mercredi 6 mai 2020

“The End of our World” ♦ Chapitre 10


 Pour l'enterrement de sa mère, Proserpine avait mis le joli pull qu'elle lui avait offert, lors du dernier Noël qu'ils avaient passé tous ensemble. C'était un pull noir avec une inscription brodée sur la manche gauche dans un fil rouge, et la manière dont les mots étaient écrits donnait l'impression qu'ils glissaient naturellement le long de son bras. Lorsque Proserpine avait ouvert le paquet, sa mère lui avait dit que l'inscription parlait de magie, même si elle était difficile à déchiffrer, et qu'elle le lui avait achetée pour cette raison. À cet instant, ses parents avaient échangé un regard un peu long, un peu gênant, mais elle n'avait pas su en comprendre la raison sur le moment.
 À la mort de sa mère, la vérité l'avait frappée avec une violence qui, d'ordinaire, était réservée aux adultes : sa mère détestait la magie. Plus que cela, elle l'avait toujours rejetée. Proserpine se souvint alors de toutes ces fois où sa mère avait hurlé sur son père qui faisait la vaisselle sans la toucher en prétendant que n'importe qui pourrait les voir. Toutes ces fois où elle lui avait interdit de parler de son travail. Elle se souvint de ses pleurs incontrôlables lorsque la lettre pour Poudlard était arrivée. Proserpine aurait pu le comprendre bien avant, mais sa mère l'aimait vraiment et ne lui en aurait jamais voulu pour ça. Le fautif, c'était son père, toujours lui.
 Il n'avait jamais été quelqu'un de bavard et les jours qui suivirent leur retour précipité à la maison se passèrent en silence. Ruber avait rangé quelques affaires. Ella n'en avait pas beaucoup de toute manière. Proserpine l'avait regardé faire pendant des heures sans bouger. Les lettres commençaient déjà à s'amonceler à la fenêtre.
 Une partie d'elle était morte, quelque part. Et une autre mourrait pendant l'été. L'enterrement marquerait le moment où son père cesserait de tenir le coup, le moment où elle le ferait pour lui.
 Ruber avait mis un costume marron et terne, costume que sa mère avait toujours détesté sans lui demander pour autant d'en racheter un autre. « Tant que tu gagneras pas de vraies livres on ne pourra pas s'offrir ce qu'on veut. » était une phrase qui revenait souvent lors des rares disputes qui arrivaient jusqu'aux oreilles de Proserpine. Avec le recul, elle avait l'impression qu'ils se disputaient plus qu'elle n'avait bien voulu le voir à l'époque, sans en avoir la certitude. Elle restait persuadée, tout au fond d'elle-même, que ses parents avaient été liés par un amour très fort toute leur vie, comme celui qui la liait à ses deux parents ; même enfant, cela lui avait toujours semblé logique.
 Se disputer ne voulait pas dire qu'on ne s'aimait plus. Qu'on ne s'était pas aimé.
 Ruber et Proserpine allèrent à l'enterrement main dans la main. À pied, car Ruber n'avait jamais passé son permis et qu'il se refusait à transplaner pour aller dans un quartier moldu. Ce jour-là il faisait un magnifique soleil, comme il y en avait peu dans la région où ils habitaient. Cependant, occupée à fixer ses pieds tout le trajet, Proserpine n'en avait rien vu. Elle l'avait seulement senti sur sa nuque tout le long, juste dans l'espace libre entre ses cheveux. Dans d'autres circonstances, elle l'aurait peut-être trouvé agréable. L'enterrement avait lieu dans l'église du village et, en y arrivant, Proserpine se demanda pour la première fois si sa mère avait jamais été croyante.
 Aucun visage des personnes présentes ne lui rappela quoi que ce soit. Ruber serra la main de quelques uns, et un peu tardivement, quelques visages revinrent s'imposer à sa mémoire. Les « amis » des rares dîners que ses parents organisaient, ceux-là même qui n'étaient pas ou peu reconduits. Son ancienne maîtresse d'école qui avait dû rencontrer sa mère deux ou trois fois. Les parents d'une fille de l'âge de Proserpine avec qui sa mère avait espéré qu'elle sympathisât, même si ça ne s'était jamais fait. D'autres personnes se présentèrent : les voisins de pallier, la nouvelle institutrice de l'école primaire qui venait présenter les condoléances officielles de l'établissement, un ami d'enfance de sa mère. Lorsque Proserpine remarqua un groupe de personnes qui semblaient éprouver pour elle et son père une antipathie non dissimulée et pleine d'un dégoût certain, elle tira sur la veste de son père. Il était depuis le début occupé à discuter avec un calme olympien à toutes les personnes qui se présentaient à lui.

