TW : agression sexuelle.
Ada reçut un avertissement de l’université.
Apparemment, ils avaient contacté Olympe qui avait confirmé leur lien d’“amitié” datant de plusieurs années auparavant. La jeune élève avait aussi “beaucoup insisté” pour qu’Ada ne subisse aucune conséquence négative de leur échange, expliquant qu’elles partageaient la responsabilité d’avoir lavé leur linge sale dans l’enceinte de l’établissement. N’importe qui ayant assisté à leur dispute avait dû remarquer qu’Olympe n’avait quasiment rien dit, subissant la colère unilatérale de la nouvelle maîtresse de conférence à même le sol, mais son directeur avait pris la plaidoirie de l’élève à cœur. Alors, sans passer par la section disciplinaire, Ada s’en sortait avec un simple avertissement, à peine le semestre commencé.
— Estimez-vous heureuse, lui dit-il alors qu’elle s’apprêtait à quitter son bureau.
Connard. Il faisait bien le malin pour quelqu’un qui n’était à ce poste que depuis quelques semaines. Ada détestait ce type de mecs : pédants, l’air faussement supérieur la seconde où on leur donnait une once d'autorité. Lorsqu’elle l’avait rencontré lors d’un colloque, des années auparavant, il était totalement différent. Son souvenir d’un homme humble et poli l’avait aidée à se sentir en confiance pour postuler à ce poste, malgré le risque qu’elle prenait à enseigner dans un nouveau département.
Mais voilà qu’il la regardait de haut.
Ada quitta le bâtiment, partagée entre le désappointement, la colère et la fatigue. Beaucoup de personnes se révélaient différentes de ce qu’elle avait cru ces derniers temps. Beaucoup de déceptions, en seulement quelques jours. Elle ne regrettait pas d’être revenue en France - vivre à l’étranger, ce n’était définitivement pas son truc - mais elle aurait aimé que son retour se passe différemment.
Tandis que la chercheuse se dirigeait vers le réfectoire, elle aperçut une silhouette qu’elle reconnut aussitôt traverser la cour, se dirigeant à pas pressés vers la sortie.
— Professeur Zaidi ! héla-t-elle.
Rayan, un manteau épais sur les épaules et le nez plongé dans son téléphone, prit une seconde avant de relever la tête. Un sourire étira ses lèvres, jusqu’à plisser ses yeux émeraudes. Il fit les quelques pas qui les séparaient.
— Madame Laroche, la salua-t-il en retour.
— Hum, non, définitivement, ça sonne faux. Je vais recommencer à t’appeler Rara.
Il rit avant de se pencher pour lui faire la bise.
— Tu as cours ce matin ? demanda-t-il.
— Oh, non. J’avais... un entretien, disons.
— Un entretien pour ?
— Rien d’important, éluda-t-elle. Et toi ?
— Je viens de finir. Je pensais aller travailler dans un café.
— Je peux t’accompagner ?
Ses yeux s’écarquillèrent, surpris. Ils passaient de plus en plus de temps ensemble, depuis leurs retrouvailles. Si sa présence lui déplaisait, il aurait pu refuser. Ada aimait la franchise, la même qu’on lui reprochait constamment. Elle n’était pas du genre à s’énerver face à l’honnêteté.
Mais Rayan sourit.
— Avec plaisir.
— Si vous ne recommandez pas, on va devoir vous demander de libérer la table, lui dit le serveur avec la politesse la plus forcée qu’elle eut jamais entendue.
Ada releva lentement la tête vers lui et, sans prononcer le moindre mot, posa le doigt sur sa bière encore à moitié pleine.
— Une autre, je présume ?
Son expression insolente répondit pour elle.
— Et vous monsieur ?
— Pareil, répondit timidement Rayan.
Le serveur partit sur ces mots. Ada, les sourcils froncés, porta sa bière à la bouche en pointant derrière elle.
— Il est saoulé parce que je bloque la table de derrière.
Voilà ce qu’il se passait lorsque l’espace entre les tables se réduisait au fur et à mesure des années pour entasser le plus de clients possibles. Le personnel avait grimacé à la seconde où ils avaient vu Ada arriver avec Rayan, mais ce n’était pas comme s’ils pouvaient lui refuser l'entrée. C’était un procès garanti. Ils avaient dû enlever deux chaises pour lui faire de la place, et la table derrière eux ne pouvait plus accueillir qu’un seul client désormais, ce qui était loin d’être idéal pour une brasserie près d’un campus universitaire.
— Deux fois en une heure qu’ils nous demandent implicitement de dégager quand même. Ils se foutent vraiment de la gueule du monde.
— On aurait dû aller autre part, s’excusa Rayan.
— T’inquiète. J’ai aucune intention de bouger.
Ada remarquait ce genre d’établissements en un regard, et les évitait la plupart du temps. Parfois, elle avait l’énergie de se plaindre directement, en particulier auprès des cafés-terrasses qui enfreignaient la loi en envahissant les trottoirs au point où elle ne pouvait plus passer. Cela dépendait de son humeur. Certaines personnes, comme Olympe, redoutaient tant ce type d’interactions qu’ils en abandonnaient l’idée de sortir complètement.
— Où est-ce qu’on en était ? demanda-t-elle en finissant sa bière avant que le serveur lui en apporte encore une autre.
Heureusement qu’elle tenait fantastiquement l’alcool car, à cause de leur insistance, elle en était déjà à sa quatrième en moins de deux heures.
Rayan croisa les bras sur la table.
— Je te disais que je n’ai pas écouté ton conseil.
Ada pencha la tête, curieuse. Des conseils, elle en donnait beaucoup. Soudain, elle se redressa dans son fauteuil.
— Attends... non... Tu veux dire que t’as rompu ?!
Il sourit tristement. Ses cheveux bruns tombèrent légèrement devant ses yeux tandis qu’il prenait une longue inspiration.
— C’était la seule chose à faire.
— Mais pourquoi ? geignit Ada, déçue, comme si c’était elle qui venait de se faire larguer. Je croyais que tu avais des sentiments pour cette fille ?
Rayan lui avait avoué qu’il sortait avec une élève. Ce soir-là, dans le parc, à observer la neige tomber près du kiosque où ils étaient assis, il lui avait tout raconté, ne gardant pour lui que le nom de l’inconnue.
Après l’avoir soigneusement engueulé pour faire quelque chose d’aussi stupide, elle avait dit la platitude que tout ami se devait de prononcer au moins une fois : “Écoute ton cœur.”
Si tu l’aimes, reste avec elle. Trouvez une solution ensemble.
Son cœur avait dû lui intimer de rompre avant qu’il ne soit trop tard.
— C’est le cas. Même si depuis notre rupture, elle m’a montré un visage qui ne me plaît pas.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ? Je veux dire, tu viens juste de la larguer. Accorde-lui du temps pour te faire la misère jusqu’à ce qu’elle se sente mieux.
Rayan rit malgré sa gêne évidente, n’étant probablement pas sûr de si elle plaisantait ou non.
— Et apparemment elle te co..., commença-t-il avant de se reprendre. Hum, non, rien. Oublie.
Ada fronça les sourcils, choisissant de ne pas insister non plus. Elle poursuivit :
— Tu te rends compte dans quelle position tu l’as mise aussi ? Si tu devais rompre, t’aurais dû le faire dès le début, soupira-t-elle en mettant les mains sur la table. C’était vraiment irres... Nan, tu sais quoi ? C’est bon. J’ai déjà eu cette conversation avec toi, je vais pas recommencer, tu sais ce que j’en pense.
Rayan, la main sur le visage, lui envoya un regard reconnaissant.
— Tu sais comment on appelle les mecs comme toi en anglais ? murmura-t-elle en se penchant sur la table comme pour lui révéler un secret. Un “fuck boy”. C’est Noa qui me l’a appris.
