lundi 16 juin 2025

“Fallen” ♦ Chapitre 27



 Hyun regardait avec effrois une version miniature de lui-même pousser Maxence dans l'écran du téléphone de Rosalya. Puis, avec une netteté glaçante, les paroles qui avaient accompagné ce geste résonnèrent dans son oreille gauche :

 “Et je le referai ! Plutôt deux fois qu’une ! Je coucherai avec toutes tes copines s’il le faut, juste pour te faire chier ! Si seulement ça peut te faire fermer ta gueule une bonne fois pour toute !”

 — C’est pas possible...

 Comme pour lui prouver tort, les douleurs à sa main droite se manifestèrent à la vue de son altercation avec le bassiste de Crowstorm, jusqu’au coup de poing fatidique dont le souvenir marquait encore ses phalanges.
 Sa main valide pinça sa joue dans l’espoir fou de le réveiller mais rien n’y faisait, il se trouvait bien dans la réalité.

 — C’est pas possible, répéta-t-il en se tenant le front tandis que Rosalya coupait son téléphone et récupérait son écouteur.
 — C’est Alexis qui m’a prévenu...

 Le petit-ami de Morgan ? En voilà déjà un qu’il n’oserait plus jamais regarder en face. Et combien y en avait-il d’autres dont il devrait s'inquiéter de la réaction ?

 — Combien ça a de vues ? demanda-t-il précipitamment.
 — Vingt mille.
 — Vingt m-! s’interrompit-il avait de laisser tomber lourdement sa tête sur la table du café où ils s'étaient installés.
 — C’est que les Crowstorm sont populaires dans le coin... bredouilla Rosalya.

 Il s’attendait à une centaine, au maximum, mais des milliers ? Des milliers de personnes l’avaient entendu avouer qu’il avait couché avec la copine de Maxence ? Et ce juste avant de le frapper, en criant qu’il n'était même pas désolé ?
 C'était certain maintenant. Sa vie était foutue.

 — Je savais qu’il fallait que je t’en parle au plus vite, ajouta Rosalya avec cet air désolé des personnes qui venaient apporter des mauvaises nouvelles. J’ai recréé un compte exprès pour te montrer, et en seulement quelques heures, y’avait déjà dix mille vues de plus.

 Les bras qui recouvraient sa tête étouffèrent son cri de désespoir.
 La vidéo ne commençait qu’au milieu de leur dispute à tous les trois, aussi l’accusation de Rosalya à l’encontre de Maxence n’avait, elle, pas été enregistrée. On la voyait à peine à l’écran mais elle était quand même venue chercher Hyun exprès directement après ses cours de l'après-midi, sans qu’il sache comment elle l'avait trouvé. Peut-être se pensait-elle encore responsable de leur bagarre.
 Hyun se redressa, se massant doucement la tempe, les yeux fermés.

 — Comment j’ai fait pour pas remarquer qu’on nous filmait ? questionna-t-il dans le vague.
 — Il faisait sombre, répondit Rosalya en faisant tourner la paille dans son thé glacé. Apparemment, la personne qui a posté la vidéo est une fan de Crowstorm.
 — Une fan ? Quels fans s'intéressent à ce genre de trucs ?!
 — Les gens veulent savoir, c’est comme les magazines people tu sais...
 — Sérieusement ? cracha-t-il. C’est tellement stupide ce... attends.

 Ses yeux s’ouvrirent brusquement.

 — Mes sœurs lisent ce genre de conneries ! s’exclama-t-il avec horreur. Enfin, je sais pas si elles sont sur les réseaux sociaux.
 — Tes sœurs ? Elles ont quel âge ?
 — La plus jeune a quinze ans.

 L’expression crispée de Rosalya répondit pour elle.
 Non seulement elles utilisaient les réseaux sociaux, mais en plus, elles allaient être les premières au courant, pas vrai ?
 Hyun enfouit de nouveau sa tête dans ses bras, n'étant pas certain de quitter à jamais cette table de café.

 — Non mais attends... personne t’a identifié sur la vidéo, et elles doivent probablement pas connaître Crowstorm de toute façon. Ils sont pas si célèbres que ça, si ? essaya-t-elle de le réconforter en posant la main sur son épaule.
 — Elles connaissent... démentit-il sans changer de position. Elles sont fans depuis que je leur ai dit que Maxence faisait parti du groupe...
 — Ah.

 Hyun n’avait pas besoin de le voir pour comprendre quelle expression pouvait bien recouvrir le visage Rosalya.
 Il était foutu. À cent pour cent. Il n'y avait rien qui pouvait le sauver.

 — Je vais me faire tuer par mes parents.
 — Mais non ! s’exclama Rosalya. Je suis sûre que t'exagères.
 — Tu connais pas ma famille ! rétorqua-t-il en se redressant enfin, la marque rouge du meuble sur son front. Ils vont dans leur église coréenne toutes les semaines ! Et c’est des vraies commères là-bas. Si c’est pas mes sœurs, c’est forcément quelqu’un d’autre qui va se charger de tout raconter à mes parents. Ou à ma grand-mère ! Oh non, Halmoni, tu imagines si elle l’apprend ?
 — Je savais pas que t'étais croyant.

 Soupire.

 — Moi, pas vraiment... de toute façon, j’ai bien compris que j’allais pas aller au paradis.

 Rosalya rit à gorge déployée, visiblement prise au dépourvue par sa blague.

 — Mes malheurs ont l’air de te faire rire, fit-il remarquer avec un sourire en coin, un brin amusé lui aussi.

 Autant essayer de rire de la situation s’il n’avait aucune autre solution. Il pleurerait plus tard.

 — Non, désolée ! s’excusa-t-elle en reprenant son calme. Je suis pas en train de me moquer. Mais tu devrais voir le bon côté des choses, toi, au moins, t’as tous tes vêtements sur la vidéo !

 Hyun ouvrit les lèvres avant de baisser la tête, honteux.

 — T’as raison... je fais tout ce cirque devant toi alors que t’as vécu bien pire... excuse-moi.
 — Oh non ! rétorqua Rosalya en saisissant son poignet. C’est pas ce que j’ai voulu insinuer. Au contraire...

 Elle entoura sa boisson de ses mains, essuyant doucement la condensation qui s'était amoncelée sur le verre. Ce jour-là, elle avait laissé ses longs cheveux blancs en liberté, tombant en cascade sur son dos. Cette longueur-là lui donnait un air plus jeune, presque insouciant.
 Il la trouvait jolie, comme ça.

 — Je sais que je devrais pas dire ça mais... je me sens un peu moins seule, maintenant que je te vois réagir comme ça. Pour la première j’ai l’impression d'être avec quelqu'un qui me comprend. J’aurais jamais cru que j’arriverais à en blaguer un jour.

 Hyun posa les coudes sur la table. Effectivement, lui aussi, il était content d’avoir quelqu’un avec qui il pouvait en parler ouvertement. Ça l'aidait à ne pas sombrer dans l’angoisse, seul, à l'idée de la tempête qui allait lui tomber dessus. Mais ce serait mentir que de dire qu’il n’aurait pas souhaité éviter tout ça.
 Hyun ne regrettait pas d’avoir frappé Maxence, mais que lui avait-il pris d'étaler son linge sale devant tout le monde ? Il était tant fou de colère qu’il avait été incapable de se contrôler. Il voulait juste lui faire du mal, et c'était la seule chose qu’il lui était venu à l'esprit à ce moment-là.
 Il aurait mieux fait de le frapper en silence.
 Hyun grimaça, sa main meurtrie se rappelant brutalement à lui lorsqu’il essaya de reposer sa tête dessus.

