étaient pas de la même famille.
 Il aurait dû garder sa compassion pour eux.

 — On est pas obligés de rentrer chez ta mère si ce n’est pas ce que tu veux.

 Le libraire fit un pas vers lui et tendit la main, comme il le faisait à chaque fois.

 — Viens travailler pour moi.
 — Quoi ?
 — Je cherche un vendeur pour m’aider à gérer la boutique. Ça me permettra d’ouvrir plus souvent. J’y réfléchissais depuis un moment.
 — Vous...

 Katsuya eut un sourire amer.

 — Vous vous moquez de moi ?
 — Je suis sérieux.
 — Pourquoi moi ? J’ai pas... j’ai rien, pas d’expérience, pas de diplôme...
 — Je veux quelqu’un passionné par les livres comme toi, c’est tout.

 Philippe avait toujours la main tendue vers lui.
 La situation devait avoir l’air ridicule. Philippe et son allure de gentil père de famille, face à Katsuya et ses vêtements totalement débraillés et son visage amoché.
 Un travail, c’était la clé de sa liberté. C’était la condition sine qua non pour obtenir toutes les choses dont il n’osait plus rêver.
 Mais il n’en voulait pas comme ça. Il ne méritait pas de travail dans cet état. Philippe aurait dû le savoir aussi.
 Il secoua la tête.

 — Non merci.

 Sûr de lui, il releva des yeux sévères vers le libraire.

 — Je veux pas de votre pitié.

 Philippe baissa sa main, une tristesse nouvelle sur le visage.
 Katsuya déglutit, le cœur lourd, et se retourna. Il aurait des années devant lui pour regretter cette conversation aussi.
 Sans un au revoir, il s’engouffra dans la rue, loin de la seule personne qui se souciait sincèrement de lui, indifférent à ce qu’il pouvait bien ressentir. Sa douleur prenait trop place. Sa culpabilité le dévorait encore. Il n’était pas prêt pour ouvrir son cœur à qui que ce soit.
 Il ne retourna plus à la librairie après ça.


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