Le professeur sourit au souvenir de leur ancienne collègue commune, à l’université à Barcelone.
— Tu n’as aucune pitié, souffla-t-il, légèrement amusé. Je savais que tu me dirais ça.
Ada haussa les épaules, prenant une autre gorgée de sa bière.
Des amis qui n’écoutaient pas ses bons conseils, elle en avait beaucoup.
— Tu voulais te sortir Emilia de la tête ? questionna-t-elle.
Il releva la tête et son regard se perdit dans la fenêtre à sa droite.
— Peut-être au début... mais j’avais cessé de l’aimer depuis longtemps, je crois. Pour être honnête...
Rayan se tut quelques instants.
— Même maintenant, je ne sais pas ce que je cherche. Je ne sais pas ce que je fais encore là, dans cette ville.
Ada posa son menton dans la paume de sa main.
— Parfois l’introspection met du temps à être concluante. Mais tu veux mon avis en attendant ?
— Je t’en prie, répondit-il en la suppliant presque du regard.
Elle leva sa main droite.
— Quatre mots : la peur de l’engagement, énonça-t-elle en baissant un doigt à chaque mot. Je suppose que ça fait cinq, pas quatre, mais tu m’as comprise.
Rayan haussa un sourcil.
— Tu te moques de moi ? J’étais fiancé.
— Justement ! Tu romps tes fiançailles et tu te barres dans un autre pays pour sortir avec une fille de dix ans de moins que toi. Ouvre les yeux.
Il passa la main sur sa nuque, un sourire mi-amusé mi-agacé aux lèvres. Ada sourit de plus belle, sentant enfin les effets de l’alcool dans son sang.
— Tu sais, dans ces moments-là, je ne sais pas si je t’aime ou si je te déteste.
La jeune femme rit à gorge déployée.
— On me le dit souvent ! s’exclama-t-elle.
— Tu parles d’une psychologie de comptoir. Je m’attendais à mieux de ta part, plaisanta-t-il.
— Tu détestes juste que j’aie raison.
Ada finit sa bière d’une traite et lança au serveur, sa pinte levée :
— Hey, garçon ! Une autre ! Comme ça il va fermer sa gueule et arrêter de nous emmerder pour partir, susurra-t-elle ensuite à son collègue.
— Une autre pour moi aussi, ajouta Rayan à l’intention du serveur.
Il n’était que midi, mais aucun des deux n’avait l’air de s’en soucier. Ils trinquèrent une fois leurs verres remplis à nouveau.
— Et toi alors, dit le professeur en se penchant sur la table, changeant de sujet. T’aurais pas eu des petits problèmes dernièrement ?
— Comment tu sais ça, toi ? On est même pas dans le même département ! Qu’est-ce que t’as entendu, d’abord ?
— J’ai entendu dire qu’une toute nouvelle maîtresse de conférence s’était déjà fait remarquer en s’engueulant avec un élève devant tout le monde. J’ai tout de suite su que c’était toi.
— Enfoiré, rit Ada. Ça me saoule de devoir te donner raison !
— Qu’est-ce que t’as encore fait ?
La professeur soupira, s’adossant plus profondément dans son fauteuil, une main encore sur la table.
— C’est même pas mon élève ! On se connait depuis des années, mais cette connasse a fait semblant de pas me connaître, alors j’ai fini par péter un câble, c’est tout.
— Comment ça ?
Ada baissa les yeux, sa bonne humeur la quittant en se remémorant cet instant.
Vous faites erreur.
Elle en avait vécu toute sa vie, des interactions désagréables. Ne pas être du genre à se laisser faire n’aidait pas à les réduire non plus. Avec un caractère fort comme le sien, les disputes devenaient inévitables. Et même s’il y avait plus d’une personne dont elle souhaitait qu’ils se trompent de pied en enfilant leurs chaussures chaque jour de leur vie, d’une certaine façon, elle était encore capable de les comprendre. Ou du moins, elle comprenait leurs motivations.
Son ex-amie de lycée qui était si obsédée à l’idée d’être désirée par le sexe opposé qu’elle lui en avait volé son petit-copain.
Son premier directeur de recherches qui ne supportait ni les jeunes ni les femmes, au point où il avait tout fait pour saboter ses avancées et sa réputation.
Son cousin qui ne l’avait pas invitée à son mariage car il ne souhaitait pas chercher une salle qui lui serait accessible.
Même si Ada les abhorrait, une part d’elle s’était attendue à leur trahison, ayant observé leur comportement jusque-là. Une part d’elle les comprenait, même sans respecter leurs décisions.
Mais de toute sa vie, jamais une trahison ne l’avait prise de court à ce point.
Vous vous trompez de personne.
Elle y avait réfléchi pendant des heures, des jours.
Pourquoi ? Pourquoi ?
Qu’avait-elle fait pour mériter une telle humiliation ? Lorsqu’elles s’étaient quittées, sur le quai de la gare, ne s’étaient-elles pas promis de rester amies ? Quand s’était-elle trompée sur Olympe ? Comment ?
— Elle avait honte de moi, alors elle a prétendu ne pas me connaître, expliqua-t-elle avec un sourire amer.
C’était la seule explication.
— Pourquoi aurait-elle honte de toi ?
— Rayan, arrête.
Son ton sec lui coupa le souffle.
— Arrête de prétendre que tu ne sais pas pourquoi. Qu’est-ce que ça me saoule quand les gens font semblant de pas comprendre.
“Je ne vois pas le fauteuil” était une bêtise qu’on lui disait souvent. Ça l'insupportait. Elle ne croyait jamais ceux qui disaient ça.
Arrête de mentir.
Il n’y avait rien qu’Ada haïssait plus au monde que les menteurs.
Olympe avait ses défauts, ses secrets, ses sujets dont elle ne réussissait pas à parler. Mais elle n’aurait jamais cru que c’était quelqu’un capable de mentir ainsi, capable de l’utiliser lorsque sa rééducation était en cours, et de la jeter à la seconde où elle pouvait revivre aux côtés des valides.
Devenir amies en dehors de l’association avait été sa première erreur.
— Quand on s’est rencontrées, elle non plus ne pouvait pas marcher, expliqua Ada, les yeux dans le vide. Elle le vivait très mal.
Rayan, les coudes sur la table, l’écouta en silence.
— Parfois c’était un calvaire d’être pote avec elle à cause de ça, admit Ada, un sourire amer aux lèvres. Tout le temps à se lamenter de pas pouvoir marcher, d’être handicapée, et bla bla bla. Et, je veux dire, OK, c’est difficile pour tout le monde, mais j’ai jamais été sa psy, moi. J’avais beau lui dire de prendre des initiatives un peu, et d’arrêter de se refermer sur elle-même, ça changeait rien.
Elle releva les yeux.
— Jamais, pas un seul instant en quatre ans, elle s’est demandée ce que ça pouvait me faire, à moi, de l’écouter parler comme ça.
Il y avait bien une raison pour laquelle Ada avait fini par quitter l’association, au bord de l’épuisement mental.
Olympe lui disait toujours qu’elle était différente. Qu’elle était forte, que rien ne l’atteignait.
Ce n’était pas vrai.
Elle ne la voyait pas se préparer mentalement pendant des heures avant de rendre visite à sa famille car elle savait que les remarques désagréables allaient fuser. Elle ne la voyait pas pleurer dans les toilettes d’un parc d’attraction “accessible à tous” car les manèges dans lesquels sa petite sœur voulait monter en sa compagnie lui refusaient tous l’entrée. Elle ne l’entendait pas soupirer lorsque l’énième garçon mignon qui l’intéressait lui faisait soudainement un commentaire déplacé sur les positions sexuelles qu’ils ne pourraient pas essayer ensemble.