 – Qui sont ces gens ? demanda-t-elle d'une voix posée, un peu absente.

 Ruber les observa et son expression ne changea pas.

 – C'est la famille de maman, avant qu'ils coupent les ponts avec elle.
 – Donc ils ne sont plus sa famille ?

 La perspicacité de sa réflexion provoqua un sourire maladroit chez Mrs Jenkins, leur ancienne voisine avant qu'elle déménageât.
 Ruber se pencha vers elle et lui prit de nouveau la main.

 – C'est nous sa famille, Prosy. Tu étais la personne la plus importante au monde pour elle.
 – Pourquoi eux ils ont coupé les ponts avec leur fille alors ?
 – Ils ne voulaient pas qu'on se marie.

 Proserpine n'ajouta rien. Le regard de ces gens, y compris ceux qu'elle identifia plutôt facilement comme étant ses grands-parents, la mettait mal à l'aise. Elle trouvait qu'ils étaient habillés bizarrement, et à mille lieux de ressembler ne serait-ce qu'un peu à elle ou à Ruber. Ils avaient le regard plein de haine, le corps rigidifié par une prétention qu'elle sentait de là où elle était, et une manière de parler un peu théâtrale et exaspérante, même de loin.

 – Toutes ces années perdues, à cause de cet homme méprisable ! pleura la femme qui devait certainement être sa grand-mère. Il m'a enlevée ma petite fille !
 – Allons Agatha calmez-vous, répondit un homme. Ella n'aurait pas aimé vous voir vous torturer de la sorte. Elle vous aimait tellement.

 Proserpine pressa la main de son père qui les écoutait aussi parler, le visage détaché. Elle l'observa un instant et se demanda si cela le touchait.

 – Quand je pense qu'en plus ils ont eu un enfant ! ajouta-t-elle avant de s'effondrer en larmes. C'en est fini de son âme, je n'aurais jamais dû la laisser partir ! Que Dieu ait pitié de nous !

 Tout le petit groupe essaya de conforter la vieille femme tout en lançant des regards mi-atterrés mi-apeurés en direction de Ruber et sa fille.
 Proserpine lança un regard surpris à son père qui haussa les épaules.

 – Ils étaient déjà comme ça à l'époque où je les ai rencontrés, dit-il en répondant à la question qu'elle se posait intérieurement. Maman a beaucoup souffert à cause d'eux, ils ont même retourné ton faire-part de naissance sans l'ouvrir.

 Elle comprit bien vite la colère que son père ressentait. Toutes ces années sans donner de nouvelles, alors que sa mère en avait très certainement attendu, et voilà qu'ils venaient à l'enterrement en critiquant les seuls membres de sa famille.

 – Ne les écoute pas. Nous n'avons pas besoin d'eux.

