Lysandre posa son étui à guitare vide contre la table, profitant du seul espace qu’on avait pu lui offrir : l’infirmerie du Snake Room. Tout ce qu’il avait à espérer était que personne ne se blesse avant sa performance.
Le concert était arrivé à une vitesse fulgurante. Il n’avait pas vu les deux dernières semaines passer, bien trop occupé à répéter jour et nuit, tout en continuant ses prestations au Coquelicot et en cherchant un autre travail à côté. Angus lui avait accordé son samedi soir sans problème, regrettant de ne pas pouvoir venir l’écouter lui-même. Lysandre avait envisagé d’inviter Tachi, mais ce dernier ne s’était pas présenté au bar de tout le mois de Mars et il n’avait pas voulu le déranger par message.
Lors de la répétition générale trois jours auparavant, le patron avait eu l’air ravi, lui donnant le feu vert. Le jeune homme lui avait seulement fait confirmer une chose : celle d’annoncer son nom et son lien d’amitié avec Castiel une fois sa dernière chanson achevée.
C’était d’accord. Et Lysandre n’attendait plus que de monter sur scène.
— Toc toc.
Il se retourna et sourit poliment au patron qui venait d’entrer.
— T’es prêt ? Tu montes sur scène dans trente minutes.
Lysandre hocha la tête.
— C’est la foule ce soir ! J’ai jamais vu autant de monde, ajouta-t-il, les yeux brillants d’enthousiasme. Les gens font la queue jusqu’à l’extérieur pour voir Crowstorm. C’est ton moment pour briller !
— Vous pouvez compter sur moi.
— Tiens, je te passe ton chèque au passage, avant d’oublier, dit-il en posant une enveloppe blanche sur la table, juste à côté de son étui. Range-la vite avant de te le faire piquer.
C’était typiquement le genre de chose que Lysandre oubliait, aussi ce bon conseil s’évapora-t-il de son cerveau la seconde où il le reçut.
Le patron lui tapa gentiment pour l’épaule pour l’encourager et sortit aussitôt de la pièce. Lysandre s’assit à la seule chaise disponible, se détaillant dans le petit miroir posé sur la table. Il avait plaqué ses cheveux sur le crâne, lui libérant entièrement le visage. Ses yeux vairons observaient leur reflet avec attention. Il avait habillé son oreille gauche d’une boucle d’oreille et décoré ses poignets et son cou d’accessoires prêtés par Leigh. Il lui avait aussi reçu de sa boutique une chemise argentée et un veston noir satiné, ainsi qu’un pantalon sombre et de nouvelles chaussures.
Lysandre défit le bouton de son col, se sentant légèrement étouffer dans la chaleur ambiante des lieux. Il prit la bouteille d’eau qu’il avait achetée sur le chemin et en vida presque la moitié. Il devrait penser à boire bien plus que ça, surtout juste avant d’utiliser ses cordes vocales, mais sa tête semblait incapable de retenir quoi que ce soit de plus que les chansons et accords qui tournaient en boucle à l’intérieur. Il vérifia l’heure sur son portable, sentant la tension monter. Il n’était pas du genre à se laisser gagner par le stress avant d’aller sur scène, mais il ne pouvait empêcher son cœur de battre avec un peu plus de force que d’habitude.
La porte de l’infirmerie s’ouvrit de nouveau, cette fois-ci sur une personne à laquelle il ne s’attendait pas : Rosalya. Surpris, Lysandre se redressa.
— Bonsoir, le salua-t-elle.
— Bonsoir.
Elle portait une tenue sobre, comme si elle sortait juste de cours, et avait attaché ses cheveux en une tresse qui lui tombait sur la poitrine. Il n’avait pas le souvenir qu’ils étaient si longs, la dernière fois qu’ils s’étaient vus.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Leigh m’a prêté son badge, dit-elle en lui montrant ce qu’elle tenait dans la main. Je voulais venir t’encourager.
— Tu es venue avec Leigh ? s’étonna-t-il.
Ils avaient parlé tous les deux juste avant qu’il ne parte dans les coulisses et il ne lui avait rien dit.
— Pas vraiment... il m’a proposé de venir t’écouter l’autre jour, alors j’ai accepté.
— J’ignorais qu’il t’en avait parlé.
Rosalya s’approcha de la table, un fin sourire aux lèvres.
— Ça vous ressemble bien de ne pas parler de ça entre vous.
Elle n’avait pas tort.
— Vous êtes encore en contact ? demanda-t-il.
— Plus ou moins. On a certaines choses à régler.
Elle paraissait curieusement tranquille, presque soulagée d’en parler aussi ouvertement, même si la mélancolie marquait son visage. Ne plus avoir son secret sur les épaules avait dû l’apaiser. C’était un contraste plus que frappant d’avec leur discussion au café. Mais Lysandre avait observé la même chose chez Leigh. Il paraissait plus calme depuis quelques jours, même s’ils ne parlaient pas de ça ouvertement. Il ressentait la différence à la maison. Se sentaient-ils enfin prêts à tourner la page ?
Rosalya posa une main sur son étui.
— Tu en as fait du chemin. Je me souviens encore de votre concert avec Castiel et Nathaniel au lycée, dit-t-elle en se tournant vers lui. C’était la belle époque. On était tous si insouciants.
Tout était plus simple, en ce temps-là. Il le pensait aussi, par moment. Ses parents étaient encore en vie. Leigh commençait tout juste sa boutique. Lysandre et Castiel avaient des rêves de gloire à réaliser ensemble. Mais cette période ne lui manquait plus autant qu’avant. Il avait eu le temps d’en faire le deuil, seul, à la ferme, pendant toutes ces années. Dans le silence assourdissant de la campagne, c’était la seule chose qu’il avait pu faire.
Il lui sourit en retour.
— L’avenir nous réserve de belles choses aussi, affirma-t-il.
Elle baissa les yeux, laissant retomber sa main le long de son corps, l’air mélancolique.
— Si seulement.
Rosalya prit une profonde inspiration et bomba le torse, comme se débarrassant des regrets qui l’avaient habitée pendant quelques secondes.
— J’ai hâte de t’écouter !
— Merci.
— Combien de morceaux tu vas jouer ?
— Trois.
Elle fit un pas en arrière, s’adossant au mur, les mains dans son dos. Elle observait la pièce avec nonchalance, à la recherche d’un objet auquel accrocher son regard.
— Tu sais... commença-t-elle, l’air soudainement embarrassée. Pour la dernière fois...
— Ce n’est rien, l’interrompit-il, se doutant bien où elle voulait en venir. C’est déjà oublié.
— Désolée... j’étais très, hum... stressée, à l’époque.
Lysandre ne lui en voulait pas. C’était lui qui regrettait de ne pas avoir pu être son ami au moment où elle avait eu besoin de soutien.
Son amitié lui manquait.
Elle lui manquait. Comme son frère. Et c’était étrange de les retrouver dans ces conditions, seulement après leur séparation définitive. Ce n’était pas ce qu’il avait souhaité, mais il ne pouvait rien faire pour changer cela.
— Je suis content que tu sois là pour m’écouter ce soir, dit-il.
Elle sourit discrètement, comme comprenant tout ce qu’impliquaient ses paroles. Après quelques secondes de silence, elle demanda :
— Tu as choisi de faire la première de Crowstorm exprès ?
— La réponse m’intéresse aussi.
Les deux jeunes gens se retournèrent vers la porte où Castiel attendait, l’air sévère. Il était habillé et coiffé, prêt à monter sur scène lui aussi.
— Bonsoir, salua doucement Lysandre.
Rosalya, elle, ne dit rien, les lèvres plissées, comme se trouvant au milieu d’une dispute silencieuse dont elle ne souhaitait pas se mêler.
— C’était un hasard, précisa-t-il.
— Vraiment ?
Ça l'attristait qu’il ne le croit pas, mais il s’était douté de sa réaction. Maxence devait murmurer dans son oreille, et ce n’était pas ces quelques mots qui allaient l’en dissuader.
— Pourquoi tu ne m’as pas prévenu ?
Lysandre ne répondit pas, ce qui sembla l’agacer.
— Bon je vais vous laisser, bredouilla Rosalya en se dirigeant vers la porte. Bon courage Lys’ ! Je serai dans la foule avec Leigh.
Elle lui lança un discret signe de main auquel il répondit. Castiel la laissa passer et ferma la porte derrière elle.
— Je savais que Maxence te préviendrait, expliqua Lysandre en reposant ses hanches contre la table.
— Pourquoi c’est à lui de me le dire ?
Castiel soupira, s’approchant vers lui.
— Je ne te comprends plus, Lysandre. Je sais que tu es déçu pour l’histoire de ta chanson, et crois-moi j’en parle tous les jours avec ma manager, mais je ne comprends pas ce que tu essaies de faire.