Ada détestait sa vie parfois, comme chaque humain pouvait détester la sienne. Mais elle se sentait coupable à chaque fois que ce sentiment inextricable de fatigue l’étreignait. La fatigue d’être différente. Comme si elle n’avait pas d’autre option que d’être forte et sourire, rire, s’amuser ; car si elle s’arrêtait, même un seconde, alors ça leur donnerait tous raison. Aux gens qui la traitaient différemment, juste parce qu’elle était handicapée.
Ada détestait les menteurs, alors qu’elle était la pire menteuse d’entre tous.
La jeune femme se mordit la lèvre inférieure, espérant en calmer les tremblements. Elle se passa une main lasse sur le visage.
— Mais malgré tout, je me disais que c’était un chemin qu’elle avait à faire, que plein de gens passent par une phase de haine de soi avant de faire la paix avec eux-mêmes. J’aurais jamais cru que c’était aussi comme ça qu’elle me voyait. Avec autant... de dédain. Au point de prétendre qu’elle me connait pas. Au point d’avoir honte de moi.
La jeune femme laissa échapper un rire, se sentant soudainement ridicule. Elle aurait dû voir la trahison d’Olympe venir de loin. Et pourtant, elle l’avait prise de court comme jamais auparavant.
Elle aurait dû jeter cette amitié sans y repenser, comme Olympe l’avait déjà fait, mais ça faisait encore trop mal pour ça.
— Je croyais...
Je croyais qu’on était amies.
Deux larmes de frustration roulèrent sur ses joues.
— Désolée, l’alcool me rend émotive, pouffa-t-elle en s’essuyant le visage. Qu’est-ce qui me prend de pleurer pour une meuf pareille ?
Tandis que sa main retomba sur la table pour saisir la pinte de bière, les doigts de Rayan saisirent les siens. Surprise, Ada releva les yeux. Il l’observait avec intensité.
Elle s’attendait à ce qu’il dise quelque chose, mais il resta silencieux. Elle ouvrit les lèvres pour le tanner sur son brusque mutisme mais aucun son ne sortit. Sa tête baissa lourdement sous le poids de la tristesse qui l’étreignait tout-à-coup.
Ada se détestait d’être autant impactée. Elle se détestait d’attendre encore un message d’excuse de la part d’Olympe. Son “amie” avait répondu à l’appel de son directeur mais ne l’avait pas contactée, elle.
Elle comprenait mieux ce que lui avait expliqué Arthur, à l’époque. “Ce n’est pas qu’elle ne veut pas sortir avec moi,” lui avait-il dit avec mélancolie, “c’est qu’elle ne me parle plus du tout depuis”. Ada pensait alors qu’Olympe prenait ses distances pour l’épargner, pour l’aider à passer à autre chose. De toute évidence, elle s’était trompée.
Olympe ne voulait juste pas traîner avec des gens comme eux.
Rayan lui caressait le dos de la main avec son pouce. Les yeux fermés, elle ne sentait plus que cette douce pression sur sa peau. Le geste l’apaisait, au point de faire naître un fin sourire sur ses lèvres.
— Rayan, finit-elle par murmurer.
Le silence lui répondit, mais elle était certaine qu’il l’écoutait avec attention, même derrière ses paupières fermées. Elle posa sa main libre sur la sienne.
— Je suis vraiment heureuse qu’on se soit retrouvés ici. Sans toi, je serais juste restée à ruminer toute seule dans mon coin.
Ada prit une grande inspiration avant de rouvrir les yeux. Rayan l’observait avec la même intensité. Après de longues secondes, il lui sourit et lui passa une serviette en papier pour essuyer ses yeux légèrement humides.
— Moi aussi, Ada. Je suis heureux que tu sois là. Tu ne sais pas à quel point.
♦♦♦
— Ton visage me dit quelque chose.
Le patron du Snake Room plissa les yeux, comme pour discerner les traits de Lysandre avec plus de précision. Il porta ensuite de nouveau les yeux à son CV, y cherchant probablement un précédent passage dans l’établissement.
— Tu es sûr que tu n’as jamais joué ici ? demanda-t-il de nouveau, le tutoyant naturellement depuis le début de leur entretien.
— Oui.
— Hum... alors au Loft peut-être ? Dans la rue des Rosiers. J’y vais souvent pour repérer des nouveaux talents.
— Non plus.
Il plissa les lèvres un instant avant de sourire, comme abandonnant l’idée de se souvenir où ils s’étaient rencontrés. C’était en réalité dans cet endroit même, lorsque Lysandre avait assisté au concert de Castiel juste après avoir quitté la ferme. En qualité d’invité spécial de Crowstorm à l’époque, le patron s’était présenté à lui en lui serrant la main.
Mais ce n’était pas comme si Lysandre avait joué lui-même, ce soir-là, alors pas besoin de le préciser.
— Heureusement que ta démo m’a plu, hein, parce que c’est pas ça qui va me faire t’embaucher, admit l’homme, une grimace sur le visage, baladant ses yeux sur le CV désespérément vide de Lysandre. Pianiste au “Coquelicot” ? J’ai jamais entendu parler de cet endroit.
Lysandre ne sut que répondre.
Il passait des heures par jour juste à répondre aux petites annonces pour des postes de chanteur et musicien, et le Snake Room, où Castiel avait fait ses débuts, était le premier à l’avoir convoqué. Le premier en six mois. Comme ils le demandaient dans l’annonce, Lysandre n’avait envoyé qu’une chanson, enregistrée à la va vite sur son téléphone.
— Tu joues devant combien de personnes là-bas ? Au maximum.
— Je dirais une trentaine, lorsque le bar est plein.
Le patron posa une main sur son menton, hésitant.
— C’est pas trop mal... les clients viennent exprès pour t’écouter ?
— Je ne pense pas, répondit-il honnêtement. Mais quelques clients réguliers m’ont dit personnellement qu’ils appréciaient la musique.
Ça n'eut pas l’air de le convaincre. Il posa son CV sur le bar derrière lui.
— Bon, le mieux c’est de t’écouter. C’est toujours comme ça que je prends mes décisions, de toute façon. Comme je l’ai écrit dans l’annonce, tu seras seul sur scène, alors il me faut quelqu’un qui puisse jouer au moins de la guitare sur deux chansons pour faire monter l’ambiance. C’est ce que les clients préfèrent.
— Aucun problème.
En vérité, Lysandre préférait le piano ou la basse ; la guitare avait toujours été l’instrument de Castiel, à ses yeux. Ils en jouaient parfois à deux mais, seul, le son était juste différent. Mais ce n’était pas comme s’il pouvait se permettre de rechigner, alors il avait apporté sa guitare.
Le patron l’invita à le suivre jusqu’à la scène. C’était un peu étrange de se retrouver au Snake Room en pleine journée. Les portes derrière eux étaient grandes ouvertes, facilitant le va-et-vient du personnel qui nettoyait l’endroit et arrangeait la terrasse. La lumière blanche du soleil de fin d’hiver se répandait sur le sol comme de la neige transparente, de l’entrée jusqu’au pied de la scène sur laquelle il s’apprêtait à démontrer ses talents. Tout était si différent, comparé à la première fois qu’il était venu ici. La lumière, l’odeur, le silence. Lysandre était différent.
L’air frais de l’extérieur lui chatouilla la nuque et un frisson le parcourut, son poing se serrant sur la poignée de son étui à guitare. Au centre de la scène se tenait fièrement un micro gris. Il en ressortait d’autant plus avec tous les instruments autour dissimulés sous d’épais draps sombres.
— Je te laisse t’installer, lui dit le patron en lui désignant l’ampli avant de décrocher son téléphone.
