mardi 13 mai 2025

“Fallen” ♦ Chapitre 25



 — Et où est-ce que vous vous trouviez à ce moment-là ?
 — Dans les vestiaires, répondit Olympe d’une petite voix.
 — Les vestiaires des femmes ?

 Elle releva la tête vers le policier qui regardait son écran d’ordinateur, indifférent. Avait-elle besoin de préciser une telle chose ? N’était-ce pas évident ? Ne l’avait-elle pas déjà dit, d’ailleurs ?
 Une demi-heure que son procès verbal avait commencé et les questions tournaient en rond.
 Une boule au fond du ventre et retenant un soupir, elle répondit :

 — Oui.
 — Est-ce que vous l’avez invité à vous suivre dans les vestiaires des femmes ?
 — Non.
 — Vous ne lui avez pas donné de signe qui aurait pu lui faire croire que vous vouliez qu’il vous suive dans les vestiaires ?

 Olympe souffla, effarée, se posant une main circonspecte sur le front. Venait-il sérieusement d’insinuer qu’elle avait invité un lycéen à fricoter dans un vestiaire public ? Elle s’attendait à ce que porter plainte soit une démarche difficile, mais elle était à deux doigts de se lever et partir juste pour ne plus avoir à se justifier ainsi.

 — Je venais juste de lui dire que j’allais arrêter de venir au club parce que je ne supportais plus de le voir.
 — Donc ?
 — Donc non !

 Le policier, indifférent, tapa sa réponse au clavier.

 — Et pourquoi vous lui avez dit ça ?
 — Il venait de me faire une remarque déplacée sur... le nombre de... mes partenaires sexuels, bredouilla Olympe, supposant qu’elle ferait mieux de dire la vérité. Je l’ai poussé, il s’est énervé, moi aussi, et j’ai fini par partir.
 — Vous l’avez agressé aussi ?

 La jeune femme écarquilla les yeux.

 — A... aussi ? Je ne l’ai pas agressé sexuellement, moi ! Il y a une différence quand même ! Je l’ai poussé alors qu’on était tous les deux au sol, c’est tout. Il s'est à peine écorché le bras.

 Il haussa les épaules et n’insista pas.
 Olympe sentit des frissons envahir ses épaules et sa jambe gauche commençait à lui faire mal à soubresauter sans interruption depuis son arrivée ici. Elle ne savait plus quoi faire pour occuper ses mains, entre les coincer entre ses cuisses pour en taire les tremblements ou les plaquer sur sa nuque pour calmer son angoisse. La pièce dans laquelle ils se trouvaient lui paraissait si petite, presque claustrophobique. Même la fenêtre derrière le policier était couverte de stores gris, lui empêchant de trouver un réconfort dans le paysage extérieur. La moquette sentait la cigarette et les lumières étaient trop vives, trop blanches, pour ses yeux fatigués.
 Sans même le réaliser, son corps commença à se balancer d’avant en arrière sur la chaise étroite.

 — Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ? Après qu’il soit entré dans les vestiaires.

 Olympe déglutit.
 Elle avait déjà raconté ça. Deux fois, dont une à l’hôpital. Pourquoi devait-elle encore le faire ? Sa main toucha d’instinct l’arrière de sa tête où deux points de suture lui avaient été faits. Ils lui avaient enlevé un micro caillou de là, celui-ci s’étant enfoncé dans son crâne en étant plaqué au sol.
 La voix vacillante, Olympe expliqua de nouveau tout ce qu’il s’était passé. Le premier coup violent à la poitrine, la main sur sa bouche, les baisers dans son cou et les caresses non-consenties sur son corps. Le policier s’était énervé la première fois car elle ne disait pas précisément où il l’avait touché, alors elle évita de commettre la même erreur, se forçant à être le plus précise possible.
 Ce n’était pas comme si elle ne rappelait pas. Après l’arrivée de l’homme de l’accueil, tout était un peu flou, mais pour ce qu’il s’était passé avant, elle se souvenait parfaitement. Son corps avait imprimé le souvenir du passage de Victor avec une précision qui l’effrayait. C’était comme s’il se trouvait encore là, comme si la sensation n’allait jamais disparaître. Lors de son premier déménagement, il ne lui avait fallu que quelques heures après sa séparation d’avec Nathaniel pour craindre d’oublier le goût de ses lèvres sur les siennes, mais les baisers de Victor avaient, eux, pénétré toutes les couches de sa peau. Plus de vingt-quatre heures étaient passées et, pourtant, rien n’avait changé. Elle le sentait encore au-dessus d’elle. Elle voyait son visage sous ses paupières fermées.
 Combien de temps cela prendrait pour l’effacer ?

 — Quand le monsieur de l’accueil a dit qu’il allait entrer, il m’a lâché et est parti par l’autre porte des vestiaires.
 — Combien y a-t-il de portes dans ces vestiaires ?
 — Hum... seulement deux, je crois.
 — Et le monsieur de l’accueil, comme vous dites, il l’a vu partir ?
 — Je... je ne sais pas, avoua-t-elle. Je ne pense pas. Je crois qu’il est parti avant qu’il n’entre.

 Allait-il l’interroger, lui et les autres personnes présentes dans le club ce jour-là ? Après tout, ils avaient bien dû voir Victor la suivre. S’ils menaient une enquête, ils devraient comprendre qu’Olympe disait la vérité. Mais quelque chose lui disait que cette plainte ne mènerait nulle part. De sa vie, elle n’avait jamais entendu parler d’une plainte ayant mené jusqu’au tribunal, mais des filles agressées sexuellement, à des degrés plus ou moins sévères, elle en avait connu beaucoup, et ce depuis le lycée. Elle venait juste de s’ajouter à la liste.

 — Bien... je pense qu’on a tout ce qui nous faut. Si vous n’avez pas de question, on peut s’arrêter là.

 La tête légèrement baissée, Olympe hésita. Le policier était un peu froid, mais il n’avait pas l’air méchant. Il lui avait même proposé un café avant de commencer et, bien que la patience ou la délicatesse ne soient pas son fort, il ne l'avait pas accusé de mentir ou essayé de la décourager à porter plainte. Peut-être pouvait-elle se permettre une seule question.

 — Qu’est-ce que... qu’est-ce qu’il va se passer avec lui ? osa-t-elle sans le regarder.
 — Comment ça ?

 Elle se gratta la joue, le corps tremblant de plus en plus violemment.

 — Vous allez l’interroger ?

 Le policier soupira et s’affaissa dans sa chaise.

 — Écoutez... ce n’est pas vraiment comme ça que ça marche. On va envoyer votre plainte au procureur, et c’est lui qui va décider s’il y a matière à enquêter et à poursuivre ou non. On peut rien vous promettre d’autre.
 — Vous n’allez pas enquêter ?

 Il eut un sourire compatissant et Olympe baissa la tête, abattue.

 — Tout dépend du procureur, mademoiselle.
 — J’ai compris, trancha-t-elle sèchement. J’ai compris.

 Elle serra fort ses mains l’une dans l’autre. Elle se concentra sur cette sensation pour oublier son corps qui gelait, des frissons glaçants courant sur chaque parcelle de sa peau sous ses vêtements.

 — Vous savez... votre blessure à la tête peut jouer en votre faveur. Le fait qu’il y ait probablement des témoins aussi.

 Devait-elle s’estimer heureuse ? Devrait-elle le remercier ? S’il essayait de la rassurer, c’était loin de marcher. Elle commença à se gratter la tempe jusqu’à y laisser une trace brûlante.

 — Les agressions dans des lieux publics sont rares. Dans votre cas, les vestiaires... du club...

 Il s’arrêta un instant.

 — C’est le terrain d’athlétisme de la ville, c’est bien ça ? Celui près du collège-lycée Rosa Parks ?
 — Oui.

 Olympe était revenue exprès jusqu’ici pour porter plainte à la gendarmerie la plus proche.

 — Et votre agresseur s’appelle Victor ? Vous connaissez son nom de famille ?
 — Non, soupira-t-elle sans relever les yeux. Je vous l’ai déjà dit...
 — Vous savez s’il a une petite-amie ?
 — Hum... je crois, mais j’en suis pas sûre. J’en sais rien...

