samedi 18 juin 2022

“Pourquoi j'ai kidnappé Nathaniel” ♦ Chapitre 5 - Pourquoi je n'ai pas tout dit



 Elle avait passé la journée à regarder par la fenêtre de la cuisine mais n’avait pas vu la pluie.
 Elle savait qu’il avait plu parce qu’à chaque fois qu’elle mettait le nez dehors, l’humidité recouvrait le sol comme une flaque de brume, des gouttes tombaient sans interruption des arbres qui entouraient sa maison et le ciel était entièrement blanc. Elle aimait bien la pluie, comme tout le monde, tant qu’elle ne lui tombait pas sur la tête. Mais sur les carreaux de sa cuisine, c’était poétique – ça lui accordait le droit d’être mélancolique sans avoir à se justifier. Sauf que de là où elle était, elle ne voyait rien, et ça commençait à l’agacer.
 Elle tapa ses ongles sur la table, observant son téléphone portable qui vibrait sans discontinuer depuis des heures qu’elle l’avait rallumé. Elle était obligée de le faire de temps en temps pour dire à sa mère, en voyage depuis trois mois, « Oui tout va bien » ou pour répondre à la culpabilité de son frère par un « Je me débrouille parfaitement tout seule, ne t’inquiète pas ». Dans ces moments là elle s’en voulait de les détester, parce qu’elle savait qu’ils n’étaient pas méchants. Puis leur absence lui avait bien facilitée la vie ces dernières semaines. Il lui arrivait souvent de céder à la panique quand son frère laissait supposer qu’il allait venir lui tenir compagnie. Dans ces cas-là elle mettait un petit quelque chose dans la nourriture de Nathaniel qui dormait pendant une journée entière, lui garantissant le silence.
 Elle prit le petit appareil entre ses mains, appela sa mère qui ne répondit pas, lui laissant alors juste un message sur le répondeur. Elle hésita mais se décida à éteindre son portable, ne supportant plus de l’entendre vibrer constamment. Elle voyait dans sa boîte de réception des messages par centaines, en particulier de la part d’un numéro dont elle n’avait même pas pris la peine d’inscrire le pseudonyme. Par pure curiosité, elle ouvrit le dernier de ses soixante-dix-huit messages :

 Si tu n’arrêtes pas tes conneries tout de suite, cette fois j’appelle les flics.

 Elle sourit et éteignit son portable, faisant taire les vibrations.
 Il y avait un avantage à être celle dont personne ne devait connaître l’adresse. Elle se leva de sa chaise et alla dans le garage, sans véritablement savoir pourquoi. Nathaniel regardait par la fenêtre.

 — Ah, il ne pleut plus, dit-il.
 — Pardon ?
 — Il a plu toute la journée et ça s’est arrêté quand tu es entrée.

 Elle soupira et s’assit sur le sol, en tailleur. Cette situation l’ennuyait. En vérité, elle n’avait plus rien à faire de lui et n’avouerait jamais la crainte qu’elle avait à chaque fois qu’elle entrait ici et le trouvait aussi calme. Comme si ça ne le dérangeait plus. Comme s’il préparait quelque chose de pire.
 À chaque fois qu’il esquissait un mouvement, lui rappelant toute la liberté qu’elle lui avait accordée, son cœur battait la chamade. Et s’il s’échappait, et s’il savait, et s’il comprenait, et s’il s’en servait contre elle ? Et s’il partait loin d’ici ? Non, non, jamais elle n’aurait voulu qu’il parte d’ici.
 Pour l’instant, il ne bougeait que la jambe qu’il pliait et dépliait à rythme régulier. Un jour il lui avait dit que le sang n’affluait plus dans ses pieds à cause des chaînes, que ça lui faisait mal. Elle lui avait conseillé de plus souvent bouger sa jambe, pour voir, et n’en avaient jamais reparlé.
 En fait ça leur arrivait souvent, de faire ça. Ils restaient là, parfois des heures, à ne rien dire – ou alors à s’échanger des banalités. Un jour, elle apprenait que Nathaniel était très ami avec Castiel, alors qu’il s’entendait peu avec Lysandre. Un autre jour il lui disait que son travail lui prenait un temps monstrueux, et que depuis trois ans il n’avait jamais passé autant de jours sans travailler. Une dernière fois elle lui avait dit qu’elle vivait seule depuis sa majorité – et que donc il pouvait toujours hurler, personne ne l’entendrait.
 Elle savait que Nathaniel ne l’appréciait pas, mais qu’il s’accrochait à ces bribes de conversation seulement par peur de rester seul.
 Là-dessus, au moins, ils se comprenaient bien.
 Il avait l’air de bonne humeur aujourd’hui.