 — Ça fait toujours mal ?
 — Ouais, j’arrive même plus à tenir un stylo. On me regardait bizarrement en cours aujourd’hui, je croyais que c'était à cause de ça, dit-il en montrant sa main bandée de part en part. Mais maintenant je sais pourquoi ! Ils ont tous déjà dû me voir me ridiculiser.

 Alors que Rosalya s'apprêtait à le rassurer, deux filles passèrent juste derrière eux en gloussant sans aucune discrétion. Elles quittèrent le café en leur lançant des regards équivoques.

 — Je... je suis sûre que c’est qu’une coïncidence, tenta-t-elle.
 — Ces filles sont en cours avec moi.

 Son front retrouva la table, le seul endroit qui lui offrait un brin de réconfort. Rosalya lui tapota le haut de la tête de nouveau, ne trouvant probablement rien d’autre à dire pour essayer de le rassurer. Après quelques minutes de silence, il orienta son regard vers elle.

 — Les gens doivent me traiter de tous les mots en commentaires.
 — Et alors ? Ce sont que des looser sur internet, tu t’en fiches !

 Hyun soupira. Elle n’avait pas tort. Son véritable problème, c'était l’avalanche de coups fil qu’il allait recevoir de la part de sa famille lorsque tout le monde serait inévitablement mis au courant. Il allait devoir réfléchir très vite à une excuse. Ses parents seraient capables de le faire arrêter ses études pour revenir à la maison et repentir ses pêchés pour les dix ans à venir.
 Il se redressa, une main sur son visage endolori par le contact dur de la table.

 — Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il alors que Rosalya sortait son téléphone de nouveau.
 — Je vais voir les commentaires.
 — Quoi ? Mais tu n'as dit que je devrais m’en foutre !
 — Oui bah... d’en parler ça m'a rendue curieuse...

 L'étudiant pesta et sirota son café entièrement refroidi pour se distraire des horreurs que Rosalya devait être en train de lire sur lui. Maxence était le bassiste beau gosse du nouveau groupe de rock en vogue du moment, alors il n’osait imaginer les réactions ! Tout le monde devait être effaré d’avoir vu un pauvre type de deux têtes de moins de lui lui donner un coup de poing après s'être vanté d’avoir pris sa copine.
 Il avait dit qu’il ferait tout pour voler toutes ses futures petite-amies mais, à ce rythme, c'était lui qui allait rester célibataire éternellement, avec une publicité pareille.
 Hyun se tourna vers Rosalya, sa jambe s'agitant sous le stress. La jeune femme fronçait les sourcils, concentrée sur l'écran, sans prononcer le moindre mot.

 — Bon allez, crache le morceau ! supplia-t-il cinq minutes de silence insupportable plus tard. Ils disent quoi ? C’est si horrible que ça ?

 Rosalya hésita, les lèvres serrées l'une contre l’autre.

 — Non, hum... enfin, il y a beaucoup de commentaires méchants sur toi mais hum... il y en a beaucoup sur Maxence aussi, expliqua-t-elle, comme incertaine de ce qu’elle avait lu.
 — Sur Maxence ? Pourquoi ?

 Elle pencha la tête sans répondre, puis leva son portable devant elle.

 — “J’ai rencontré Maxence au festival Rock en Fer l'été dernier. Il n'arrêtait pas de me draguer alors que je lui ai dit que j'avais deja une copine et que j'étais gay. Apparemment, il a fait le coup a beaucoup d’autres filles. Je sais pas ce qu’il s’est passé avec son pote mais il vaut probablement pas mieux que lui.”

 Rosalya scrolla rapidement avec son pouce.

 — “Je peux pas croire que Maxence ait le culot de se plaindre de s'être fait voler sa copine. Il a convaincu ma meilleure pote d’abandonner son fiancé pour lui avant de la ghoster. Ce mec n’a que ce qu’il mérite.”

 La jeune femme déglutit avant de reprendre :

 — “Je ne suis pas surpris de voir Maxence se donner en spectacle. Ce mec est un puits à problèmes. Je suis Crowstorm depuis leurs débuts et l’ambiance du groupe a vraiment changé depuis qu’il a remplacé Stéphane.”
 — Je savais pas que des fans pensait ça de l-
 — Oh, oh ! s'exclama Rosalya sans le laisser finir, sautillant presque sur sa chaise. Écoute celui-là ! “Je suis allée au lycée avec Maxence et le gars de la vidéo. C’est Maxence qui lui a volé sa copine et non l’inverse. Le coup de poing est arrivé cinq ans trop tard selon moi. Vous êtes tous en train de le juger mais les gens qui le connaissent savent que c'est un mec bien.” C’est qui d'après toi ?
 — Quelqu'un du lycée ? s'interrogea Hyun. J’en sais rien...

 Ils étaient un petit groupe, principalement composé des amis de Maxence, à toujours traîner ensemble au lycée. Hyun ne parlait presque plus à personne de cette époque. Après le bac, Maxence n'avait plus été intéressé pour les voir alors Hyun avait arrêté de traîner avec eux aussi.
 Il avait honte de réaliser l’influence qu’il avait eu sur sa vie amoureuse et amicale pendant autant d’années. Ce qu’il avait de plus proche d’un “ami” désormais était son colocataire Morgan, et éventuellement son copain Alexis qui passait souvent, mais leur relation restait superficielle. Et Olympe... elle n'était plus son “amie” pour une raison bien précise. Une raison que Maxence s’était fait un plaisir de lui révéler.
 Ça le touchait un peu que quelqu’un du lycée prenne le temps de le défendre ainsi, même si c'était juste sur internet. Était-il trop tard pour essayer de reprendre contact ?

 — Enfin, cette personne se trompe quand même, ne put-il s'empêcher de préciser. Suzanne a jamais été ma copine.
 — Tu étais amoureux d’elle en premier ! Ça compte.

 Hyun eut un sourire gêné et reprit une gorgée de café sans acquiescer.
 Il aurait aimé que les choses soient aussi simples, ça lui aurait évité bien des problèmes, mais il n’avait pas imprimé “réservé” sur les lèvres de Suzanne en l’embrassant la première fois.

 — Il y en a beaucoup des commentaires comme ça ? finit-il par demander.
 — C’est quasiment la moitié. Plein de gens ont l’air de profiter de l’occasion pour cracher sur lui.
 — Je sais pas si je dois m’en réjouir...
 — Mais si, tu devrais ! Ce mec ne sait rien faire d’autre que foutre la merde autour de lui, il est temps que le karma s’occupe de son cas, non ? Ça lui apprendra à se faire des ennemis aux quatre coins de la France !

 Hyun se massa la nuque, toujours incertain de ce qu’il en pensait. Ça ne l'étonnait pas du tout de Maxence qu’il se soit amusé à draguer plus d’une fille déjà en couple, maintenant qu’il savait qu’il était capable de ruiner la vie de quelqu’un juste pour le plaisir.
 Ses yeux se posèrent sur Rosalya qui parcourait joyeusement son téléphone, probablement en train de lire plein de commentaires négatifs sur le bassiste de Crowstorm. Elle avait l’air d’avoir retrouvé sa bonne humeur. Loin des pleurs qui avaient marqué son visage le soir au café, ou la mélancolie qui l’étreignait encore l’autre nuit au bar, elle souriait avec légèreté, ses yeux ambre brillant avec excitation.
 Tant mieux, pensa-t-il.
 Hyun sourit lui aussi en l’observant. Leur relation était étrange ; ils n’étaient pas amis et n’avaient réellement parlé que deux fois, mais il se sentait curieusement à l’aise avec elle. Certes, désormais, c’était la ville entière qui devait être au courant de sa relation passée honteuse avec une fille déjà en couple, mais Rosalya avait été la première à l’écouter sans le juger. Il lui en était reconnaissant.
 La jeune femme releva la tête vers lui et il se sentit rougir, réalisant qu’il était en train de la dévisager. Il détourna le regard et porta sa tasse déjà vide à ses lèvres pour s’occuper les mains. En la reposant, il remarqua une autre étudiante assise deux tables plus loin qui le regardait curieusement. Rouge de honte, Hyun dissimula son visage derrière sa main bandée sous le rire cristallin de Rosalya.

