— Ça s'est bien passé ta discussion avec Leigh ?
Lysandre fit tomber sa tête en arrière, sur le haut du canapé. Les bras croisés, il regardait le plafond.
— Oui.
— Vraiment ?
Il perçut sans mal le doute dans la voix de son ami, ce dernier étant occupé à gratter quelques accords sur sa guitare à l'autre bout de la pièce. Ce n'était pas bien difficile de comprendre ce qui le rendait aussi perplexe, compte tenu la situation. Lysandre, lui-même, se demandait s'il n'était pas en train de mentir.
— Oui, vraiment.
Après une seconde de silence, il se redressa du canapé et fit quelques pas.
— Apparemment il se doutait que j'allais vendre la ferme dans son dos lorsqu'il m'a cédé ses parts.
Ça ne voulait pas dire qu'il n'était pas déçu que Lysandre ne lui en ait pas parlé avant, ni que ça n'allait pas avoir d'impact sur leur relation. Mais ils avaient parlé calmement, sans se disputer, ce qui n'était pas arrivé depuis des années.
— On va prendre nos distances à partir de maintenant, ajouta-t-il en observant la paume de sa main comme s'il pouvait y trouver toutes les réponses à ses questions.
— C'est mieux pour vous deux, répondit Castiel. Tu ne peux pas continuer à vivre dans son ombre éternellement.
Lysandre soupira et serra le point.
— Je sais.
Le compositeur traversa le salon pour se mettre à la fenêtre quelques instants. L'appartement de Castiel était particulièrement agréable. Il se dégageait du lieu de bonnes vibrations, comme celles qui dansaient encore sur scène lorsqu'un concert était terminé. La moindre parcelle de mur était occupée par des posters dédicacés, des disques d'or d'obscurs labels ou des guitares stylisées. Sur les meubles figuraient aussi des souvenirs de voyage comme des répliques de taxis new-yorkais, des tickets de bus ou des stylos aux couleurs de drapeaux étrangers. La décoration n'était composée que de souvenirs et de matériel de musique. Une partie des vêtements de Castiel était encore dans des valises, au pied de son lit. Le canapé qu'il lui prêtait pour dormir paraissait neuf alors que les autres meubles avaient visiblement difficilement résisté à son chien Démon.
Lysandre savait qu'il s'agissait du premier pied à terre de Castiel depuis longtemps. Il aurait vraiment aimé que cet appartement soit le sien ; que ces souvenirs lui appartiennent. En presque quatre ans, il avait l'impression de n'avoir rien fait, d'avoir perdu son temps. Cette idée le rendait amer, lui qui voulait seulement embrasser de nouvelles perspectives d'avenir. La jalousie n'était pas une émotion qu'il souhaitait ressentir, encore moins envers son meilleur ami. Il avait déjà passé des années de sa vie à jalouser son frère ; sa carrière, son appartement, sa petite-amie, toute sa vie. Ce n'était pas le moment de recommencer.
Lysandre devait apprendre à vivre sans lui.
— Et Rosalya ? Tu l'as vue ?
Le compositeur se retourna vers son ami qui posait sur lui un regard sévère – un regard qui disait « Je sais très bien ce que tu as fait ».
— Elle n'était pas là.
Encore une fois, ce n'était pas un mensonge, même si ça pouvait y ressembler. C'était trop beau pour être vrai ; qu'au delà de la discussion un peu trop facile avec son frère, il n'ait même pas eu à se confronter à la personne qu'il évitait depuis des mois.
— Ça t'arrange, hein, railla Castiel en se levant de son siège pour poser sa guitare. Maintenant que tu es revenu en ville, ça va être difficile de l'éviter. C'est pas comme si c'était très grand. Elle était au concert, d'ailleurs. Tu ne l'as pas croisée ?
Lysandre recommença à regarder par la fenêtre, comme si Castiel n'avait rien dit. Il faisait gris, ce jour-là, et la chaleur moite de l'appartement laissait supposer qu'un orage allait bientôt arriver.
— Je te savais pas aussi lâche.
Castiel avait toujours été plus franc que lui.
Lysandre, lui, se savait lâche. Qu'on le dise à sa place ne rendait pas la chose plus facile.
— J'irai lui parler une autre fois.
— Ouais c'est ça, rit Castiel, ironique. Leigh est au courant ?
— Non.
Ou peut-être que si. Après tout, en allant chez eux, Lysandre avait rapidement compris à l'état de « sa » chambre qu'elle était occupée par quelqu'un d'autre. Le fait que le couple fasse chambre à part n'avait pas été très compliqué à remarquer. Ça n'avait fait que renforcer son envie de couper les ponts avec eux, au moins pendant un temps. Même si la ville était petite, et même s'il venait à tomber sur Rosalya, ça ne signifiait pas qu'ils devraient s'expliquer. Lysandre savait qu'il l'avait déçue en cessant de lui parler pendant ces quelques mois, mais il se doutait également qu'elle ne souhaiterait pas parler du secret qui avait tout déclenché.
Ne dis rien à Leigh, je t'en supplie.
— Bon, s'exclama Castiel en venant à sa hauteur. Maintenant que ça, c'est réglé, on va pouvoir commencer les choses sérieuses.
— Je ne souhaite pas que tu parles de moi à ta productrice, répondit Lysandre sans le regarder, devinant parfaitement de quoi il parlait. Je ne veux pas que tu te mettes dans une position inconfortable pour moi.
Son ami soupira et s'adossa au meuble sous la fenêtre, à sa gauche.
— Pourquoi ça me mettrait forcément dans une situation inconfortable ? Je n'ai rien à perdre à parler de toi.
— Tu perdrais en crédibilité si le rendez-vous venait à mal se passer, trancha sèchement Lysandre, agacé par le sujet.
— Et pourquoi ça se passerait mal ? Ma manager a déjà adoré tes morceaux.
Le compositeur fronça les sourcils, daignant enfin offrir son regard vairon à Castiel. Il croisa les bras, hésitant.
— C'est vrai ?
— Je te jure, je lui ai présenté cette semaine et elle a beaucoup aimé. Elle dit que ça pourrait figurer sur le prochain album. Elle a même demandé si ce ne serait pas possible que tu en composes d'autres.
Lysandre sentit une chaleur envahir sa poitrine, jusqu'à son ventre. Est-ce qu'une professionnelle du milieu avait réellement pu apprécier ses compositions, à lui, qui n'avait rien vu d'autre du monde qu'un village de campagne ? Est-ce qu'il pouvait vraiment faire le poids face aux créations d'un musicien qui avait autant voyagé ?
Lysandre se pinça les lèvres.
— Les autres vont pas tarder à arriver, on peut en reparler après si tu veux.
Exceptionnellement, ce jour-là, les membres du groupe se réunissaient tous chez Castiel. Le compositeur avait déjà prévu d'aller dans une bibliothèque pour chercher du travail, jusqu'ici s'intéressant surtout aux offres de professeur particulier de solfège. Enseigner la musique lui paraissait être un métier merveilleux, dans lequel il pourrait s'épanouir. Néanmoins, sans diplôme autre que celui du lycée, personne ne voulait l'embaucher. Avoir une autre possibilité de travailler dans la musique, dans le même label que son meilleur ami, serait formidable.
Presque trop beau pour être vrai.
— D'accord, dit Lysandre dans un sourire discret.
Au même moment, des coups se firent entendre à la porte. Castiel cria à l'invité d'entrer et ce fut aux trois membres du groupes, trempés jusqu'aux os, de pénétrer dans l'appartement. Maxence, le bassiste, s'amusait à secouer ses cheveux sur Jamila, la guitariste, dans des éclats de rire. Alban, à bonne distance d'eux, avait encore dans la bouche une cigarette qui n'avait pas dû apprécier la soudaine pluie puisqu'elle était tordue en deux.
— He bah, s'exclama Castiel en allant vers eux. Vous êtes venus à pieds ou quoi ?
— Mais même pas ! se plaignit Jamila en éloignant Maxence d'un coup d'écharpe trempée. Le taxi nous a déposé au bout de la rue mais ça s'est mis à pleuvoir d'un coup, on a pas compris.
Alban leva les yeux au ciel, comme si seulement d'être en présence des deux autres était un calvaire sans précédent, et enleva son long manteau en velours qui cachait une robe noire de style gothique et des collants rayés. Il soupira de plus belle lorsque Castiel lui ordonna d'enlever ses bottes pleines de boue avant de pénétrer dans le salon. Jamila à son tour enleva sa veste, laissant Maxence la lui prendre comme un prince, et sauta joyeusement sur le siège le plus proche. Ses cheveux noirs frisaient dans son chignon à cause de l'humidité.
— Ah, je te reconnais, dit-elle à Lysandre. T'es le pote de lycée de Castiel ? Ça va bien ?
Ce dernier répondit à l'affirmative dans un sourire. Alban alla s'asseoir sur le canapé sans un bonjour, pour ne pas changer. Le gel lavé par la pluie, ses cheveux décolorés lui tombaient sur toute la partie droite de son visage, ce qui semblait l'agacer au plus haut point. Maxence vint ensuite se positionner devant Lysandre. Ce dernier avait oublié à quel point le bassiste de Crowstorm était grand, le dépassant largement d'une tête. C'était également le seul à être venu sans manteau, puisqu'il ne portait qu'un pull à col roulé. Bien que Maxence souriait à pleine dent, son regard lui donnait une impression étrange.
— Je vais rentrer Démon, dit Castiel en enfilant ses bottes mais sans prendre la peine de mettre son manteau, malgré les trombes d'eau qui tombaient désormais.
Démon avait l'habitude de rester à l'extérieur, sur sa terrasse. Tandis que la porte claquait, tout le monde commença à prendre ses aises. Même si en une douzaine de jours, Lysandre ne les avait jamais vus à l'appartement, il était clair qu'ils y avaient leurs habitudes. Alors même qu'il vivait ici désormais, c'était lui qui était clairement de trop. Castiel lui avait bien dit qu'il pouvait rester avec eux s'il le souhaitait, mais cela ne faisait que le conforter dans son projet de les laisser seuls.
Il ne souhaitait plus vivre dans l'ombre de son frère, ce n'était pas pour commencer à courir après celle de Castiel.
— C'est toi le compositeur de la dernière fois ? demanda Maxence, toujours ce sourire étrange aux lèvres.
Maxence avait énormément de charisme, de prestance. Tout le monde l'écoutait et il dégageait cette envie de devenir ami avec lui ; Lysandre l'avait senti, même en le peu de temps qu'ils avaient passé ensemble. Castiel, à côté, faisait plus discret et effacé. Il ne se mettait pas en avant et ne parlait pas beaucoup de lui. Pourtant, lorsqu'ils montaient sur scène, c'était Castiel qui reprenait le contrôle. C'était lui qui brillait.
À cet instant précis, Maxence donnait pourtant l'impression d'occuper toute la pièce. Il avait frappé l'espace comme la lumière d'un éclair dans la nuit.
— Castiel nous a dit que tu vivais chez lui.
Maxence fit quelques pas, les mains dans le dos, et le dépassa. Il semblait se balader, comme cherchant quelque chose, et se dirigea vers le bureau. Castiel avait demandé à Lysandre de ne pas y toucher, car il y rangeait ses compositions et documents personnels, mais le compositeur ignorait ce que Maxence avait le droit de faire ou non. Après tout, ils étaient dans le même groupe. Peut-être que les compositions qu'il lui gardait secrètes, Castiel les lui faisait écouter, à lui.
Lysandre vint tout de même à sa hauteur et Maxence commença à parler d'une voix très basse, comme pour ne pas déranger Jamila et Alban, occupés sur leur téléphone.
— C'est toi qui lui a tout appris alors ?
— Je ne crois pas lui avoir appris quoi que ce soit.
— Quel faux modeste ! s'exclama Maxence en lui donna un léger coup de coude.
Le bassiste ouvrit le premier tiroir du bureau et, bien que Lysandre savait qu'il n'avait pas vraiment le droit de regarder, la curiosité le titilla. Légèrement déçu, il observa Maxence sortir la simple enveloppe qui contenait ses propres compositions ; rien qu'il ne connaissait pas déjà, donc.
— Castiel compose de bons trucs, c'est vrai. Il nous a dit que du bien de toi. Genre que tu es son modèle, qu'il serait jamais devenu l'auteur-compositeur-interprète qu'il est maintenant si tu n'avais pas été là.
Les compliments semblaient sincères mais Lysandre n'arrivait pas à se sentir à l'aise, seul avec lui. C'était comme si Maxence cherchait à lui faire comprendre quelque chose, sans qu'il ne parvienne à deviner quoi. Est-ce que Castiel avait vraiment dit ça de lui ? Si c'était le cas, il en était heureux, mais de la bouche de Maxence, la saveur était différente. Hypocrite, ou ironique.
Le bassiste se pencha vers lui, braquant ses yeux sombres dans les siens, comme pour guetter une réaction de sa part à ce qu'il allait dire.
— Ses dernières compositions sont vraiment au dessus du lot. De t'avoir revu, ça a dû l'inspirer.
Il ne lui disait pas ça par hasard, pas vrai ?
— Apparemment il a écrit ça en une nuit, comme ça, au crayon. Tu imagines ? Ça a vraiment beaucoup impressionné notre manager.
Maxence lui glissa l'enveloppe dans les mains, parlant de plus en plus bas.
— Qu'est-ce que tu en penses, toi ?
Et Lysandre ouvrit l'enveloppe, sans réfléchir, presque instinctivement. Il ouvrit cette simple enveloppe kraft qui contenait ses compositions, celles qu'il avait recopiées au crayon à papier dans le bus pour venir jusqu'ici. Il regarda en bas, à droite, là où il avait apposé une simple signature, pour constater qu'elle n'y était plus.
— Quelle horreur cette pluie, putain ! s'énerva Castiel dans l'entrée en retenant un Démon couvert de boue.
Sans qu'il n'ait le temps de réagir, Maxence lui reprit vivement les compositions des mains, les remit dans l'enveloppe pour les rangea dans le bureau.
— Bah alors ! Tu nous emmerdes pour trois gouttes de pluie sur ton tapis mais alors ton clebs tu lui accordes tout ? s'amusa Maxence, l'air de rien, en allant s'asseoir sur le canapé.
— Ouais, lui il vit ici, répondit sèchement Castiel.
Lysandre déglutit et s'éloigna du bureau. Sa tête le lançait furieusement. Castiel enleva ses chaussures et entra dans le salon. Tandis qu'il s'asseyait sur le dernier fauteuil de libre, il leva les yeux vers Lysandre.
— Alors tu restes avec nous ?
Le compositeur jeta un coup d'œil à Maxence qui, lui, fit semblant de l'ignorer, son bras autour des épaules d'Alban.
Lysandre observa Castiel et sourit.
— Non, je vais y aller. J'ai des choses à faire.
— T'es sérieux ? s'agaça Castiel. Il pleut des cordes. Si c'est pour tes recherches de boulot, tu peux emprunter mon ordi.
Lysandre descendit dans l'entrée et enfila ses chaussures.
— Ne t'inquiète pas pour moi.
Castiel continua à pester, comme quoi il était vraiment borné et que ça n'avait pas changé depuis le lycée, mais Lysandre l'ignora. Il dit au revoir à tout le monde en enfilant son manteau et emprunta un parapluie. Il devait sortir, prendre l'air, même sous la pluie, ça n'avait pas d'importance. Il devait seulement partir loin de lui.
Pas de Castiel, non. Loin de Maxence, dont le sourire mesquin lorsqu'il avait ouvert la porte pour sortir ne lui avait pas échappé.
♦♦♦
Mélody attendait Rayan à la sortie des cours, son pied tapant furieusement le sol d'impatience. La jeune étudiante préférait attendre à l'extérieur de la salle, pour ne pas attiser encore plus la jalousie de ses camarades, qui toutes et tous l'enviaient déjà d'être son assistante. Mélody savait qu'elle avait une place particulière. Sinon pourquoi Rayan insisterait-il autant pour la voir, même en dehors de la salle des profs ? Pourquoi serait-il d'aussi bonne humeur depuis quelques jours ? Il ressentait quelque chose de spécial pour elle... il ne pouvait pas y avoir d'autre explication.
— Ah, Mélody ! s'exclama le professeur en fermant la porte de la salle derrière lui. Merci de m'avoir attendu.
Il avait le sourire jusqu'aux oreilles. La jeune femme sourit en retour, sentant son cœur s'envoler dans sa poitrine. Même Nathaniel ne lui avait jamais fait ressentir ça !
— Oui, Rayan ?
Ce dernier se passa la main sur la tempe.
— Monsieur Zaidi, s'il-vous-plaît. En Espagne tout le monde m'appelait par mon prénom mais ici, j'ai cru comprendre que ça ne se faisait pas. C'est difficile de se réhabituer ! plaisanta-t-il, un peu gêné. J'ai aussi tendance à vouloir tutoyer tout le monde... enfin bref!
— Oh oui bien sûr, monsieur Zaidi, je comprends.
C'était normal. Ils n'étaient pas seuls, après tout.
— Tenez, la liste des élèves invités pour le gala.
Mélody prit des mains la feuille qu'il lui tendait. Elle sourit en voyant son nom apparaître en haut de la liste, derrière la mention « Master 2 ». Son œil se perdit sur la feuille jusqu'à tomber sur la liste des Master 1 où ne figuraient que deux noms : un certain Karim et...
— Olympe ?
Rayan haussa un sourcil.
— Oui ? Vous la connaissez ?
— Euh... non... enfin, c'est une amie. Mais vous n'invitez que deux élèves de M1 ? Pourquoi... eux ?
Pourquoi elle parmi tous les élèves de Master 1 ? Pourquoi encore et toujours elle ? Pourquoi cette fille se retrouvait encore dans ses pattes, après quatre longues années ?
— Oui, ce sont mes étudiants. Enfin je suis leur directeur de recherche, se justifia-t-il d'une voix claire.
— Ah... d'accord.
— Puis au gala il va y avoir l'artiste contemporaine Kat-een qui s'est spécialisée dans la reproduction de couvertures de comics, continua-t-il, sans la regarder. C'est une formidable bédéiste féministe, ça rentre totalement dans son projet de recherche, ce sera une occasion exceptionnelle pour elle de la rencontrer. En plus en ce moment elle est exposée au musée Britana, ce soir c'est le vernissage d'ailleurs...
Mélody observait Rayan, un peu circonspecte. Il semblait presque se parler à lui-même, comme si elle n'était pas là.
Evidemment que Rayan était son directeur de recherche. Mélody n'avait aucun mal à comprendre pourquoi Olympe l'avait choisi, lui, elle et ses recherches stupides sur des bande-dessinées pour gamins ! Elle devait croire que ses charmes feraient oublier à Rayan qu'elle n'avait aucun talent. Mais le professeur Zaidi était trop intelligent pour succomber à de tels stratagèmes. Il était si gentil qu'il devait croire réussir à tirer quelque chose de cette fille... mais Mélody l'avait bien vu au lycée, avec ses moyennes catastrophiques à l'exception de son option art plastique. Et dire qu'elle se croyait capable d'obtenir un master... c'était n'importe quoi !
— Enfin bref, pardon, reprit Rayan, s'arrêtant dans sa tirade. Ce gala doit servir aux élèves à se faire des contacts. Vous aussi, profitez-en pour rencontrer des artistes intéressants. D'accord ?
La jeune femme hocha la tête, tentant d'ignorer ce pincement désagréable dans sa poitrine. Olympe n'était que son étudiante, ça ne voulait rien dire. C'était Mélody, son assistante, et personne d'autre. C'était elle qui passait le plus de temps avec lui, y compris en dehors des cours. Personne ne pourrait lui prendre ça.
Et ce gala, elle l'attendait avec impatience.
— Ça alors, une revenante, railla Tachi au son de la clochette de la porte d'entrée.
— C'était aujourd'hui l'inventaire ? demanda Mélody en posant son sac sur le comptoir.
— Bah oui ! Je t'ai envoyée un message ce matin, répondit Nathalie, sa mère.
La jeune femme vérifia machinalement son portable, avant de se souvenir qu'elle avait supprimé ses notifications sans les lire. Dernièrement, elle ne faisait même plus l'effort de répondre aux messages de Tachi. Rayan occupait peut-être un peu trop son esprit.
Son père et sa mère vinrent lui faire la bise. Son ami, quant à lui, était au fond de la boutique, occupé à ranger des cartons de livres qui allaient partir au recyclage, car invendus depuis trop longtemps. Même s'il ne travaillait plus là, Mélody savait qu'il venait presque tous les weekends boire un café avec ses parents. Il était également toujours disponible pour donner un coup de main, lorsqu'il n'avait pas cours. Ce jour-là, Tachi portait un jean et un simple t-shirt kaki. Il avait également de toute évidence abandonné les cheveux blonds puisqu'ils étaient de nouveau d'un noir de jais, sa couleur naturelle. Mélody se rendit soudainement compte qu'elle ne voyait jamais Tachi en t-shirt. Même s'il était svelte, ses bras étaient beaucoup plus musclés qu'il n'y paraissait, et un bout de tatouage dépassait de sous la manche
— Qu'est-ce que tu mates comme ça ? plaisanta-t-il en passant à côté d'elle.
— Je te mate pas ! se justifia Mélody, répondant au quart de tour à la moindre taquinerie de son ami, comme d'habitude.
Tachi rit de plus belle et, comme un mannequin sur un podium, fit les quelques pas qui le séparaient de la porte en roulant des mécaniques. Ses parents furent très amusés par la scène mais cela ne fit que renforcer l'agacement de Mélody. Il n'en ratait pas une !
— Mais t'as quel âge ? s'agaça-t-elle.
— Quatorze, répondit-il sans une once d'hésitation en revenant vers eux. Je ne fête plus mon anniversaire depuis.
Tachi, à sa hauteur, passa finalement un bras autour de ses épaules pour la serrer contre lui. Ça faisait longtemps qu'ils ne s'étaient pas vus. En fait, depuis la fois où il était venu la chercher devant la fac.
Quatre ans qu'ils étaient amis, six qu'ils se connaissaient. Mélody avait déjà dormi chez lui, et même dans son lit à l'époque où ses amis occupaient le canapé et que la jeune étudiante s'était retrouvée enfermée dehors. Il était le seul qu'elle laissait être aussi proche d'elle, sans que cela la dérange. Il n'y avait aucune ambiguïté entre eux.
— Alors c'est Mélody la grande-sœur, pas vrai ? dit son père à sa mère dans un sourire.
— Comment ça, « la grande-sœur » ? interrogea Tachi en lâchant les épaules de Mélody.
— Oui, vous vous chamaillez comme un frère et sa sœur, répondit sa mère. Mais c'est Tachi le petit-frère.
Les deux s'observèrent, circonspect, avant que l'ancien libraire explose de rire en premier.
— Ah nan, ça je crois pas !
Le jeune homme repartit dans la réserve récupérer le dernier carton. Mélody comprit parfaitement qu'il faisait ça pour cacher son embarras, et qu'en vérité il appréciait toutes les réflexions de ses parents supposant qu'il faisait parti de la famille. Tachi considérait ses parents comme les siens, c'était une évidence. On ne revenait pas voir ses employeurs quatre ans après avoir démissionné tous les weekends sans raison. Même son amitié avec Mélody, cette dernière savait qu'il ne s'agissait que de la continuité de sa relation fusionnelle avec ses parents. Puisqu'il adorait les parents, il avait fini par s'occuper de la fille, rien de plus.
Cette pensée l'avait toujours attristé, mais elle préférait en avoir conscience plutôt que de se faire des idées. Qu'on l'apprécie véritablement pour ce qu'elle était, ce n'était jamais arrivé. Et cette relation, même superficielle, restait la seule chose qui se rapprochait d'une véritable amitié pour elle.
— C'est le dernier ! s'exclama Tachi en posant le carton au dessus de la pile près de la porte d'entrée. Ça fait les muscles tout ce bordel, hein.
— Super, merci beaucoup, s'enthousiasma Philippe, son père. On va aller à la déchetterie. Vous pouvez continuer l'inventaire tous les deux ? Maintenant que tu es là, Mélody.
— Oui bien sûr, répondit-elle.
La jeune femme les prit dans les bras et leur tint la porte le temps qu'ils emportent tous les cartons dans la voiture. Avant qu'elle referme, Nathalie prit son visage dans ses mains.
— Tu te maquilles en ce moment ma chérie ? Ça te va vraiment bien. Tu devrais le faire plus souvent, tu es beaucoup plus belle comme ça, je te le dis tout le temps. Cette jupe est jolie aussi, tu aurais dû mettre des talons hauts avec.
— Mais j'arrive pas à marcher avec, ne put-elle s'empêcher de geindre.
Sa mère sourit et Mélody lui fit un signe tandis qu'elle grimpait dans la voiture. Tachi était venu leur dire au revoir lui aussi, depuis la vitrine.
La mère de Mélody était une femme très belle ; de longs cheveux bruns – la seule chose dont sa fille avait hérité aussi –, une taille de guêpe, des traits parfaits, une peau lisse. À se demander comment son père, plus petit qu'elle et d'un physique banal, avait réussi à la conquérir. Nathalie s'habillait toujours joliment, avec du goût et, même si elle aimait prêter ses vêtements à sa fille, ceux-ci ne lui allaient jamais. Depuis l'enfance, personne ne manquait l'occasion de pointer du doigt leur difference. La jeune femme était petite, faisait du quarante et avait de l'eczéma sur les jambes et les bras au moindre stress. Elle était quelconque, oubliable.
Mélody soupira.
— Je sais ce que tu vas dire, dit-elle froidement en faisant volte-face.
— C'est quoi ce ton accusateur ? pouffa Tachi.
« Tu es belle comme que tu es ». C'était ce qu'il lui disait à chaque fois qu'elle se forçait à mettre du maquillage, porter des talons ou des tenues dans lesquelles elle se sentait mal-à-l'aise. Ce qu'il lui disait à chaque fois qu'elle ne pouvait s'empêcher de se comparer au physique de mannequin de Nathalie. « Tu es belle comme que tu es », c'est ce qu'elle aurait aimé que sa mère lui dise. Mais non.
Tu devrais mettre des talons hauts.
Tu es mieux avec du maquillage.
Ces vêtements ne te mettent pas en valeur.
Tu devrais faire attention, tu as un peu grossi ces derniers temps.
Ta copine de lycée, Olympe, est vraiment belle. Tu devrais t'habiller plus comme elle.
Elle n'avait pas besoin que Tachi lui rappelle cette réalité. Qu'à part lui, qui était juste gentil, tout le monde la trouvait « plus belle » dans des vêtements inconfortables. Qu'au naturel, elle était banale et insipide.
— Allez, j'ai rien dit, Mélody. Ne boude pas s'il-te-plaît.
— Je ne boude pas, répliqua-t-elle sèchement.
Tachi rit doucement.
— Si tu le dis !
Ils s'installèrent tout deux au comptoir, comme ils en avaient l'habitude. Derrière la caisse, Tachi scannait les ouvrages que Mélody lui passait. Ce n'était pas une activité qui demandait beaucoup de concentration. D'ordinaire, son ami aurait sûrement proposé de mettre du rap en fond sonore, juste pour l'embêter, mais il ne le fit pas cette fois.
Mélody, toujours perturbée par ce que sa mère lui avait dit – même si ça partait d'une bonne intention – se sentit encore plus mal-à-l'aise dans cette jupe. Mélody la trouvait trop serrée mais l'avait mise pour Rayan, parce qu'elle le voyait aujourd'hui encore. N'était-elle pas boudinée et ridicule dedans ? Rayan qui ne lui avait jamais dit qu'elle était belle. Probablement parce que ce serait inapproprié ? Ou seulement parce qu'il ne le pensait pas.
Après quelques minutes de silence, Tachi le brisa.
— Tu sors avec quelqu'un.
Ce n'était pas une question. Mélody fronça les sourcils.
— Non. Pourquoi tu dis ça ?
— Tu te maquilles, tu te fringues différemment. Tu ne passes plus jamais voir tes parents, tu ne lis pas leurs messages. Tu ne réponds pas aux miens.
Tachi la désigna de manière accusatrice avec un livre dans la main.
— Ne plus répondre aux messages de ses potes c'est un signe universel pour dire qu'on a quelqu'un !
— N'importe quoi, railla Mélody, souriant malgré elle.
Les joues rouges, la jeune femme hésita, se balançant d'un pied à l'autre. Tachi était son ami... pas vrai ? Il ne la jugeait jamais. Il était le seul à être toujours de son côté. Le seul à essayer de la comprendre. À ne pas la détester. À l'aimer, même comme une sœur qu'on le forcait à babysitter. Si elle ne pouvait pas en parler avec lui, elle ne pourrait en parler à personne.
— Il y a bien quelqu'un...
Étrangement, Tachi parut surpris.
— C'est qui ? Ne me dis pas que c'est encore ce sale-
— C'est pas lui ! soupira Mélody. C'est... c'est mon prof.
— De quoi ?!
Tachi posa le livre qu'il avait dans les mains sur le comptoir.
— Ton prof ? Mais il a quel âge ?
— Trente-trois.
— Trente-trois ?! Mais c'est un vieux !
— Tu peux parler ! se moqua Mélody. Toi t'en as trente-cinq !
Tachi la fusilla du regard.
— D'abord, je l'ai déjà dit tout à l'heure, je suis plus jeune dans ma tête. Et ensuite, moi je sors pas avec mes élèves.
— Tes élèves ont moins de dix-huit ans alors encore heureux.
— Hey... s'agaça-t-il en fronçant les sourcils. Pas tous. J'en ai un qui a déjà vingt piges. Mais ça ne change rien. Un prof ne devrait pas sortir avec ses élèves. Il a l'ascendant sur eux, je suis bien placé pour le savoir. C'est pas une question d'âge.
— Mais moi je suis à la fac ! Ça n'a rien à voir avec le lycée. Je ne suis pas une gamine influençable, ajouta-t-elle d'une voix tranchante.
— C'est pas... c'est pas ce que j'ai dit, soupira-t-il en se passant la main dans les cheveux.
Un silence gêné s'installa entre eux. Il était rare qu'ils discutent aussi sérieusement de quelque chose, surtout ces dernières années. Après un instant, Tachi recommença à scanner les codes barres.
— Mais... commença-t-il. Tu ne trouves pas...
Il semblait hésiter.
— J'en sais rien. Je croyais... je croyais que ça te dégoûterait que quelqu'un d'aussi vieux que ça te fasse des avances.
Mélody cligna plusieurs fois des paupières, sans comprendre.
— Pourquoi ? Son âge, ça m'est bien égal, cracha-t-elle, comme pour le défendre.
— Vraiment ?
Tachi garda un visage impassible et concentré, comme si cette information l'importait peu. Certes, Mélody n'était pas la personne la plus ouverte d'esprit qui soit, mais elle avait beaucoup évolué depuis le lycée. Pourquoi cela l'étonnait-il autant que cet aspect-là ne la dérange pas ? Ses propres parents avaient neuf ans d'écart.
— Qu'est-ce qu'il a de si extraordinaire que ça ce vieux, alors ? demanda-t-il en soupirant.
— Et bien... Il est beau, intelligent, c'est une référence dans son domaine. Il a voyagé à travers le monde... puis il est charismatique, quand il parle tout le monde l'écoute...
— Ouais, ça c'est facile, quand on enseigne à l'université, railla Tachi. Le genre de mec qui se ferait bouffer tout cru s'il devait enseigner dans un lycée.
— Et, pour ta gouverne, ajouta-t-elle comme s'il ne l'avait pas interrompu, il ne m'a pas fait d'avances... il me respecte trop pour ça.
— Qu'est-ce que ca veut bien dire, ça, "te respecte trop" ? demanda-t-il en levant les yeux au ciel.
— Je pensais pas que tu me jugerais comme ça.
Tachi braqua de nouveau son regard sur elle. Il ouvrit la bouche à plusieurs reprises avant qu'une phrase construite sorte finalement de ses lèvres.
— Je ne te juge pas toi, c'est lui que je juge. S'il te respecte, comme tu dis, il attendra jusqu'à la fin de l'année que tu sois diplômée.
— C'est évident. Et moi je suis prête à attendre ! répondit Mélody, souriant sans s'en rendre compte.
Tachi souffla de plus belle, visiblement agacé. Vu ce qu'il s'était passé avec Nathaniel, c'était normal qu'il s'inquiète pour elle. Mais elle ne referait pas les mêmes erreurs, elle avait grandi. Il était évident que Rayan n'allait rien tenter tant qu'elle serait encore étudiante, mais ça ne voulait pas dire qu'elle ne lui plaisait pas. Tachi devait lui faire confiance sur ce coup-là, malgré son inquiétude typique de grand-frère.
Les derniers rayons de soleil de la journée traversèrent la vitre pour recouvrir les étalages de livres près de l'entrée. La nuit était tombée sur eux avec une rapidité déconcertante. Tandis qu'ils continuaient à faire l'inventaire, Mélody crut un instant que le sujet était clos. Pourtant, Tachi, toujours occupé à regarder l'écran de l'ordinateur, ajouta :
— Tu ne devrais quand même pas te forcer à te maquiller et changer pour ce gars.
Son ton était étrangement froid, comme apathique, là où d'ordinaire il était si boute-en-train. Dans la pénombre qui avait envahi l'arrière boutique, la jeune femme peinait à discerner l'expression de son visage ou le titre des livres dans ses mains. Pourtant, elle ne se leva pas pour allumer la lumière.
— S'il t'aime, il s'en fout de ton rouge à lèvres ou de ta jupe. N'écoute pas ta mère.
Mélody sentit son cœur manquer un battement alors qu'il ajoutait ces mots, ces mots qu'il lui répétait sans cesse. Ces mots qu'il était le seul à lui dire.
— Tu es belle comme tu es.
♦♦♦
Le portable d'Olympe vibra au bord du lavabo. Son cœur manqua un battement en croyant savoir de qui venait le message, mais la jeune femme soupira en voyant le nom s'afficher à l'écran.
De : Ada
Envoyé à 20:06 le 23/11/20XX
« Bah alors, on donne plus de nouvelles ? »
Ça ne faisait pas si longtemps que ça qu'elles s'étaient parlées pour la dernière fois, si ? Le ton accusateur de son amie ne lui plaisait pas même si elle savait, au fond, qu'elle avait raison. Entre Ada qui était allé travailler en Espagne pendant les huit mois de sa dernière année et Olympe qui avait carrément changé de ville depuis, il n'était pas dit que les deux jeunes femmes se revoient de si tôt.
Ada avait été un immense soutien pour elle, son roc même, pendant toutes ces années difficiles de réhabilitation. Elle ne l'avait jamais vu marcher sur ses deux jambes, sans béquille. C'était comme si elle appartenait à cette ancienne vie qu'elle n'assumait pas et dont Olympe ne voulait plus. Son amie était la première à se réjouir de ses progrès mais lui parler de tout ça était plus fort qu'elle.
Olympe supprima la notification et reposa son portable sur le bord du lavabo. Elle finit de s'attacher les cheveux dans un chignon coiffé-décoiffé et sortit un tube de rouge à lèvre de son sac, assorti à sa robe. C'était d'ailleurs Ada qui l'avait convaincue de l'acheter, après avoir vu les étoiles dans les yeux de son amie qui l'observait dans la vitrine. C'était trois ans auparavant. À cette époque, l'idée de montrer ses jambes était inenvisageable. Pendant presque quatre ans ça l'avait été, malgré toute sa bonne volonté, alors elle ne l'avait jamais portée. Cette robe était sublime ; moulante, proche du corps, légèrement fendue sur la cuisse et remontée jusqu'au col. Le parfait mélange entre classe et sexy. Le miroir des toilettes de la galerie avait l'avantage de ne pas montrer ce qui se situait en dessous de son bassin. Olympe sentait qu'un seul coup d'œil à ses jambes trop maigres, pas assez musclées, pas assez fortes, la ferait s'éclater en sanglots. La jeune femme, sans baisser les yeux, tira légèrement sur le bas de la robe. C'était idiot. Elle avait toujours voulu mettre cette robe, elle avait seulement attendu le moment parfait. Elle ne devait surtout pas craquer maintenant.
Olympe était enfermée dans les toilettes depuis vingt heures, seulement parce qu'elle savait que c'était l'heure à laquelle Rayan devait arriver. Et s'il la trouvait laide, dans cette tenue ? Et s'il la trouvait ridicule, elle qui n'osait plus porter ce genre de choses ? L'Olympe du lycée n'aurait jamais eu peur de mettre une robe courte ou des talons hauts ; elle n'aurait jamais douté de pouvoir s'habiller comme elle le souhaitait. Pourtant, encore aujourd'hui, c'était difficile... cette Olympe-là n'existait plus.
Ada aurait été fière d'elle, peut-être. L'idée de se prendre une photo et de la lui envoyer lui traversa l'esprit. La main tremblante, elle prit son portable et le rangea finalement dans son sac. Se forçant à se pas baisser les yeux vers ses jambes, elle prit de longues inspirations, comme celles qu'elle prenait au sport, les yeux fermés. Le cœur battant, elle sortit des toilettes et rejoignit l'exposition dont elle avait déjà fait le tour.
Olympe avait assisté au discours de Kat-een à l'ouverture de la galerie vers dix-huit heures. Elle avait même pu discuter avec l'artiste, s'étant fait remarquer avec son total look rouge, Kat-een elle-même habillée en jaune de la tête aux pieds. Pouvoir rencontrer une artiste dont elle suivait le travail depuis des années sur les réseaux sociaux était exceptionnel et elle était émue rien qu'à y repenser. Rien que pour ça, elle ne remercierait jamais assez Rayan - même en temps que professeur Zaidi.
Olympe s'arrêta devant son œuvre préférée. Il s'agissait de la reproduction d'une couverture d'un Batman de 1988 dont le genre des personnages avait été changé, la spécialité de Kat-een, pour dénoncer les stéréotypes de genre dans les comics. Outre le message, cette couverture-là était magnifique dans sa reproduction du style de l'époque avec des méthodes contemporaines. Un travail titanesque, là où certains ne voyaient qu'une pâle contrefaçon et un manque d'originalité.
— Beaucoup de ses détracteurs pensent qu'elle ne fait que du copiage... murmura une voix dans son dos, juste contre son oreille.
Olympe n'eut pas besoin de se retourner pour savoir de qui il s'agissait.
— Mais ses vrais admirateurs comprennent parfaitement la portée de son travail et son talent.
La jeune femme sourit tandis que l'homme derrière elle vint à sa gauche.
— Lorsqu'on n'a rien à dire sur le fond, on attaque la forme, répondit-elle dans un sourire en coin.
Rayan mit les mains dans ses poches. Il portait un long manteau noir d'hiver et avait encore une écharpe grise autour du cou. Le professeur soupira.
— J'aurais tellement aimé pouvoir assister au vernissage. Mais il n'y a déjà presque plus personne.
— Il ne faut pas avoir trop de regret, apparemment elle a eu un contre-temps, elle a dû partir à peine trente minutes après son arrivée.
— Je suis déçu quand même, répondit Rayan en se penchant vers elle. Les réunions à la fac ne sont pas ce qu'il y a de plus intéressant. Surtout quand je vois ce que j'ai failli rater ici.
Son ton ambigu ne lui avait pas échappé.
Olympe rougit et toussa pour cacher sa gêne. Qu'ils aient une telle complicité, comme si de rien n'était, alors qu'ils ne s'étaient pas parlés depuis des semaines lui retourna le ventre. Comme si toutes les émotions qu'elle avait tues jusqu'ici resurgissaient soudainement.
Hésitante, la jeune femme fit un pas en arrière pour pouvoir l'observer plus attentivement.
— Tu n'es pas venu au sport.
Rayan sourit. Sa bonne humeur émanait de lui comme un soleil dans le froid de l'hiver.
— J'aurais aimé. En ce moment c'est compliqué, mais je n'allais pas manquer ça aussi.
Le professeur avait seulement répondu à son mail, utilisant lui aussi une adresse mail honteuse à base de département de naissance et de nom de club de foot - preuve que tout le monde en conservait au moins une, peu importe l'âge -, lui disant qu'il serait ravi de la revoir et qu'elle lui avait manqué.
Le soulagement avait transparu dans les quelques mots qu'il lui avait écrit mais ne pas le voir ensuite sur le terrain l'avait fait douter malgré elle. L'invitation au vernissage était arrivée au bon moment.
— Je suis désolé.
— Ce n'est pas grave.
Olympe triturait son sac à main. Rayan se mit face à elle, suffisamment près pour la pousser à lever les yeux vers lui.
— Tu es magnifique, tu sais.
La jeune femme sentit son cœur se soulever. Elle le remercia, hésitante. La dynamique entre eux avait changé et, même si elle l'avait souhaité, elle se sentait quand même mal-à-l'aise. Brusquement, elle regretta de ne pas avoir goûté au champagne. Même si elle ne supportait plus l'alcool, elle n'aurait pas dit non à un peu de désinhibition.
— Je n'ai plus l'habitude de porter ce genre de choses, ne put-elle s'empêcher d'ajouter.
— Ça te va très bien.
Ne pense pas à tes jambes, ne pense pas à tes jambes.
— Je crois bien que c'est la première fois qu'on se voit en dehors du terrain d'athlétisme... et de la fac, dit Rayan.
— C'est vrai, rit doucement Olympe. Ça fait bizarre de se voir sans nos tenues de sport et sans être entourés de lycéens.
Rayan rit à son tour puis un léger silence s'installa entre eux.
— Vous... commença Olympe avant de se reprendre. Tu as eu le temps de faire le tour de l'exposition ?
Rayan parut surpris de son soudain passage au vouvoiement. Pourtant, il sourit, comme si de rien n'était, et observa du regard le reste de la salle.
— Pas encore, et toi ?
— Oui, plusieurs fois, répondit Olympe, enthousiaste. Tu veux... que je te guide ?
— Avec plaisir.
Une chaleur agréable envahit sa cage thoracique. C'était normal de stresser et de faire quelques gaffes... Priya lui avait bien dit que ça ne devrait pas l'empêcher de vivre son histoire. Rayan était quelqu'un de bien après tout. Gentil, respectueux - et quand il posait les yeux sur elle, elle se sentait belle. Pas seulement à l'extérieur, mais surtout à l'intérieur. À ses côtés, elle avait le sentiment d'être son égal.