— Je pense que tu vas le comprendre ce soir.
Son ami fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que ça veut dire encore ?
— Écoute-moi chanter, c’est tout ce que je te demande.
— Damien m’a dit que tu n’allais jouer que des reprises.
— C’est ce qui est prévu, oui. Mais je suis sûr que si tu m’écoutes jouer, tu comprendras.
Tu te souviendras.
Lorsqu’ils jouaient ensemble sur les bancs du lycée. Lorsqu’ils ne rêvaient rien de plus que de faire carrière tous les deux.
Si mes paroles n’y arrivent pas, ma musique te parviendra, elle.
Lysandre se pencha pour déverrouiller son portable encore posé sur la table, vérifiant qu’il était bien temps pour lui d’aller sur scène. Il sourit et se positionna face à Castiel qui l’observait, toujours aussi méfiant. Sans réfléchir, Lysandre le prit dans ses bras, le menton sur son épaule. Si c’était la seule façon de le faire l’écouter, de le faire lui accorder une dernière chance ; si c’était un premier pas pour réparer leur amitié, car elle comptait plus que tout pour lui, il ferait n’importe quoi. Il l’enlaça avec force, comme les enfants qu’ils étaient autrefois, n’ayant pas peur de montrer leurs sentiments.
Lysandre était revenu en ville pour la musique ; car la musique, c’était Castiel aussi.
Après quelques secondes d’hésitation, son meilleur ami répondit à son étreinte, le serrant contre lui aussi. La dernière fois qu’ils s’étaient pris dans les bras ainsi était à l’enterrement de ses parents, plus de quatre ans auparavant.
Mais aujourd’hui, Lysandre renaissait de ses cendres. Sa musique redevenait complète.
Et si Castiel l’écoutait, il l’entendrait aussi.
Le jeune homme se recula, les mains sur ses bras, et lui adressa un dernier sourire confiant. Sans rien ajouter, il se dirigea vers la porte, espérant qu’il avait entendu sa seule requête.
— Attends !
Il se tourna vers Castiel, la main sur la porte. Son ami était encore face à la table, les bras croisés, sans le regarder.
— J’ai vu le patron du Loft dans la salle. Il a lancé beaucoup de carrières dans le coin.
Il se retourna enfin, lui lançant un regard intransigeant.
— Fais-lui bonne impression.
Lysandre sourit discrètement et quitta la pièce. Le patron du Snake Room l’attendait justement à l’extérieur. Un des techniciens présent lui passa une oreillette pour l’accrocher à son veston. Le but était d’annoncer son nom une fois la prestation terminée, aussi monterait-il sur scène sans aucune introduction, dans le brouhaha ambiant de la salle pleine à craquer.
Le léger stress qu’il avait pu ressentir quelques minutes auparavant se transforma en exaltation. Les spectateurs discutaient joyeusement, la plupart des verres à la main, insouciant face à l’agitation du jeune homme en coulisses. Lorsque les lumières s'éteignirent, quelques cris d’enthousiasme se firent entendre. Lysandre savait qu’ils n’étaient pas pour lui mais ça n’avait pas d’importance. Il se retourna et vit Castiel à quelques mètres, adossé contre le mur, une expression impénétrable sur le visage. Maxence sortit de la loge au même moment et lui lança un sourire éloquent.
La main d’un technicien le poussa dans le dos, l’invitant à ne plus perdre de temps.
Lysandre s’élança, grimpant sur la scène d’un bon, la pièce encore plongée dans la pénombre. Il prit sa guitare qui l’attendait au centre et passa la sangle autour de son buste avant de se tourner vers le public. Quelques applaudissements timides l’accueillirent tandis qu’un projecteur inondait brusquement son corps, l’isolant totalement. Dans ce puits de lumière, il ne distinguait rien de plus que le micro juste devant lui.
Il savait que Leigh était là, tout comme Rosalya et Castiel.
S’il ne pouvait voir leurs visages, il n’avait plus qu’à ressentir leur présence autrement.
Lysandre sortit le médiator de sa poche et caressa doucement les cordes, loin de l’intensité dont il avait fait preuve lors de son audition. Les notes se poursuivaient délicatement, comme des gouttes de pluie tombant une à une sur le parquet autour de lui. Il ferma les yeux un instant, prenant ses marques sur cette scène, la même qui avait accueilli son retour en ville quelques mois plus tôt.
Le silence se fit autour de lui tandis que le rythme s’accélérait. Il se pencha vers le micro et entama le premier couplet du morceau mythique de Green Day, Boulevard Of Broken Dreams. Quelques cris d’excitation lui parvinrent, bientôt suivis par le chant des quelques fans qui connaissaient la chanson par cœur. Lysandre sourit en entendant ce nouveau public chanter avec lui.
Il l’avait déjà compris à l’audition, mais ça devenait plus clair que jamais. Il n’était pas fait pour jouer tout seul. Les autres instruments lui manquaient, et il n’osait imaginer le plaisir qu’il aurait à être accompagné. S’il avait un groupe, lui aussi.
C’était facile de gagner l’affection du public lorsqu’on jouait ses chansons préférées. La ferveur des spectateurs était déjà vive alors qu’il entamait la seconde chanson, Mr. Brightside de The Killers. Ce morceau était plus rapide, complexe, mais aussi très agréable à jouer. Il lui avait demandé beaucoup de travail et de patience pour le perfectionner en seulement deux semaines, mais il était ravi du résultat, et le patron du Snake Room l’avait été aussi à la répétition générale. Les fans du rock de Crowstorm connaissaient évidemment ce classique et écoutaient le jeune musicien, à des degrés d’attention variés, certains chantant de nouveau les paroles en chœur avec lui. Désormais que ses yeux s’étaient habitués à la lumière agressive du projecteur, Lysandre commençait enfin à distinguer quelques visages chaleureux dans les premiers rangs. Il se permit même un clin d'œil à une jeune fille qui le saluait d’une main, un téléphone dans l’autre.
Des applaudissements accueillirent la fin du morceau.
— J'espère que vous passez tous un bon moment, dit-il à la foule, une main posée sur le micro. Je sais que vous avez tous hâte d’entendre les Crowstorm, et moi-aussi croyez-moi, mais je vais vous demander de m’accorder de votre temps pour une toute dernière chanson.
Starlight de Muse était prévu pour le final, mais il avait un autre plan.
Lysandre jeta un coup d'œil à sa droite et vit son ami près des coulisses qui l'écoutait attentivement, les bras croisés. Le moment était venu.
Dans le meilleur des cas, le patron du Snake Room le laisserait finir la chanson pour ne pas causer une scène devant le public, mais n’irait pas annoncer qu’il était l’ami de Castiel une fois sa prestation terminée. Dans le pire des cas, il le ferait descendre immédiatement. C'était un risque qu’il était prêt à prendre.
Après les premières notes qu’il avait composées exprès pour ressembler au célèbre morceau de Muse, il entama les deux premiers couplets, son cœur tambourinant dans sa poitrine. Sous ses paupières closes, le visage aimant de ses parents apparut, lui donnant le courage nécessaire pour se lancer.
I run my fingers through the wild flowers
Slowly picking up their morning tears
They have been crying in this garden of ours
Every night for the past four years
I have wished for the sun to be bright enough
To warm this home and heal my heart
The soil under my feet remains so rough
I get it now, this is your biggest piece of art
La réaction du public fut plus mitigée, beaucoup échangeant des regards curieux autour d’eux comme pour vérifier qu’ils n'étaient pas les seuls à ne pas connaître ce morceau. Lysandre sentait sa main glisser sur le médiator, pris par l’angoisse de se faire éjecter de la scène à tout moment et de ne pas réussir à capter l’attention des spectateurs, même s’il s’y était attendu.
Il ferma les paupières pour s'imprégner de la musique et ignorer la crainte qui tentait de prendre possession de lui. Le troisième couplet commençait et personne ne l’avait encore interrompu. C'était sa chance.
Savoir que Castiel, mais aussi Leigh et Rosalya, étaient en train de l'écouter lui donna de la force pour continuer et entamer le refrain.
There is a crow on the tree calling for me
He wants to take me back where I belong
And as a friend, right along with my family
He understands the true meaning of this song
There is a crow on the tree calling my name
I want to join him to be myself again
Together, my music can spark its flame
Is this the time for my story to begin?
Lorsqu’il rouvrit les yeux et fut surpris de voir bien plus de regards levés vers lui. Même si la foule n'était pas aussi exaltée que lors des deux premiers morceaux, beaucoup avaient l’air de lui donner une chance, hochant la tête au rythme de la guitare. Plusieurs autres personnes, en dehors du premier rang, avaient aussi sorti leur téléphone pour l’enregistrer.