 Qu’est-ce que cela avait à voir ? Cela était-il un critère aggravant dans les cas d’agression sexuelle ? Probablement pas.
 La jeune femme expira profondément, ne comprenant pas où il voulait en venir. Elle lui avait déjà dit tout ça, au moins deux fois désormais. Elle voulait en finir une fois pour toute et rentrer chez elle, ne plus jamais avoir à revenir dans cette ville.
 Lorsqu’Olympe releva les yeux, le policier semblait relire son procès-verbal, comme y cherchant une information précise. Peut-être connaissait-il Victor personnellement ? Après tout, cette ville n’était pas si grande. Cette idée fit naître en elle une angoisse nouvelle. Et s’il était le fils de quelqu’un d’important ? Ou juste d’une connaissance des policiers. Le fait qu’il ne soit pas encore majeur avait déjà failli la faire renoncer à reporter ce qu’il s’était passé. Elle était terrifiée à l’idée que personne ne prenne son récit au sérieux à cause de ça.
 Après quelques minutes de silence, tout juste perturbé par le bruit de sa souris, le policier lui lança un sourire amical.

 — Est-ce que vous voulez un café ?
 — Non... non merci, refusa-t-elle.
 — Vous êtes sûre ? Vous tremblez de froid, un café vous fera du bien. Et je vais aussi augmenter le chauffage. Attendez-moi ici.

 Olympe tenta de le dissuader de nouveau mais il quitta la pièce sans l’écouter, la laissant seule face à ses pensées. Elle inspira doucement, essayant de se concentrer sur sa respiration pour se calmer, comme Ada le lui avait appris, mais son ventre lui faisait encore un mal de chien. Elle mourrait d’envie d’aller se soulager aux toilettes mais n’osait pas quitter la pièce. Olympe se mordit la lèvre, les bras fermement croisés pour essayer de calmer la douleur.
 Elle ne voulait plus être ici ; pas seulement au commissariat, mais dans cette ville. Elle n’y remettrait jamais les pieds. Le policier ne lui avait pas caché que la possibilité de ne serait-ce que mener une enquête était mince, alors à quoi bon espérer ? Son seul choix était encore de vivre le plus loin possible. Si seulement son université pouvait être à des centaines de kilomètres aussi.
 Que faisait-elle ici ? Pas seulement dans cette ville, mais à Anteros Academy. Ses amis s’étaient éloignés d’elle, sa meilleure-amie la méprisait, son ex-petit ami ne souhaitait rien de plus que la rayer de sa vie, son ancien collègue ne voulait plus entendre parler d’elle et Rayan faisait désormais comme si elle n’avait jamais existé.
 Y avait-il seulement une bonne raison pour continuer à s’imposer tout ça ?
 Si rien n’était réparable, ne pouvait-elle pas seulement fuir de nouveau ? Comme elle avait fait jusqu’à maintenant. Couper les ponts et recommencer sa vie ailleurs. Loin d’ici. Peut-être que si elle courait suffisamment vite et loin, elle laisserait les traces brûlantes laissées sur son corps derrière elle aussi.
 Olympe ne voulait plus de cette vie.
 Comme ce soir-là, sur le balcon, alors qu’elle était montée sur la balustrade avec l’assurance éhontée d’une personne trop alcoolisée. Elle voulait refaire sa vie, et avait payé le prix de son arrogance.
 La jeune femme sursauta en entendant la porte s’ouvrir dans son dos.

 — Bonjour Olympe, lança la personne qui était entrée.

 Une policière femme, suivit de près par l’homme qui avait tapé sa déposition, lui tendit la main pour la serrer. Olympe déplia difficilement ses bras crispés pour lui répondre.

 — Merci d’être venue aujourd’hui. Tu as été très courageuse.

 Pourquoi lui parlait-elle comme à une gamine, soudainement ?
 Elle lança un coup d'œil au premier policier mais il ne tenait pas de café. Avait-il oublié pourquoi il était parti ? De toute façon, ce n’était pas comme si elle en avait eu envie.

 — On va te passer une copie de ton procès-verbal, et après tu vas pouvoir rentrer.
 — Merci, bredouilla-t-elle en se relevant.
 — Est-ce que je peux te poser une dernière question ?

 Olympe hésita, observant la policière au sourire discret. Elle paraissait à peine plus âgée qu’elle, peut-être aux alentours de vingt-cinq ans. Avait-elle eu de la peine en apprenant son cas ? Était-elle empathique car c’était une femme aussi ? Pourquoi souhaitait-elle lui poser une question personnellement ? Son procès-verbal était déjà terminé. Plus personne n’était à l’ordinateur pour reporter ses réponses.
 Mais, ne sachant pas si elle avait le droit de refuser, elle hocha la tête.

 — Est-ce que tu as un petit-ami ? Quelqu’un qui aurait fréquenté le club d’athlétisme avec toi ?

 Olympe se recula légèrement, son genou percutant la chaise derrière elle. Elle jeta un regard au premier policier qui, les mains sur les hanches, avait l’air d’attendre la réponse avec la même impatience.

 — J’ai... j’ai déjà répondu que non, tout-à-l’heure...

 Ça avait été son seul mensonge.
 Elle ne pouvait pas révéler sa relation avec Rayan à qui que ce soit ; s’il apprenait qu’elle en avait parlé, il la haïrait encore plus que ce n’était déjà le cas, et cette idée lui tordait le cœur. Leur manque de discrétion au club avait été une erreur, alors autant limiter la casse. Et si les policiers refusaient d’enquêter, alors leur secret n’aurait pas de chance d’être ébruité.
 Quelque part, elle espérait même que sa plainte ne mène à rien, si cela signifiait protéger Rayan.
 Elle était encore amoureuse de lui.
 Ce qu’il s’était passé avec Victor, ça ne le concernait pas. Il ne venait plus au club depuis des semaines déjà.

 — Tu peux tout nous dire, tu sais. On ne va pas te juger.

 “Juger” n’était pas un choix de mot anodin.
 Olympe déglutit, soutenant le regard de la policière du mieux qu’elle pouvait.

 — Je ne sors avec personne.

 La femme lui sourit.
 Elle n’avait pas l’air de la croire du tout et Olympe eut l'horrible impression d’avoir raté un test important.

 — Très bien. Merci pour ton honnêteté.

 Elle l’invita à attendre dehors le temps qu’ils impriment son procès-verbal. Olympe ne se fit pas attendre et se réfugia une bonne demi-heure aux toilettes. Lorsqu’elle sortit, on lui remit les documents dans une enveloppe.
 Elle ne voulait pas croire qu’elle avait fait tout ça pour rien, mais une part d’elle savait qu’elle n'aurait aucune nouvelle de cette plainte. Si cela signifiait que Victor allait sortir de sa vie, alors elle ferait avec.
 À l’extérieur, une brise légère se posa sur sa joue. Ce jour-là encore, le ciel était gris et triste ; loin du printemps qui s’annonçait dans quelques jours. Olympe ne fit que quelques pas avant de s’asseoir sur les marches menant à la gendarmerie, le dos rond et les bras encerclés autour de ses jambes. Son corps avait tant tremblé qu’en dehors du souvenir virulent de caresses sur sa peau, elle ne le sentait presque plus.
 Que faisait-elle seulement là ?
 Elle n’avait pas besoin de vérifier son téléphone pour savoir que personne ne l’avait contactée.
 Ça devait être ce qu’elle méritait, pour avoir coupé les ponts avec tout le monde en déménageant.
 Peut-être n’avait-elle rien de mieux à faire que recommencer. Partir. Personne ne la retiendrait cette fois.
 À cet instant, il n’y avait qu’un seul endroit où elle souhaitait se rendre. Le seul où elle serait toujours la bienvenue, même après tout ce qu’il s’était passé.



 — O... Olympe ? s’étonna sa mère, encore en tenue de travail. Qu’est-ce que tu fais là ? Tu t’es coupée les cheveux ?

 Il était déjà vingt-heures trente et la nuit était tombée. La jeune femme était à peine repassé par son dortoir pour enfiler un jean avant de venir. Quatre heures de train et la voilà.
 Là où tout avait commencé.
 À ses pieds, une valise avec toutes les affaires qu’elle avait pu emporter. Sur son dos, une veste bien trop légère pour les températures basses de la montagne.
 En apercevant toute l’inquiétude du monde sur le visage de sa mère, Olympe ne put se retenir. Ses yeux s’inondèrent des larmes qu’elle avait retenues jusqu’ici. Dans les vestiaires, à l’hôpital, à la gendarmerie... tout ce qu’elle s’était efforcée à oublier, juste pour faire ce trajet en train avec le plus de tranquillité possible.
 Elle n’avait plus besoin de faire semblant désormais.

