Elle n’aimait pas cuisiner.
Non, correction – elle n’aimait pas cuisiner pour lui. Elle était à l’aube du troisième jour et se demandait bien pourquoi on lui avait assigné une telle tâche ; soudainement, cela ne lui convenait plus du tout. Même si elle avait insisté, même si c’était elle qui en avait eu l’idée, la situation actuelle la rendait un peu mal à l’aise. Personne ne pouvait deviner où Nathaniel était enfermé, ce qui expliquait pourquoi ses camarades n’avaient plus de contact avec elle. Il ne faudrait pas qu’on retrouve sa trace !
Sauf que du coup, l’ennui la tenaillait.
Elle s’ennuyait dans cette grande maison où il n’y avait jamais personne – enfin à part ce type ligoté dans le garage. Il ne comptait pas vraiment.
Elle n’aimait pas cuisiner pour elle-même, donc elle aimait encore moins cuisiner pour lui. La logique qui supposait qu’elle devait prendre soin de l’ennemi lui échappait. Il faut le faire disparaître définitivement du site, lui avait-on dit. Personne n’avait pris la peine de lui expliquer ce qu’elle était censée en faire. Pas malin.
Finalement après quelques minutes elle poussa la porte avec son dos, tenant à bout de bras un plateau avec une soupe froide et du pain. Il ne tourna pas les yeux vers elle, occupé à regarder par la fenêtre.
— On est où ? demanda-t-il d’une voix étrangement claire.
Elle ne répondit rien – qu’il était étrange. Encore plus que dans le jeu.
Il ne s’énervait pas tant que ça. C’était peut-être les coups de batte répétés à l’arrière de son crâne qui avaient fini par le calmer. Il ne bougerait pas d’ici, peu importait où ils se trouvaient : il n’avait donc pas besoin de le savoir.
Elle s’avança et posa le plateau sur le sol, juste sur la marche qui la séparait de Nathaniel. Il était allongé sur les valises dans son dos, positionné au pied de quelques peluches. Quand il la regardait à nouveau il semblait particulièrement calme.
Quelques secondes passèrent.
— Tu ne me détaches pas ?
Elle arqua un sourcil.
— Certainement pas.
Une veine commença à palpiter sérieusement sur le front de sa victime. C’était peut-être la fatigue qui empêchait aux traits de son visage de se durcir sous la colère. De près, elle remarquait que ses yeux étaient injectés de sang.
— Comment veux-tu que je mange avec les bras attachés ?
— Parle, d’abord.
Il fronça les sourcils, hésitant à se redresser. Il avait des fourmis dans les jambes et pas assez de force pour changer de position. Elle s’impatientait à cause de son silence. Accroupie, les mains posées sur le sol, elle s’approcha de lui.
— Alors ?
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? finit-il par lâcher, complètement abattu.
Elle s’assit en tailleur, lui jetant un regard inquisiteur – un millier de questions se bousculaient dans sa tête. Tellement de choses qu’elle voulait demander à Nathaniel.
Ses yeux se fermèrent.
— Depuis quand tu travailles chez Amour Sucré ?
— Deux ans. Et demi.
— Et Castiel ?
— Pareil je crois. On a été embauchés en même temps.
La réponse ne la satisfaisait pas vraiment. Intrigué, il la parcourut des yeux, se demandant comment une bande de filles comme elles avait pu échafauder une combine pareille. Cette fille avait passé deux jours à montrer que c’était une hystérique.
Il donna un coup de menton dans sa direction.
— Comment vous avez su ça ?
Elle comprit tout de suite où il voulait en venir – poussant le plateau avec son pied, elle se pencha en arrière, les mains sur le sol. Elle regardait le plafond.
— Les autres n’ont rien voulu me dire.
Évidemment.
— En fait au début elles n’en étaient pas certaines, puis elles ont fini par trouver vos studios. C’est comme ça qu’elles ont eu cette idée... Génial, pas vrai ?
Il soupira – il n’en avait rien, rien, rien à faire de ça. La situation ne l’amusait plus du tout et il n’avait pas envie de parler de son travail. Elle s’était approchée de lui en un bond.
— Allez !
Elle appuyait sur sa joue en faisant des bruits de jouet qui couine.
— Vous cachiez bien votre jeu, hein, personne n’aurait jamais pu deviner que vous existiez vraiment. C’était bien rodé.
Quelle fille fatigante !
Il n’aurait jamais cru que pourrir ici serait le prix à payer pour un tel emploi – lui qui croyait que c’était odieusement facile à faire : faire plaisir à quelques filles, feindre des sentiments idiots et prendre les quelques dollars par jour, ça semblait idéal. Il avait oublié qu’il y avait des personnes comme elle, derrière l’écran.
— Raconte tout.
— Hein ?
— Raconte tout, depuis le début. S’il te plaît.
— Tu es sérieuse ?