I gave this land my blood, my sweat and my cry
Hoping that would take you back, somehow
I think of you everytime I look up at the sky
Are you proud of me as I am, right now?
What if I told you I became a nobody
No prize, no trophy for me to lift
I have nothing to call my own, no property
Except this song, my one last gift
There is a crow on the tree calling for me
He wants to take me back where I belong
And as a friend, right along with my family
He understands the true meaning of this song
There is a crow on the tree calling my name
I want to join him, I can't pretend
In this land, my music never felt the same
Is this the time for our story to end?
Lysandre finit la chanson, un sourire aux lèvres, sous les applaudissements timides mais aimables du public. Sachant qu’il devait déguerpir au plus vite après ce qu’il venait de faire, il remercia poliment les spectateurs et quitta la scène, sa guitare avec lui. Castiel l’observa passer en silence avec une expression confuse.
Comme il s’y attendait, personne n'annonça son nom ou son lien avec Castiel.
De retour dans l’infirmerie, le jeune musicien eut à peine le temps de rentrer dans son étui que la porte s’ouvrait à la volée dans son dos.
— Espèce de petit con !
Lysandre se retourna et le patron du Snake Room le coinça contre la table, un doigt enfoncé dans sa poitrine.
— Pour qui est-ce que tu te prends petit merdeux ? Jouer un de tes morceaux était pas dans le contrat !
— Désolé, bredouilla-t-il.
Il l'était réellement.
— Tu crois que t’es le premier à tenter ce genre de coup foireux ? Tu te prends pour qui ? Le personnage principal d’un film hollywoodien ?
Le patron prit l'enveloppe encore posée sur la table et la força contre lui.
— Tu prends ton chèque et tu te casses ! Je veux plus jamais te voir ici, tu m’entends ? Dégage !
— Lysandre ? l’appela Castiel en entrant dans la pièce à son tour.
— Hé toi ! C’est bien ton pote, lui ? Tu savais qu’il allait faire ça ? exigea de savoir le patron en se retournant.
— Non, il ne savait rien, réfuta immédiatement Lysandre. Il n’a rien à voir dans tout ça.
L’homme eut l’air d'hésiter un instant mais, au visage surpris du chanteur, n’insista pas.
— T’as cinq minutes pour partir, lança-t-il à l’intention de Lysandre. Tu n’es plus le bienvenu ici.
Le patron quitta la pièce et tapa sur l'épaule de Castiel au passage, lui signifiant que lui aussi était attendu sur scène dans cinq minutes.
— Pourquoi t’as fait ça ? demanda son ami en venant vers lui.
Il n’avait pas l’air en colère ou déçu, juste troublé.
— J’ai pensé qu’il n’y avait que comme ça que je réussirais à t’atteindre, et que tu arrêterais de douter de moi.
— Je ne doute pas... commença-t-il avant de s’interrompre, réalisant certainement que Lysandre disait vrai.
Il secoua la tête, circonspect.
— Tu as ruiné tes chances de pouvoir jamais rejouer ici. Et je sais pas ce que le patron du Loft en pensera, mais s’ils se passent le mot entre eux, tu ne pourras peut-être jamais jouer là-bas non plus.
— Je sais.
— C'était une nouvelle chanson ?
Lysandre sourit à la soudaine question et se pencha pour ranger sa guitare dans son étui.
— Oui. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour la peaufiner, mais j’en suis satisfait.
À l'extérieur, un technicien appelait les membres de Crowstorm qui étaient attendu sur scène dans moins de trois minutes.
— Il faut que je t’avoue quelque chose, dit Lysandre. Quand je t’ai dit que je ne souhaitais plus qu’on joue ensemble.
Lysandre baissa la tête un instant.
— C'était faux. Je veux qu’on recommence à jouer ensemble tous les deux, mes morceaux et les tiens, sur la même scène. Je sais que tu as ton groupe, maintenant, alors je sais pas quelle forme ça pourrait prendre...
Il posa une main sur son épaule, déjà prêt à partir pour éviter de se faire jeter dehors. Leurs regards s'accrochèrent l’un à l'autre pendant de longues secondes, indifférents au brouhaha de derrière la porte.
— Ma musique n’a aucun sens sans toi.
Lysandre lui offrit un dernier sourire avant de quitter la pièce, passant par le second couloir qui donnait jusque derrière le bar, évitant ainsi la foule qui s’agglutinait pour voir Crowstorm. Il essaya de se faire discret, évitant le patron du Snake Room ainsi que Leigh, dont il savait qu’il lui ferait un commentaire désapprobateur.
Tandis qu’il sortait vers la terrasse, un homme d’une quarantaine d'années lui fit signe de s'arrêter.
— Excusez-moi jeune homme.
— Oui ?
— C’est bien vous qui faisiez la première partie ? demanda-t-il en lui pointant du doigt le flyer du concert accroché à la porte. Il n’y a pas écrit votre nom là-dessus et vous ne l’avez pas dit sur scène non plus.
Lysandre hocha lentement la tête. La première partie de Crowstorm avait été inscrite comme une “surprise” sur tous les articles promotionnels de la soirée.
— Damien a voulu garder le mystère et ça m'a intrigué, alors je me suis déplacé exprès. Je suis content de ne pas vous avoir manqué alors que vous partiez.
L’homme sortit une carte de visite de sa poche et la lui tendit.
— Valentin Rossi, co-directeur du Loft. Est-ce que vous auriez quelques minutes à m'accorder ?
♦♦♦
Rosalya, les mains délicatement posées sur le pied de son verre, observait le liquide rouge à l'intérieur. Il lui avait fallu deux heures juste pour en siroter la moitié, n'étant pas d’humeur à boire ce soir.
Le concert terminé et les membres du groupe déjà partis, les clients du Snake Room s'étaient considérablement diminués. L'idée que Maxence puisse être en train de faire le coq quelque part non loin d’ici l'inquiétait, mais Leigh avait insisté pour qu’ils boivent un dernier verre ensemble et elle n’avait pas su comment refuser. Ce n'était pas franchement dans l'intérêt d’“Éric” d’annoncer leur relation de toute façon, c'était bien pour ça qu'il utilisait ce nom-la, mais elle espérait qu’il ne débarque pas. Leigh lui avait explicitement demandé de ne pas lui révéler l'identité de son amant alors elle voulait respecter sa volonté.
— Plus le temps passe et moins je le comprends, soupira-t-il, assis à sa droite.
Il buvait son vin rouge avec la même lenteur. Une fois les dernières formalités de leur séparation - et surtout son déménagement - finies, ils avaient fini par discuter de tout et de rien. Inévitablement, le sujet de Lysandre était tombé sur le tapis.
— J’ai bien aimé sa chanson, moi, dit Rosalya en posant son menton dans la paume de sa main, pensive. On aurait dit une lettre d’adieu à vos parents, c’était touchant. Ça devait lui tenir à cœur de chanter ça, ou alors il a peut-être voulu prendre un risque et voir si ça payait.
— Tout ce qu’il va gagner c’est à se donner mauvaise réputation.
La jeune femme sourit. Leigh avait toujours été sévère envers son petit frère mais, depuis le décès de leurs parents, c'était encore pire. Le fait qu’ils soient si semblables, et pourtant incapables de se comprendre, l’avait toujours fascinée. Comme les deux côtés d’une pièce de monnaie, ils étaient destinés à ne jamais pouvoir se faire face.
— Je pensais que ça allait mieux ces temps-ci, mais il n’en fait encore qu'à sa tête, poursuivit-il.
— Je suis certaine qu’il sait ce qu’il fait.
Leigh tourna la tête vers elle, interdit, et ne répondit rien. Après quelques secondes de silence, il finit son verre et prit son manteau, posé sur le tabouret à côté de lui.
— Tu t’en vas déjà ?
Rosalya n’avait pas réussi à empêcher sa voix de craquer en prononçant ces mots. Elle détourna la tête une seconde, retenant ses larmes de tomber.
C'était la dernière fois qu’ils se voyaient. Il avait été clair sur ce point en l’invitant.
Leigh n’avait pas l’air en colère contre elle. En vérité, sa froideur était identique à celle qu’elle avait supportée pendant quatre ans. La même qui l’avait fait craquer. C'était la froideur de quelqu’un qui ne l’aimait plus. La froideur de quelqu’un qui n'était plus attiré par elle physiquement.
Leigh était toujours si mature, “adulte”, alors qu’il n’avait qu’un an de plus. C'était ce qui lui avait plu chez lui. Il ne montrait pas ses émotions négatives et parlait calmement, de manière raisonnable. En apprenant qu’elle le trompait, il était resté égal à lui-même. Comme si la tromperie de Rosalya n'était qu’un conflit comme un autre, juste un nouveau problème à régler, et rompre avait été la décision logique à prendre. Les tribulations de Lysandre le faisaient réagir plus intensément.