 Puis, dans son oreille, il ajouta qu'il serait toujours là pour elle, qu'ils devaient rester forts. Sur le moment, elle le prit au mot.
 Les messes-basses continuèrent alors que, jusque là, Proserpine n'y avait même pas fait attention. À l'exception de Flavia Mantis, qui avait attendu à l'extérieur de l'église – certainement car, même souhaitant soutenir Ruber, elle savait que la jalousie profonde et la haine cordiale que ressentait Ella pour elle ne lui permettraient pas d'assister à la cérémonie – il n'y avait que des moldus. Même ceux qui avaient sincèrement apprécié sa mère alors qu'elle était encore en vie, ceux qui ne la connaissaient pas mais regrettaient une femme qui se présentait toujours bien, ceux qui présentaient leurs condoléances à Ruber et Proserpine avec une tristesse palpable : ceux-là mêmes, en vérité, les jaugeaient tous bizarrement.
 Ruber portait un costume loin d'être conventionnel, plus proche de la tenue de sorcier que du costume trois pièces classique moldu. Son visage naturellement dur et le fait que, à force de tenir le coup pour sa fille, on disait de lui qu'il était « insensible » et « étrange ». Très différent de cette pauvre Ella qui avait vécu seule et recluse, loin d'une vie sociale acceptable, et dont le mariage ne tenait plus debout de toute façon. Quant à Proserpine, sa froideur commençait petit à petit à être perçu comme une excentricité malvenue. On plaignait Ella qui n'aurait pu qu'avoir honte avec un mari et une fille si bizarres et dénués de sentiments. Antipathiques. Sociopathes. 
 Assise dans l'église, Proserpine avait serré la main de son père de toutes ses forces. Personne ne l'aurait vu faire. Tout le monde s'en fichait : personne ne les connaissait vraiment. Qui aurait pu comprendre que Proserpine était plus forte et détruite qu'ils ne le seraient jamais tous ? Qui aurait pu comprendre que Ruber vivait dans la culpabilité de n'avoir pas su rendre Ella aussi heureuse qu'elle le méritait ? Qui aurait pu comprendre comme ils s'aimaient sincèrement, tous les trois ?
 Personne. Père et fille devraient désormais réapprendre à le faire, seuls tous les deux. Ça prendrait des années.
 Ils suivirent le cortège et lorsque le cercueil fut mis en terre, ils partirent tous les deux, sans dire au revoir à personne. Ruber se permit même de transplaner, comme pour quitter la présence de ces gens le plus rapidement possible. Lorsque Proserpine retrouva la froideur inhabituelle de leur appartement, une envie de pleurer la saisit toute entière mais, sans savoir pourquoi, elle se sentit une certaine obligation de se retenir.
 Le regard de son père avait changé. Rien ne serait plus comme avant – tant que l'enterrement n'avait pas eu lieu, quelque part, ils avaient pu l'ignorer. Avant qu'il rejoignît sa chambre, Proserpine l'interpella.

 – Papa ?

 Il se retourna lentement, le regard éteint.

 – Tout ce qu'ils ont dit ces gens, c'était vrai ?

 Avant qu'il pût répondre, elle demanda, des larmes dans la voix.

 – Est-ce qu'on a rendu maman malheureuse ? Tu crois qu'elle aurait été plus heureuse sans nous ?
 – Aucune de ces personnes ne connaissait vraiment ta mère, dit Ruber de sa voix toujours si froide.

 Puis, il posa un genou à terre pour se mettre à sa hauteur. Proserpine, dont l'émotion était passée, ravala ses larmes et fixa son père. Il prit sa main et la regarda avec une tristesse qu'elle ne lui connaissait pas.

 – Maman nous aimait vraiment. Elle nous aurait abandonnés pour rien au monde.

 Proserpine comprendrait le sens de ces mots des années plus tard. Sur le moment, elle avait été rassurée d'entendre ça, mais elle comprit bien après qu'il n'avait pas répondu à sa question. Et pour cause : oui, Ella les aimait vraiment et ne les aurait jamais quittés, surtout pas Proserpine. Mais elle en avait été si malheureuse. Cette magie qu'elle exécrait, Ruber et ses absences, Proserpine dans son école lointaine. Les disputes, les longues journées qu'elle passait seule, le cercle d'ami qu'elle n'arrivait pas à se créer, la honte qu'elle ressentait vis-à-vis de l'étrangeté de Ruber qui ne passait pas auprès de grand monde. Ses parents qui l'avaient reniés par sa faute. La famille qu'elle avait fondé elle-même et qui était si imparfaite.
 Ella était une femme qui avait beaucoup souffert. Et peut-être à cause de cet enterrement, en sentant tous ces regards dont Ella les avait protégés pendant des années, Ruber le comprit enfin. Il était facile de se le dire tant le divorce restait une option que personne ne saisissait. Ça ne l'était plus lorsque l'on finissait seul, à savoir ce qu'on avait brisé et qu'on ne pouvait plus réparer.
 Sans en parler à sa fille, sans pouvoir le confier à qui que ce soit, Ruber sombra.
 Après ces quelques mots, Proserpine le regarda partir dans sa chambre, probablement se coucher. Il ne quitterait plus vraiment cette pièce avant de se présenter à Poudlard la rentrée suivante. Peut-être pour se relever, après trois mois où sa fille avait dû s'occuper de lui. Peut-être pour redevenir le père qu'Ella avait toujours espéré voir en lui, lui qui n'avait jamais eu de famille.
 Il lui faudrait des années pour enfin réussir à être le père que méritait sa fille. Il finirait par comprendre comment devenir la famille de Proserpine. Elle, qui, désormais, n'avait plus que lui.
 Mais cela n'était pas encore arrivé.


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