Il lui fit un signe de main et se recula vers le bar.
Lysandre posa son étui sur le sol, juste devant la scène, et l’ouvrit doucement. Une guitare Fender l’attendait, dans son bois d’aulne vernis et sa couleur crème. Il posa la main sur son manche satiné, prenant un instant avant de la sortir de sa coque en mousse rouge sang. Il l’avait achetée en compagnie de Castiel, au début de leur année de terminale.
Un genou encore à terre, il sortit un médiator de sa poche et posa la guitare contre sa cuisse gauche. Après l’avoir observée un instant, il se leva et brancha la guitare à l’ampli disponible, avant de passer la sangle autour de son buste. Sa main gauche sur la tête du manche, il commença à l’accorder même s’il l’avait déjà fait juste avant de partir. Une fois certain que le son était parfait, il monta sur la scène
Il se retourna vers la salle encore vide et agrippa le micro d’une main, l’autre sur le pied pour en régler la hauteur. Le manager revint vers lui en rangeant son portable dans la poche de son pantalon.
— Tu es prêt ? demanda-t-il.
— Oui.
— OK. C’est quand tu veux alors. Tu as bien reçu le morceau que je t’ai envoyé ?
Lysandre hocha la tête.
“Moonlight”, le premier succès de Crowstorm. Castiel avait écrit les paroles alors qu’ils étaient encore au lycée. La version qu’il avait composée à l’époque était drastiquement différente de celle qui avait rejoint leur premier album, presque quatre ans plus tard. Lysandre avait été présent lors de toutes les étapes de la composition. Même lorsqu’il vivait encore à la ferme, Castiel lui faisait parvenir ses avancées par e-mail. Ils discutaient et se conseillaient, comme les amis qu’ils étaient à l’époque.
Non pas qu’ils ne l’étaient plus. Ils étaient encore amis, mais marchaient seulement sur des chemins très différents pour le moment. Seul l’avenir lui dirait s’ils finiraient par se retrouver.
Après Castiel, Lysandre était probablement la personne qui connaissait le plus ce morceau. S’il avait bien une personne qui pouvait le jouer à l’identique, c’était lui. Mais ce n’était pas ce qu’il avait prévu.
La main gauche serrée sur le manche, il donna un premier coup de médiator sur les cordes, le son de sa guitare inondant timidement la pièce. Elle sonnait exactement comme il s’en souvenait. Plus douce que celle de Castiel, mais sûre d’elle, confiante, mature. En tout point, elle ressemblait à son propriétaire.
Lysandre sourit. Il n’avait plus à hésiter.
Comme un loup se réveillant d’un long sommeil pour crier à la pleine lune, sa guitare poussa alors un hurlement sous sa main. Le manager l’observait, à seulement quelques mètres de la scène, une expression insaisissable sur le visage.
Loin de la balade caractéristique qui débutait “Moonlight”, ses doigts parcourent l’intégralité du manche en une seconde, dévoilant l’arc-en-ciel de notes que sa guitare avait à offrir. Les mains agiles et rapides, il se laissa porter par l’inspiration et improvisa un solo rock. Après autant d’années à être relayée de côté, sa guitare en avait des choses à lui dire. Elle en avait des souvenirs à partager. Et ce n’était pas Lysandre qui allait l’empêcher de s’exprimer.
Lysandre adorait “Moonlight”, ça avait toujours été un de ses morceaux préférés de Castiel. Que cela devienne son premier succès ne l’avait aucunement surpris. Utilisant la métaphore d’un homme priant la lune de ne pas le transformer en loup-garou, il y parlait de son rapport à son père. Comme l’homme persuadé que la pleine lune pouvait l’aider, sans réaliser que sa transformation était inévitable car elle venait de l’intérieur, Castiel suppliait son père de calmer la colère provenant du fond de ses propres entrailles, sans succès. Des années passées depuis la première ébauche et, pourtant, peu avait changé. Aux dernières nouvelles, Castiel avait toujours des relations compliquées avec ses parents et ne leur parlait que rarement.
Le jeune homme improvisa à la guitare tout ce que cette chanson lui inspirait. L’espoir, le désarroi, la colère, puis l’acceptation, le pardon. Des émotions qu’il n’avait jamais ressenties à l’égard de ses propres parents, mais qu’il avait observées dans le regard de son meilleur ami plus d’une fois. C’était le pouvoir que la musique de Castiel avait - lui faire ressentir des émotions nouvelles. Lui donner ses partitions lors de son retour avait été une erreur ; il s’était laissé porter par son égo de l’entendre jouer ses propres morceaux. Mais ceux de Castiel suffisaient.
Toutes ces années à ne plus pouvoir jouer ensemble lui avait fait oublier combien il aimait sa musique.
Lysandre ne voulait pas que Castiel joue ses morceaux ; il voulait les jouer avec lui. Il voulait recomposer à ses côtés. Il aurait dû être honnête dès le début, alors peut-être tout ce fiasco aurait été évité. Alors son ami ne le détesterait pas.
Pouvait-il jouer de sa guitare avec assez de passion pour l’atteindre ? C’était un espoir vain, mais l’espoir, c’était ce que sa chanson lui inspirait. S’il priait la lune sans obtenir de réponse, peut-être y trouverait-il au moins la paix intérieure.
Sa main droite tomba lourdement sur les cordes, faisant subitement taire sa guitare. Se penchant doucement vers le micro, il ferma les yeux. Et dans le silence de la pièce, encore habité par le souvenir de la musique, il chanta le premier vers :
Another month has passed without you,
Your light has been haunting me until now,
But can you hear me tonight?
If I tell you what my heart has been screaming,
Will you finally hear it tonight?
Sans rouvrir les yeux, Lysandre refit danser les cordes sous ses doigts.
I can feel my blood turning cold,
If you don’t help me it’ll happen again,
The monster will take over me,
And I’ll lose myself in your shadow.
Le rythme s’accéléra de nouveau et Lysandre poursuivit la chanson, abandonnant un peu des libertés qu’il avait prises jusqu’à maintenant pour rester plus fidèle au morceau originel. Il chanta à la lune avec autant de passion que si celle-ci se trouvait juste au-dessus de lui, en ce début d’après-midi. Le jeune homme aurait presque pu sentir sa lumière caresser son front tandis que le monstre prenait inévitablement possession de lui.
I can hear it roar inside my ear,
Why won’t you do anything?
You’re drowning me in your light,
Yet you won’t do anything.
La chanson arriva à sa fin, sous les derniers pleurs de sa guitare qui résonnaient dans la pièce presque vide. Les yeux encore clos, Lysandre s’attendait à ce que le silence lui réponde avec discrétion, mais il sursauta en entendant de bruyants applaudissements éclater. Il releva la tête et ne vit qu’une silhouette noire se découper dans la lumière éblouissante de la porte grande ouverte. L’inconnu applaudissait avec fureur, comme s’il venait d’entendre là la performance de toute une vie.
— Incroyable ! s’exclama-t-il en se dirigeant vers la scène, son ombre ayant plusieurs mètres d’avance sur lui. Fabuleux.
Lysandre déglutit en le reconnaissant. Maxence. En voilà une personne dont le souvenir ne le lâchait pas, bien qu’il ne l’ait rencontré que deux fois en tout.
Le bassiste de Crowstorm arrêta enfin d’applaudir ostensiblement pour saisir la main du patron et le salua d’une chaleureuse accolade.
— Pas vrai Damien ? Je t’avais bien dit de m’attendre avant de commencer, ajouta-t-il sans cacher le reproche qu’il lui faisait. J’étais littéralement à deux minutes d’ici.
— Et moi je t’ai bien dit au téléphone que j’avais pas que ça à foutre que d’attendre tes fesses de star, répondit l’homme, placide. Qu’est-ce que t’en as pensé ?