— Je t’appelle s’il y a un problème pour l’appartement, dit-il, prêt à rentrer.
— Leigh, attends.
Elle avait saisi un pan de son manteau.
— Je sais que c’est beaucoup demander mais... commença-t-elle avant de lever les yeux vers lui. Si on doit se dire au revoir définitivement, est-ce que tu peux m’embrasser une dernière fois, au moins ?
Il sembla hésiter mais il finit par se pencher, posant une main sur le bar et une autre sur sa joue. Rosalya ferma les yeux, les lèvres en avant, mais celles de Leigh se posèrent sur son front.
Peut-être que c'était sa façon à lui de lui faire payer son infidélité. Avec dignité, juste en lui refusant un dernier véritable baiser. Loin des émotions explosives des enfants immatures comme elle, il faisait tonner sa colère en silence.
— Bonne nuit.
Et il partit. En le suivant du regard, Rosalya sentit son souffle se couper en voyant Maxence près de la sortie, sa tenue de scène ayant été remplacée par des vêtements plus décontractés. Son ventre se tordit et elle se retourna vers le bar, espérant qu’il ne la remarque pas. Elle aurait dû partir aussi à ce moment-là, mais ses jambes n’avaient pas la force de la porter pour le moment.
Les coudes sur le comptoir, elle commença à se masser les tempes, se promettant de rentrer au plus vite, lorsque son cœur battrait moins douloureusement. Quelques minutes passèrent sans qu’elle ne bouge.
— Rosalya ? l’interpella une voix dans son dos, la faisant sursauter.
Elle se retourna et son corps se détendit aussitôt en reconnaissant le serveur du Cosy Bear Café.
— Hyun ! s'écria-t-elle en lui saisissant les deux bras, aussi heureuse de le voir que d’avoir une distraction. Tu es là !
— Euh... oui, bredouilla-t-il, ne comprenant visiblement pas d'où venait son excitation. Ça va mieux depuis la dernière fois ?
— Moi ? Oui, oui, ça va... mais toi ? Tu t’es fait virer à cause de moi ?!
— Ah ça...
Rosalya était tellement ivre ce jour-là qu'elle se rappelait tout juste s'être fait jeter dehors par la patronne, avec Hyun qui restait à l'intérieur pour essayer de la raisonner. Mais lorsque l'étudiante était revenue au café le lendemain et les jours suivants, il n'était pas là. Elle n’avait pas son numéro et n’utilisait plus les réseaux sociaux depuis l'épisode des photos.
— Oui, je me suis fait virer, confirma-t-il.
Rosalya lui libéra les bras, se rendant compte qu’elle les agrippait jusque là.
— Oh non, je suis tellement désolée.
— Non, ne t’en fais pas ! Tu n’y es pour rien. J’aurais jamais dû te faire entrer dans le café après la fermeture. J’aurais dû te faire venir dans ma chambre à la place.
Silence.
— N-non, attends ! Attends, attends, c’est pas ce que je voulais dire !! s’affola-t-il, le visage rouge jusqu’au cou. C’est jusqu’on aurait été plus tranquilles... enfin non !
Rosalya se plaqua une main sur la bouche pour retenir un rire.
— Morgan aurait été là aussi !! Tu le connais, non ? P-Puis on serait pas allés jusque là-bas, un bar encore ouvert aurait fait l’affaire !
Hyun, abattu, s'arrêta enfin dans sa tirade, le regard rivé au sol et la peau si cramoisie qu’elle semblait brûlée par le soleil.
— D-Désolé de t’avoir dérangée, jeta-t-il en se retournant.
— Non attends !
Rosalya lui retint le poignet en rigolant. Ce n'était pas volontaire de sa part, mais il lui avait redonné un peu de bonne humeur.
— Assis-toi s’il-te-plait, que je t’offre au moins un verre pour te remercier.
Il hésita mais finit par accepter son offre, s’asseyant sur le tabouret que Leigh venait de quitter. La jeune femme poussa le verre de vin vide et paya pour sa pinte de bière.
— Merci ! C’est mon seul verre de la soirée, dit Hyun en portant la mousse à ses lèvres. Comme j’ai changé de boulot, je fais attention à mon argent.
— Je suis vraiment désolée.
— Non, je t’assure, c’est pas de ta faute ! la rassura-t-il en secouant la main. C'était une bonne chose. J’en pouvais plus de travailler là-bas, mais j’aurais jamais eu le courage de démissionner. Et je travaille dans une boutique de vinyles maintenant. Il n’y a plus de pourboires et j’ai moins d’heures, mais ça se passe beaucoup mieux.
Rosalya lui sourit, soulagée de l’apprendre.
— Tu as les cheveux longs maintenant ? s’étonna-t-il. Ça te va bien !
Elle rougit légèrement, Hyun étant le seul de la soirée à l’avoir complimentée sur ses extensions hors-de-prix, mais son sourire disparut lorsqu’elle remarqua le badge autour de son cou.
— Tu connais les Crowstorm ? demanda-t-elle, les sourcils froncés.
Hyun déglutit, de la bière encore plein la bouche.
— Oui, enfin, juste une personne. On est amis depuis le collège.
Son ami depuis le collège ? Alban était un peu trop jeune pour ça, et elle n’avait jamais vu Castiel et Hyun ensemble au lycée. Il devait s’agir de Jamila, la seconde guitariste, puisque Rosalya doutait qu’il puisse être ami avec une ordure comme Maxence.
— Tu ne les aimes pas ? demanda-t-il, curieux.
La jeune femme, les bras croisés sur le bar, réalisa que son expression avait du la trahir.
— Hum...
Elle hésita. Hyun était sympathique et à l'écoute, alors l'idée de se confier de nouveau lui chatouilla la langue.
— Je suis juste venue écouter le garçon en première partie. Pour ce qui est de Crowstorm...
Son regard se perdit par-dessus l'épaule de l'étudiant. Près de la scène, Maxence était en train de discuter joyeusement avec des filles qui le regardaient avec des étoiles plein les yeux.
Rosalya soupira.
— J’ai eu une très mauvaise expérience avec l’un d’entre eux.
— Comment ça ?
Il l’observait avec un réel intérêt et l’envie de tout lui avouer se fit plus forte encore. Après tout, s’il ne l’avait pas jugé pour avoir trompé son petit-ami, pourquoi la jugerait-il pour ça ? Elle n'était pas la fautive dans cette histoire-là.
— Je t’ai raconté ce qu’il s’est passé avec mon ex-copain.
Il hocha la tête.
— Et je t’ai dit comme la personne avec qui je l’ai trompé a posté des photos intimes de moi sur internet.
Hyun acquiesça de nouveau et la jeune femme plissa les lèvres, attendant qu’il comprenne de lui-même. Après un instant, il se porta une main au visage, circonspect.
— Attends... tu veux dire que c'était un membre de Crowstorm...? Qui ça ?
Rosalya leva un doigt et pointa vers la scène où Maxence se trouvait. Le jeune homme suivit son regard et se figea en comprenant de qui il s’agissait.
— C’est lui, “Éric”, précisa-t-elle avec cynisme.
Hyun ne disait toujours rien. S'inquiétant presque de son silence, elle se pencha vers lui mais il se retourna brusquement vers le comptoir.
— Maxence est mon meilleur ami.
— Hein ?
Ses yeux se perdirent dans le vide un instant pendant que Hyun finissait sa bière d’une traite.
— Attends... tu veux dire... c’est le même meilleur ami dont tu as couché avec la cop- hey !
Avant qu’elle n’ait eu le temps de comprendre ce qu’il se passait, Hyun avait quitté son tabouret et se dirigeait tout droit vers son ami, toujours en pleine discussion. Rosalya bondit à son tour sur ses jambes flageolantes, sentant la panique l’envahir.
— Attends, Hyun ! l'héla-t-elle discrètement. Qu’est ce que tu fais ?
Mais ce dernier requerrait déjà l’attention du bassiste, les épaules tendues.
— Maxence, est-ce qu’on peut se parler en privé ?
— Désolé, je suis un peu occupé là, répondit-il en désignant ses fans du menton. On se parle tout à l'heure.
— Il faut que je te parle maintenant.
Maxence haussa un sourcil avant de sourire en remarquant Rosalya arriver.
— Oh, Rosy, tu es là aussi, salua Maxence avec cette gentillesse de façade dont il avait le secret. Ça fait longtemps. Comment tu vas ?
Sans lui répondre, Rosalya agrippa le bras du jeune homme.
— Hyun, laisse tomber... c’est pas grave...