 — Maman...

 Sa mère la prit dans ses bras sans une hésitation de plus, sans lui demander une explication, caressant son dos avec douceur. Elle la laissa pleurer en silence jusqu’à ce que son corps ne puisse plus la porter.


♦♦♦


 Mélody, étendue sur son lit, fixait le plafond sans bouger depuis au moins une heure. Aujourd’hui, elle fêtait ses vingt-trois ans.
 Ses anniversaires avaient toujours été une source d’angoisse car, pour sa mère, rester à la maison sans rien faire de plus que manger une part de gâteau - tout ce que Mélody aurait souhaité - n’avait jamais vraiment été une option. Il fallait toujours organiser une fête, inviter du monde, décorer. Chaque année, Mélody redoutait son éternelle question : “Qui veux-tu inviter ?”
 Personne.
 Enfant, elle était forcée d’inviter ses camarades, et n’était pas autorisée à pleurer lorsqu’aucun ne se présentait, en dehors des rares forcés par leurs parents. L’humiliation grandissait d’année en année, jusqu’à devenir presque insupportable. Elle avait prétendu être malade le jour-même plus d’une fois pour éviter la corvée, mais ça ne fonctionnait pas toujours. Pour ses seize ans, aucune excuse n’aurait pu convaincre sa mère d’abandonner l’organisation d’une fête. Selon elle, seize ans était une étape charnière qui devait être célébrée comme il se doit. Mélody avait dû inviter toute sa classe une fois encore, alors même que l’ambiance en seconde était plus froide que jamais. Elle avait pleuré dans son lit toute la nuit précédente à l’idée d’être humiliée une fois encore.
 Nathaniel était le seul à être venu.
 Il n’avait emporté avec lui qu’un sourire sincère et un cadeau. Ils avaient passé la soirée entière à discuter, la fête se terminant à l’heure prévue, et la jeune fille en avait oublié que personne d’autre ne s’était déplacé.
 Évidemment, Mélody était tombée amoureuse de lui immédiatement après ça.
 Les deux années suivantes avaient été les plus heureuses de sa vie ; pour la première fois, elle croyait s’être fait un ami. Nathaniel était populaire et leur proximité l’aida à sympathiser avec les autres. Elle savait enfin qui inviter à son anniversaire. Même l’arrivée de la très populaire Olympe ne l'avait pas éloignée de ses nouveaux amis ou de Nathaniel - en apparence. Le soir de bal de promo, l’illusion s’était brisée en mille morceaux. Un sentiment de honte inégalé l’étreignait à chaque fois qu’elle repensait à ces années lycée qui n’avaient été qu’un mensonge.
 Une fois à l’université, Mélody était enfin parvenue à convaincre sa mère d’arrêter les fêtes mais, comme elle insistait toujours pour “inviter” quelqu’un, la jeune femme choisissait Tachi. C’était pratique. Il remplissait parfaitement ce type de fonction. Avec lui, ses anniversaires avaient le mérite d’être simples, sans prises de tête. Sa présence l’avait sauvée plus d’une fois. Pour ses vingt-trois ans aussi, c’était le seul qu’elle avait invité, et sa mère avait eu l’air déçue quand elle lui avait annoncé.
 Aujourd’hui encore, Mélody se sentait accablée par la mélancolie.
 Quelques coups se firent entendre à sa porte et la jeune femme se redressa sur son matelas. Tachi entra, une main dans le dos, cachant visiblement quelque chose. Elle l’avait entendu discuter avec ses parents un étage plus bas quelques minutes auparavant.

 — Hey princesse.

 Il s’assit sur le lit à côté d’elle, son manteau encore sur le dos. La jeune femme se pencha pour discerner ce qu’il dissimulait mais il se décala.

 — Hé oh, on triche pas.
 — Une surprise ? devina-t-elle. Tu ne me la donnes pas au dessert ?
 — Pas celle-là. Je préfère... commença-t-il en jetant un coup d'œil vers la porte comme si elle pouvait lui indiquer qui se trouvait à l’extérieur. Je préfère te passer ce cadeau là en privé.

 Il avait murmuré ces quelques mots et Mélody sentit son ventre se tordre légèrement.
 Ils sortaient ensemble maintenant. Elle avait encore du mal à réaliser et perdait ses moyens dès qu’elle s’en rappelait. Un vent de chaleur s’empara de son cou et elle toussa contre son poing en détournant la tête, se forçant à se calmer.
 Après quelques secondes de suspense, Tachi révéla son cadeau, n’y tenant plus. Il posa une boîte rectangulaire noire décorée d’un ruban blanc sur ses genoux. Mélody l’ouvrit, un sourcil relevé, et découvrit un stylo plume doré à l’intérieur. Des roses étaient gravées sur le capuchon, les reflets de la lumière dansant sur ses fines ronces.

 — J’espère que tu aimes ce modèle.
 — Je... J’ai toujours voulu avoir un beau stylo plume.
 — Je sais. C’est toi qui me l’a dit, rit-il. Je suis pas venu avec l’idée moi-même.

 Elle ne se souvenait même pas de quand ils avaient eu cette conversation.
 Il passa une main dans ses longs cheveux bruns, finissant sa route sur son dos.

 — Joyeux anniversaire.

 La boîte dans une main et le stylo dans l’autre, Mélody plongea dans ses bras, le serrant aussi fort que s’il allait disparaître d’un moment à l’autre. Il répondit à son geste sans hésiter.
 Il était le seul avec qui elle souhaitait passer tous ses futurs anniversaires.
 Elle se recula et sourit tendrement.

 — Merci.
 — Content que ça te plaise.
 — Mais pourquoi tu ne pouvais pas me l’offrir devant tout le monde ?
 — Tes parents trouveraient bizarres que je t’offre un truc aussi cher.
 — C’était si cher que ça ? s’inquiéta Mélody.
 — Non ! Non, pas tant que ça. Enfin un peu, mais t’en fais pas, la rassura-t-il en caressant sa joue.

 La jeune femme remit le stylo dans la boîte et cacha celle-ci dans sa table de chevet. Elle remit ses cheveux derrière l’oreille et se rapprocha de Tachi sur le lit, ignorant son cœur qui tambourinait dans sa poitrine au contact de sa cuisse contre la sienne.

 — J’aimerais bien qu’on leur dise la vérité, confessa-t-elle à voix basse.
 — Euh... je pense... qu’on devrait éviter pour l’instant, répondit-il, visiblement mal-à-l’aise.
 — Pourquoi ?

 Si Mélody pouvait dire à ses parents qu’elle sortait avec Tachi, ils arrêteraient enfin de constamment vouloir la caser, en particulier avec des hommes comme Paul Avenon. Elle serait libre de recevoir le cadeau d’anniversaire de son petit-ami devant tout le monde, et n’aurait pas besoin de se cacher pour l’utiliser.

 — Ton père me tuerait.
 — Mais non, rétorqua Mélody. Il te considère comme son fils.
 — Mais je suis pas son fils, c’est toi sa fille.
 — Je suis sûre qu’il sera ravi, au contraire.

 Tachi se passa une main dans les cheveux.

 — Il y a certains aspects de ton père dont tu n’as aucune idée.

 La jeune femme croisa les bras, contrariée. Même si son père réagissait un peu mal au début, avait-il tant peur que ça que de ruiner leur relation ? Il avait l’air de compter pour lui d’une façon qu’elle serait à jamais incapable de comprendre. Plus que Mélody ne compterait jamais, à en juger par sa réaction.
 Le professeur caressa doucement son bras croisé pour lui prendre la main, l’air désolé, comprenant probablement à quoi elle pensait. Il se pencha pour l’embrasser mais, avant que leurs lèvres n’aient le temps de se rencontrer, une voix les interrompit.

 — Les jeunes, venez manger ! C’est prêt ! appela son père depuis le salon.