 — Tu ne m’as jamais dit ton nom.
 — Je ne compte pas le faire.

 Il lui lança un regard étrange, avant d’insister encore – il prétendait qu’il ne s’en servirait jamais contre elle de toute façon. Elle savait qu’il mentait, que même s’il prétendait s’être acclimaté à l’endroit, il donnerait tout pour se libérer. Il la jetterait aux lions si ça lui permettait de s’en aller. Nathaniel avait toutes les raisons de la balancer à la police une fois dehors.

 — Dis-le moi !
 — C’est non !

 S’étant levée, elle tapa de toute ses forces avec sa batte de baseball, avant de réaliser que quelque chose l’avait arrêté dans son élan : Nathaniel tenait fermement la batte dans sa main, la regardant comme il ne l’avait jamais fait. Avec défi.
 Elle tira sur la batte de toutes ses forces pour qu’il la lâche mais, prise de panique, l’abandonna et fit un bon en arrière. Elle le pointa du doigt, les sourcils froncés, tremblante comme une feuille.

 — T’imagines pas que tu m’auras c-comme ça, qu’est-ce que tu crois faire hein ? Tu vas l’utiliser contre moi, tu v-vas me frapper c’est ça ?! hurla-t-elle de façon presque hystérique.
 — Je ne vais rien faire, OK ? Regarde, je la lâche !

 Il jeta la batte loin de lui et ouvrit grand les paumes, comme pour prouver sa bonne foi. Il semblait excédé.

 — Mais arrête de me frapper n’importe quand et sans aucune raison, j’en ai assez.

 Elle avait du mal à respirer tant la panique dans son ventre lui faisait mal.

 — P-Pour qui tu te prends ? Tu n’es pas en vacances ici je te signale.
 — Ça, je sais.
 — Je te séquestre ici, d-ducon, c’est moi qui décide !

 Il ne répondit rien, comme s’il regrettait d’avoir gâché sa bonne humeur.

 — Je te trouve… commença-t-elle en reprenant la parole. Vraiment t-trop condescendant. Tu te comportes comme si… !

 Nathaniel la regarda – elle avait les bras en l’air, n’osant pas finir sa phrase.
 Comme toujours, il s’était allongé sur un lit improvisé qu’il avait fabriqué avec des vieilles combinaisons de ski en guise de couette et des peluches pour oreiller. Soudainement cette vision la désarma, comprenant peut-être enfin ce qui n’allait pas ici.

 — Tu te comportes comme si tu ne voulais même plus t’enfuir, dit-elle au bord des larmes.

 Il fronça les sourcils et se redressa – sa jambe le faisait encore souffrir et ses muscles étaient engourdis, comme enfermés dans du plâtre.

 — C’est pas ça.

 Elle remarqua seulement à cet instant la fatigue immense qui régnait sur son visage.

 — Je sais que tu ne me garderas pas ici pour toujours, et j’ai déjà tout essayé pour enlever mes chaînes mais je n’y arrive pas.

 Même sa voix paraissait épuisée.

 — J’attends juste que ça passe.

 Il avait de quoi manger, aller au toilette, n’avait pas froid et pouvait dormir – elle avait même trafiqué un système pour qu’il puisse se laver. Ça en devenait supportable.
 Il tapota sur ses jambes comme pour en exorciser la douleur.

 — Puis je crois… que je suis content de ne plus travailler autant. Même si j’espérais mieux comme vacances.

 Elle ne répondit rien et s’assit timidement sur le siège de son bureau. Il s’allongea de nouveau, fixant le plafond d’une manière impassible. Ils ne se dirent plus rien pendant l’heure suivante. Mais savoir que quelqu’un d’autre attendait, juste à côté, c’était suffisamment rassurant pour eux deux. Et ils n’avaient pas besoin de plus – pas pour l’instant.
 Quand elle se leva pour partir, il lui demanda seulement si elle se teignait les cheveux.

 — Pourquoi ?
 — Parce que tes racines sont brunes, alors que tes cheveux sont noirs.
 — Oui, o-oui je les teins et je les lisse.

 Pendant quelques secondes il n’y eut que le silence. Et l’obscurité.

 — J’aime bien les brunes.

 Elle partit sans un mot.
 Les jours suivant elle ne revenait que pour lui donner à manger, apporter des vêtements propres ou poser une bassine d’eau froide. Ils ne se parlaient plus et semblaient s’ignorer le plus souvent.
 Sauf une fois, juste une fois.

 — Hey ! lança Nathaniel.
 — Qu’est-ce qu’il y a ?
 — Ta nouvelle coupe de cheveux te va bien.

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