Elle comprenait qu’il souhaite lui en parler directement pour confirmer, mais ça n'en valait pas la peine. Maxence lui mentirait avec cette aisance qui était la sienne, et Hyun prendrait Rosalya pour une menteuse.
Elle ne voulait pas qu’il pense ça d'elle.
Mais qui croirait-il le plus ? Une fille dont tout ce qu’il savait était qu’elle avait trompé son fiancé, ou son meilleur ami depuis le collège ?
Son ventre se tordit. Elle aurait mieux fait de tenir sa langue. Décidément, il n’y avait pas une personne dans cette ville qui échappait au contrôle de ce type.
— Je voudrais juste te parler, insista-t-il d’une voix basse en se dégageant doucement, sans se retourner.
— Pourquoi ?
— Ça prendra qu’une seconde.
Maxence retint un soupire et fit signe aux deux filles de l’attendre plus loin quelques minutes.
— En privé, précisa Hyun.
— Écoute, j’ai pas que ça à foutre, donc viens en aux faits.
Mais le jeune homme ne répondit rien, les lèvres serrées. Évidemment, si Maxence refusait de bouger, il n’allait pas parler de la vie privée de Rosalya dans une pièce pleine de monde.
La seule qui pouvait le dire ouvertement, c'était elle.
— Il veut savoir si t’as posté des photos de moi sur internet, Maxence, expliqua Rosalya d’une voix forte, leur attirant quelques regards curieux.
Hyun se retourna enfin, surpris. Maxence aussi, pour une fois dans sa vie, semblait pris de court.
— Pardon ?
— Il veut savoir si tu as posté des photos de moi à poil sur internet ! cria-t-elle sans retenue cette fois. Alors vas-y, réponds lui devant tout le monde !
Le jeune bassiste eut un rictus et se redressa de toute sa hauteur, observant rapidement autour de lui. Plusieurs clients s'étaient tournés vers eux et les autres faisaient semblant de ne pas les avoir remarqués, leur soudain silence et gestes en suspens trahissant néanmoins le contraire. Les deux filles avec qui il discutait précédemment, en particulier, les regardaient avec attention.
— Tu veux vraiment te donner en spectacle comme ça ? demanda-t-il froidement. Crie encore plus fort, surtout.
Rosalya tremblait de la tête aux pieds, désormais. À cause de ces photos, elle avait supprimé tous ses réseaux sociaux, marchait la tête baissée sur le campus de peur qu’on la reconnaisse, et sursautait dès qu’un étranger lui adressait la parole. Ces photos avaient emprisonné sa tranquillité, sa liberté d’esprit et la possibilité de vivre une vie normale dans la ville qui l’avait vue grandir, tandis que Maxence profitait de son existence de rock star sans se soucier de rien.
Mais c'était terminé. Même si ses jambes titubaient sous l’humiliation qu’elle ressentait encore, elle refusait de continuer à se laisser faire.
— Oui je vais crier ! Tu veux que j’aie honte, mais c’est toi qui a publié ces photos, et sans mon consentement ! C’est toi qui devrais avoir honte !
L’air dédaigneux, il répondit :
— T’as des preuves de ce que t’avances ?
Rosalya serra les dents. Non, elle n’en avait pas. Elle avait supprimé toutes leurs photos ensemble, tous leurs messages. Même la marque des dents sur son cou avait fini par disparaître.
— Est-ce qu’elle dit vrai, Maxence ? demanda calmement Hyun.
— Mais non ! Je la connais à peine cette fille. Tu vas pas la croire, quand même ?
— Tu la connais assez pour l’appeler “Rosy”, renchérit-il. Et elle connait ton deuxième prénom.
— Mec, t’es sérieux ? Je donne des surnoms à tout le monde ! Et n’importe qui peut trouver mon nom complet sur Google.
Maxence soupira. L’attention qu’on leur avait portée un instant commençait déjà à se dissiper autour d’eux, la majorité des clients encore présents au Snake Room à une heure du matin étant bien trop ivres pour se préoccuper d’une dispute plus de quelques secondes.
Hyun, les poings serrés, n’avait pas l’air de se laisser convaincre si facilement.
— Bon, c’est quoi ce cirque, là ? reprit Maxence. Pourquoi tu la crois elle mais pas moi ? Depuis quand vous vous connaissez, d’abord ?
Hyun et Rosalya échangèrent un regard et les yeux de Maxence s’illuminèrent, croyant comprendre ce qu’il se passait.
— Oh nan, j’hallucine... lâcha-t-il en les pointant du doigt. Vous êtes ensemble, c'est ça ?
Avant qu’aucun des deux n’ait le temps de démentir, Maxence explosa d’un rire tonitruant. Les bras encerclés autour de son ventre, il s'esclaffait à s’en faire mal aux côtes, n’entendait même pas son ami qui essayait de lui expliquer la situation.
— Mais putain Hyun ! s’exclama Maxence entre deux hoquets. T’es au courant qu’elle a déjà quelqu’un ?!
Il passa son bras autour de ses épaules, le serrant contre lui, toujours hilare et à peine capable de reprendre son souffle. Hyun ne répondit pas à son geste, figé. Rosalya ne parvenait pas à dire quoi que ce soit non plus, bouillonnant tant de colère qu’elle n'était pas certaine de pouvoir préciser qu’elle était célibataire, en partie grâce à lui, sans se mettre à pleurer.
Enfin calmé, Maxence s'écarta en essuyant une larme au coin de son œil.
— À ce niveau-là ça doit être une maladie, mon pauvre. Fais-toi soigner.
— Alors, est-ce qu’elle dit vrai ? insista-t-il.
Le visage du bassiste se rembrunit, gagné par l’agacement. Après avoir repris son souffle, il répondit sèchement :
— J’ai déjà dit non. Alors arrête de me faire chier avec ça.
Il se passa la main dans les cheveux, exaspéré, avant de croiser les bras. A côté d’elle, Hyun était si tendu qu’elle discernait une veine pulsant dans son cou. Qu’avait-il bien pu se passer entre eux pour provoquer une réaction aussi épidermique chez lui ? Après tout, Hyun et elle se connaissaient à peine, tandis que Maxence et lui étaient amis d’enfance. Elle ne lui en aurait pas voulu de lui accorder le bénéfice du doute. Pourtant, il semblait convaincu.
C'était comme s’il savait que c'était le genre de choses que son ami aurait pu faire sans vergogne. Comme si c'était la goutte qui faisait déborder le vase de ressentiments et de non-dits entre eux.
— Tu parles d’un pote, cracha Maxence dans sa direction. Décidément, t’es prêt à tout pour avoir l’attention d’une fille, même à me planter un couteau dans le dos ou à m'accuser des pires saloperies.
— Hyun me croit parce que je ne fais que dire la vérité ! s’emporta Rosalya.
— Hyun veut juste passer pour un preux chevalier auprès de toi pour que tu continues à le baiser, Rosalya. Et il reviendra me supplier de le pardonner à la seconde où tu l’auras largué parce que c’est ce qu’il fait à chaque fois. Pas vrai ? conclut-il d’une voix guillerette en lui tapotant la joue.
Dans la profondeur de la nuit et certainement plusieurs verres d’alcool dans le sang, Maxence commençait enfin à parler franchement. Et, quelque part, ce visage-là lui faisait encore plus peur.
Hyun, lui, ne bougeait toujours pas, ne prenant plus la peine d’essayer de lui expliquer qu’il se trompait sur leur relation.
Maxence le pointa du doigt en regardant Rosalya, souriant de nouveau à pleines dents.
— Est-ce qu’il t’a dit qu’il a couché avec ma copine ?
Un rire s'échappa des lèvres de Hyun qui releva enfin la tête vers son ami ; ou du moins, celui qu’il avait considéré comme tel depuis des années.
— Mais elle le sait déjà, Maxence ! Je lui ai tout raconté ! s’exclama-t-il.
Le bassiste fit une moue, comme irrité que sa révélation n’ait pas fonctionné. Hyun le poussa d’une main, et la tension montante entre les deux attira de nouveau l’attention des clients autour d’eux.
— Et je le referai ! Plutôt deux fois qu’une ! Je coucherai avec toutes tes copines s’il le faut, juste pour te faire chier ! Si seulement ça peut te faire fermer ta gueule une bonne fois pour toute ! cria-t-il en le poussant plus fort encore.
Maxence recula tout juste d’un pas, à peine bousculé, et leva la main pour signifier aux autres qu’il n'était pas nécessaire d’intervenir. Il observait Hyun, le visage tordu par la malice, oubliant toutes les paires d’yeux soudainement braquées sur eux.
— Dis donc, tu révèles ton vrai visage, cracha-t-il avec un plaisir non dissimulé. Je savais que t'étais pas vraiment désolé pour ce que tu m’as fait. Enfin tu l’admets ouvertement.