 Mélody observa son amoureux s’éloigner, se languissant de ce baiser qu’elle n’avait pas reçu. Ils descendirent à l’étage inférieur en feignant que rien ne s’était passé et se mirent à table pour fêter ensemble l’anniversaire de la jeune femme.
 Le repas se déroula normalement. Comme d’habitude, la librairie était le principal sujet de conversation. Les dernières sorties, les récents best-sellers, les nouveaux clients, les problèmes de fournisseur, etc. C’était ainsi à chaque fois. L’ancien employé, qui venait manger ou prendre le café avec ses parents presque toutes les semaines, n’avait aucun mal à suivre. Mélody, elle, n’écoutait qu’à moitié.
 Tachi était assis juste à côté d’elle ; si proche et si loin à la fois. Ils devaient prétendre que rien n’avait changé entre eux, et Mélody la première peinait à s’habituer à leur nouvelle relation, mais elle souhaitait juste prendre sa main. Celle qui restait au bord de la table, pendant que l’autre s’agitait au rythme de la discussion. Elle voulait qu’il l’embrasse comme il avait failli le faire juste avant, sans la peur d’être surpris. Elle voulait qu’ils s’éclipsent pour fêter son anniversaire rien que tous les deux, comme un couple avait le droit de le faire.
 La jeune femme voulait prouver qu’elle avait enfin trouvé quelqu’un qui l’aimait vraiment car, si elle ne faisait que le dire avec ses mots, ses parents ne la croiraient probablement pas. Ils l’écoutaient à peine lorsqu’elle parlait.
 Une fois le plat de résistance fini, Mélody insista pour débarrasser la table et se rafraîchir les idées quelques minutes dans la cuisine. Du salon, les éclats de rire de son père lui parvenaient. Lorsqu’elle revint à table avec un plateau de fromages, il l’interpella :

 — Et toi chérie ? Ton stage avec Paul Avenon ? Des nouvelles ?

 Prise de court, elle s’assit en silence. À sa droite, Tachi serra discrètement sa main sur la table avant de la poser sur son genou.

 — Hum, non, mais hum... j’ai prévu de refuser de toute façon.
 — Pourquoi ça ?

 Le portable de Tachi sonna au même moment, lui offrant une distraction plus que bienvenue. Le professeur vérifia le numéro et soupira, contrarié, avant de remettre son téléphone dans sa poche. C’était la deuxième fois du repas qu’il sonnait.

 — Pourquoi tu ne réponds pas ? demanda-t-elle.
 — C’est un numéro inconnu.
 — Et alors ?
 — J’ai la tête à répondre des appels inconnus peut-être ? rit-il. Ils ont qu’à laisser un message.
 — Ça doit être des démarcheurs ! s’exclama Philippe. T’as raison de pas décrocher. Ce sont de vraies sangsues.

 Mélody crut que son tour pour être le centre de la conversation était passé mais, à son plus grand désarrois, ce fut sa mère qui reprit là où ils en étaient :

 — M. Avenon ne t’a pas encore recontactée ? Je croyais que votre rendez-vous s’était bien passé.

 La jeune femme ne put s’empêcher de jeter un coup d'œil à Tachi qui le lui rendit discrètement. Il était le seul à savoir la vérité.

 — Oui, enfin... ça s’est pas si bien passé que ça. Et c’était pas un rendez-vous, ne put-elle s’empêcher de préciser de nouveau.

 Tachi eut un sourire en coin, le poing toujours serré sur sa cuisse. Il devait mourir à l’intérieur de ne pas pouvoir leur expliquer comment Paul Avenon avait été inapproprié, mais ce n’était pas à lui de révéler ce qu’il s’était passé.
 Mélody déglutit. Si seulement elle avait le courage d’être honnête... mais l’idée de leur avouer ce qu’il s’était passé lui nouait la gorge. La peur qu’ils lui disent qu’elle aurait dû rester au club malgré tout, la peur qu’ils essaient de le défendre, la peur qu’ils lui rejettent la faute pour ce fiasco lui coupait le souffle.
 Une peur qui n’existait pas lorsqu'elle se confiait à Tachi.

 — Tu ne lui as pas donné bonne impression ? demanda son père en fronçant les sourcils.
 — N... non. J’ai raté l’entretien.

 Après tout, ce n’était que la vérité.

 — C’est ce que tu penses, mais je suis sûr que tu te trompes ! Et si c’est toi qui l’appelais ? Il faut prendre les devants ! l’encouragea son père.
 — Non, non c’est bon... je trouverai un stage ailleurs.
 — Pourquoi chercher ailleurs ? Tu ne nous as pas dit que c’était une des meilleures galeries de la ville ? Et Paul a l’air d’être un gentil garçon.
 — Philippe.

 La jeune femme releva la tête vers Tachi qui avait une mine sévère sur le visage. C’était la première fois qu’elle l’entendait s’adresser aussi sèchement à ses parents.

 — Mélody sait ce qu’elle fait. Faites-lui confiance.
 — Non mais excuse-moi, Tachi, ce genre d’univers tu ne connais pas ! répondit son père sans se vexer. Et moi non plus d’ailleurs. Mais Mélody, elle va devenir quelqu’un ! Elle va se faire un nom dans ce milieu. C’est pas en l’encourageant à abandonner à la première occasion que ça va l’aider.

 Le professeur resta silencieux, baissant les yeux vers la table. Elle pouvait presque entendre ses traits lui murmurer “Je suis désolé”. Elle était reconnaissante qu’il ait essayé.
 Mélody se mordit la lèvre.

 — Je trouverai un autre stage ! Faites-moi confiance. J’ai juste... j’ai pas envie de travailler avec Paul Avenon.
 — Mais pourquoi, enfin ? s’agaça son père, perdant patience face à ses refus. C’est lui le problème ou sa galerie ? Il avait l’air très intéressé par toi l’autre jour à la librairie. Il ne te plaît pas ?
 — Non. Non, il ne me plaît pas !
 — Pourquoi ?
 — Parce que...

 Elle se tourna vers Tachi qui lui rendit son regard. Les sourcils relevés, il secoua légèrement la tête pour la dissuader de poursuivre, devinant ce qu’elle avait en tête à ce moment-là.
 Quitte à dire une vérité, autant prononcer celle qui lui brûlait les lèvres depuis le début du repas.
 Elle lui prouverait qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Mélody connaissait son père, en particulier. Il tenait Tachi en plus haute estime que n’importe qui d’autre. Il chantait toujours ses louanges, auprès d’elle, sa mère et les clients. Même un galeriste renommé ne devait pas lui arriver à la cheville en comparaison.
 La jeune femme se tourna vers ses parents, les deux mains sur la table.

 — Mé... Mélody attends, balbutia le professeur.
 — Tachi et moi on sort ensemble !

 Silence.

 — Pardon ? s’étouffa Philippe, les sourcils froncés. Qu’est-ce que tu racontes ?
 — Tachi et moi on sort ensemble, répéta-t-elle.
 — C’est une blague ? Qu’est-ce qu’elle raconte ?

 Il s’était adressé à Tachi directement. Celui-ci leva une main comme pour inciter le patriarche à se calmer, un sourire tendu aux lèvres.

 — Ce que je viens de dire, répondit-elle.
 — Arrête, Mélody, soupira son père. Tu ne peux pas être sérieuse.
 — C’est la vérité !

 Elle se tourna vers Tachi qui, désemparé, n’avait toujours pas prononcé un seul mot.

 — Dis-moi qu’elle plaisante, Tachibana.

 Son père ne riait pas. L’ordre avait été clair. Les poings sur la table, il attendait une réponse positive.
 Tachi déglutit, le regard fuyant. Il devait sentir son front brûler d’avoir trois paires d’yeux subitement rivés sur lui. Même Mélody ne pouvait s’empêcher de l’observer avec insistance, son cœur tambourinant dans sa poitrine, partagé entre la honte de l’avoir mis dans cette position et l’envie folle de l’entendre confirmer leur relation.
 Allait-il mentir ? Prétendre que ce n’était qu’une blague ? Ce serait plus facile ainsi. Elle ne comprenait pas bien pourquoi son père semblait aussi offusqué par cette idée.
 Après un temps qui lui parut interminable, son petit-ami posa ses mains sur ses genoux et se pencha légèrement sur la table, le dos rond, comme un enfant prêt à recevoir une correction.

 — Elle dit la vérité. Je suis d-désol-

 Son père frappa si fort sur la table qu’il en renversa son verre à vin presque vide, faisant sursauter tout le monde au passage. Sa mère s’empressa d’essayer d’éponger le liquide sur la nappe, saisissant sûrement l’opportunité pour ne pas avoir à intervenir.