Elle souriait de toutes ses dents, l’air surexcité, tapotant avec ses doigts sur la moquette, des étoiles brillaient dans ses yeux. Il ne savait pas si elle regardait la bonne personne – elle le rendait très mal à l’aise. Il préférait encore quand elle le menaçait avec sa batte de baseball.
Qu’est-ce qu’il ne fallait pas faire pour un peu de nourriture et un pansement. Il se pinça les lèvres, fouillant dans sa mémoire.
— Je ne sais plus… hum… j’ai passé un casting avant la création du site. Ils cherchaient un homme au physique adolescent, plutôt séduisant, pour jouer le rôle du délégué. Ça me ressemblait bien donc j’ai été sélectionné.
— C’est ton vrai prénom ?
La question le fit sourire sans qu’il s’en aperçoive.
— Oui, je m’appelle vraiment Nathaniel.
— Et après ?
— Je devais apparaître à l’écran, j’apprenais mon texte et réagissais différemment selon le choix de l’utilisateur. C’était pas très difficile, j’avais à peine quelques expressions et je portais toujours les mêmes fringues. Et les plateaux de tournage étaient les uns à la suite des autres.
Il lui jeta un regard insistant – il avait oublié qu’elle n’avait pas la jugeote pour comprendre de telles subtilités. Une expression énigmatique passait sur son visage, comme si elle prenait conscience de quelque chose. Elle semblait réfléchir – semblait, seulement.
— Et tu as quel âge ?
— C’est confidentiel.
Elle marmonna quelque chose qu’il n’entendit pas, insatisfaite. Nathaniel haussa les épaules.
— Tu n’as pas idées de tout ce qu’ils nous font prendre pour pas qu’on vieillisse trop rapidement.
— Mais tu as quel âge ?
— Je ne dirai rien ! s’énerva-t-il. J’ai signé un contrat de confidentialité, je t’en ai déjà trop dit.
Elle pesta encore une fois, les sourcils froncés et les joues gonflées. Il entreprit alors de l’observer plus attentivement.
Il remarqua pour la première fois qu’elle avait des origines asiatiques.
— Et ça tu en fais quoi ?
Elle pointait du doigt le lov’o meter.
— Ça aussi ça fait partie de mon contrat. Je ne peux pas m’en débarrasser.
Il aurait juré l’avoir heurté en pleine poitrine par cette simple phrase. Une lueur étrange ternissait son regard.
— C’est bizarre.
— Je n’ai pas dit le contraire.
Elle se leva et saisit le cœur qui était à sa base, construit dans une matière qui ressemblait à du verre, tirant dessus de toutes ses forces. Il lui murmura qu’elle ferait mieux d’arrêter, qu’elle finirait par s’entailler bêtement – seulement il devait s’incliner devant la détermination qu’elle y mettait, les muscles bandés et une expression crispée sur le visage.
— Ça bougera pas.
— La ferme ! hurla-t-elle, comme pour se persuader du contraire.
Elle tomba en arrière, juste sur les fesses, dans un juron à peine dissimulé (quelle disgrâce pour une « princesse »). Elle secoua la tête – mais il n’y avait rien dedans, ça ne servait à rien d’espérer réveiller ses neurones. La fille se leva et alla s’asseoir à son fauteuil. Il croyait bien avoir remarqué que c’était son endroit fétiche, celui vers lequel elle allait systématiquement quand elle n’avait plus envie de parler.
Il aurait aimé la rejoindre dans son mutisme mais il comptait bien manger quelque chose.
— Détache-moi maintenant.
Il lui donnait un ordre en plus.
— Crève.
— Pardon ? s'interloqua Nathaniel.
Elle faisait un peu peur, rien qu’un peu. Et ce n’était pas seulement parce que c’était cette furie qui l’avait enlevé, ou parce que c’était cette fille qui parfois se mettait à inventer de nouveaux cris de guerre alors qu’il fulminait dans son coin.
Il y avait autre chose. Elle avait sincèrement l’air agacée, et ce par quelque chose qui lui échappait.
— Crève crève crève crève !
Elle partit en claquant la porte, laissant un Nathaniel pantois derrière elle.
Il laissa passer une seconde.
— TU NE M’AS PAS DÉTACHÉ ! cria-t-il dans sa direction, sachant très bien qu’elle n’entendrait rien.
Il avait pleinement conscience qu’elle n’avait jamais eu l’intention de le faire, mais il espérait bien la faire craquer à un moment ou à un autre. Ses yeux tombèrent sur le bol contenant ce liquide étrange qui ressemblait à une soupe – soudainement il n’avait plus aussi faim que cela. De toute façon, tant qu’il resterait ligoté, il ne pourrait rien faire.
Il préférait encore quand elle était là.
Elle avait le mérite de mettre un peu d’animation – c’était soit ça, soit reprendre la quantification des motifs sur les rideaux. Plutôt mourir sous les coups de sa batte de baseball.
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