Il se rapprocha.
— Et évidemment le seul moyen que tu trouves pour jouir c’est de le faire avec mes meufs en pensant à moi. Pauvre type.
Un doigt sur les lèvres, il rit de nouveau, fier de lui.
— Bon je crois qu’on s’est tout dit les tourtereaux. Vous vous êtes suffisamment tapés la honte pour ce soir et moi je suis épuisé par vos conneries. Vous m'en voulez pas si je me casse.
Il ignora les deux fans qui l’attendaient et fit deux pas vers les coulisses avant de se raviser, rebroussant chemin.
— Mais remarquez, vous faites un joli couple je dois dire, murmura-t-il en se penchant vers eux de manière à ce que personne d’autre ne puisse les entendre, une main sur l'épaule de Hyun et l’autre sur sa poitrine. Toi, d’abord, parce qu’elle a déjà un mec, donc ça remplit la seule condition que tu recherches jamais chez une meuf. Et toi...
Il braqua ses yeux dans ceux de Rosalya, un sourire extatique au visage. Une euphorie nauséabonde émanait de lui, comme s’il avait attendu ce moment toute sa vie.
— T’as l’air d’avoir un truc pour les petit-copains qui sont incapables de te satisfaire sexuellement, donc t’as choisi le parfait candidat. Mais c’est dommage quand même... ajouta-t-il d’une voix si faible qu’elle l’entendait à peine. Je suis sûr que t’aurais pu trouver beaucoup mieux parmi la centaine de fans que t’as sur intern-.
Hyun enfonça son poing dans la figure de Maxence.
Rosalya laissa s'échapper un cri de surprise. Le bassiste était si grand et mince qu’il trébucha sur ses propres jambes et tomba au sol un bon mètre plus loin, juste aux pieds des deux fans qui l'évitèrent de justesse. Il se redressa sur un coude et, une fois la surprise passée, passa une main sur sa lèvre. Son visage se tordit de haine en observant le sang se déposer sur ses doigts.
— Espèce de fils de pute ! hurla-t-il en se relevant.
Mais un client l'empêcha de s’avancer pour réitérer tandis qu’un membre du staff tirait Hyun vers la sortie. Celui-ci, excédé, lui remit son badge avant de partir de lui-même, jurant de ne plus jamais remettre les pieds ici. Il partit sans un regard en arrière et Maxence continuait de l’insulter sans reprendre son souffle. Rosalya courut vers la sortie, le cœur tambourinant dans sa poitrine.
Les rues étaient vides à cette heure avancée de la nuit et la jeune femme le retrouva bien vite, accroupi au milieu d’un trottoir, les avant bras posés sur ses cuisses et le dos rond.
— Hyun ! l’appela-t-elle en arrivant à sa hauteur. Est-ce que ça va ?
Ce ne fut qu’en se baissant à son tour qu’elle réalisa qu’elle tremblait comme une feuille, sans savoir si c'était dû à la peur ou l'adrénaline. Le jeune homme releva la tête vers elle, surpris de la voir ici. Il prit une minute pour reprendre sa respiration, puis ils se relevèrent en même temps.
— Comment va ta main ?
Il la tendit devant lui, comme l’ayant oubliée, et une grimace de douleur déforma son visage alors qu’elle la saisissait doucement entre ses doigts pour l’observer.
— Ça m'a fait un mal de chien, admit-il.
— Je suis désolée.
— Pour quoi ?
— Et bien...
Elle releva les yeux vers lui et il lui rendit son regard. Ils se détaillèrent l’un l’autre en silence pendant un moment.
— Tu l’as frappé à cause de moi.
Il sourit.
— Je l’ai pas fait pour toi, dit-il. Je crevais d’envie de lui envoyer mon poing dans la gueule depuis tellement longtemps !
Il retira sa main en expirant profondément.
— Comment j’ai pu être pote avec un mec pareil pendant autant d'années ? J’aurais dû arrêter de traîner avec lui dès le lycée. C’est comme si je me sentais redevable, juste parce qu’il est devenu mon ami lorsque je n’en avais aucun...
Hyun lui lança un regard gêné.
— Désolé de t’avoir mêlée à tout ça.
— Mais non, t’as pas à t'excuser ! Au contraire...
Ce fut à ce moment-là qu'elle le comprit.
Son corps ne tremblait pas de crainte ou d’agitation, mais de pure exaltation, d’un bonheur coupable d’avoir vu Maxence, à terre, le visage en sang. Ce n'était pas un sentiment qu’elle aurait pu admettre à voix haute à sa famille. Ni même à Leigh ou Lysandre, qui n’auraient pas toléré une telle violence.
Mais c'était ce qu’elle ressentait vraiment. De la joie.
— Je suis tellement contente, avoua-t-elle, sentant des larmes de soulagement perler au bord de ses cils.
Rien n'était réglé, au fond. Rien n’avait changé grâce au geste impulsif de Hyun. Sa relation avec Leigh était terminée. Les photos resteraient pour toujours sur internet. Et Maxence passerait pour la victime car c'était lui qui avait été frappé.
Mais elle se sentait libérée.
Libérée de sa présence, de l’ombre qu’il posait sur son existence, de la peur sourde qu’il lui inspirait. Après ces longs mois à se sentir si seule, quelqu’un l’avait enfin protégée de ce monstre, bien que ce fut d’une façon peu conventionnelle.
Hyun lui avait rendu un peu de la sérénité qu’elle avait perdue.
— Merci d’avoir pris ma défense.
Leigh n’aurait jamais fait ça pour elle.
Sans lui laisser le temps de la contredire, elle le prit dans ses bras, enfouissant sa tête dans son torse, les mains agrippées à sa chemise. Après quelques secondes d'hésitation, Hyun répondit à son geste, sa main meurtrie sur sa nuque et l’autre sur son dos, serrant encore un peu plus fort, la tension dans son corps se relâchant petit à petit. Il poussa un soupir de soulagement qui coula contre son dos.
Dans son oreille, il murmura :
— De rien.
♦♦♦
Olympe ouvrit les yeux sur l'obscurité la plus complète. Il lui fallut plusieurs minutes, les paupières lourdes, pour comprendre qu’elle était bien réveillée mais qu’il faisait encore nuit noire.
Allongée sur une couverture posée à même le parquet, elle ne se rappelait pas s'être couchée, mais il en allait ainsi depuis son retour. Elle n’avait aucune idée du jour qu’il était, sachant seulement qu’elle avait dû rentrer environ deux semaines plus tôt. Ses parents l’avaient emmenée immédiatement chez le médecin où elle avait reçu des antidépresseurs mais, depuis, elle ne faisait rien d’autre que rester enfermée ici, dans le grenier. Elle se forçait à avaler les médicaments tous les jours mais ça n'y changeait rien ; au contraire, ça allait de pire en pire.
Les sensations sur son corps avaient disparu, mais ça ne la réjouissait pas, au contraire. Elle ne sentait rien d’autre non plus. Ni tristesse, ni colère. Juste du vide, de l’apathie. Une seule envie, celle d'être seule pour toujours. Ici, dans la pièce la plus claustrophobique de la maison, et la plus éloignée de la porte d'entrée, elle se sentait en sécurité. C'était la seule pensée réconfortante à sa disposition.
Ses parents insistaient pour lui parler les premiers jours. “Ça ne va pas mieux ?” “Est-ce que les médicaments font effet ?” “Qu’est-ce qui te met dans un état comme ça ?” mais son mutisme avait eu, semblait-il, raison de leur persévérance.
Elle savait qu’elle les inquiétait horriblement, mais elle était incapable de s’y prendre autrement. Elle n’arrivait même pas à se sentir coupable ; plus personne ne l’importait.
Cette nuit-là, en se réveillant brusquement d’un rêve dont elle ne parvenait pas à se rappeler, une envie profonde de se laver se manifesta enfin. Ses vêtements sales lui collaient à la peau et l’odeur de son propre corps, qui n'avait pas rencontré le jet d’une douche depuis bien trop longtemps, la fit plisser du nez. Il lui fallut néanmoins une trentaine de minutes supplémentaires avant qu’elle ne parvienne à se lever.
Ses yeux enfin habitués à l'obscurité, elle se dirigea vers la trappe qui menait au couloir du deuxième étage, des vêtements propres sous le bras. Faisant de son mieux pour ne pas réveiller ses parents, elle entra dans la salle de bain. Elle remplit la baignoire et se laissa mijoter à l'intérieur jusqu'à ce que l’eau refroidisse. Elle répéta la même chose une fois sortie, attendant sur le carrelage que son corps sèche tout seul, sans bouger.