 — Comment tu as pu faire ça ?
 — Il n’a rien fait de mal ! protesta la jeune femme.
 — Mélody, ne te mêle pas de ça !

 Elle se redressa sur sa chaise, effarée.

 — Excusez-moi mais je me sens un minimum concernée par votre conversation ! ironisa-t-elle.

 Il l’ignora, se tournant de nouveau vers Tachi qui ne relevait pas la tête.

 — J’arrive pas à y croire ! fustigea-t-il. Je t’ai invité dans ma librairie, ma maison, tout ça pour que tu oses poser les mains sur ma fille ? Depuis combien de temps ça dure cette affaire ? C’est qu’une gamine !
 — J’ai vingt-deux ans je te signale ! protesta Mélody, oubliant même qu’elle célébrait son vingt-troisième anniversaire ce jour-là. On est ensemble que depuis quelques jours ! Qu’est-ce qui te prend de réagir comme ça ?
 — Quand tu l’as rencontré tu n’avais que seize ans je te signale ! s’énerva-t-il en s’adressant enfin à elle. Et il en avait déjà presque trente. Vous trouvez ça normal peut-être ?

 Mélody baissa la tête à son tour, la gorge serrée. C’était la première fois que son père élevait la voix sur elle à ce point-là. Elle ne l’avait jamais vu comme ça.
 Il y a certains aspects de ton père dont tu n’as aucune idée.
 Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait. Paul Avenon avait certainement plus de trente ans lui aussi, et son père avait neuf ans de plus que sa mère. Était-ce vraiment leur différence d’âge le problème ?

 — C’était ton plan depuis le début ? Alors qu’elle était encore au lycée ?
 — Mais non ! s’exclama Tachi en relevant enfin les yeux. Comment... comment vous pouvez croire une chose pareille ?
 — Je vois ce que je vois ! Tu m’as parlé de tous ces hommes âgés qui ont pris avantage de toi pendant des années, et maintenant regarde-toi ! C’est toi qui prends avantage de ma fille ! Tout ce que tu sais faire c’est répéter le même schéma. Tu es devenu exactement comme ces sale pervers !

 Tachi se figea, sans prononcer le moindre mot en retour.
 Mélody sentit un poids abyssal s’enfoncer dans son ventre. Elle savait qu’il s’était ouvert à Philippe sur des sujets dont il n’avait parlé avec personne. Des sujets qu’il n’avait jamais évoqués avec elle.
 Comment son père osait-il utiliser ça contre lui ?
 Elle ne le reconnaissait pas. Jamais elle n’avait eu aussi honte de toute sa vie de l’avoir pour parent.

 — Je t’ai donné un job parce que je voulais que tu reviennes dans le droit chemin. Je t’ai ouvert mes portes parce que je te faisais confiance, et je croyais que tu étais quelqu’un de bien ! Tout ça pour que tu oses poser tes mains sur ma fille ?
 — Papa arrête, supplia Mélody d’une voix brisée.
 — Et qu’est-ce que tu as à lui offrir, hein ? poursuivit-il, la voix de plus en plus forte. Tu n’es qu’un prof de lycée de banlieue, tu n’as aucune économie de côté, tu as un casier judiciaire et tu n’as pas de famille. Tu penses sincèrement être assez bien pour elle ?
 — Non...

 Il avait murmuré et Mélody sentit son cœur s'affaisser dans sa poitrine.
 Ne dis pas ça. Jamais.
 Ne le pense même pas.
 S’il-te-plaît.
 Tachi lui lança un regard étrange, un sourire triste aux lèvres, avant de se tourner vers ses parents.

 — Je vais partir, dit-il simplement. Désolé.
 — Tachi... laissa échapper sa mère en levant les yeux, joignant la conversation pour la première fois depuis le début.
 — Ne t’avise jamais de revenir, trancha son père en se prenant un bout de pain comme si le repas continuait normalement.
 — Non, attends ! le supplia la jeune femme alors qu’il se levait de table. Attends !

 Mais, son manteau sur le dos, Tachi descendait déjà les escaliers qui menaient à la librairie. Affolée, Mélody se lança à sa poursuite, ne s’arrêtant qu’un instant pour s’adresser une dernière fois à ses parents :

 — Je vous le pardonnerai jamais !

 Il y en avait bien des façons avec lesquelles ils avaient fait de la peine à leur fille unique. Ils contrôlaient son régime alimentaire, ses relations amicales et amoureuses, ses études, son choix de carrière... toute sa vie était dictée par eux d’une façon où d’une autre. Ils ne l’avaient jamais acceptée telle qu’elle était et essayaient chaque jour qui passe de la changer en une personne totalement différente de qui elle était vraiment.
 Mais ils ne l’avaient jamais blessée à ce point.
 C’était impardonnable.
 Ils pouvaient lui briser le cœur de mille et une façons, mais ils n’avaient pas le droit de faire du mal à Tachi. C’était la seule chose qu’elle ne pouvait pas tolérer.
 Sa mère lui lança un regard désolé tandis que son père faisait comme s’il n’avait rien entendu, se servant du fromage.

 — Tachi attends ! cria Mélody en dévalant les escaliers, ne prenant même pas la peine d’enfiler des chaussures.

 La librairie, fermée comme tous les dimanches, était plongée dans l’obscurité. Seul un rayon de lumière s’infiltrait à l’intérieur depuis la vitrine. Ses parents relevaient le rideau de fer légèrement lorsque Tachi leur rendait visite pour lui faciliter le passage.
 Mélody se jeta sur la porte mais fut surprise de la découvrir fermée ; malgré ce qu’il s’était passé, il avait pris le temps de fermer derrière lui en utilisant sa clé.
 Ce détail lui donna les larmes aux yeux.
 La jeune femme, elle, n’en avait que faire, et courut à sa poursuite en laissant la porte ouverte derrière elle. La librairie pouvait se faire cambrioler, ce n’était pas son problème.

 — Tachi ! le héla-t-elle.

 Il n’était qu’à quelques pas dans la rue mais ne se retourna pas.

 — Je suis désolée ! Je comprends pas ce qu’il s’est passé, j’ai jamais vu mon père comme ça. J’aurais dû t’écouter, tout est de ma faute, je suis désolée ! s’excusa-t-elle en arrivant enfin à sa hauteur.
 — T’y es pour rien, souffla-t-il en arrivant à sa voiture. Si tu crois que c’est la première fois que je me fais traiter comme ça...

 Il actionna la poignée de sa portière mais Mélody plaqua sa main sur la voiture, l’empêchant de l’ouvrir. Il lui lança un regard surpris.

 — Tu vas me quitter ? demanda-t-elle.
 — Quoi ?

 Elle leva des yeux implorants vers lui.

 — Je sais à quel point mon père et toi étiez proches... je... j’ai tout gâché entre vous...
 — Mais non, t’y es pour rien, bredouilla-t-il.
 — Est-ce que tu veux me quitter ? Pour te réconcilier avec lui ?
 — Mais non, jamais de la vie !

 Tachi lâcha la poignée et la prit dans ses bras.

 — Désolé... c’est l’impression que j’ai donné en partant ? Je voulais juste éviter que ça s’envenime, et j’étais perturbé parce qu’il m’a dit.
 — Je suis désolée... répéta-t-elle de nouveau, le nez enfoncé dans son torse. J’aurais dû t’écouter, j’ai été égoïste, j’ai pensé qu’à moi... J’ai tellement honte...

 Il se recula et posa une main douce sur sa joue. Si la tristesse n’avait pas totalement abandonné ses traits, il lui souriait désormais avec chaleur.

 — C’est moi qui suis désolé d’avoir gâché ton anniversaire. Pour être honnête, j’étais content que tu essaies de me défendre.
 — Tu as dit que je ne te méritais pas... marmonna-t-elle.
 — Ah ça... rit-il. Mon manque de confiance en moi a pris le dessus je suppose. Mais si quelqu’un doit mettre fin à notre relation, ce serait toi.

 Il saisit sa mâchoire, l’encerclant entre son pouce et son index, et rapprocha son visage du sien.

 — Tant que tu voudras de moi à tes côtés, Mélody, j’ai bien l’intention de rester.