 — Tu te fais des idées ! Cette fille te dévisage parce qu’elle te trouve mignon, c’est tout !

 L’étudiant sentit son cou chauffer à sa réflexion.

 — N-N’importe quoi...
 — Les gens ont mieux à faire je te promets ! Dans deux jours, tout le monde aura oublié !
 — C’est ce que t’arrives à te dire, toi ? demanda-t-il, dubitatif.

 Son visage se rembrunit un instant, le faisant regretter sa question, mais elle répondit avec assurance :

 — J’essaie en tout cas. Et c’est de plus en plus facile de faire avec. Le coup de poing dans la sale gueule de Maxence a beaucoup aidé, conclut-elle avec un sourire narquois.
 — C’était avec plaisir, rit Hyun. Plus deux fois qu’une. Même avec la vidéo, je le referais.

 Rosalya sourit de plus belle.
 Bon, en vérité, il aurait préféré que la vidéo n’existe pas... mais désormais qu’elle était là, il n’avait plus le choix que de faire avec.
 Hyun, le visage toujours dissimulé, jeta un coup d'œil vers la fille quelques tables plus loin, constatant qu’elle le regardait toujours. Il serra les dents.

 — Je suis sûre que tu lui plais, dit Rosalya avec entrain. Vas lui parler !
 — Non, non, non, hors de question, rétorqua-t-il en secouant sa main libre.
 — Pourquoi pas ?
 — C’est trop la honte ! Et si elle a réellement vu la vidéo ?
 — C’est un risque à prendre, souffla-t-elle en se penchant vers son verre. Je me pose la question à chaque fois que j’ai envie d’aborder quelqu’un aussi...

 Elle avait dit ça avec simplicité, comme s’il ne s’agissait que d’un constat, qu’elle s’était réellement habituée à sa situation.

 — On va finir tout seul si ça continue, soupira Hyun.
 — Tu sais quoi ? s’exclama Rosalya. On devrait faire un contrat, comme dans les films. Du genre, si on est encore seuls à trente ans, on se marie.
 — Oh non !

 Rosalya se redressa sous la surprise, ne s’étant sûrement pas attendu à un refus aussi immédiat. Hyun leva les mains vers elle, se rendant compte du ton sec qu’il avait employé malgré lui.

 — Non attends, c’est pas contre toi, s’excusa-t-il. Mais c’est juste que ce genre d’amitiés ambiguës, c’est fini pour moi ! Je veux plus jamais mélanger amour et amitié, parce que jusqu’à maintenant, ça m’a apporté que des emmerdes !

 Ses mains retombèrent lourdement sur la table, se fichant soudainement bien d’attirer l’attention sur lui.
 Voilà un sujet sur lequel il avait eu le temps de réfléchir ces derniers mois, sans avoir personne avec qui en parler.

 — Si toi et moi on devient amis, tu vois, entre nous il va y avoir un mur tellement grand qu’on le verra depuis l’espace.
 — Je crois pas qu’on puisse voir un mur depuis l’espace...
 — Tss tss laisse-moi finir !

 Hyun leva un doigt sur son sourire amusé.

 — Un mur gigantesque, j’ai dit. Je te parle d’amitié tellement platonique qu’on pourrait se doucher ensemble sans que ça n’y change rien, tu vois ?

 Rosalya pouffa dans sa main et Hyun rit aussi, les joues légèrement rougies par l’image mentale. Reprends-toi ! pensa-t-il. Il était sérieux sur ce coup-là. Il y avait sincèrement réfléchi.
 Il voulait connaître l’amitié, la vraie. Celle que ni Suzanne ni Olympe n’avaient su lui offrir. Celle qu’il n’avait pas su trouver avec Maxence non plus. Il avait sa part de responsabilité dans ce désastre.
 Et il voulait connaître l’amour, le vrai aussi. La prochaine, ce serait la bonne.

 — Une amitié tellement platonique que tu préfèrerais encore rouler une pelle à un WC.
 — J’ai compris ! s'esclaffa Rosalya en lui plaquant une main sur la bouche pour le faire taire.

 Hyun la rejoignit et ils rirent à s’en attirer quelques regards. Le visage légèrement rosi, Rosalya dégagea ses longs cheveux sur son dos, s’éventant avec sa main.

 — Bon j’ai compris ce que tu veux. C’est soit l’amitié platonique soit l’amour passionné, mais pas les deux en même temps, c’est ça ?
 — Exactement ! confirma-t-il avec un sourire fier.

 La jeune femme posa les coudes sur la table, ses mains liées sous son menton.

 — Pas de problème, murmura-t-elle d’une voix si basse qu’il dut se pencher pour l’entendre.

 Elle l’observait avec intensité, posant sur lui un regard nouveau. Un regard qu’elle n’avait posé sur lui jusqu’à maintenant.
 L’ambiance avait changé, brusquement.
 Hyun avait chaud dans la poitrine. Ses yeux ne pouvaient pas se détacher de son visage alors qu’elle lui faisait sa nouvelle proposition :

 — On a qu’à sortir ensemble directement.


♦♦♦


 Castiel rencontra Maxence pour la première fois au début du printemps de l'année précédente.
 Stéphane, qui avait monté le groupe avec lui, attendait un enfant et avait décidé de quitter le groupe pour une carrière plus stable et moins prenante. Castiel avait du mal à digérer sa décision mais sa manager lui imposa de rencontrer un remplaçant immédiatement. Il n’avait même pas eu le temps de contacter Lysandre pour lui proposer la place, bien qu’il savait qu’il dirait non, comme à chaque fois. On accordait au chanteur le “droit” de refuser ce nouveau venu mais il avait bien compris qu’il avait déjà obtenu les faveurs du label : ancien étudiant prodige au Conservatoire, parents célèbres dans le monde de l'opéra et un physique suffisamment séduisant pour lui avoir permis de participer à quelques shootings photos par le passé. De toute évidence, il était leur favori et de loin.
 Ce n'était pas ainsi que Castiel fonctionnait. L’apparence, les diplômes, l’influence... ce n'était pas ça qui l’avait fait choisir les membres de son groupe. Stéphane, Alban et Jamila étaient tous des inconnus, comme lui, qui avaient pour seul point commun un talent incomparable et une alchimie inégalée les uns avec les autres, alors devoir dire adieu à l’un était difficile. Ce fut en traînant des pieds qu’il alla rencontrer ce candidat pour une audition.

 — Accorde-lui une chance ! supplia sa manager qui l’accompagnait au rendez-vous.
 — Je doute qu’un gosse de riche fasse l’affaire, bougonna-t-il. Vous me faites perdre mon temps.
 — Tu es tellement borné. Tu le juges sans l’avoir écouté.

