Nathaniel avait un peu moins mal, à présent. Néanmoins il n’était pas prêt à se dire qu’il se sentait bien.
Il avait encore le coin de la bassine enfoncée dans le creux de son dos qui lui provoquait des crampes atroces et le poids de ses nouvelles chaînes le rendait, étrangement, un peu claustrophobe. Si, à un instant, il se sentait de nouveau libre de ses mouvements, celui d’après il rongeait le métal avec ses dents et ses ongles dans le vain espoir de s’en dégager. La promiscuité entre le métal qui tombait lourdement sur ses vêtements et sa peau lui provoquait des démangeaisons incontrôlables et l’idée même de plus pouvoir enlever ces chaînes le rendait malade jusqu’aux vomissements.
Sa kidnappeuse n’avait pas apprécié du tout, la première fois qu’elle l’avait trouvé à vider sa bille sur sa moquette – au bout de la troisième fois, elle avait arrêté de rouspéter et lui avait donné un seau. Par moment elle soupirait, et quelques fois elle lui apportait à manger. Parfois plusieurs fois dans la même journée. C’était nouveau pour lui. Une fois, il avait évoqué la douleur dans sa cheville mais elle ne semblait pas avoir réagi. Il avait fait exprès de ne jamais parler de ce qu’elle avait fait, quand elle avait dégagé sa cheville du métal brûlant au profit de sa jambe en bon état. Le geste de lui épargner une douleur supplémentaire l’avait étonnement réconforté.
Sauf que toutes ses gentillesses semblaient lui coûter un effort surhumain. Comme lui apporter à manger, même si, sans raison, elle le faisait de plus en plus fréquemment – mais toujours en lui servant une bouillasse infâme composée, de toute évidence, des restes de ses propres repas.
— Mais qu’est-ce que t’as ?
Il grimaça – elle parlait certainement de sa jambe qui, dans un geste frénétique, s’abattait sans discontinuer sur le sol, faisant tinter sa chaîne dans un cliquetis grinçant.
— J’ai envie de pisser.
Elle faillit faire tomber le plateau qu’elle avait posé devant ses genoux. Elle le dévisagea comme si un hideux furoncle venait de pousser sur son front.
— Depuis combien de temps ?
— Et bah je…
Il avait essayé de lui en parler, au début, cela remontait donc à quelques jours. Mais elle n’écoutait rien donc il avait bien fallu qu’il trouve une solution.
L’évidence de son silence frappa le visage de la kidnappeuse en une seconde. Cette dernière tira la langue comme si elle avait malencontreusement avalé un moucheron.
— Mais c’est dégueulasse ! Aah, ah, beurk.
— Non, non, mais tu sais, au studio on travaille pendant si longtemps qu’ils nous ont donné des trucs contre ça, pour qu’on n’ait pas à quitter nos postes. C’est un peu comme des couches pour adultes, tu vois, ça enlève l’odeur. Puis pour le coup ça qui m’a sauvé la vie aussi ce sont mes gros problèmes de constipat-
Elle ne le laissa pas finir et lui assena un violent coup de batte sur la tête – elle refusait d’en entendre davantage.
Quand elle revint quelques heures plus tard, portant dans les bras ce qui ressemblait à un drap roulé en boule, il était réveillé et jurait dans une langue qu’elle ne reconnaissait pas. Mais elle était certaine qu’il jurait des mots peu glorieux.
— Tu n’avais qu’à penser à un plan toilette en m’enlevant ! Tu n’y avais même pas pensé ? demanda-t-il comme si elle n’avait jamais quitté la pièce.
— Euh…
Il soupira et s’allongea sur le dos. Quand il s’était réveillé, il n’avait plus eu envie de pisser, il en avait déduit très vite la conclusion.
Il ouvrit les yeux en sentant une douce caresse sur son nez : c’était une manche sortir de la boule de vêtements qu’elle tenait à bout de bras. Il crut sourire quand elle fit tomber le tas sur son visage – qu’il n’aurait pas enlevé sur la texture du jean n’était pas trop lourde et rappeuse pour être agréable.
— Bour te changer, j’ai bigué ça à mon frère.
Elle avait mis une pince à linge sur son nez ce qui lui provoquait des rougeurs sur le contour des narines.
— Et pour les toilettes ?
— Ils sont là ! hurla-t-elle comme une évidence en allant taper son pied contre la porte en face d’eux.
La porte donnait sur un petit espace composé d’une minuscule douche et de petites toilettes – il lui paraissait impossible d’utiliser un espace ou le second sans empiéter sur le reste. Il examina lentement la chaîne à son bras, plus courte que celle à sa cheville – évaluant les distances, il constata avec lassitude qu’il avait effectivement le moyen de s’y rendre.
Se déplacer avec la blessure dont la douleur prenait dorénavant toute sa jambe lui paraissait un effort surmontable. De plus, il savait qu’elle ne l’aidera pas à y aller, depuis qu’elle l’avait doté de ses chaînes elle se baladait constamment avec sa batte. Elle devait certainement penser qu’à tout instant, il pourrait profiter de sa maigre liberté retrouvée pour la frapper. Ça ne lui avait même pas traversé l’esprit.
Non, l’idée d’essayer de trouver un moyen de s’en aller lui semblait improbable. Comme cette situation : tout ce qui se déroulait ici était tout-à-fait improbable. C’était peut-être pour cela qu’il l’acceptait, un peu.
Elle pointa son entre jambe avec son talon.