 Sa main glissa sur son cou et il se pencha, capturant ses lèvres, comme pour sceller cette promesse. Elle s’agrippa à son t-shirt comme si sa vie en dépendait. Elle voulait sentir sa chaleur, son corps, sa langue, et en imprimer le souvenir pour qu’ils l’accompagnent partout où elle allait. C’était la preuve dont elle avait besoin pour être certaine qu’il n’allait pas l’abandonner pour ça.
 Ce baiser n’avait pas le goût d’un au-revoir, mais d’un à bientôt. Même s’il était aigre-doux, car teinté par le souvenir de cet anniversaire gâché, il avait la saveur de leurs sentiments réciproques.
 Leur journée ensemble ne faisait que commencer.


♦♦♦


 — Deux tasses de crème ? Ça vaut combien ça, une tasse ? s’impatienta Ambre, une main sur le comptoir et l’autre occupée à fermer toutes les popups de pubs sur son téléphone.

 Elle aurait peut-être dû s'y prendre à l’ancienne et utiliser un livre, mais ni elle ni Nathaniel n’en avaient. Son frère était meilleur pour ce qui était de cuisiner, ayant vécu seul pendant presque cinq ans déjà, mais il détestait s’en tenir à des recettes. Ambre n'y connaissait pas grand-chose dans ce domaine, mais la seule information qu’elle avait retenue, c’était que la pâtisserie ne s’improvisait pas comme ça. La recette qu’elle avait trouvé pour ce mille-crêpes avait l’air relativement facile mais, de toute évidence, il lui manquait des notions.

 — Ah, 500 millilitres ! s'exclama-t-elle. Merci, LeBGdu78, ton commentaire me sauve la vie.

 Nathaniel n’était pas là alors elle pouvait parler toute seule sans se faire juger.
 Priya arriverait dans moins de deux heures et rien n’était prêt ; elle aurait dû être au maximum de son stress mais, bizarrement, elle se sentait bien. Apaisée. Certes, son cœur se mettait à battre à cent à l’heure la seconde où elle se rappelait qu’elle avait prévu d’avouer ses sentiments ce soir-là, mais elle se sentait plus excitée qu’autre chose. Comme les quelques secondes avant de grimper dans un grand huit, ou de sauter d’une hauteur dont elle savait qu’elle arriverait au sol en un seul morceau, l’adrénaline l’électrisait. Ce n’était pas désagréable du tout.
 Ambre n'avait pas prévu de cuisiner, à l’origine, mais Nathaniel - toujours lui - avait fini par la faire douter. “À quoi bon l’inviter à la maison si c’était pour manger tout préparé ?” avait-il dit. La praticabilité, tout bonnement, mais il marquait un point. Cuisiner un gâteau semblait la solution la plus efficace. Si elle réussissait, l’effet serait garanti, et si elle échouait, elle n'aurait qu’à dissimuler le résultat dans le réfrigérateur et forcer son frère à le manger. Après tout, elles n’avaient rien à célébrer, donc un gâteau n’était probablement pas attendu par Priya.
 Tandis que la jeune femme finissait la crème au mascarpone, dont la consistance finale était plus que satisfaisante pour une première fois, Nathaniel rentra à l’appartement.

 — Yo, dit-il en posant les sacs de courses sur l'îlot central de sa cuisine.

 Ambre lui lança un regard noir ; il savait à quel point elle détestait lorsqu’il parlait comme un ado. Nathaniel haussa les sourcils, comme entendant sa remarque silencieuse.

 — Me voilà rentré, ma très chère sœur. Que nous préparez-vous donc, en cet après-midi ? se corrigea-t-il en commençant à vider ses sacs.
 — Tu me déconcentres ! beugla-t-elle, agacée qu’il se moque. Apporte-moi plutôt le lait que je t’ai envoyé me chercher y’a au moins une heure.
 — Je vous prie d’excuser mon terrible retard, très chère. Je ne saurais point comment me faire pardonner autrement qu’en vous octroyant le breuvage que vous appétez.
 — Mais tu me soules ! ne put-elle s’empêcher de rire en recevant le lait d’une main. Et j’ai jamais entendu “appéter” avant.

 Nathaniel rit à son tour.

 — Faut lire plus de livres !
 — J’ai déjà une liste longue comme le bras de livres en anglais à lire, se plaignit-elle, n’ayant jamais raffolé de la littérature comme son frère. Si au moins on nous donnait des trucs récents.
 — Qu’est-ce qu’on t’a donné à lire ? questionna-t-il.
 — Hum… je dois finir un Dickens pour la semaine pro, répondit-elle, occupée à casser trois œufs dans un bol, ne se rappelant même pas du titre.
 — C’est le dix-neuvième ! s'exclama-t-il. Ça va !

 Ambre secoua la tête. Son rat de bibliothèque de frère ne pouvait pas comprendre ! Puis elle devait le lire en anglais, ce qui augmentait grandement la difficulté. Maintenant qu’il avait commencé à chanter les louanges de ses livres préférés de Dickens, elle n’allait pas avouer qu’elle n'avait même pas encore ouvert son exemplaire.
 Elle était contente d’être retournée en cours - ça lui offrait une distraction plus que bienvenue - mais désormais qu’elle n'avait rien d’autre à faire de ses journées que d’étudier, elle se rendait compte que cette spécialité n’était probablement pas faite pour elle. Après deux redoublements, principalement dus à son emploi du temps chargé lorsqu’elle travaillait encore, cela relevait pourtant de l’évidence, mais elle avait évité d’y penser jusque-là. À presque vingt-trois ans, n’était-il pas trop tard pour se réorienter ?
 Mais c’était déjà ce qu’elle faisait en abandonnant sa carrière de mannequin.
 Elle n'avait aucune envie d’y retourner. Elle ne l’avait juste pas annoncé officiellement.
 L’anglais aussi, elle l'avait choisi dans l’idée de voyager à travers le monde en tant que top-model internationale. Quelle idée stupide, maintenant qu’elle y pensait ; elle avait toujours eu peur de l'avion.
 Si seulement elle était capable d’être un peu plus comme Priya, ou même Nathaniel, et avoir une passion dans la vie. Quelque chose dont elle pouvait parler sans s’arrêter. Elle n'avait jamais vraiment eu un hobby du genre, ou un objectif précis à accomplir.
 Ambre activa la plaque chauffante et déposa une noisette d’huile au fond de la poêle.

 — Tu m’en reserves une, lui dit Nathaniel en s’asseyant sur la chaise haute dans son dos. Pour le train.
 — Tu pars dans combien de temps ?
 — Hum… dans trente minutes.
 — Vas faire tes valises ! s'exclama Ambre en versant la pâte. Au lieu de traîner ici sans rien faire.
 — Je pars une nuit, c’est bon. Si tu crois pouvoir squatter mon appartement éternellement, tu te mets le doigt dans l’œil. Vous avez intérêt à être parties avant mon retour.
 — Comment ça “vous” ?
 — Vous allez passer la nuit ici ensemble, non ? demanda-t-il nonchalamment.

 Ambre se sentit rougir et seule une moitié de crêpe accepta de se faire retourner sous sa spatule.

 — Tu as le droit d’avoir celle-là, lui dit-elle en pointant la poêle.
 — OK je prends, accepta-t-il sans mal. La première crêpe ratée est toujours la meilleure.
 — Si tu le dis.

 Nathaniel sortit une seconde assiette et reçut la pâte seulement à moitié cuite, la mangeant sans rien y ajouter par-dessus. Ambre versa de la pâte de nouveau mais, comme la première fois, sa crêpe était inégale, épaisse par endroits et fine par d’autres, en plus d’être pleine de trous. Occupé à manger sur sa gauche, Nathaniel l’observait.

 — Tu veux que je t’aide ? proposa-t-il alors qu’elle réussissait à retourner sa crêpe avec la spatule.
 — Tu as déjà fait des crêpes ?

 Ce n’était pas le genre de choses que leurs parents leur avaient jamais appris.

 — Oui, avec... enfin, oui. Laisse-moi faire la prochaine que je te montre.

 Ambre libéra la poêle et lui céda la place devant la plaque. Il s'essuya rapidement les mains et, l’air concentré, rajouta une goutte d’huile avec du papier avant d’étaler la pâte, tenant la poêle en l'air dans une main et la louche dans l’autre. Comme un professionnel à l’œuvre sous les yeux inexpérimentés de la jeune femme, il réussit à couvrir le fond entièrement avec la pâte, utilisant la louche pour boucher les quelques trous qui apparaissaient.