Un pyjama propre sur le dos et les cheveux encore humides, elle descendit dans la cuisine, sentant son ventre crier famine. L’horloge au mur indiquait trois heures du matin, mais elle se sentait réveillée, pour la première fois en deux semaines. Cela lui avait demandé un effort monstre, mais la douche lui avait clairement fait du bien.
Sans allumer la lumière, la jeune fille contourna la petite table à manger et ouvrit le réfrigérateur.
— Tu es bien matinale.
Olympe sursauta si brusquement qu’elle manqua de tomber, se raccrochant in extremis à une étagère du réfrigérateur encore ouvert. Son père l’observait depuis la porte, les mains dans les poches de sa robe de chambre habituelle.
— Pardon. Je t’ai fait peur à ce point-là ? demanda-t-il gentiment, une surprise sincère dans le regard.
L'étudiante agrippa son haut de pyjama, juste au niveau du cœur, serrant le tissu à s'en blanchir les jointures dans l’espoir de retrouver un rythme cardiaque normal. Ce n'était pas comme si elle ignorait qu’il était aussi présent dans la maison, alors pourquoi avait-elle réagi aussi violemment ?
Au fond, elle savait pourquoi. Il y avait un visage associé à cette réaction, un visage qui s'était superposé sur celui de son père pendant une milliseconde. Et elle détestait son cerveau pour lui avoir fait ça.
Marc se rapprocha et lui remplit un verre d’eau au robinet. Après lui avoir donné, il la fit se déplacer d’un pas pour fermer la porte du réfrigérateur qui était encore ouverte. Son amour et son inquiétude pour sa fille n’avaient aucune limite, mais son envie d'économiser sur la facture d'électricité non plus. Olympe inspira profondément et s’assit à table.
— Tu as mangé quelque chose hier ? demanda son père en se servant un verre d’eau à son tour.
Olympe plissa les lèvres, les yeux dans le vide. Elle n’en avait strictement aucune idée. Il y avait une forte possibilité qu’un plat sous un filme plastique l’attende au grenier et qu’elle ne l’ait pas remarqué.
— Tu veux que je te fasse quelque chose ? proposa-t-il.
— N-Non, c’est bon. Un yaourt fera l’affaire, bredouilla-t-elle.
— Si tu as enfin de l'appétit, c’est l’occasion ou jamais de manger un vrai repas. Il doit me rester de quoi faire un croque-monsieur.
Olympe abdiquait déjà, son ventre criant famine, surtout d’un plat chaud fait maison. C'était son père qui cuisinait ici. Elle plia ses jambes, ses talons au bord de la chaise, et les entoura de ses bras. Marc alluma la lumière près de la hotte et commença la préparation du croque-monsieur.
— Pas trop de fromage, comme d’habitude ?
Olympe hocha la tête sans répondre. Cela faisait une éternité qu’ils n’avaient pas partagé de repas. Depuis son entrée à Anteros Academy, elle n'était pas repassée une seule fois. Trop occupée, trop loin, trop fatiguée. Il y avait toujours une raison pour ne pas revenir ; et pourtant il n’avait pas oublié ses préférences.
Comme d’habitude.
La jeune femme ferma les yeux et enfouit la tête entre ses jambes un instant, profitant du silence tout juste perturbé par le bruit des ustensiles de cuisine. En seulement quelques minutes, son plat était prêt, et son père le lui servit avec un sourire satisfait.
Il eut beau la prévenir à trois reprises que ce serait trop chaud, Olympe ne put résister plus longtemps et mordit dans son sandwich à pleine dents. Marc, qui s'était préparé une tasse de café entre temps, eut un haussement de sourcils équivoque en l’entendant respirer à grandes goulées d’air pour apaiser le feu dans sa bouche.
— C’est trop bon, réussit-elle enfin à articuler après plusieurs bouchées.
— Je te remercie ! Le secret, c’est la cuillère d’huile d’olive sur le pain de mie.
— Ouais... Après, c’est qu’un croque-monsieur...
— Hé dis donc ! fit-il semblant de s’offusquer. Un peu de respect pour la cuisine française ! Juste parce que c’est simple ne veut pas dire que c’est facile.
Olympe rit doucement, sans chercher à comprendre la différence, elle qui n’avait jamais aimé cuisiner malgré les heures qu’il avait passées à lui apprendre. Son sandwich à moitié fini, elle jeta un regard vers la porte.
— On va pas réveiller maman si on fait du bruit ? demanda-t-elle en baissant la voix.
— Maman ? s'étonna-t-il. Elle n’est pas là.
— Hein ?
— Oui, elle est venue te le dire hier. Elle est en déplacement jusqu'à la semaine prochaine.
— Oh...
La jeune femme baissa la tête, penaude.
— Elle m’avait dit que tu n’avais pas réagi, mais je ne pensais pas que tu étais allée jusqu'à ne pas l'écouter du tout, dit-il d’un ton neutre.
— Désolée...
Elle n’avait sincèrement aucun souvenir de ça. Ni d’avoir vu sa mère, ni de l’avoir entendue. Dormait-elle à ce moment-là ? Ou était-elle juste occupée à fixer le plafond ou la fenêtre sans bouger?
Soupire.
— Ça lui fera plaisir de savoir que tu es descendue manger.
Il tapota gentiment le haut de sa tête, compréhensif. Elle finit son croque-monsieur, les yeux dans le vague, et son père lui proposa un café allongé qu’elle accepta. Il posa le mug sur la table, accompagné d’une pomme qu’Olympe saisit entre ses mains sans réfléchir.
— Tu ne veux toujours pas nous dire ce qu’il s’est passé ?
La jeune femme, le nez et la bouche contre ses genoux, ne répondit pas, observant la pomme verte dans sa paume.
— Est-ce que tu sens que les médicaments font effet ?
— J’en sais rien...
— Peut-être qu’il faudrait augmenter les doses ? Ou changer de traitement ?
— Hum...
— Tu ne sens vraiment aucune différence ?
— J’en sais rien, j’ai dit !
Olympe avait haussé la voix, coupant Marc dans son interrogatoire. Ce n'était pas son genre de parler ainsi à ses parents, mais sa soudaine apathie l’avait temporairement libérée de cette crainte enfantine de se faire réprimander.
— Vous êtes toujours à me foutre la pression, susurra-t-elle.
— Comment ça ? Quand est-ce qu’on te met la pression ? demanda-t-il calmement, les bras croisés.
Il avait toujours été infiniment moins sanguin que sa mère, et la curiosité d’entendre la réponse semblait avoir pris le dessus sur son éventuel outrage de se faire parler ainsi par sa propre fille.
— Mais à chaque fois que j’ai un problème ! s’exclama Olympe en se redressant sur sa chaise. “Alors c’est bon, t’as marché aujourd’hui ? Non, toujours pas ? Mais comment ça se fait ? Et les médecins, ils ont dit que les progrès devraient être immédiats, alors pourquoi t’y arrives pas ?” Et maintenant vous refaites exactement la même chose ! “Et les médicaments, pourquoi ils fonctionnent pas ?” Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Vous croyez que ça me fait plaisir d'aller mal ?
Sa main gauche agrippa ses cheveux, juste là où sa blessure cicatrisait, tandis que l’autre se resserrait de plus en plus fort sur le fruit.
— J’ai constamment l’impression d'être un boulet pour vous ! Alors que vous êtes les dernières personnes...
Qui devraient me faire ressentir ça.
Olympe lâcha enfin la pomme pour se cacher du regard de son père. Plus de quatre ans qu’elle avait ça sur le cœur, et les mots étaient enfin sortis, dans cette maison où rien ne se disait ouvertement, où chacun ne savait que fuir les discussions inconfortables plutôt que de les affronter. Son père était le champion des blagues pour détourner l’attention, et sa mère la reine des coups de colère pour ne pas avoir à s'expliquer. Olympe, elle, était devenue maîtresse dans l’art d’enterrer les problèmes dans le jardin pour ne plus avoir à y penser.
Son jardin débordait complètement.
S’attendant à une punition légère pour avoir élevé la voix, elle fut surprise d’entendre son père doucement lui dire :
— J’ai vu une émission à la télé, il n’y a pas longtemps.
La jeune femme libéra son visage, interloquée. Marc, toujours les bras croisés, parlait en observant la table.
— Les invités étaient là pour parler de maladies ou handicap rares, alors j’ai regardé, par curiosité. Parmi eux, il y avait une fille qui devait avoir dix-sept ou dix-huit ans et qui parlait de son handicap “invisible”, dit-il en mimant des guillemets. Je ne me rappelle plus ce que c'était exactement, mais elle expliquait que même si elle avait l’air “normale” en apparence, il y avait beaucoup d'activités qui lui étaient inaccessibles.
Il posa les bras sur la table, entourant sa tasse à café de ses mains.