 Castiel ne répondit pas, le visage marqué par la mauvaise humeur.
 Arrivé devant la salle, il n’eut pas le temps d’activer la poignée qu’une musique lui parvint. Il s'arrêta un instant, le geste en suspens, à l'écoute de ce piano qui résonnait jusque dans le couloir. Le morceau lui était inconnu, alors que ce n'était pas le répertoire qui lui manquait. S’agissait-il d’une composition originale ? Ou d’une improvisation ?
 Castiel pénétra silencieusement dans la pièce pour ne pas l’interrompre. Un jeune homme habillé d’un simple t-shirt blanc et d’un pantalon sombre était assis au piano, dos à la porte. Il ne discernait de lui que ses mains habiles qui ne restaient pas en place, mais devinait sans mal la bonne humeur sur son visage, telle qu’elle transparaissait à travers sa musique pleine d’entrain.
 Il s’amusait, comme s’il était seul au monde.
 Pourtant, il devait savoir qu’ils avaient rendez-vous. Castiel et sa manager étaient arrivés pile à temps, mais il avait l’air de les avoir carrément oubliés. Ou de s’en moquer, plutôt.
 Castiel s’attendait à trouver une personne coincée, stressée, voire prétentieuse. Quelqu’un qui aurait cherché à l'impressionner en s'échauffant avec de la musique classique, ou quelqu’un qui n’aurait su jouer une partition à la perfection sans y mettre sa propre personnalité. C'était l’image qu’il avait des élèves du Conservatoire.
 Sa musique vivait, dansait librement au rythme des notes qu’il avait l’air d’improviser. Castiel imaginait sans mal des paroles accompagner cette mélodie. Il aurait voulu la figer dans du papier pour pouvoir la rejouer plus tard sur sa guitare. Il y avait tant d'émotions qui se dégageaient de sa simple prestation : la joie, l’agitation, mais également la nostalgie. Il avait l’impression de réentendre un morceau qu’il aurait oublié, alors même qu’il l'écoutait pour la première fois.
 Castiel tomba amoureux de la musique de Maxence à ce moment-là. Et il n’y avait qu’une seule autre personne qui lui ait jamais fait ressentir ça.
 Le jeune musicien s'arrêta doucement et sursauta lorsque la manager vint vers lui, annonçant leur arrivée. Ils échangèrent quelques mots avant de rejoindre le chanteur de Crowstorm qui était resté près de la porte, sans bouger.

 — Castiel Veilmont, c’est bien ça ? demanda-t-il en lui tendant la main. Enchanté ! Je m’appelle Maxence Riesnert.

 Il souriait à pleines dents, du haut de sa taille impressionnante, une chaleur indescriptible émanant de lui.

 — Ce n’est pas avec Crowstorm que tu vas pouvoir faire découvrir tes talents de pianiste, répondit-il en guise de salutation.

 La majorité de leurs morceaux n’avaient même pas de synthétiseur, à l'exception de quelques balades. Même subjugué par sa créativité, Castiel n’en oubliait pas pour autant pourquoi il était là. Il lui serra la main poliment.

 — C’est d’un bassiste dont on a besoin, ajouta-t-il.
 — Oui, je sais ! s’exclama-t-il sans perdre de son assurance. J’ai apporté ma basse, je peux commencer quand vous voulez !

 Maxence réussit son audition haut la main. Castiel ne prit que quelques jours pour confirmer sa décision même si, au fond, il l’avait prise dès le début. Après tout, la musique était son point faible, et Maxence avait touché en plein milieu.
 Son talent l’avait aveuglé.
 Plus d’un an plus tard, c'était sans lui que Castiel, Jamila et Alban se retrouvaient dans une des salles de réunion du studio, la mine sombre. Une tempête grondait à l'extérieur, derrière les rideaux fermés, comme un miroir du tourment qui les habitait.

 — Maintenant ils disent carrément qu’il se serait fait frapper pour avoir pris des photos intimes à l'insu de Rosalya, dit la guitariste en se triturant les mains au-dessus de la table.

 Castiel avait reconnu son amie de lycée sur la vidéo tout de suite aussi, même si on ne la voyait presque pas. De ce qu’il avait entendu de la part des gens présents, c'était elle qui avait commencé à l'accuser d’avoir publié des photos nues d’elle sur internet, avant que la dispute ne dégénère, ce qui était loin d'être mieux en termes de rumeurs. En seulement quelques jours, le jeu du téléphone avait fait son chemin, dans la réalité et sur internet.

 — Plein de gens demandent à ce que Maxence soit viré. Si on continue à ne rien dire, c’est nous qui allons nous faire descendre.
 — On nous a explicitement demandé de nous taire, fit remarquer Castiel, excédé.

 Sa manager avait l’air de penser qu’ignorer ce “bad buzz” était la meilleure chose à faire et, qu’en seulement quelques jours, tout serait oublié, mais le temps qui passe n’avait pas l’air de lui donner raison. Pour être honnête, le chanteur n’aurait pas su quoi faire de toute façon. Il aurait dû s'attendre à ce genre de problèmes en accédant à la célébrité, même petite, mais il n’avait jamais pensé que ça finirait par concerner son groupe.
 Castiel aurait dû s'en moquer, au fond. Il ne s’agissait que de rumeurs de la part d’anonymes sur internet. Rosalya n’avait pas commenté officiellement, et toute cette affaire n’avait rien à voir avec leur musique, mais il y avait quelque chose qui le perturbait.
 Cette histoire le mettait mal-à-l’aise. Sa plausibilité, en particulier.

 — Maxence a toujours été un dragueur c’est sûr, reprit Jamila. Je veux bien croire qu’il ait pas été très réglo avec certaines filles, mais de là à en prendre en photos sans leur consentement ou je sais pas quoi ? De Rosalya en plus ? Je peux pas y croire !
 — Moi...

 Alban avait ouvert la bouche pour la première fois depuis leur entrée dans la pièce, le menton dans la main et les yeux dans le vague.

 — Ça me surprend pas tant que ça.
 — Alban qu’est-ce que tu dis ? T’es sérieux ?

 Jamila lui secoua le bras mais il se dégagea, agacé.

 — J’ai toujours trouvé qu’ils avaient une relation bizarre ! se défendit-il. Vous vous rappelez de la dernière fois au Starlyte, quand Rosalya est venue à l'improviste ? Ils sont allés discuter seuls tous les deux, et Maxence est revenu tout seul.

 Alban fit claquer sa langue, comme agacé par ce souvenir.

 — Quand j’ai voulu aller aux toilettes j’ai vu Rosalya qui pleurait. On aurait même dit qu'elle était blessée. C'était bizarre.
 — Tu lui as parlé ?
 — Non ! C’est pas ma pote à moi !

 Jamila secoua de nouveau le benjamin avec tout le désappointement dont pouvait faire preuve une grande-sœur de cœur à son égard. “Qui voit une fille pleurer et ne va pas essayer de la réconforter ?!” s’offusquait-elle. Alban, qui ne parlait jamais autant d’habitude, se tourna sur sa chaise pour ne plus faire face ni à l'un ni à l'autre, arrêtant d’argumenter. Le chanteur le connaissait assez pour savoir qu’il était sûrement surtout énervé contre lui-même de n’avoir rien fait. Alban était froid et solitaire mais il avait bon fond. Il n’avait pas dû rencontrer Rosalya plus de deux ou trois fois mais il avait fait attention à tous ces détails.
 Castiel n’avait rien vu du tout, lui. Il ne se rappelait même pas de cette soirée.
 Il se frotta les yeux avec fatigue, ne parvenant plus à dormir correctement depuis leur dernier concert au Snake Room. Son interaction avec Lysandre ne lui sortait plus de l’esprit, et sa chanson était imprimée dans son crâne. Après toutes ces années, l’entendre jouer de nouveau une de ses compositions l’avait ému plus qu’il n’aurait cru. Il l’avait redécouvert, et il ne savait pas quoi en penser. Et dire que son ami avait pris ce risque juste pour lui faire entendre sa chanson, ruinant ses chances au Snake Room au passage.
 Je veux qu’on recommence à jouer ensemble.
 Pourquoi s'étaient-ils éloignés à ce point ? Ce n'était apparemment pas le seul avec qui la distance s'était installée, vu ce qu’il apprenait sur Rosalya.
 Il se remémora également la colère d’Olympe alors qu’elle l’accusait de ne pas avoir protégé Mélody face à ce directeur de galerie branchée, quelques mois auparavant. Ce jour-là non plus, il n’avait rien vu. Certes, lui et Olympe n’avaient jamais été amis, mais ils s'étaient toujours respectés. Elle n'était pas du genre à se mettre en colère sans raison.
 Sur le moment, son ton accusateur l’avait agacé mais, désormais, il se le demandait sincèrement : combien de choses encore n’avait-il pas vu ?
 Et n’y avait-il pas un dénominateur commun dans tout ça ?

 — N'empêche qu’il nous a bien foutu dans la merde, s’agaça Jamila en lâchant enfin Alban. Qu’est-ce qui lui a pris d’aller se bagarrer juste après un de nos concerts ? Il pourrait pas faire profil bas, pour une fois dans sa vie ?!

 À peine eut-elle fini sa phrase que la porte s’ouvrit à la volée.
 Maxence, un bleu aux accents jaunes sur sa joue gauche, se tenait dans l’embrasure, un sourire qui s’arrêtait aux commissures de sa lèvre abimée, sans atteindre son regard noir.

 — Bah alors ? s’exclama-t-il face au brusque silence de tout le monde. Ça parle sur moi quand je suis pas là et ça se tait quand j’arrive ?

 Jamila déglutit sans répondre. La pièce s'était chargée d'électricité à la seconde où il était entré.
 Le bassiste claqua la porte derrière lui et s’assit à côté de Castiel qui ne réagit pas.

 — Vous voulez un scoop ? demanda-t-il avec un faux enthousiasme. Je viens juste de discuter avec le boss. Ils vont démentir les rumeurs sur moi sur le compte Instagram officiel de Crowstorm dès demain !
 — Quoi ?

 Castiel releva la tête.

 — Ce compte n’est pas fait pour ça.
 — Pas fait pour quoi ? Défendre un membre contre des rumeurs calomnieuses ? Tu trouves ça normal que je me fasse traîner dans la boue alors que c’est moi la victime ?
 — Ce compte sert à promouvoir notre musique, un point c’est tout, rétorqua-t-il.
 — Je suis d’accord avec Castiel, appuya Jamila d’une petite voix. Je suis désolée de ce qu’il t’arrive... mais on ne devrait pas mêler le groupe à tout ça.
 — Vous êtes sérieux ?

 Maxence, effaré, s’adressa ensuite à Alban directement :

 — Et toi ? Aucun avis comme d’habitude ?

 Le benjamin resta silencieux et le bassiste se laissa tomber sur le dos de la chaise.

 — Vous êtes vraiment qu’une belle bande d'enfoirés. Vous êtes prêts à me laisser me faire bâcher sans aucune raison juste pour protéger vos culs.
 — Je vais aller parler au boss, dit Castiel en se relevant.

 Maxence lui agrippa l’avant-bras pour le maintenir où il était.

 — J’ai pas fini de parler.

 Le chanteur hésita mais finit par se rassoir, se disant qu’il pourrait y aller plus tard, une fois que Maxence serait calmé.

 — Vous croyez que les rumeurs sont vraies, c'est ça ? C’est pour ça que vous voulez pas qu’on me défende publiquement.

 Un silence éloquent lui répondit, le faisant s’esclaffer d’un rire sans joie.

 — Alors quoi ? Vous voulez me remplacer peut-être ?
 — Il a jamais été question de te remplacer, dit Castiel.
 — J'espère bien, parce que dans le cas contraire, ce sera la fin pour Crowstorm, lança-t-il, les bras fièrement croisés sur sa poitrine. J’ai signé un contrat de cinq ans, alors si vous voulez me virer, c’est une armée d'avocats que vous aurez sur le dos. Je noierai le label dans tellement de procédures que vous serez incapable de vous produire où que ce soit, et le temps que ce soit réglé, tout le monde vous aura oublié.
 — M-Maxence enfin... bafouilla Jamila. Qu’est-ce qui te prend ?
 — Il me prend que j’en ai marre de jouer les gentils ! s’emporta-t-il. Faut croire que le coup à la tête m’a rendu les idées claires, tu vois. Alors on va parler franchement à partir de maintenant.

 Il se tourna vers Castiel qui l’observait, interdit.

 — Vous allez laisser le label me défendre sans faire d’histoire. On va même aller plus loin. Toi, dit-il en le pointant du doigt, ses yeux braqués dans les siens. Tu vas contacter ta garce de copine pour lui demander de démentir publiquement.
 — Hors de question.

 Maxence sourit d’une oreille à l'autre, comme heureux qu’il conteste.

 — Tu veux refuser ? OK... je me demande comment réagiront nos fans quand ils sauront que tu as volé notre dernier morceau.
 — Quoi ? s’exclama la guitariste.
 — Je me demande même, poursuivit-il en feignant de réfléchir, comment ils réagiront en apprenant à qui tu l’as volé exactement.

 Castiel serra les poings.

 — Tu sais que j’essaie de régler ce problème depuis des semaines ! Et j'étais contre l'idée de ne pas le créditer !
 — Tu parles, c'était pas difficile de te convaincre. Tu crevais d’envie de t’attribuer son talent, sois honnête avec toi-même un peu.

 Était-ce vrai ?
 Il avait toujours été question de créditer Lysandre mais, face à sa manager qui insistait pour conserver leur image, il avait fini par céder, recomposant une partie de la chanson avec l’aide de Maxence.
 Castiel s'était convaincu qu’il n’avait rien fait de mal. Même lorsque Lysandre l’avait confronté, il s'était protégé sous la cape de son égo.
 Le Castiel que j’ai connu n’aurait jamais volé les compositions de son ami. Il en aurait composé des meilleures.
 Ça avait été la seule erreur de jugement de Lysandre.
 Castiel n'était pas capable de composer aussi bien que lui.

 — Quand tu nous l’as présenté, reprit Maxence en posant son téléphone au centre de la table, j'étais persuadé que c'était ta façon de me faire comprendre que j'étais sur la sellette parce que je suis la seule pièce rapportée du groupe. Mais j’ai compris l’autre jour que c’est pas moi qui ai du soucis à me faire.

 “Moonlight” inonda soudainement la pièce depuis le portable de Maxence, mais ce n'était pas Castiel qui chantait. Ce dernier sentit son ventre se serrer en reconnaissant la voix de son meilleur ami qui interprétait sa propre chanson avec la grâce qui était la sienne.

 — Tu nous avais caché qu’en plus d'être un meilleur auteur-compositeur que toi, c’est aussi un meilleur chanteur-guitariste.
 — Qu’est-ce que tu cherches ? demanda-t-il froidement.
 — Il a fait forte impression au Snake Room l’autre soir, poursuivit Maxence en l’ignorant. Il y a plein de gens qui l’ont enregistré pendant sa prestation. Et je sais pas si c’est un génie ou le roi des cons ton pote, mais comme il n’a aucune présence sur internet et qu’il a pas dit son nom, il a encore plus fait monter la hype. Tu vois, je me demande ce qu’ils en penseraient, tous ses nouveaux fans, s’ils savaient que c'est lui qui a composé notre dernier succès. Je suis sûr que ça ferait son petit effet.
 — Maxence, arrête enfin... supplia Jamila, l’air totalement perdue. Il est pas question de remplacer qui que ce soit, ni toi ni Castiel.
 — On est bien d’accord sur ce point.

 Un sourire convenu sur le visage, il se tourna de nouveau vers l'intéressé.

 — Tout ce que je dis c’est que si ça venait à se savoir, les fans, c’est pas envers le bassiste qu’ils seront en colère.

 Il posa une main faussement amicale sur son épaule et se pencha pour murmurer dans son oreille :

 — Un mot au boss, et c’est toi qui saute, Cassy.

 Maxence reprit son portable et se leva de sa chaise pour marquer la fin de cette conversation.
 Il avait dit tout ce qu’il avait à dire.

 — Je parlerai pas à Rosalya, lança Castiel en se levant à son tour.