 — C’est mieux de maintenir la poêle en l’air pour t’aider à répartir la pâte de manière égale. Et s’il en manque, tu peux en rajouter à ce moment-là, expliqua-t-il. C’est bien un mille-feuilles que tu prépares ?
 — Un mille-crêpes, corrigea-t-elle.
 — Oui, c'est ça. Et pour ça tu as besoin que tes crêpes soient suffisamment fines, je suppose ? Regarde-là, on peut voir les bords en train de craquer déjà parce que ça cuit plus vite.

 Nathaniel commença à tourner doucement la poêle, la crêpe dansant à l’intérieur avec un temps de retard.

 — Elle accroche pas donc pour la retourner, ça devrait être facile... dit-il en saisissant le manche à deux mains.

 Après une seconde de concentration, il la fit sauter et la récupéra sans difficulté.

 — Whoua, laissa échapper Ambre. Depuis quand tu sais faire ça ?

 Il eut un sourire gêné et ne répondit pas. La jeune femme se mordit la lèvre.
 Olympe, évidemment, c’était elle qui lui avait montré.
 Ils étaient restés ensemble moins d’un an et, pourtant, Nathaniel avait imprimé le geste avec précision. Son frère n’était pas du genre à se cuisiner des desserts pour lui tout seul. Combien de fois en avaient-ils préparées tous les deux ?

 — Si tu manques de confiance en toi, tu peux aussi utiliser la spatule, dit-il en la lui prenant des mains pour entreposer la crêpe joliment dorée dans l’assiette. Et voilà.
 — Tu pourrais pas toutes les cuisiner pour moi ? demanda-t-elle.
 — Hors-de-question, refusa-t-il sans hésiter. De toute façon, j'ai pas le temps ! Je dois faire ma valise.
 — Je croyais que t'avais rien à préparer !

 Mais il l’ignora royalement, se rendant dans sa chambre. Ambre se remit face à la plaque, essayant de se souvenir avec le plus de détails possibles de ses gestes. Elle commença par la goutte d’huile dans la poêle.
 Le portable de Nathaniel, posé sur la table dans son dos, se mit à sonner. Ambre le reconnut car son frère n'avait pas changé la sonnerie par défaut. Ce dernier se rua presque dans la pièce, se jetant sur son téléphone, mais il eut l’air déçu en remarquant le nom affiché à l’écran.

 — L’agence immobilière ? Qu’est-ce qu’ils me veulent encore ? bougonna-t-il sans répondre immédiatement. Ils ont pas intérêt à annuler notre rendez-vous à vingt minutes de mon départ... Allo ? Oui, c'est bien moi.

 Et il partit dans sa chambre poursuivre la conversation. Interpellée, Ambre en avait oublié sa crêpe et la retourna juste à temps avant de la brûler totalement. Il revint cinq minutes et deux crêpes plus tard.

 — Ils commencent à m’emmerder avec cette histoire de garant, soupira-t-il en jettant son portable sur le canapé. Ils veulent pas imprimer le “j’ai ni parents ni famille proche alors va falloir faire sans”.

 Ambre eut un sourire désolé. Pour cette raison seulement, elle comptait bien rester à la fac suffisamment longtemps pour pouvoir profiter de son dortoir et éviter ce problème. Elle ne voulait plus avoir à dépendre de ses parents non plus.
 Depuis l’incident à l’hôpital, elle ne les avait appelés qu’une seule fois, mais la conversation s’était immédiatement transformée en dispute. Depuis, elle répondait à leur messages sporadiquement.

 — La zone où tu vas est friquée ? demanda-t-elle.

 Son stage et son déménagement était toujours un sujet légèrement tendu entre eux. La jeune femme peinait encore à accepter l’idée de le voir partir aussi loin pendant plusieurs mois, alors ils évitaient d’en parler la plupart du temps, mais cette question lui avait échappé.

 — C’est le bord de mer, donc un peu. Mais j’ai pas besoin de grand ! Ils ont dit qu’ils avaient au moins un appart à me montrer demain, donc je croise les doigts.

 Ambre ne répondit pas. Nathaniel retourna dans sa chambre et revint un sac noir sous le bras. Il vint près d’elle quelques secondes, juste pour observer la pile de crêpes qui s’était formée dans l’assiette.

 — Regardez-moi ça ! dit-il avec un grand sourire sur les lèvres. C’est qu’elles sont belles ! Tu t’en sors bien !
 — Merci, bredouilla-t-elle. T'attendais un autre coup de fil tout-à-l’heure ?
 — Quoi ?

 Il eut un mouvement de recul, ne s’étant pas attendu à la soudaine question.

 — Tu t’es quasiment jeté sur ton téléphone.
 — Oh... nan, j’attends rien en particulier.

 Ambre l’observa, l'air dépitée.
 Il mentait tellement mal, c’était presque une insulte à son intelligence.

 — Comment elle s’appelle ?
 — C’est personne je te dis, insista-t-il.
 — Tu cours encore après les meufs de mon ancien boulot ? C’est qui ? Me dis pas que c'est Mélissa !
 — C’est pas elle ! se défendit-il avant de retourner vers son sac. Tu te fais des idées je t’assure. J’ai arrêté de parler à ces filles en même temps que toi.
 — Donc tu leur parlais ! J’en étais sûre, susurra-t-elle en retournant sa nouvelle crêpe avec la spatule. Tu me disais toujours que je me faisais des idées. Ces meufs ont aucune retenu. Mon propre frère !

 Nathaniel rit.

 — C’est du passé de toute façon, dit-il avec un certain sérieux en fermant son ordinateur portable posé sur la table basse pour l’enfourner dans son sac. Et quand bien même j'attendrais le coup de fil de quelqu’un... s’il y a bien une personne dont je sais qu’elle me recontactera jamais, c'est elle, alors t’as pas à t’en faire.

 Ambre releva la tête, oubliant de combler les trous dans sa crêpe.
 Il n’y avait qu’une personne qui correspondait à cette définition à la perfection. Une personne qui était revenue en ville à peine quelques mois auparavant.
 Le souvenir du sourire insouciant de Nathaniel sur son visage soudainement stoïque sembla confirmer ses suspicions.
 La jeune femme ignorait pourquoi son frère croyait soudainement que son ex petite-amie, qui l'avait rayé de sa vie sans aucune hésitation ou explication, pouvait le recontacter, mais ça ne lui plaisait pas. Ne pouvait-elle pas enfin le laisser tranquille ? Après tout ce qu’elle lui avait fait subir, elle le plongeait de nouveau dans l'attente. L’espoir.
 Elle aurait encore préféré qu’il sorte avec Mélissa.

 — Les gens de nos jours se contactent sur les réseaux sociaux de toute façon, dit-elle sans réfléchir. Y’a que les vieux qui s’appellent encore au téléphone.

 C'eût au moins le mérite de le faire rire.
 Il ferma la fermeture de son sac et le mit sur une épaule.

 — Bon faut vraiment que j’y aille sinon je vais être en retard, annonça-t-il.
 — Tu pars sans manteau ?
 — Il fait vingt degrés sur place, j’en ai pas besoin.

 Il se rapprocha, les sourcils froncés.

 — Les clés sont dans l’entrée. S’il y a un problème, tu peux m’appeler. Interdiction d'entrer dans ma chambre, énonça-t-il.
 — On dirait un daron, plaisanta-t-elle.
 — Si je découvre que vous avez forniqué dans ma chambre, je t’assure que je vous bute. Toutes les deux.
 — Nan mais c'est bon ! On va pas faire ça dans ton lit, quelle horreur, s’offusqua-t-elle à l’image mentale que cela avait provoqué, le rouge aux joues.
 — Parfait. Continue de penser comme ça.

 Et il tourna les talons, lançant tout juste un “à demain” en passant la porte. Ambre sourit en retournant sa crêpe sur la jolie pile déjà bien remplie, plutôt fière d’elle.



 — C’est toi qui l’a fait ? s'extasia Priya en observant le mille-crêpes qu’Ambre venait d’apporter. C’est incroyable !
 — Oui, et sans aucune aide !