— Et baintenant débarrasse-toi de… ça, là. Y’a plein de sac plastigue derrière.
Sa voix était si ridicule qu’il lui était difficile de retenir son fou rire plus longtemps.
— TE FOUS PAS DE MOI ! cria-t-elle en enlevant d’un coup la pince qui retenait ses narines, un long filet de morve s’échappant de là. Si tu savais comme tu pues en plus !
Elle s’essuya et commença à appuyer sur sa jambe avec son pied.
Il s’arrêta de sourire non sans difficulté – sa cage thoracique lui faisait mal, comme en prévision des muscles qu’il aurait contractés en rigolant contre son gré. Après quelques secondes, il se redressa.
Soudainement la situation lui paraissait amusante. Mais c’était tout-à-fait improbable.
— Et je fais comment ?
Elle ne comprit pas la question, pressant son pied encore plus fortement sur sa jambe endolorie. Il fit tinter ses chaînes en guise de réponse.
— Hmmm.
Sans qu’il ne s’y attende, elle se mit à califourchon sur lui, cherchant dans le petit tas de linge.
— Ne tente pas quoi que ce soit contre moi, j’ai une seringue dans ma poche, dit-elle sans relever les yeux.
— C’est vrai ça ?
Elle ne répondit pas et, juste au cas où, il préféra ne pas tenter de la contredire.
Elle extirpa une chemise noire, dont il aurait juré qu’elle était parfaitement à sa place, et l’examina d’un œil insatisfait. Elle lançait des « Je ne sais pas » ou « Je pense que » par ici et par là, comme se parlant à elle-même. Elle essayant ensuite d’enfiler la chemise par le bras qui était enchaîné, forcée de constater que ça ne passait pas.
En attendant, Nathaniel se dit qu’elle était étonnement légère.
— Bah merde.
Imbécile.
— Et pour le jean ça fera le même problème, du coup.
Non ? Vraiment ?
Il aurait pu profiter de sa proximité pour l’étrangler avec sa chaîne, mais à la place il la regardait. Ses yeux – il n’avait jamais vu des yeux comme les siens. Ils étaient bridés mais cela se discernait à peine, seulement quand elle gonflait ses joues pour réfléchir, ou quand elle fronçait les sourcils – ils étaient si noirs, sans pupille, comme une tâche d’encre. C’était très beau.
Puis s’il la tuait maintenant, elle n’aurait plus l’occasion de le libérer de ses chaînes – et pour avoir violemment tiré et tapé dessus des nuits entières, il avait bien vu qu’il ne s’en débarrassait pas tout seul.
L’étranglement n’était pas une bonne idée.
— Attends je dois avoir quelque chose.
Il ne bougea pas alors qu’elle s’étalait de tout son long sur lui pour fouiller dans les affaires dans son dos. Il n’avait probablement jamais assisté à quelque chose d’aussi peu élégant de toute sa vie. Mais c’était peut-être la solitude, l’abstinence ou le manque d’oxygénation de son cerveau qui teintait légèrement ses joues d’un rose inconfortable.
Elle se releva sans qu’il distingue ce qu’elle avait dans les mains, le jetant finalement à ses pieds. C’était une paire de ciseaux.
— Hors de question.
— Mais t’inquiète pas, je vais le faire pour toi.
— Non ! s’offusqua-t-il en se jetant un avant alors qu’elle avait déjà saisi la jambe droite du jean, la lumière blafarde émanant du plafond scintillant dans le métal froid des ciseaux.
Finalement elle ne fit rien, posant nonchalamment le poing sur ses hanches.
Il remarqua alors qu’elle avait effectivement une seringue dans la poche, l’aiguille protégée par un capuchon.
— Tu as une meilleure idée ?
Aucune qui lui conviendrait. C’était ça le problème.
— Détache-moi et je me débrouillerai.
Même si c’était un peu un mensonge car, depuis des jours, il ne bougeait plus sa jambe qui était complètement engourdie. Il savait qu’il aurait beaucoup de mal à se débrouiller.
S’en suivi un débat un peu long. Des « oui » des « non » qui fusaient çà et là, des promesses qui personne ne tiendrait et finalement, elle céda. Refusant de le détacher complètement, elle fit d’abord le bras pour qu’il enfile une nouvelle chemise – sa propre odeur lui sembla soudainement effroyablement nauséabonde, mais le contact avec un tissu propre lui fut d’un maigre réconfort. Elle fit de même avec sa cheville, le laissant seul quelques minutes. L’effort le fit un peu transpirer et il regretta fortement de salir ses nouveaux vêtements.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Elle était revenue, une bande blanche et une bouteille verdâtre, probablement de l’alcool, dans l’autre main.
Elle prit précautionneusement sa cheville entre ses doigts et prodigua quelques soins, en silence. Il remarqua qu’elle tremblait en stabilisant sa cheville avec une attelle. Quand elle se releva pour partir, il prit conscience qu’il avait arrêté de respirer – le manque d’oxygène lui fit légèrement tourner la tête.
— Attends !
— On trouvera une solution pour te laver, parce que ça pique les yeux.
Et elle partit sans un mot de plus.
Le lendemain elle avait rempli une bassine d’eau glacée et entreposé une petite serviette, un vieux savon et une bouteille de shampoing collante, déjà engluée sur la moquette quand il voulut la prendre. Il prit une journée entière à réussir à se laver correctement, et une autre journée à attendre que tout ce qu’il avait renversé sur le sol se mette à sécher.
Il admit néanmoins qu’il avait moins mal à la jambe.
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