Le patron sortit une cigarette et observa Maxence, attendant son avis sincère. Lysandre était un peu gêné de les entendre discuter ainsi de lui alors qu’il était encore sur scène.
— C’était mieux que l’original ! s’exclama-t-il. On aurait dû mettre cette version sur l’album.
Lysandre baissa le regard, agacé. Il reposa son avant bras sur sa guitare, la mâchoire crispée.
— C’était assez impressionnant en effet, répondit le patron en tirant sur sa cigarette, pensif, avant de se tourner vers lui. Lysandre, c’est ça ? C’est pas la première fois que tu joues ce morceau, si ?
Il haussa les épaules. L’ayant joué aux côtés de Castiel plus d’une fois, mais jamais tout seul, il n’était pas certain de la réponse.
— Ça peut pas être la première fois qu’il le joue puisque c’est le meilleur pote de Castiel !
— Maxence.
Lysandre avait fait l’erreur de l’interpeller directement dans le micro, sa voix résonnant gravement dans toute la pièce. Le jeune bassiste sur retourna vers lui en souriant et Lysandre détourna le micro.
— Vous vous connaissez ? demanda le patron en haussant un sourcil.
— Bien sûr ! Puisque je te dis que c’est le meilleur ami de Castiel. Et par conséquent, c’est notre pote à nous tous à Crowstorm, répondit-il en lui adressant un clin d'œil.
Le jeune homme hésita à nier mais comprit bien vite que ce serait inutile. Il y avait bien une raison pour laquelle il n’avait pas donné cette information plus tôt. Il voulait être sélectionné pour sa musique, pas pour ses liens avec Castiel. Lysandre ne souhaitait pas que ce dernier croit qu’il se servait de leur amitié pour débuter sa carrière.
Avant, son ami n’aurait jamais douté de lui comme ça, mais certaines choses avaient changé.
— Mais pourquoi tu l’as pas dit tout de suite ? questionna joyeusement le patron, soudainement bien plus intéressé par son profil. Tu sais, ce genre d’informations, il faut les donner dans ce milieu ! Le networking c’est 80% du métier pour les musiciens. Ça t'ouvrira toutes les portes.
Lysandre descendit de la scène sans répondre.
— J’étais un peu sceptique au début, du solo de guitare... poursuivit-t-il en regardant le vide, comme se parlant à lui-même. Toi Maxence, évidemment, tu l’as pas entendu. Je veux dire, c’était très bien, mais j’en ai vu passer des gamins qui essayaient de m’impressionner en grattant du temps en plus sur scène en faisant un solo. Ça a tendance à m’agacer.
— Un solo de guitare ? J’aurais adoré entendre ça ! s’exclama Maxence.
— Hum... la reprise était impressionnante aussi, continua-t-il en observant Lysandre derrière un nuage de fumée de cigarette. Tu sais capturer l’esprit de Crowstorm, tout en y ajoutant ta personnalité. Pour leur première partie ça pourrait rendre vraiment bien... Surtout maintenant je sais que t’es pote avec les concernés.
— Tu pourrais même annoncer que Castiel et lui sont amis d’enfance sur scène directement ! proposa le bassiste, surexcité.
— Pardon ? s’exclama Lysandre.
— Mais oui !
Le patron posa les doigts sur ses tempes, les yeux écarquillés par la brillante idée qui venait de se révéler à lui.
— Mais oui, ce serait parfait ! Tu imagines le public en apprenant que la première partie est le meilleur ami des Crowstorm ? s’enthousiasma-t-il en donnant une légère tape sur le torse de Maxence. Ce sera l’explosion. Et si le gamin devient connu aussi, ça deviendra la seconde superstar a avoir débuté ici !
Il se tourna vers Lysandre et lui tendit sa main libre.
— T’es engagé, c’est décidé.
— Non... attendez...
— Fantastique ! Lysandre, c’est un rêve qui devient réalité.
Le jeune homme chercha de la moquerie ou de la ruse sur le visage de Maxence mais n’y trouva rien d’autre qu’un sourire rayonnant. Tout cela le mettait fortement mal à l’aise.
— Je ne suis pas d’accord.
— Pas d’accord pour quoi ? interrogea l’homme en écrasant sa cigarette dans son cendrier portable.
— Je ne veux pas être embauché dans ces conditions.
— Quelles conditions ? Ah ! Tu veux dire parce que t’es le pote de Castiel ?
Il rit et lui tapa gentiment l’épaule, comme un adulte souhaitant rassurer un enfant boudeur.
— Nan mais... t’es talentueux aussi, hein ! Je t’embauche pas juste parce que tu connais Castiel. Je laisserais pas jouer quelqu’un sans aucun talent sur ma scène ! Ton interprétation du morceau m’a vraiment plu aussi.
Une grimace déforma son visage. Il n’y croyait plus, désormais.
— Je ne veux pas que vous annonciez mon lien avec Castiel sur scène non plus.
— Pourquoi ? Juste avant que t’entres sur scène, ça va rendre le public fou ! Ils auront envie de t’écouter.
— Je ne préfère pas, répéta-t-il.
Le patron soupira et se tourna vers Maxence.
— Pas étonnant qu’il soit pote avec Castiel, ils sont bornés pareils.
— Castiel aussi déteste networker, rit le bassiste. Il veut jamais en entendre parler.
— Écoute, tu prends les choses trop à cœur mon grand, souffla l’homme en détaillant de nouveau Lysandre. Je te propose de chanter trois reprises de chansons prédéfinies pour la première d’un micro concert... Je suis pas en train de te signer dans un label non plus. Alors détends-toi et accepte sans faire d’histoires.
Lysandre se tut, gêné d’être ainsi disputé. Même s’il souhaitait encore décliner, il commençait à ne plus savoir comment. Ils refusaient clairement de l’écouter.
— Très bien, concéda-t-il, espérant au moins gagner du temps pour l’instant.
— Parfait !
— Formidable ! compléta Maxence. Castiel va être ravi.
— Tu m’étonnes, je vous laisse lui annoncer, hein, dit le patron en sortant son téléphone en s’excusant. Je vais appeler les autres candidats pour leur dire que le poste est pris.
Il sortit aussitôt, son portable déjà à l’oreille.
Maxence mit les mains dans les poches, observant Lysandre du haut de ses presque deux mètres.
— Que fais-tu là ? demanda le jeune homme, stoïque.
— Damien m’a dit qu’il faisait auditionner quelques chanteurs pour notre première partie, alors je suis venu écouter, c’est tout. Même si je suis arrivé un peu en retard. Castiel est au courant que tu es là ?
— Non.
Le jeune homme sourit, se frottant le menton, comme si cette information le ravissait particulièrement.
— J’aurais dû me douter que celui qui lui a “tout appris” serait talentueux mais je dois dire que tu m’as impressionné... Je suis dégoûté d’avoir loupé le début. J’ai hâte de t’entendre le soir du concert.
Il avait l’air sincère.
Lysandre fit passer la sangle de sa guitare autour de sa tête et se pencha pour la ranger dans son étui.
— “Moonlight” aussi, en vrai, c’est toi qui l’as écrite ?
Il laissa échapper un rire, frappé par l’absurdité de sa question.
— N’importe quoi.
— Je veux dire, ce serait pas la première fois qu’il te fait un coup comme ça.
L’étui fermé, Lysandre se releva, les sourcils froncés. Maxence l’observait, toujours dans la même position.
— Certes, au début, il voulait pas, mais notre manager a pas eu tant de mal que ça à le convaincre. C’est que ça devait pas être la première fois.
— Pourquoi est-ce que tu me dis ça ? insista-t-il froidement, déterminé à comprendre où le bassiste voulait en venir.