 C’était juste un petit mensonge. Nathaniel ne lui en voudrait probablement pas.
 La nuit était tombée sur l’appartement depuis plus de trois heures mais personne ne s’était levé pour allumer des lumières supplémentaires, s’en tenant aux trois bougies brûlant doucement sur la table basse et la lampe à lave aux reflets rouges du bureau de Nathaniel. Ambre l'avait supplié de s’en débarrasser plus d’une fois, n’ayant aucune idée d’où il avait bien pu se la procurer, mais la jeune femme appréciait désormais la lumière intime et curieusement romantique qu’elle apportait à la pièce.
 Priya était plus sublime que jamais, ses longs cheveux ébènes lâchés sur son dos et ses épaules nues. Elle portait un haut brun qui encerclait son cou comme un collier et recouvrait sa poitrine pour finir sur ses hanches. Elle avait choisi un jean blanc qui enserrait joliment ses chevilles et des talons aiguilles qui laissaient apparaître sa manucure. Ambre, elle, s’était décidée sur une robe jaune aux reflets oranges qui lui arrivait à mi-cuisse et des escarpins rouges foncés. Elle avait aussi réuni ses cheveux bouclés en un chignon haut.
 Si préparer le repas avait été comme se positionner dans une file d’attente, se retrouver en face de Priya, toutes les deux à quelques centimètres l’une de l’autre sur le canapé, était comme être assise dans le manège, une seconde avant la descente.
 Ambre peinait autant à détacher les yeux de son visage qu’à maintenir son regard plus de quelques instants.

 — Comment on le mange ? demanda son invitée.
 — Avec... oh, j’ai oublié les assiettes, bafouilla-t-elle en se relevant.

 Les assiettes, les cuillères et tout le reste. Elle était si excitée de lui montrer le gâteau qu’elle n'avait rien apporté d’autre.
 Priya sentait-elle sa gêne ? Probablement. Mais quelque part, ça lui convenait. Elle voulait qu’elle sache, qu’elle comprenne ses intentions. Le dîner romantique loin du campus, l’effort sur sa tenue, l’ambiance romantique avec les bougies... Ambre n’aurait pas fait ça pour n’importe qui. Elle n’avait même pas organisé de repas intime à la maison avec ses ex petit-copains.
 Elle ne les avait jamais désirés comme elle désirait Priya.
 Elle ne les avait jamais aimés comme elle l’aimait non plus, même s’il lui avait fallu des années pour s’en apercevoir.
 Ambre avait passé les derniers mois à ne pas savoir ce quelle était son orientation, persuadée qu’à moins d’en être sûre à cent pourcents, elle ne pouvait se permettre d’avouer ses sentiments à Priya. Mais elle ne voulait plus attendre. Elle aimait les femmes - une en particulier - et son attirance pour les hommes avait disparu complètement, au point de lui faire douter qu’elle ait réellement existé. Que cela fasse d’elle bisexuelle ou lesbienne, elle n’en savait toujours rien, mais elle s’accordait le temps de le découvrir. Tout de suite, ce n’était pas si important.
 Priya lui prit le couteau des mains et proposa de couper le gâteau elle-même, ce qu’Ambre accepta avec plaisir.

 — C’est pour quelle occasion ?
 — Aucune en particulier, admit-elle.
 — On a qu’à dire que c'est en l’honneur de notre premier dîner en tête-à-tête, chantonna-t-elle joyeusement en lui servant une part.

 Ambre sentit une chaleur nouvelle envahir son cou.

 — C’est la première fois qu’on dîne ensemble rien que toutes les deux ?

 Priya se redressa, abandonnant le couteau dans le plat.
 Soudainement, elle paraissait moins sûre d’elle.

 — Je crois pas, pour être honnête, dit-elle. Mais aujourd’hui est différent... non ?

 Ambre retint son souffle un instant avant d’hocher la tête.
 Priya sourit, l’air soulagé, et lui tendit son assiette. Sans attendre, les deux jeunes femmes goutèrent au dessert.

 — C’est trop bon ! s’exclamèrent-elles en même temps, leur cuillère en suspens.

 Grâce aux conseils de Nathaniel, les crêpes étaient fines et ajoutaient une consistance bienvenue au gâteau aux nombreuses couches de crème. Ambre se promit de lui réserver un bout pour le remercier. De toute façon, elle doutait de pouvoir en manger plus d’une part. Si ses rendez-vous réguliers chez le psy étaient d’une grande aide, reprogrammer son cerveau à apprécier la nourriture sans en compter chaque calorie, ou sans se sentir coupable à chaque bouchée, n’était pas facile. C’était encore plus compliqué que de réapprendre à vivre sans drogue.

 — C’est vraiment la première fois que tu faisais cette recette ?
 — Oui. J’avais jamais fait de crêpes avant.
 — Sérieux ? Je croyais que les Français en faisaient tous chez eux !

 Ambre eut un rire gêné, ne souhaitant pas évoquer sa famille plus que des différente des autres ce soir.

 — Tu dois être douée pour ça naturellement ! ajouta-t-elle.
 — T-tu crois ? bafouilla-t-elle, se sentant rougir.

 Elle qui, justement, se cherchait un passe-temps plus sain que contrôler son apparence, pourrait considérer celui-là.
 Perdue dans ses pensées une seconde, Ambre sursauta en voyant un bout de gâteau en équilibre sur une cuillère apparaître sous ses yeux. Priya voulait la nourrir elle-même. Sentant son cœur s’affoler, Ambre faillit refuser, mais elle ouvrit les lèvres sans réfléchir, accueillant le gâteau dans sa bouche.
 Il avait meilleur goût comme ça.
 Ambre la servit à son tour, aimant avoir ce rôle-là aussi. Si elle cuisinait d’autres gâteaux, la laisserait-elle la nourrir de la même manière ? Priya lui tendit une nouvelle fois sa cuillère avant de s’arrêter en chemin et la reposer dans son assiette.

 — Oh, tu as de la crème sur la joue, dit-elle.

 Ambre se porta la main au visage mais Priya y posa la sienne avant de se pencher et embrasser la commissure de ses lèvres.
 Elle se recula doucement et, son visage à seulement quelques centimètres du sien, eut un léger rire.

 — Désolée, j’ai menti.

 Priya l’embrassa, ne laissant plus de doute quant à ses intentions. Ambre ferma les yeux, une main tenant encore fermement son assiette. Elle ouvrit doucement les lèvres, invitant sa langue à caresser la sienne. Elle avait le goût de la crème à la vanille. Sa peau était chaude mais la pointe de son nez était curieusement froide contre sa joue.
 Après des heures à s’affoler au moindre mouvement, son cœur se calma enfin, comme apaisé par sa présence. Mais ce fut son ventre qui se torda de plaisir et de nerfs, jusqu’à l’engourdissement.
 L’étudiante en droit se recula et posa une main sur sa cuisse, profitant de cet instant pour poser l’assiette sur la table, ce que Ambre fit à son tour.

 — Tu es tellement belle ce soir, lui dit-elle timidement. Je ne pouvais plus attendre.
 — Je suis contente que tu l'aies fait.

 Ambre laissa échapper un rire mêlé d’un soupir de soulagement.
 Priya lui prit les mains, ses yeux saphir braqués sur les siens.

 — J'avais peur de me faire des idées, mais quand tu m’as dit que ça ne te dérangerait pas qu’on nous prenne pour un couple, je me suis dit que peut-être... tu m’envoyais un signe.

 La jeune femme blonde se pencha et encercla son visage de ses deux mains. Elle prit un instant juste pour l’observer. Ses yeux perçants mais chaleureux, le bindi sur son front, sa peau brune brillante sous l’enlumineur, ses lèvres pulpeuses qu’elle venait juste de sentir contre les siennes. Elles n’avaient chacune pas bu plus de deux verres de vin chacune de la soirée et, pourtant, elle se sentait soudainement portée par l’ivresse. Elle embrassa de nouveau ses lèvres, comme pour confirmer ce qu’elles venaient juste de supposer. Priya ferma ses bras autour de ses hanches, la faisant frissonner. Ambre passa un doigt timide le long de son haut, du col jusqu’aux pans reposant sur son ventre, en passant par sa poitrine. Elle mourrait d’envie de parcourir son corps avec plus d’attention, mais c’était encore un peu tôt.
 Il y avait encore tant de choses qu’elle avait envie de lui expliquer, tant de sujets dont elle voulait parler, mais elles avaient tout le temps pour ça. Et Priya semblait d’accord avec ce constat, répondant à son baiser avec passion.
 Ambre et Priya passèrent la nuit sur le canapé à s'embrasser.
 Après tout, Nathaniel ne leur avait pas interdit l’accès à cet endroit-là.


♦♦♦


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire