— Bon allez, à moi.
— Vas-y, répondit doucement Nathaniel en fixant le plafond.
Il était allongé, éternellement dans la même position. Il avait fini par remarquer qu’elle ne venait jamais le voir quand il était debout. Il avait trouvé une béquille en fouillant un peu dans la montagne de bassines qui couvraient les étagères et il l’utilisait de temps en temps pour enlever les fourmis dans ses jambes. Il faisait quelques pas et, même s’il cachait toujours cette béquille pour qu’elle ne la lui enlève pas, il était certain qu’elle en connaissait l’existence. Il devait certainement faire un bruit impossible avec le tintement des chaînes forçant sur l’attache et son pied qui s’écrasait sur le sol avec douleur. Elle semblait le craindre au moindre de ses mouvements, comme si, debout – même attaché – il représentait une menace. Dans la soirée, il s’était de nouveau allongé et elle était venue le voir. Elle aussi s’était allongée sur le sol, à un mètre de lui, à la tête posée contre la moquette.
— Humm… Jusqu’à quel point tu ressembles au Nathaniel du jeu ?
Il trouvait que ses questions ne volaient jamais très haut. Elle avait passé une heure à lui lire un questionnaire trouvé sur Internet : quel animal es-tu, quelle est ta couleur préférée, quel est ton vêtement favori. Maintenant, elle préférait lui demander des détails sur son travail. Dès que c’était à son tour de poser les questions, elle ne répondait presque jamais.
— Ça dépend. En fait ce sont plutôt les scénaristes du jeu qui ont adapté le personnage à mon caractère, d’une manière un peu exacerbée. Dans la vie quotidienne je n’ai pas une espèce de… lov’o meter qui descend dès qu’un détail me déplaît chez quelqu’un, finit-il avec un léger sourire.
Il tourna la tête vers la gauche.
— Je n’ai pas de lov’o meter… c’est une façon de parler. Si seulement j’avais su que ce truc ne me lâcherait jamais. Ça devait être écrit en tout petit sur mon contrat… »
Il soupira. Elle posa sa main sur le « truc » dont l’éclat diminuait jour après jour. Ça ressemblait à du verre, mais les bords n’étaient pas coupants et le tout était étonnamment léger. Seule la lumière du jour parvenait à redonner des couleurs au cœur qui ornait la base. Elle passait son doigt d’un bout à l’autre, en souriant tout doucement, comme fascinée par cet objet curieux, n’ayant pas d’attache à son propriétaire et soumis à aucune gravité. C’était particulièrement doux au toucher.
Nathaniel se mit à sourire lui aussi.
— Bon, à moi ?
— Ouais, oui, fais ce que tu veux, siffla-t-elle entre ses dents, excédée d’avoir été interrompue dans sa contemplation.
Elle détestait les moments où c’était à lui de poser les questions, surtout qu’une fois sur deux il demandait son prénom. Et évidemment elle n’avait toujours pas prévu de le lui révéler.
— C’était qui le gars qui a frappé à la porte ce matin ?
Elle se redressa soudainement, le fusillant du regard. Elle finit par se recroqueviller, lui offrant son dos et des injures sur le fait que cet « idiot » n’aurait plus besoin de somnifère dans sa nourriture si seulement « l’autre abruti » ne débarquait pas tout le temps à l’improviste comme ça.
— C’est ton copain ?
— Ah ! Bien sûr que non ! Couillon.
Elle plaqua ses mains sur son crâne en grattant nerveusement.
— T’es chiant !
— Je te retourne le compliment.
— C’est à mon tour maintenant ! annonça-t-elle en reprenant son ancienne position, comme si de rien n’était.
Nathaniel soupira encore une fois, levant les yeux au ciel. Elle ne disait jamais rien : sa famille, ses études, ses goûts ou même si elle avait un animal de compagnie. Soit elle restait évasive, soit elle disait n’importe quoi. Mais c’était elle ici qui avait une seringue dans la poche alors il était bien obligé de se plier à ses exigences, même si ça ne lui convenait pas.