C’était pour cela qu’il n’avait jamais eu confiance en lui, malgré son apparence amicale. Il passait son temps à insinuer des choses, sans les dire ouvertement. Et il avait, de toute évidence, plaisir à semer la zizanie entre Castiel et lui, même si Lysandre ne comprenait pas ce qu’il avait à y gagner là-dedans.
— Pourquoi t’es en colère contre moi au juste ? rit-il en posant la main sur sa poitrine. C’est Castiel qui t’a fait un sale coup. C’est lui l’“auteur-compositeur” attitré du groupe, pas moi.
— Il a fait une erreur de jugement. J’ai confiance en lui pour revenir dans le droit chemin.
— “Le droit chemin”, ahah ! T’es un naïf, toi. Tu dois vraiment l’aimer pour avoir une aussi haute opinion de lui.
Il laissa Maxence s'esclaffer, la main serrée sur la poignée de son étui, espérant en finir bientôt avec cette discussion.
— Mais je veux dire, poursuivit Maxence, quitte à chanter tes chansons, autant t’avoir directement toi comme chanteur, non ?
— Pardon ?
— Le public serait dévasté d’apprendre que Castiel a menti quant à l’origine de nos dernières chansons... C’est le genre de truc qui passe pas de nos jours auprès des fans, tu sais. Alors quand ça arrivera, il faudra bien quelqu’un pour le remplacer. Quelqu’un qui a plus de talent que lui et qui, en plus, a composé nos derniers succès.
Le souffle de Lysandre se coupa, sa main soudainement pleine de sueur.
Qu’essayait-il de lui dire au juste ? Était-ce encore quelque chose qu’il ne pouvait pas rapporter à Castiel sans donner l’impression qu’il essayait de saboter son groupe ?
Certainement. Il ne comprenait pas l’objectif de Maxence dans tout ça, mais sa technique avait fonctionné à merveille jusqu’à maintenant. Il s’était disputé avec Castiel à cause de ses manipulations.
— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, dit-il en reprenant son manteau pour sortir du bar. Au revoir.
— On se voit au concert ! Bye bye Lys’ !
Il l’ignora et quitta l’établissement.
À la sortie, les hanches appuyées contre une table, le patron raccrochait tout juste son téléphone.
— Ah, Lysandre, reviens demain que je te fasse signer quelques papiers ! Et je te donnerai la liste des chansons à préparer pour le concert.
Le musicien s’arrêta un instant devant lui, hésitant. Un coup d'œil en arrière lui indiqua que Maxence n’était pas là.
— Est-ce que je peux vous demander une seule chose ?
— Hum ?
— Est-ce que vous pourriez annoncer que Castiel et moi nous connaissons après que j’ai fini de chanter ?
— Pourquoi ? Vaut mieux le dire avant, pour chauffer la salle.
Lysandre plissa les lèvres, hésitant.
— Si vous le dites après m’avoir laissé chauffer la salle avec mes chansons, les fans seront encore plus surexcités à l’idée d’entendre Castiel et Crowstorm.
Le patron croisa les bras, réfléchissant un instant en penchant la tête.
— C’est pas bête. OK, ça marche, je ferai ça !
Le jeune homme le remercia et promit de revenir le lendemain. Il savait que Maxence allait annoncer sa présence au concert à Castiel. Lysandre n’allait pas le contacter lui-même.
Il avait un nouveau plan.
♦♦♦
Olympe déverrouilla son téléphone d’un geste las. Aucun message. Pas même de la part de ses parents.
Un soupir s’échappa de ses lèvres.
Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle attendait. Un signe de la part d’Ada ? Si quelqu’un devait faire le premier pas, ce serait Olympe, mais elle n’osait pas. Tous les soirs, elle s’endormait en regardant son écran, attendant une notification. Même un mur d’insultes lui aurait convenu, juste histoire de lui donner l’opportunité de discuter, mais rien ne venait. Connaissant Ada, elle n’avait pas dû la bloquer. En la défendant auprès de son directeur, Olympe avait bêtement espéré que ça pousserait son amie à la contacter.
Leur amitié devait être terminée. Olympe l’avait piétinée sans vergogne, mais c’était Ada qui s’était chargée de la jeter. Et elle n’avait pas le courage d’essayer de tout réparer.
La jeune femme posa son front sur la vitre du bus, observant la ville s’épanouir au ralenti sous le ciel gris. En ce mardi après-midi, il n’y avait pas foule qui se déplaçait dans les rues et les transports en public. Les bourgeons timides du début de printemps commençaient à apparaître sur les arbres, mais pas au point d’ajouter de la couleur au paysage brumeux sous ses yeux. Dans le silence presque austère du bus, Olympe n’entendait que le couple de lycéens installés sur la banquette arrière, riant le plus discrètement possible, pour ne pas se faire remarquer. Approchant de son arrêt, la jeune femme appuya sur le bouton et se leva de son siège. En jetant un regard en arrière, elle aperçut les deux adolescents assis côte à côte, occupés à regarder le portable de l’un d’eux, partageant la même paire d’écouteurs. Ils se tenaient la main.
Olympe plissa les lèvres et descendit du bus une fois celui-ci à l’arrêt. Elle remit son sac de sport sur l’épaule et leva les yeux vers le ciel nuageux. La pluie pourrait tomber à tout moment alors autant en finir au plus tôt avec sa séance. De toute façon, depuis que Rayan ne venait plus, Olympe n’avait plus l’envie d’y passer des heures. En vérité, elle venait déjà de moins en moins, envisageant même d’arrêter complètement.
Elle salua l’homme de l’accueil et se dirigea vers le terrain, sa tenue de sport déjà sur le dos, comme à l’accoutumé. Étrangement, le terrain n’était pas aussi vide qu’elle s’y attendait pour un après-midi en semaine. Le groupe de lycéens qui s’entraînait parfois avec elle et Rayan était là, de même que Julia.
De loin, Olympe lui fit un signe de main, n’ayant pas particulièrement envie de discuter, surtout après avoir remarqué son frère Victor à ses côtés. En voilà une autre raison qui lui donnait envie d’abandonner ce club définitivement. Il avait beau n’être un gamin, il était d’une audace insupportable, et elle en avait marre de se battre avec lui. Depuis que Rayan avait cessé de venir, il ne manquait jamais de lui faire des remarques acerbes. Même si, devant Julia, il faisait généralement plus attention à ses mots.
Olympe posa son sac sur un banc et commença à s’étirer. Elle sursauta en sentant des mains se poser sur ses hanches.
— Bouh ! la surprit Julia en riant.
— Oh... tu m’as fait peur, bredouilla-t-elle.
— Ça fait longtemps ! Comment tu vas ?
La jeune femme sourit maladroitement, ne souhaitant pas répondre.
— Et toi ?
— Ça va ! Rayan n’est pas là avec toi ?
— Non... comme tu vois, répondit-elle sèchement malgré elle.
Olympe se souvenait avoir déjà eu cette conversation avec son frère. Selon lui, Julia savait que c’était son professeur de fac, mais ce n’était pas comme si elle pouvait faire confiance au garçon. Il avait peut-être dit ça pour la déstabiliser. Autant attendre de voir si la concernée lançait le sujet.
— Vous avez rompu ?
Elle hocha la tête.
— Oh... je suis désolée ! s’exclama-t-elle d’une voix douce en la prenant dans ses bras. Vous formiez un si joli couple.
Olympe répondit timidement à ses embrassades, un peu mal-à-l’aise. Elles n’étaient pas si proches pour se prendre ainsi dans les bras, mais la jeune femme n’avait pas l’énergie de la repousser.
— Hey ! la héla une voix.
En s’éloignant de Julia, Olympe vit son frère se rapprocher, ses amis non loin derrière.
— J’ai un prénom, tu sais, cracha-t-elle.
Sa mâchoire se crispa sous la remarque mais il ne répondit pas. Son ami prit les devants.
— Tu veux faire un relai ? proposa-t-il avec enthousiasme.
— Un relai ?
— Ouais, comme avec Rayan et Julia la dernière fois !
Le regard de la jeune femme passa sur chaque visage du petit groupe, tous impatients d’entendre sa réponse - en dehors de Victor et sa froideur habituelle.
— Mais... Rayan n’est pas là, fit-elle remarquer, espérant que cela lui permettrait d’éviter d’avoir à accepter.
— Et ça pose un problème ? s’agaça Victor.
— C’est pas grave ! intervint Julia en lançant un regard noir à son frère. On va juste changer les équipes. Mais toi et moi on reste dans la même, hein ! Qu’on leur foute une pâtée à ces jeunes.
Les lycéens commencèrent à protester et Olympe passa une main anxieuse sur sa nuque. Désormais que Rayan n’était plus là, elle n’avait aucune envie de faire un relai avec eux. Victor la saoulait et traîner avec des adolescents, de manière générale, ne l’intéressait pas. D’autant plus que, ces derniers temps, sa forme était misérable et ses résultats de pire en pire. Elle n’avait pas envie de causer la défaite de sa future équipe.
— Je sais pas, finit-elle par lâcher à Julia tandis qu’elle se tournait vers elle de nouveau.
— Pas la peine de te mettre la pression ! C’est juste pour s’amuser, allez ! la supplia la jeune femme en lui prenant les mains.
— O... OK.
À peine eut-elle accepté qu’elle regrettait déjà sa décision. Mais Julia la prit aussitôt dans ses bras, surexcitée, avant de se retourner vers les jeunes pour commencer à former les équipes. Olympe soupira.
— Pourquoi tu soupires ? demanda Victor qui s’était rapproché.
L’étudiante lui lança un regard en biais. Le garçon l’agaçait mais, pour une fois, il lui avait adressé la parole avec une certaine neutralité, sans son arrogance habituelle. Elle réalisa seulement à cet instant qu’il avait les mêmes yeux verts que Rayan, mais sa peau était plus blanche, ses cheveux d’un châtain presque blonds et sa carrure bien moins imposante.
— Il va bientôt pleuvoir, dit-elle simplement.
Victor haussa un sourcil avant de lever la tête, les mains dans les poches, mais les nuages de plus en plus sombres semblaient lui donner raison. Il reposa son regard sur elle, un nouveau sourire pédant aux lèvres.
— Vous les meufs vous êtes vraiment toutes pareilles. Trois gouttes et vous commencez à paniquer.
Olympe leva les yeux au ciel. Le garçon l’observait, comme fier de lui.
Chassez le naturel et il revient au galop, pensa-t-elle. Ce mec était imbuvable.
— Ouais c’est ça, soupira-t-elle, souhaitant seulement mettre fin à la conversation.
Qu’est-ce qui lui avait pris d’accepter ? Elle se jura que c’était la dernière fois. Julia était gentille mais pas au point de s’imposer la présence de son frère.
— OK ! s’exclama l’aînée du groupe en tapant dans ses mains pour attirer l’attention de tout le monde. Du coup, on va faire Victor, Stéphanie, Benjamin et Cassandra d’un côté, et Olympe, Kévin, Mohammed et moi de l’autre. Et Ludo fait le juge. Ça vous va ?
Tout le monde acquiesça. Les membres ayant déjà participé retrouvèrent leurs positions, pour essayer de rester fidèle à la configuration de la première fois. Olympe se retrouva donc seule avec Victor et Ludovic sur la ligne de départ tandis que tout le monde s’éparpillait sur le terrain.
— Ça va pas être difficile de gagner avec toi en face, moqua Victor.
La jeune femme l’ignora, s’étirant en silence.
Ça n’avait pas l’air de pas lui plaire.
— Tu fais la gueule parce que ton chéri est pas là, c’est ça ?
Silence.
— Ah, tu veux jouer à ça, je vois.
Le faire chier avait le mérite d’être cathartique. Olympe se mordit la lèvre pour ne pas sourire.
Lorsque tout le monde eut l’air prêt, Ludovic leur demanda de se mettre en position. La jeune femme s’accroupit doucement, l’adolescent à sa droite. Une goutte tomba sur sa nuque.
— Je parie que c’est lui qui t’a larguée. C’est pour ça qu’il vient plus.
Elle serra les dents, plaçant ses doigts juste derrière la ligne blanche tracée au sol.
Mais ses oreilles l’écoutaient à ses dépens.
— Il t’a trompé avec d’autres élèves ? railla-t-il.
Quelques mètres devant eux, Ludovic éleva la voix, demandant une nouvelle fois si tout le monde était prêt.
— Nan, je parie que c’est toi qui l’a trompé.
L’étudiante inspira profondément, les yeux fermés.
Ignore-le, ignore-le, ignore-le...
Au loin, le décompte commença. Un, deux...
— Y’a combien d’autres mecs qui t’ont baisée ?
Olympe se jeta sur lui, le poussant de toutes ses forces. Surpris, Victor tomba sur le côté, se retenant juste par la force de son bras droit.
— C’est quoi ton problème ?! hurla-t-elle en se relevant.
Une main en avant pour se protéger, il la regardait avec stupeur et crispation. Son sourire suffisant avait enfin disparu. Olympe se pencha pour lui saisir le t-shirt et le forcer à se lever mais il la repoussa.
— Répète un peu ce que tu viens de dire ! lui ordonna-t-elle. Répète, pour voir !
— Qu’est-ce qu’il se passe ? s'inquiéta Ludovic, le premier du groupe à les avoir rejoints.
En quelques secondes, tout le monde était à leur niveau. Victor se releva prudemment, révélant son bras écorché par la chute.
— Elle est tarée cette meuf, elle m’a poussé, récrimina-t-il en la pointant du doigt.
— Bah alors, vas-y ! Répète un peu ce que t’a dit juste avant !
— J’ai rien dit.
— Mais t’es vraiment qu’une pauvre merde !
— Hé oh, Olympe, tu parles pas à mon frère comme ça ! s’interposa Julia.
— Pardon ?
L’étudiante écarquilla les yeux de colère.
— T’es sérieuse ? C’est moi la méchante peut-être ? Et toi tu lui as jamais dit à lui de pas me parler comme ça ? Pour toutes les fois où il a été inapproprié envers moi ?
— Ça change rien, t’as pas à lui parler comme ça !
Olympe posa les mains sur son crâne, serrant des touffes de cheveux à se les arracher. Elle croyait devenir folle.
Une pluie fine commençait à tomber autour d’eux.
— Elle est folle, siffla Victor en observant sa blessure.
— Mais va te faire foutre ! Et toi aussi pendant qu’on y est ! hurla-t-elle à l’intention de Julia avant qu’elle n’ait encore l’opportunité de défendre son frère.
Elle fit un pas vers Victor qui recula instinctivement. Un des lycéens lui prit le bras pour la retenir mais elle le remarqua à peine, pointant du doigt son opposant avec fureur. Son regard était aussi noir que le sien.
— J’aurais dû t’envoyer chier depuis bien longtemps ! Honnêtement, je sais même pas ce que je fous là. Je veux plus jamais voir ta sale gueule. C’était bien ce que tu voulais, nan ? M’emmerder au point de me voir partir, comme Rayan ? Et bah t’as gagné ! C’est la dernière fois que tu me vois. Je me casse définitivement !
Elle se dégagea enfin de la poigne du pauvre adolescent qui n’avait rien à voir dans tout ça, et partit vers le banc récupérer son sac. Elle entendit Julia l’insulter dans son dos mais n’y prêta pas attention.
— Attends ! l’interpella Victor en lui saisissant le poignet.
— Me touche pas ! Putain !
Elle le repoussa d’un coup d’épaule et se dirigea vers les vestiaires sans un regard en arrière, la pluie tombant désormais doucement sur ses épaules nues. Elle passa une main tremblante dans ses cheveux courts, le poing serré sur sa veste. La colère palpitait dans tous ses muscles, faisant rugir son cœur de frustration.
Olympe entra dans les vestiaires vides de pas précipités, prenant enfin une seconde pour reprendre sa respiration. Elle posa ses affaires et accrocha sa veste au porte-manteau, ses mains s’y attardant un moment.
Sa décision était définitive, elle ne reviendrait jamais ici.
Et ce serait le cas, mais pas pour la raison qu’elle imaginait.
Du couloir entièrement vide lui parvinrent des bruits glissants de basket. Persuadée qu’il s’agissait de Julia venue lui régler son compte, Olympe resta dos à la l’entrée du vestiaire, ne souhaitant même pas lui accorder un regard lorsque le torrent d’insultes s’abattrait inévitablement sur elle. Et, comme elle s’y attendait, le son de la porte se fit entendre.
C’était le bruit d’une porte qu’on essayait d’ouvrir discrètement. Ça aurait dû l’alerter, mais ce fut l’étrange silence qui suivit, là où elle pensait entendre des reproches fuser dans sa direction, qui l’interpella.
Alors qu’elle se retournait, un poids s’abattit violemment sur sa poitrine. La main encore fermement accrochée à sa veste, elle l’emporta dans sa chute, tombant à moitié sur le banc. L’arrière de son crâne percuta le carrelage avec une telle violence que sa vision se brouilla une seconde. Sans qu’elle n’ait le temps de comprendre ce qu’il se passe, une ombre recouvrait son corps et sa jambe droite ne pouvait plus bouger. La main qui avait frappé son torse se plaqua sur sa bouche, taisant ses gémissements de douleur.
Elle cligna plusieurs fois des paupières jusqu’à ce que ses yeux perçurent enfin qui se trouvait sur elle.
Victor.
Victor dont le regard évitait soigneusement le sien. Victor dont l’expression lui était étrangère. Pas de dédain ou d’air suffisant comme à l’accoutumée, mais une froideur qui lui glaça le sang.
La tête embrumée, ses mains essayèrent de le repousser instinctivement, mais ses membres étaient dénués de force, comme assommés par la stupeur. Victor la retenait sans difficulté.
Je ne comprends pas, eut-elle envie de souffler. Pourquoi ? voulait-elle seulement demander. Mais il ne la regardait pas. Il ne prononçait aucun mot. Son silence était assommant, aussi pesant que son corps sur elle.
Elle essaya de parler mais il l’en empêchait avec fermeté. Elle tenta maladroitement de dégager sa bouche avec ses mains tremblantes, toujours sans succès.
Il posa une main sur son sein et Olympe se figea, les yeux écarquillés.
Il n’était pas là pour se battre.
Ça n'avait jamais été son intention, pas vrai ? On n’entrait pas dans les vestiaires discrètement à la suite d’une femme pour ça. Il l’avait suivie jusqu’ici avec une idée claire en tête.
Mais Victor n’avait que dix-sept ans.
C’était un adolescent.
Il avait une petite-amie.
Avec ses copains sur le terrain, ils parlaient des cours au lycée et du baccalauréat à la fin de l’année.
Elle devait être en train de rêver.
Depuis quand pensait-il à faire cela ?
Sa main descendit sur son ventre et il releva son débardeur, dévoilant sa brassière de sport. Quand il agrippa l’élastique de son jogging, le corps d’Olympe sembla retrouver la capacité de bouger et tenta de le repousser, avec le peu de force qu’il avait à sa disposition. Un rictus agacé s’échappa des lèvres du garçon qui se pencha de manière à écraser son épaule avec son coude, limitant ses mouvements.
Le fait qu’elle essaye de se défendre l’emmerdait. C’était comme s’il savait que ça n’arrivait pas à chaque fois.
Pendant tout ce temps, Olympe cherchait désespérément son regard. Si ses yeux rencontraient les siens, alors peut-être qu’il arrêterait. Il comprendrait qu’il n’était pas trop tard pour faire machine arrière. Il la verrait, elle, et non pas ce corps qu’il parcourait sans autorisation. Il se sentirait coupable et arrêterait.
Mais Victor ne lui accorda pas ce droit : le droit de confronter son agresseur dans les yeux.
Son visage disparut de son champ de vision et tout ce qu’elle sentit ensuite, ce fut ses lèvres humides sur son cou et ses cheveux contre sa joue. Un haut-le-cœur la saisit alors qu’il gémissait en embrassant sa peau.
Au plafond, les lumières blanches du vestiaire semblaient la moquer. Encore une fois, elle était condamnée à les observer sans pouvoir bouger. L’avaient-elles attendu tout ce temps ? Leur blancheur agressive sur ses pupilles lui faisait mal. Mais elle préférait encore cette douleur-là à la douceur dégoûtante de ses baisers sur son cou.
Victor abandonna son élastique de pantalon et caressa sa cuisse, des hanches jusqu’au genou. Olympe voulait crier contre la paume qui maintenait ses mots prisonniers. Elle aurait pu sangloter alors qu’il baladait ses doigts sur la partie de son corps qu’elle avait mis tant d’années à se réapproprier. Mais elle se sentait vidée.
Elle ferma enfin les yeux sur ces lumières dédaigneuses, prête à abandonner, juste pour que ça finisse plus vite.
— Est-ce que tout va bien ?
Olympe et Victor se figèrent. La voix venait de derrière la porte.
— J’ai entendu un bruit bizarre... ajouta la voix qu’Olympe finit par attribuer à l’homme de l’accueil.
Victor remonta sa deuxième main pour la plaquer sur son visage aussi, appuyant de tout son corps sur le sien. Il était si lourd qu’elle commençait à peiner à respirer.
— Aude est pas là pour vérifier, bredouilla-t-il. Mais j’entends des bruits vraiment bizarres depuis tout à l’heure. Est-ce que quelqu’un est blessé ?
Olympe voulut crier et l’appeler, le supplier d’entrer et mettre fin à ce calvaire, mais elle était prisonnière. L’air impassible du lycéen avait disparu pour laisser place à une expression furieuse, les dents serrées.
— Si personne ne me répond, je vais devoir entrer juste pour vérifier ! Je sais pas si quelqu’un est tombé là-dedans ou quoi mais je m’inquiète.
Victor lui accorda enfin un regard.
Qu’y cherchait-il, désormais ? Souhaitait-il vérifier qu’elle pourrait mentir sous sa menace, et dissuader l’homme d’accueil d’entrer s’il libérait ses lèvres ? Pensait-il avoir eu le temps de la détruire suffisamment, au point de la faire plier sous sa volonté ?
Olympe ignorait ce que pouvait bien communiquer son visage à cet instant, mais il susurra un juron et sembla abandonner l’idée.
Elle le haïssait d’avoir des yeux si identiques à ceux de Rayan.
Victor se redressa brusquement et partit en courant, empruntant la seconde porte du vestiaire qui donnait sur un couloir adjacent.
— Bon, j’entre ! énonça l’homme d’accueil en poussant doucement la porte au même moment. Il y a quelqu... Oh mon Dieu !
Olympe n’avait pas bougé d’un centimètre, allongée sur le sol. Lorsque l’homme se précipita vers elle et se pencha sur son corps inerte, elle réagit à peine, ne l’entendant presque pas.
“Tu saignes !” fut tout ce qui lui parvint.
Après ça, elle ne se souvint de rien.
♦♦♦
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