 Le jeune homme, déjà prêt à partir, se retourna lentement vers lui.

 — Ton petit chantage fonctionne pour l’instant, poursuivit-il en le défiant du regard. Tu peux nous forcer à laisser le label te défendre au nom du groupe... mais moi je forcerai personne à mentir pour te sauver la mise. Démerde-toi tout seul.

 Maxence sourit, prenant son temps pour observer les autres membres pour confirmer qu’ils étaient tous de son côté. Il croisa les bras, amusé, son visage éraflé le rendant encore plus intimidant.

 — Je me suis salement trompé sur ton compte, conclut le chanteur.

 Le bassiste rit sans répondre immédiatement.
 Où était passé le musicien qui jouait avec cette insouciance et cette allégresse contagieuses ? Qui débordait d'énergie et d'enthousiasme pour faire progresser Crowstorm et créer leur prochain album ? Avait-il jamais existé ? Castiel ne s'était jamais soucié de sa personnalité, tant que sa musique lui parlait.
 En seulement quelques notes, Maxence l’avait envoûté. Mais, enfin, les vapeurs de son venin se dissipaient.
 Il voyait clair, à présent.

 — Très bien, accepta Maxence, menaçant. Je vais me charger de Rosalya. Mais si elle ou son connard de copain me posent encore problème, je te tiendrai personnellement responsable, Cas’. C’est bien compris ?

 Ils se jaugèrent du regard pendant plusieurs secondes, puis il leva les mains en inspirant profondément, l’air soulagé.

 — Alors, ça fait pas du bien de parler franchement ? On gagne du temps, non ? Je sais pas vous, mais moi j’ai l’impression de enfin pouvoir respirer !

 Il lança un dernier coup d'œil équivoque à Castiel avant de se retourner pour ouvrir la porte.

 — Je sens qu’on va enfin pouvoir s’amuser.
 — Vas te faire foutre ! cracha-t-il, n’y tenant plus.
 — C'est ça, allez ciao. On se revoit aux répètes.

 Maxence quitta la pièce, presque aussi vite qu’il était arrivé, laissant ses trois collègues dans un silence pantois.
 Le lendemain, comme il était prévu, le compte officiel de Crowstorm démentit toutes les rumeurs le concernant.


♦♦♦


 Mélody retira sa capuche, passant un doigt sur sa frange pour y récupérer une goutte d’eau. Ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas marché sous une pluie pareille. Heureusement que Tachi ne vivait pas loin de l'arrêt de bus, cela lui avait évité le pire. Elle frappa trois coups à sa porte, se languissant déjà d'un bon café pour se réchauffer. De l’autre côté du mur, le son de la télé s'arrêta.
 Son sourire s'effaça lorsque son amoureux lui ouvrit la porte.

 — T’as fumé, tonna-t-elle.

 Sans lui laisser le temps de répondre, elle pénétra à l'intérieur de l’appartement en enlevant son manteau trempé.

 — Bonjour Mélody, toi aussi tu m'as manqué, répondit-il en insistant sur chaque mot. Oui je vais bien, merci de demander.
 — Je peux pas croire que t'aies fumé ! T'étais censé avoir arrêté !

 Tachi arriva à sa suite dans le salon, le visage marqué par la frustration.

 — Oui bah j'étais stressé ! C’est pas facile d'arrêter. Tu peux pas savoir t'as jamais fumé !
 — C’est pour ça qu'il faut jamais commencer !
 — Vas dire ça à mon moi de treize ans ! Et dis-lui aussi d'arrêter de traîner dehors après les cours pendant que t’y es.

 La jeune femme se dirigea vers la cuisine pour se faire chauffer l’eau. Il la rejoignit et se pencha pour l’embrasser, une main sur ses hanches, mais elle détourna le visage.

 — Tu pues, dit-elle, ignorant la chaleur qui avait inondé ses joues de le voir si entreprenant.
 — Rah mais t’es un chien ou quoi ? s'agaça-t-il en s'écartant. Comment tu sens ça ? J’ai changé de t-shirt et je me suis brossé les dents deux fois déjà !
 — Vous les fumeurs, vous vous rendez pas compte d'à quel point vous sentez.

 Mélody se sentit légèrement coupable en le voyant partir en pestant, visiblement irrité. S’il était autant stressé, c'était sûrement à cause de son père, après tout. Et voilà qu’elle en rajoutait une couche en lui faisant la morale.

 — C’est juste... reprit-elle d’une voix plus douce. Je m'inquiète pour toi. Je veux pas qu’il t’arrive quelque chose.
 — Je sais, répondit-il, les mains sur les hanches. Et je sais que t’as raison. T’es ma bonne conscience, comme le criquet dans Dumbo là.
 — Dumbo ? Ah... Tu veux dire Pinocchio.
 — Ah oui c'est ça.

 Elle rit doucement en se servant le café instantané dont elle se languissait.

 — Depuis quand tu regardes des Disney ?
 — Mais c'est Angus encore ! Il m'a donné une liste comme ça de films à voir, expliqua-t-il en mimant une feuille A4. J’ai jamais vu un mec autant obsédé par les bouquins et films pour enfants, il me rend dingue.

 Mélody, sa tasse dans la main, le rejoignit dans le salon.

 — Pourquoi tu fais ce qu’il dit ? demanda-t-elle en penchant la tête.
 — Bah ça lui fait tellement plaisir, répondit-il, une main sur sa nuque. Je lui dis que c’était tellement nul je me suis endormi devant, il me fait la leçon pendant quarante minutes sur à quel point c’est un chef-d’œuvre et que j’ai de la merde dans les yeux, et il me laisse boire une bière gratos en même temps... tout le monde est content je suppose.
 — Vous êtes vraiment amis tous les deux, fit-elle remarquer en souriant.
 — Ouais, quand on arrive à discuter sans s’engueuler, ce qui arrive tous les trente-six du mois environ.

 Tachi n’avait pas encore fini de parler qu’il escalait le dos du sofa pour s’y asseoir. Mélody, elle, fit correctement le tour pour se mettre à côté de lui. Sur la table basse devant la télé reposaient plusieurs papiers griffonnés et des livres de philosophie aux bords cornés, les traces de leurs incessantes relectures marquées dans la tranche.

 — Tu préparais tes cours ?

 Il acquiesça avant de se pencher, enfouissant la main dans son sac ouvert.

 — Tiens, d’ailleurs, avant que j’oublie.

 Il sortit un trousseau de clés qu’elle reconnut immédiatement.

 — Tu la rendras à tes parents, dit-il en lui tendant la clé de la librairie.

 Son cœur s’alourdit dans sa poitrine jusqu’à lui en faire mal. Elle avait beau avoir ressassé ce qu’il s’était passé sans aucune interruption depuis son anniversaire, ça n’en devenait pas plus facile.

 — C’est eux qui t’ont demandé de la rendre ?
 — Non, c’est moi qui prends l’initiative.

 Puisqu’elle ne réagissait pas, il prit sa main libre et la força à recevoir la clé.

 — S’il-te-plaît, la supplia-t-il doucement. Je veux tourner la page.
 — Comment...

 Comment tu peux tolérer tout ça ?
 Mélody, elle, n’y arrivait pas. Sa mère avait essayé de l’appeler au moins une vingtaine de fois le jour-même après son départ de la maison, et elle ressayait de la contacter tous les jours depuis, se percutant au mur de silence de sa fille. L’étudiante n’avait lu aucun de ses messages, les supprimant dès qu’ils arrivaient.
 Elle baissa la tête, honteuse, la clé dans la main. Tout ce fiasco était arrivé par sa faute. Et lui paraissait si serein, comme s’il avait déjà accepté la situation.