— J'ai déjà étudié la plupart des œuvres exposées. Je suis tellement heureuse de pouvoir les voir de mes propres yeux, dit-elle en se dirigeant vers l'œuvre à droite de la première.
— En plus, avec le gala, tu vas pouvoir discuter avec Kat-een et plein d'autres artistes contemporains majeurs, murmura Rayan dans son oreille. Tu n'es pas censée être déjà au courant, mais tu vas pouvoir y assister.
— C'est vrai ? s'exclama Olympe, un peu trop fort dans le calme de la galerie. Je... je pensais que seuls les étudiants en dernière année étaient invités.
— J'ai pu négocier une exception pour toi et Karim, puisque je dirige vos mémoires. Vous êtes des privilégiés.
Olympe rougit une fois de plus, électrisée par le contact de la main de Rayan dans le bas de son dos. Son toucher était fugace, discret, presque imperceptible sous le tissu épais de sa robe, mais elle l'avait senti avec une précision brûlante. Tandis qu'ils continuaient la visite, Olympe expliqua le contexte des œuvres exposées à Rayan, les différences d'avec le modèle d'origine et du message exprimé par Kat-een. Leurs doigts et leurs épaules se frôlaient, sans jamais se toucher franchement, mais le contact lui laissait une marque vive sur la peau à chaque fois. Elle se demanda si Rayan ressentait la même chose ou si, pour lui, ces contacts n'étaient que des banalités. Si elle était la seule à ressentir cette chaleur dans sa gorge rien qu'à le savoir près d'elle.
Ils firent le tour de l'exposition, jusqu'à naturellement revenir vers la porte d'entrée. L'heure avançant, la galerie s'était considérablement vidée, même si quelques personnes discutaient encore joyeusement en sirotant des verres de vin blanc. Rayan porta son regard sur ce petit groupe auquel ils ne s'étaient pas intégrés, juste derrière eux. Dans un rire, ils partagèrent leur gêne.
— Merci beaucoup de m'avoir guidé, dit Rayan après un instant de silence, une main dans la poche et l'autre dans le vide.
— De rien. Pour être honnête, ça me fait un peu bizarre d'expliquer des choses à un professeur d'université. Je ne pensais pas que c'était possible, plaisanta Olympe en regardant ses mains.
— C'est l'avantage des études supérieures. On passe trois ans à former des étudiants pour qu'enfin ils deviennent capables de nous apprendre des choses à nous aussi.
Olympe rit, incapable de soutenir son regard plus de quelques secondes sans rougir.
— Je sais très bien que tu m'as écouté pour me faire plaisir. Tu connais cette artiste autant que moi.
— Un peu, admit Rayan dans un sourire. Mais tu sais bien plus de choses à son sujet que moi.
Il fit un pas vers elle, jusqu'à ce que la distance qui les sépare ne dépasse pas la largeur de son sac-à-main.
— Et c'est un vrai plaisir de t'écouter parler.
Ne pouvant plus y échapper, Olympe leva les yeux vers lui. Alors qu'elle s'attendait à voir toute la confiance qui émanait de lui transparaître dans son regard, elle y trouva de l'hésitation. De la candeur. Une sensibilité très loin de l'image qu'elle avait eu de lui - sûr de lui, confiant. Comme s'il avait déjà fait ça une centaine de fois.
Olympe n'était peut-être pas la seule à craindre que ses gaffes gâchent toutes ses chances d'une belle histoire. Peut-être que les belles histoires se fichaient bien de ce genre de considérations.
— Tu es vraiment magnifique, murmura-t-il, sans lâcher son regard.
Elle aurait aimé le remercier, ou dire qu'il était beau aussi, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Lorsqu'il passa sa main sur sa joue, juste à la commissure de ses lèvres, ce fut son souffle qui se coupa. Et à l'absence de celui de Rayan sur ses lèvres, elle devina que le sien aussi.
— Quand tu m'as envoyé ce mail l'autre jour j'étais... tellement heureux. J'étais vraiment impatient de te revoir. Je n'ai pas arrêté d'y penser.
Son visage se rapprocha encore plus du sien, jusqu'à ce que son nez touche fugacement le sien.
Olympe eut un sursaut incontrôlable et Rayan, surpris, retira aussitôt sa main. Il eut un rire gêné tandis que la jeune femme se confondait en excuses. Pourquoi est-ce qu'elle gâchait toujours tout ? Même plus timide qu'il n'en avait l'air, Rayan n'avait pas peur d'aller vers elle, lui. Si elle n'était pas capable de faire un pas dans sa direction à son tour, il finirait par se lasser et laisser tomber.
Alors que l'angoisse d'avoir tout fichu par terre commençait à la gagner, Rayan se pencha en avant pour capter son regard. Dans un sourire joueur, comme devinant ce qui la torturait, il demanda :
— Tu veux aller dîner ?
L'invitation la prit la de court.
— Euh... je...
— Tu n'es pas obligée d'accepter si ça te met mal-à-l'aise.
— Rayan, j'ai... vraiment envie qu'on aille dîner ensemble... mais ce soir... c'est compliqué, s'entendit-elle répondre à son plus grand désarrois.
Elle mourrait d'envie d'accepter, mais c'était trop tôt. Elle se mordit la lèvre de frustration, alors même que c'était elle qui avait refusé.
Rayan sourit tristement, une apparente déception sur le visage, mais sembla comprendre son refus. Il n'avait pas l'air de lui en tenir rigueur.
— Acceptes-tu au moins que je t'accompagne jusqu'à l'arrêt de bus ? proposa-t-il en lui tendant une main courtoise. Ou ta voiture, peut-être.
— Le bus, confirma-t-elle. J'aimerais beaucoup.
Olympe sourit timidement avant de lever les yeux dans sa direction.
Il parut soulagé. Olympe saisit sa main tendue en tremblant légèrement, son cœur tambourinant dans sa poitrine. Le bonheur la prit toute entière, jusqu'à en faire pulser furieusement ses jambes, comme lorsqu'elle courait sur le terrain.
Les doigts enlacés et les paumes moites, ils quittèrent alors ensemble la galerie.
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