Ruber Bradbury n'avait jamais eu de famille.
Il ignorait ce que cela signifiait d'avoir un père, une mère, des frères et sœurs, des grands-parents. Il ignorait ce que c'était d'avoir quelqu'un qui s'inquiétait pour soi quand on tombait malade ou qui offrait des cadeaux à Noël. Il mit des années à comprendre, en se mettant à la place des autres, et d'Ella en particulier, ce que cela pouvait signifier. Quelle place, dans une vie, une famille pouvait occuper. Pourtant, il n'avait jamais eu la sensation d'en avoir besoin, ni même qu'il avait le moindre manque au fond de lui. Ruber ne pensait pas qu'on pouvait ressentir le manque de personnes qui n'existaient pas, et ses parents n'existaient pas.
Il avait vécu chez une très vieille femme qui dit être sa grande-tante jusqu'à ses dix-huit ans, à la mort de celle-ci. Il n'était pas sûr qu'elle fût jamais réellement de sa famille car elle ne se présentait comme telle qu'auprès des gens de l'extérieur. Par ailleurs, pour les très rares fois où elle avait évoqué le sujet, elle ne lui avait jamais donné la même version sur ses origines : parfois, il s'était brusquement retrouvé chez elle étant enfant. D'autres fois, elle avait connu ses parents jusqu'au jour où ils avaient décidé de partir et de lui laisser leur bébé. Ruber, lui, ne se souvenait de rien. Il se rappelait seulement avoir vécu toute sa vie dans une maison un peu sale, un peu étrange, même pour le monde magique que cette grande-tante lui avait introduit tout de suite. Le genre de maison où on n'osait inviter personne. Quand elle mourut, il n'en fut pas particulièrement affecté, de la même manière que l'absence de parents le laissait indifférent. À cette époque, il avait déjà terminé toute sa scolarité à Poudlard, et il avait déjà compris que c'était là-bas, sa maison. À cette époque, il connaissait déjà Ella, et elle avait déjà commencé à devenir sa famille.
Il la rencontrait lors de son adolescence – quatorze ans, peut-être treize. Pendant l'un de ces étés où il était obligé de rentrer chez lui et où il passait ses journées à l'extérieur, parcourant les forêts et les parcs de la campagne anglaise avec ennui. Ella avait le même âge que lui, elle s'ennuyait comme lui et avait tout aussi peu d'amis. Lorsque l'on traînait constamment dans les mêmes endroits, aux mêmes heures, pendant toutes les vacances d'été, et que l'on était les deux seuls enfants sans amis, on finissait par se parler. C'était peut-être Ruber qui l'avait abordée car, même silencieux, il n'était pas timide. Il ne s'en souvenait pas bien, au fond ça n'avait pas de grande importance. Ella, à partir de cet instant, il la voyait tous les étés, elle était pour lui son unique amie. S'il ne ressentait pas de manque pour des personnes qui n'existaient pas, à partir du moment où Ella était entrée dans sa vie, elle ne pouvait plus en sortir sans laisser dans son cœur un vide qui ne se comblait plus. Ruber n'était pas de ceux qui choisissaient des personnes pour réparer leurs blessures, mais plutôt de ceux qui s'en créaient de nouvelles au gré de rencontres inoubliables.
Ella lui avait offert une famille, et toutes les peines qui venaient avec. Il se rappelait aussi bien du jour où il l'avait embrassé pour la première fois, à dix-sept ans, et qu'il lui avait tout révélé – ses pouvoirs, la magie, Poudlard, Gryffondor, sa passion pour l'étude des runes et le reste – que du jour où ils s'étaient mariés, sans personne à leurs côtés. Elle lui avait souvent parlé de sa famille mais il n'avait pu les rencontrer qu'une seule fois – la seconde, il en était renié. Pas assez riche, trop étrange, un orphelin qui plus est. Les parents d'Ella lui avaient demandée de rompre, sans quoi ils ne se reverraient plus jamais. Des années plus tard, ils se mariaient. Ruber n'avait jamais compris la peine qu'elle avait pu ressentir de perdre ses parents, car il n'avait jamais rien connu de tel. Il n'avait pas les mots pour la consoler, mais il l'aimait. Il pensait que ça suffisait.
Il pensait que l'aimer de toute son âme suffirait à calmer sa tristesse. Lorsqu'il partait faire ses études, lorsqu'il travaillait pour ses recherches et s'absentait une partie de la semaine, lorsqu'il lui parlait de magie alors qu'elle n'était qu'une moldue. Il pensait que l'aimer suffirait à la rendre heureuse, mais ce n'était pas le cas.
Ella était de ceux qui attendait que quelqu'un vînt combler un manque terrible au fond du cœur. Elle n'avait jamais assez d'amis, d'activités, de passions intéressantes – il lui manquait toujours quelque chose. Elle passait des heures à essayer de se créer un cercle social, de demander à Ruber de l'aider. Ils déménagèrent trois fois, comme si cela constituait pour elle une activité aussi. Lui, il n'avait besoin de rien de plus – et c'était peut-être cela qui faisait qu'elle souffrait autant au quotidien à cause de lui.
Alors qu'il avait vingt-six ans, Ella lui annonça qu'elle était enceinte. Pas plus expressif qu'il l'était d'habitude, il avait réfléchi des nuits durant à ce que cela signifiait, avoir un enfant, puisque lui-même n'avait jamais considéré être celui de quelqu'un. Tant que le bébé n'était pas là, il ne comprenait pas. Il ne voyait qu'Ella toute seule et se comportait comme d'habitude, ce qu'elle ne manquerait pas de lui reprocher – il s'en excuserait à demi mot. Elle aurait certainement aimé que Ruber partageât ses pensées mais il n'en avait pas eu le courage.
De toute manière, ça n'eut très vite plus aucune importance. À la naissance de Proserpine, tout disparut. En la prenant dans ses bras raides et maladroits, de ceux qui n'avaient jamais porté d'enfants auparavant, il comprit qu'avoir un enfant, c'était créer un nouvel espace dans son cœur qui lui était dédié. Un espace plus grand que tous les autres. Ella, il avait appris à l'aimer comme elle était. Proserpine, il l'aima tout de suite, instantanément, et sa présence le frappa d'évidence. À partir de cet instant, la vie sans elle lui sembla improbable.
Ruber souhaita sincèrement devenir un bon père. Il pensa même naïvement qu'il le serait, mais ce ne serait pas le cas. Il n'avait jamais eu de famille, il ne savait pas comment faire, il n'avait jamais eu de vrais exemples. Ella, elle, deviendrait une excellente mère.
Ruber pensait qu'aimer sa fille était suffisant pour devenir un bon père, mais ce n'était pas le cas. L'aimer de toute son âme, ça ne suffisait pas à la rendre heureuse. Et Ruber, qui n'avait jamais eu de famille, ne cesserait jamais de faire souffrir les deux seuls membres de la sienne.
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