 — Je peux pas croire qu’il t’ait parlé comme ça.
 — Je te l’ai dit. Je m’y attendais, répondit-il.
 — Mais pourquoi ? Je comprends pas ! Il était tellement...

 Sous ses yeux défilèrent des années de souvenirs lourds d’éloges sur Tachi de la part de son père. Même lorsque la jeune femme le dépréciait encore, attendant le jour où il quitterait enfin la librairie avec son odeur de tabac collante, son père ne perdait pas une occasion de dire à quel point son parcours était admirable.

 — Il t’aimait tellement.

 Tachi eut un sourire triste.

 — Comment tu as pu rester si calme ? demanda-t-elle. Alors qu’il te disait toutes ces horreurs ?
 — Ah ça...

 Le regard dans le vague, il ramena une jambe près de lui, l’encerclant de ses bras.

 — J’aurais eu dix ans de moins, tout aurait volé dans la pièce, c’est sûr. Mais je sais pas...

 Le menton posé sur son genou, il reprit :

 — Je me souviens, lorsque je suis allé chez la psy pour la première fois. Le premier truc qu’elle m’a dit, c’était que la colère était une émotion secondaire. Donc à chaque fois que je ressentais de la colère, il fallait que j’essaie de comprendre qu’est-ce que je ressentais vraiment, tu vois ? C’était difficile au début, mais à force, ça m’a aidé à me calmer et à ne plus partir au quart de tour.

 Il baissa les yeux.

 — Mais l’autre jour... je me suis pas senti en colère du tout. Juste triste. La colère m’a même pas effleuré. Bizarrement, j’étais content de rien ressentir d’autre que la tristesse.

 Tachi pencha la tête vers elle, un fin sourire aux lèvres, légèrement fier de lui.

 — J’ai compris que j’avais changé. Non pas que je m’énerve jamais, ajouta-t-il brusquement. Mais je suis plus le même que quand j’ai rencontré Philippe pour la première fois.

 Ses yeux tombèrent sur la paume de Mélody encore ouverte. Un à un, il referma ses doigts sur la clé.

 — Je suis prêt à passer à autre chose.
 — Mais tu le considérais comme ton père... dit-elle d’une petite voix. Vous étiez tellement proches...
 — J’ai déjà un père, Mélody.

 La jeune femme déglutit, serrant le poing sur ce bout de métal qui était resté en la possession de Tachi pendant six ans. Il lui avait rappelé plus d’une fois que Philippe n'était pas son père et qu’il ne le considérait pas comme tel, mais elle avait toujours eu des difficultés à le croire lorsqu’il ne parlait jamais de sa vraie famille. Après tout, c'était bien à la librairie qu’il venait tous les weekends, comme un fils rendant visite à ses parents.

 — C’était sain pour personne que je me repose sur lui à ce point-là, ajouta-t-il en remettant une mèche des longs cheveux de Mélody derrière son oreille. Il m’a tendu la main à un moment où personne ne croyait en moi. Il m’a fait découvrir la philosophie, il m’a donné un boulot qui me plaisait... je me sentais redevable.

 Mélody posa sa tasse et la clé sur la table. Elle aurait aimé être aussi paisible que lui mais elle n’arrivait pas à s'y faire. Sa proximité avec ses parents l’avait toujours un peu dérangée, mais elle n’aurait jamais voulu que ça se termine ainsi. La culpabilité lui serrait la gorge désormais que la jalousie enfantine qu’elle avait ressenti à son égard pendant toutes ces années avait enfin gagné.
 La main de Tachi n’avait pas quitté ses cheveux, ses doigts glissant à l’intérieur avec douceur. Après quelques minutes, elle se posa sur sa joue, relevant son visage vers lui. Il l’observait avec curiosité.

 — Je me demande ce que mon père à moi aurait dit si je te l’avais présenté.

 Il fronça légèrement les sourcils, concentré, comme si la réponse était inscrite dans ses traits.

 — Je suis sûr qu’il aurait été soulagé que tu sois une fille... puis il aurait trouvé quelque chose d’autre à critiquer.
 — Il n’aurait pas accepté que tu sortes avec un garçon ? demanda-t-elle timidement.
 — Hum... je pense qu’il aurait été comme ma mère, à prétendre ne rien avoir remarqué et appeler mes copains des “amis”.

 Il eut un rire sincère, la nostalgie envahissant son regard. Puis, la main qui était sur son visage glissa doucement vers le sofa. Ses yeux avaient beau être posées sur elle, c'était clairement des images d’autrefois qui défilaient devant.

 — Comment il était ?

 Tachi se redressa légèrement.

 — Sévère, comme ma mère, mais un peu plus gentil. Très intelligent, aussi. Il avait des connaissances dans littéralement tous les domaines. Je pouvais lui demander n’importe quoi qu’il avait toujours la réponse.
 — Tu devais l’aimer beaucoup.
 — Nan... je le détestais.

 Mélody écarquilla les yeux, surprise par sa réponse. Tachi ne la regardait plus. Un bras plié sur le dos du sofa, il laissa reposer sa tête à l'intérieur de sa paume.

 — Il me faisait honte. Tous les voisins se foutaient de lui à la cité parce qu’ils trouvaient qu’il était maniéré et condescendant, et il avait un accent différent de tout le monde. Puis il portait un costume H24, même quand il allait bosser sur les chantiers. Il a traîné ma mère jusqu’en France pour gérer une succursale de l’entreprise où il bossait au Japon, mais ici on l’a jamais respecté. On l’envoyait faire le sale boulot alors que c'était censé être lui, le patron. Parfois on le payait pas pendant des mois mais il parlait pas assez bien français pour protester, alors on était tout le temps pauvres,
 « Je comprenais pas pourquoi il refusait de se défendre. Il était pas stupide, il savait bien que tout le monde se foutait de lui. Au boulot, à la cité... Mais il enfilait son stupide costume tous les jours tout en sachant qu’on allait encore le traiter comme un moins que rien. Même à neuf ans, je le supportais pas. J’allais me battre avec les gamins des voisins pour défendre son honneur, mais après c’est moi qui me faisais engueuler !

 Il soupira, les paupières fermées.

 — C’est qu’en vivant dans la rue que j’ai réussi à le comprendre, reprit-il. Quand le monde entier te traite comme de la merde, tout ce qu’il te reste, c’est ta dignité. Mettre son costume, ça devait être sa façon à lui de garder la sienne, je suppose. Il voulait sûrement rester fidèle à lui-même. Il devait se dire que sa tenacité finirait par payer et qu’on le traiterait enfin correctement. Résultat, même l’accident qui a causé sa mort, sa putain d’entreprise le lui a collé sur le dos et on a reçu aucune indemnité. Soit disant il n’aurait pas respecté le protocole de sécurité... tu parles...

 Tachi se pencha pour prendre la tasse de café de Mélody posée sur la table, ayant à peine fini de lui demander l’autorisation qu’il en but la moitié d’un coup. Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres tandis qu’il la lui rendait.

 — Ça fait bizarre de parler de lui.
 — Il te manque ?

 Il plissa les lèvres, incertain.

 — On était comme le jour et la nuit. S’il était encore en vie, on aurait probablement passé notre temps à se disputer.

 La jeune femme sourit à sa réponse détournée là où, d’ordinaire, Tachi était toujours très direct. Sa famille et son passé étaient les deux seuls sujets dont il n’aimait pas parler en profondeur.

 — Il est plus là de toute façon, alors ça sert à rien de se torturer, dit-il en se levant pour aller à la fenêtre.

 La tempête à l'extérieur ne s'était pas calmée, au contraire. L’ombre des nuages chargés de pluie dans le ciel était si importante qu’ils se seraient cru en début de soirée. Mélody se redressa à son tour pour allumer la lumière du salon et apporter un peu de clarté à la pièce. Tachi ouvrit légèrement la fenêtre, juste de quoi faire entrer un vent frais à l'intérieur.