Elle le fixait avec intensité. Des mèches de cheveux bruns et rêches lui tombaient sur le nez, lui donnant un air taquin.
— Est-ce que tu es gay ?
— Quoi ? Mais non ! s’étonna-t-il. Qu’est-ce qui te fais croire ça ?
— Eh bien, commença-t-elle, du rose aux joues. Tu as des manières efféminées un peu.
— Pardon ?!
Lui aussi se redressa brusquement, complètement ahuri. Il chercha ses mots pendant quelques secondes, faisant couler sa langue dans des explications imaginaires. Nathaniel se rallongea, les mains en l’air.
— Non, attends, tu veux une preuve que je ne suis pas gay ?
Elle répondit en levant un sourcil.
— J’ai une grande, une énorme différence avec le Nathaniel du jeu, je ne partage pas ses, hum… ses goûts, tu sais.
Non, non, elle ne savait pas.
— Non mais vraiment, quel garçon pourrait être attiré par une fille habillée dans une robe… verdâtre qui commence respectueusement au-dessus de la poitrine et descend poliment juste en-dessous du genou. Je n’ai jamais rien vu d’aussi peu sexy n-
— Ahahah non mais je rêve !
C’était trop tard, elle était déjà partie dans un gigantesque fou-rire, tapant du poing contre la moquette, le visage empourpré. Des larmes commencèrent à affluer à ses yeux et le son de sa voix s’était déjà éteint. Nathaniel trouvait cela légèrement vexant comme réaction – même si son rire était douloureusement communicatif.
— L’intello coincé est vraiment qu’un pervers dégoûtant ! dit-elle quand elle eut de nouveau la capacité de parler.
— Rah, tout de suite ! Je ne suis pas comme ça !
Sauf qu’elle était déjà repartie, si bien qu’il se retourna pour ne plus la regarder, excédé. Il était légèrement amusé par sa réaction, même s’il ne l’avouerait pas ouvertement. Il essaya de couvrir les rires pour lui rappeler que c’était à son tour de poser une question mais dut néanmoins attendre cinq bonnes minutes pour qu’elle retrouve son calme. Quand il posa de nouveau son regard sur elle, elle s’était rapprochée, n’étant plus éloignée de lui que d’une trentaine de centimètres.
Elle souriait avec un tel entrain qu’il trouvait cela légèrement déstabilisant.
Il prit quelques secondes pour réfléchir à sa question, voulant profiter de sa soudaine bonne humeur. Il pencha la tête de son côté et la fixa de ses yeux sombres.
— Pourquoi tu aimes Castiel ?
— Hein ?
— Pourquoi tu le préfères à moi ? poursuivit-il, semblant presque offusqué.
— Mais t’as pété les plombs, pourquoi tu me demandes ça ?
— Bah !
Il avait les yeux grands ouverts – sa question lui semblait parfaitement normale.
— C’est à cause de ton « amour » surdimensionné pour Castiel que je suis là, non ? Alors vas-y, dis-moi pourquoi.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Pourquoi pas moi ?
Elle tiqua, clignant plusieurs fois des yeux.
— Tu parles… dans le jeu, hein ?
— Évidemment. De quoi d’autre ? ajouta-t-il, exaspéré.
— Non, je sais pas.
Elle ne savait pas, et ça n’avait aucune importance.
— B-bah toi tu crains, c’est tout. Castiel c’est un rebelle et c’est pas un délégué coincé qui travaille tout le temps et qui s’achète un pull avec une cravate dessus ! Tu ne lui arrives pas à la cheville.
— Ah, oui je vois.
Il se remit sur le dos, les yeux perchés au plafond, et sans un mot cette fois encore. Il sentait son souffle tomber sur sa joue, comme si cette question – à laquelle elle avait curieusement apporté une certaine réponse – la taraudait depuis longtemps, au fond. Elle approcha sa main et se mit à triturer la manche de sa chemise. Il ne réagit pas, ce qui l’énerva un peu.
— Comment tu t’appelles ?
— C’est à mon tour de poser une question.
— J’m’en fous.
Sa voix s’était durcie, comme si le jeu ne l’amusait plus. Il était énervé – à chaque fois cela lui donnait un drôle d’air, un peu inquiétant voir menaçant. Malgré la brusque froideur dans sa voix elle ne parvint pas à lâcher sa chemise.
— Tu ne me croirais pas si je te le disais.
Il tourna la tête vers elle, visiblement surpris par sa réponse. Elle baissait timidement les yeux.
— Pourquoi est-ce que je ne te croirais pas ?
Elle n’osait plus le regarder et il ne pouvait s’empêcher de s’accrocher à l’espoir qu’elle était sur le point de tout lui dire. La curiosité lui faisait battre le cœur à toute vitesse.
— Dis-le moi.
Elle accentua la pression sur sa chemise, osant enfin le regarder dans les yeux. Ils restèrent un moment à s’observer de cette manière, les pupilles vacillantes et le souffle au bord des lèvres.
— Je m’appelle Su.
Il eut un fou rire si brutal qu’il en eut mal aux côtes, se tortillant dans tous les sens. La dite « Su » commença à s’énerver en lui tapant de plus en plus sur l’épaule.
— Arrête de rire enfoiré ! Mais arrête
Elle avait beau taper de toutes ses forces contre ses bras et son dos, rien n’y faisait, et il se tordait toujours dans son fou rire – ironiquement très ressemblant à celui qu’elle avait eu juste avant. Elle tira sur sa chemise en lui hurlant d’arrêter mais, sans qu’elle ait le temps de le voir venir, il saisit sa nuque avec sa main libre et plaça sa tête dans le creux de son épaule, immobilisant son bras gauche avec son autre main ; il la garda ainsi contre lui, encore pris par un rire qui envahissait son sang comme une vague de chaleur.
Su avait le cœur qui tambourinait avec force dans sa poitrine, la colère d’être ainsi maîtrisée électrisait son corps tout entier – un fragment de seconde lui suffirait pour qu’elle puisse se défaire, pourtant elle en était incapable. Elle était complètement pétrifiée.
Quand il se calma enfin, il desserra ton étreinte et posa ses mains au sol. Les joues chaudes, il posa les yeux sur elle – elle n’attendit pas une seconde de plus et le gifla. Elle se releva à toute vitesse et trébucha une première fois sur une marche avant de rejoindre la porte en claudiquant.
— Non ! Su, attends ! Ne m’en veux pas ! cria-t-il alors qu’elle avait déjà fermé la porte, toujours incapable de reprendre son sérieux.
Le sourire à ses lèvres lui compressait le cœur jusqu’à l’explosion. Ses nerfs avaient lâché d’un coup, sans qu’il s’y attende, et la douleur était plus grande que n’importe quelle gifle elle aurait pu lui donner. Il plaqua ses mains contre son visage, l’adrénaline lui provoquant un soudain mal de crâne.
La nuit était tombée depuis quelques minutes, il ne l’avait même pas remarqué. La solitude lui donnait la nausée ; dernièrement tous les moments qu’il passait noyé dans le silence lui étaient absolument insupportables.
Il mit plusieurs heures avant de s’endormir, écroulé sous le poids des cauchemars qui ne le quittaient plus. Quand il se réveilla, Su était endormie non loin de lui, à même le sol. Sans en prendre conscience, il posa sa main près de la sienne – cherchant la chaleur de quelqu’un d’autre même si elle restait loin de lui. Plus tard dans la nuit, elle prit sa main dans la sienne.
Le lendemain, chacun ferait comme si rien ne s’était passé.
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