— Et il y a un moment qui m’a marqué, où elle parlait de ses amis qui souhaitaient faire certaines choses ou aller à certains endroits qui lui étaient difficilement accessibles, parce qu’ils oubliaient qu’elle avait un handicap. Et dès qu’ils se rendaient compte qu’elle ne pourrait pas venir, ils proposaient de tout annuler, mais elle insistait pour qu’ils y aillent quand même entre eux en prétendant qu’elle n'était pas intéressée. C’est là qu'elle a dit quelque chose qui m’a marqué... à chaque fois qu’elle prétendait qu’elle ne voulait pas venir, il y avait une émotion qu’elle remarquait toujours chez ses amis.
Son père releva enfin la tête vers elle, une mélancolie sourde dans le regard.
— Le soulagement, dit-il doucement. Ils étaient soulagés qu’elle ne soit pas intéressée, car ainsi ils n’avaient pas à annuler ou à s'adapter pour qu’elle puisse venir aussi.
Olympe plissa les lèvres, sentant son cœur se serrer.
— J’ai repensé à toutes les fois où tu disais que tu n'étais pas intéressée pour aller quelque part, car ce serait trop fatiguant pour toi. Ou quand tu insistais pour qu’on ne fasse pas plus de travaux car ils n’étaient pas nécessaires. Ou quand tu ne voulais pas qu’on déménage car tu savais qu’on était tombés amoureux de cette maison, alors même que tu n’as jamais eu envie de venir y vivre avec nous...
Il eut un sourire triste.
— Moi aussi, je me sentais soulagé dans ces moments-là.
Son père se gratta la tempe, évitant de nouveau son regard.
— Bien sûr, je ne m’en rendais pas compte à l'époque, mais c’est quand elle a prononcé ce mot... “soulagement”, c’est là que j’ai compris. Je n’avais jamais osé me l’avouer jusqu'à présent.
Il prit la main d’Olympe sur la table.
— Toi aussi, tu nous mentais, pas vrai ? Parce que tu ne voulais pas être un poids pour nous.
Olympe sentit les larmes lui monter aux yeux alors que son père serrait avec sa main de plus en plus fort.
— Je suis désolé ma chérie.
Ne pouvant plus les retenir, les pleurs affluèrent sur ses joues sèches.
Ses émotions se manifestèrent de nouveau avec force, deux semaines après les avoir enfermées à double tour.
— J’ai honte de moi, poursuivit-il, les yeux humides. J’ai honte de t’avoir fait ressentir que tu étais un boulet pour nous. Ce n’est pas digne d’un père.
Olympe voulait répondre mais les mots restèrent coincés dans sa gorge, englués par les sanglots.
Quelques secondes de silence passèrent, avant qu’il ne reprenne, sa main toujours serrée sur la sienne comme s’il la retenait de tomber au bord d’un précipice.
— Je ne sais pas ce qu’il t’est arrivé, et te voir dans cet état me fend le cœur d’une façon que je ne saurais même pas expliquer. Je donnerais tout ce que j’ai en ma possession si ça pouvait ne serait-ce que te soulager...
Il lui sourit.
— Mais ça prendra le temps qu’il faut. Des jours, des mois, ou des années... peu importe. On sera là pour toi, jusqu'à ce que ça aille mieux.
Son père lui lâcha la main et rapprocha sa chaise pour la prendre dans ses bras, la laissant pleurer contre son torse. Il promit dans son oreille de ne plus lui mettre la pression et elle le remercia d’une voix si meurtrie qu’elle doutait qu’il l’ait comprise.
C’était peut-être de cela dont elle avait eu besoin pendant ces longs mois. Juste un câlin de la part de son père. Quelques mots réconfortants. Des excuses qu’elle n’attendait pas. La promesse d’un ciel ensoleillé, même si un brouillard lui obstruait encore la vue. Que ça prenne des jours, des mois ou des années, Olympe réussirait à aller mieux. Elle parviendrait à se sauver.
Une blessure en elle, dont elle ignorait l’existence, sembla se refermer à ce moment-là.
Une fois la crise de larmes passée, Olympe se recula en inspirant profondément. Son père posa de nouveau une main affectueuse sur sa tête.
— Tu as toujours été émotive, hein, tout le contraire de maman.
Olympe sourit en s’essuyant le visage avec sa manche de pyjama. Effectivement, ça avait toujours été elle, la pleureuse de la famille. Elle n’avait vu les larmes de sa mère tomber que deux fois : lors de l’enterrement de sa grand-mère, et lorsqu’on avait annoncé qu’Olympe ne pourrait plus marcher.
Est-ce que je suis morte ?
Elle se souvenait des mots d’Ada, ce jour-là. Sa mère pleurait tellement qu’on aurait pu croire qu’elle venait de perdre sa fille.
S'inquiétait-elle seulement pour Olympe ? Ou se rendait-elle déjà compte du poids que son accident allait peser sur la famille ? L’argent que ça allait leur coûter ?
La jeune femme voulait croire que les mots de son père étaient pensés par sa mère aussi, même si sa fierté ne la laisserait pas être aussi honnête qu’il l’avait été.
— Ton café a dû refroidir, fit-il remarquer.
— Oui. Tu peux me le passer au micro-onde ?
Il eut un mouvement de recul, outré, avant d’accepter en bougonnant. Le connaissant, il n’allait pas manquer de lui faire la leçon sur la correcte méthode pour apprécier le café dans les prochains jours, lorsqu’elle irait mieux. Cette idée la fit sourire alors qu’elle portait le liquide redevenu chaud à ses lèvres.
Après quelques minutes de silence assis l’un à côté de l’autre, son père se pencha de nouveau vers elle.
— Tu sais, ta maman a fait une dépression à ton âge.
— Ah bon ?
Son père croisa les bras en soupirant légèrement.
— Elle n’aime pas en parler. À l'époque, on a failli se séparer à cause de ça, et puis du jour au lendemain, elle était guérie, comme si rien ne s'était passé. Je n’ai jamais vraiment su ni pourquoi ça a commencé, ni comment ça s'est terminé.
Il releva la tête, un sourire triste aux lèvres.
— Je sais que ça l'a beaucoup perturbée de te voir arriver d’un coup dans cet état. Moi aussi, ça m'a rappelé plein de mauvais souvenirs. Je crois que ça nous a rendus maladroits. C’est moi qui ai insisté pour qu’elle aille à son voyage d'affaires comme prévu, parce qu’elle voulait annuler pour rester ici avec nous, mais j’ai pensé qu’elle ferait mieux de se changer les idées.
Son père se releva.
— J'espère qu’elle parlera de tout ça avec toi à son retour. Je suis sûr que ça vous ferait du bien de discuter toutes les deux.
Olympe but une autre gorgée. Elle n’aurait jamais cru que sa mère puisse avoir souffert d’une maladie mentale par le passé. C'était difficile de l’imaginer souffrir ainsi, aussi jeune, bien avant sa naissance. Elle n’avait aucune idée qu’ils avaient failli se séparer non plus. Tout ce qu’elle savait sur la vie amoureuse de ses parents, c'était qu’ils s'étaient rencontrés au lycée. À l'époque, cela l’avait aidée à se convaincre qu’elle et Nathaniel suivraient le même chemin.
Elle avait été bien naïve.
— Je pense que je vais retourner me coucher, je commence à piquer du nez et le café a rien changé, dit-il en baillant à s'en décrocher la mâchoire. Mais avant, j’ai quelque chose à te passer. Attends-moi là.
Il quitta la cuisine et revint, moins d’une minute plus tard, avec un papier jaune vif dans la main.
— J’ai trouvé ça dans une de tes poches quand j’ai fait ta lessive.
Olympe prit le post-it où était inscrit une série de chiffres.
— Je ne savais pas quand te le passer, mais je me disais que c'était peut-être important. On dirait un numéro de téléphone.
— Merci.
— Tu peux le jeter si t’en as pas besoin. Moi, je vais redormir, bonne nuit ma puce.
Son père posa un baiser sur son front et quitta la pièce. Olympe étudia le bout de papier de nouveau, essayant de se rappeler quand est-ce qu’elle avait pu le recevoir. L'écriture n'était pas la sienne, mais elle avait l’impression de la reconnaître. Elle se souvenait distinctement de ces “7” écrits sans barre horizontale au milieu, les rendant presque identiques a des “1”. Les souvenirs flous d’avoir eu une conversation sur ce sujet au lycée peinaient à refaire surface depuis le fond de son crâne.
Ce fut à ce moment-là qu'elle se souvint.
Comment avait-elle pu oublier ? Avec tout ce qu’il s'était passé, leurs retrouvailles à Sweet Amoris avaient été complètement effacées de sa mémoire, mais la preuve était là.
C'était bien le numéro de téléphone de Nathaniel qu’elle tenait dans la main.
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