 — Tu penses pas à fumer j'espère ? s'inquiéta-t-elle en arrivant derrière lui.
 — Mais non... j’attendrai que tu sois partie.

 Tachi rit avec insolence face à son regard rempli d'éclairs, le mauvais temps faisant autant rage à l'intérieur qu'à l'extérieur dorénavant.

 — Je plaisante, dit-il d’une voix doucereuse en lui prenant le poignet pour l’attirer vers lui. T’en as pas marre de vouloir me maintenir en vie ?

 Il encercla ses bras autour de sa taille et elle posa d’instinct ses mains sur son torse, gardant une légère distance. Ils s'étaient pris dans les bras un nombre incalculable de fois mais tout avait une connotation différente maintenant. Mélody baissa la tête pour éviter son regard, sentant le rouge envahir ses joues.
 Elle se détestait d'être aussi pudique, à un âge où les relations amoureuses n'étaient qu’une formalité pour la majorité des gens, Tachi en particulier. Elle se sentait si immature dans ces moments-là. Elle voulait l’embrasser et le toucher mais cette idée l’effrayait en même temps, sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi. Et lorsqu’ils étaient seuls tous les deux, ses angoisses se décuplaient.

 — L’odeur te dégoûte tant que ça ? demanda-t-il en se méprenant sur la raison de sa réaction.

 Il posa un doigt sous son menton pour relever son visage mais elle se dégagea. Il n’avait pas tort, l’odeur la dérangeait aussi, ce qui n’aidait pas.

 — J’ai compris, souffla-t-il. Je te promets d'arrêter. Pour de vrai cette fois.

 Il posa les mains sur ses épaules et courba le dos, de façon à positionner son visage juste en face du sien.

 — Tu m’en veux ?
 — N-Non... balbutia-t-elle en détournant les yeux. Je sais que c’est difficile pour toi...

 Le professeur se redressa et posa doucement les lèvres sur son front. Le cœur tambourinant dans sa poitrine, Mélody serra les doigts sur son t-shirt. Tandis qu’elle relevait enfin la tête vers lui, une sonnerie de téléphone retentit dans son dos. Tachi, les sourcils froncés, la lâcha pour se diriger vers la table basse.

 — C’est encore le même numéro ! s’exclama-t-il en prenant son vieux téléphone en main. C’est du harcèlement à ce niveau-là. Ils veulent pas me foutre la paix un peu ?
 — Qui c’est ? demanda-t-elle en s’approchant.
 — J’en sais rien !
 — Vas-y décroche. Comme ça tu sauras.

 Tachi haussa les épaules, son téléphone vibrant encore dans sa main, n’ayant visiblement aucune envie de répondre.

 — Je pensais pas que tu angoissais à ce point de répondre aux inconnus au téléphone ! dit-elle dans un sourire.
 — C’est pas ça ! Ils ont qu’à laisser un me...

 La sonnerie s’arrêta brusquement, arrachant une expression confuse de la part du professeur. Puis, quelques coups retentirent à la porte.
 Tachi et Mélody échangèrent un regard, aussi circonspect l’un que l’autre.
 Ce n’était pas un hasard. On entendait tout depuis l’extérieur de l’appartement. L’interlocuteur mystérieux avait raccroché car il savait qu’il était là.
 L’expression confuse du professeur se transforma bien vite en une grimace agacée.

 — Ah je vois. Bah écoute, on va régler ça illico, c’est moi qui te le dis !
 — Attends ! Et si c’est quelqu’un de dangereux ?! susurra la jeune femme en essayant de le retenir.

 Mais c’était peine perdue. Tachi ne la laissa pas le temps de l’arrêter et se précipita dans l’entrée, ouvrant la porte à la volée.

 — Bon vous voulez quoi ?! Il va falloir arrêter d’appeler tout le temps comme ça ! l’entendit-elle s’énerver.

 Inquiète, Mélody resta légèrement à l’écart, ne distinguant de Tachi que son dos tendu. L’inconnu n’apparaissait pas dans son champ de vision.

 — Bonjour, salua poliment une voix d’homme. Est-ce que je suis bien chez Katsuya Kunisaki ?
 — D’où vous connaissez ce nom ? Comment vous savez où j’habite ?

 Hein ?
 Inconsciemment, la jeune femme fit un pas sur le côté, révélant sa présence. L’homme à la porte, un parapluie à la main et un manteau en cuir sur le dos, lui lança un coup d'œil. Il devait avoir une cinquantaine d'années au moins et son visage ne lui disait rien.

 — Tachibana n’est pas ton vrai nom ? ne put-elle s’empêcher de demander.

 Tachi se retourna, surpris de la voir là, comme ayant cru qu’elle resterait à l’écart sans écouter.

 — M-Mais si ! répondit-il précipitamment, visiblement pris au dépourvu. Tachibana, c’est le nom de ma mère.

 Il se retourna vers l’homme, la colère et l’impatience de plus en plus visibles.

 — D’où est-ce que vous débarquez d’abord ? Vous me voulez quoi ?
 — Pardonnez-moi, j’aurais dû commencer par me présenter, dit l’inconnu en fouillant sa poche.

 Il sortit une carte de visite qu’il lui tendit et Mélody approcha, se penchant pour la lire aussi.

 — Détective privé ? pouffa Tachi en lisant la carte, sarcastique. Ça existe vraiment ce genre de truc ?

 L’homme hocha la tête en silence, sûrement habitué à ce type de réaction.

 — Je sais pas pourquoi vous êtes là, mais je suis pas intéressé pour discuter, dit le professeur en rangeant la carte dans sa poche. Arrêtez de m’appeler et ne venez plus ici.

 Il essaya de fermer la porte mais le détective coinça sa chaussure dans l’embrasure.

 — Attendez ! Ça ne prendra qu’une minute.

 Tachi pesta, un sourire irrité aux lèvres. Il n’avait visiblement aucune intention de l’écouter mais Mélody posa sa main sur son bras pour l’inciter à rouvrir la porte. Après une longue inspiration pour se calmer, il finit par accepter. L’évocation de son nom avait l’air de l’avoir rendu nerveux.

 — Très bien, faites vite. Qu’est-ce que vous voulez ?

 Le détective ne répondit pas tout de suite, l’expression grave. Il prit le temps d’observer Tachi et Mélody tour à tour avant de s’exprimer de nouveau :

 — On m’a chargé de vous annoncer le décès de votre mère.

 Le sang de Mélody se glaça, comme si la tempête à l’extérieur s’était subitement abattue sur le haut de son crâne. Ses paupières clignèrent plusieurs fois d'affilée, essayant désespérément de changer la réalité, mais le détective ne disparaissait pas.
 Le souffle court, elle se tourna vers Tachi qui, les yeux écarquillés, restait figé, sa main encore sur la poignée.

 — Ce... c’est arrivé quand ?
 — Il y a cinq mois. Un cancer foudroyant.

 Il baissa la tête, la bouche ouverte sous le choc. Il ferma les paupières avant de les rouvrir sur des yeux humides, les sourcils froncés. Après s’être raclé la gorge, il dit :

 — Ma mère... ça fait dix-huit ans que je lui ai pas parlée, alors c’était vraiment pas la peine de vous déplacer pour ça.

 Il essaya de fermer la porte mais le détective l’en empêcha de nouveau.

 — Attendez ! Une dernière chose.

 Tachi déglutit et obtempéra d’un geste lent.

 — Quoi ?
 — La personne qui m’a embauché... c’est votre frère.
 — Mon fr... Tomoya ? C’est Tomoya qui vous envoie ?

 Le détective hocha la tête, une main encore sur la porte.

 — Il souhaite vous revoir.


♦♦♦


Chapitre 26 ←

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