Ambre avait l'impression de ne pas avoir dormi depuis des semaines. Pourtant, étonnement, une fois arrivée à l'appartement de son frère, elle s'était endormie presque tout de suite. Les images de la veille étaient un peu floues, mais elle se souvenait globalement de ce qu'il s'était passé. L'énième connard qui lui avait pris la tête au travail, le regard lubrique du photographe que toutes les mannequins surnommaient « le vise-nibard » mais qui était considéré comme un artiste par toute la profession, ses « amies » qui l'avaient plantée une énième fois en boîte, Priya qui l'avait trouvée au pire moment, Nathaniel qui n'avait rien arrangé, pour ne pas changer. Sa tête lui faisait mal, comme après une grosse cuite, alors qu'elle n'avait pas eu le temps de toucher un seul verre de la soirée. Sa bouche était sèche, tous ses membres étaient engourdis d'avoir dormi dans ses vêtements de boulot trop moulants et elle avait une furieuse envie d'uriner.
À la fenêtre, le soleil n'était pas encore là, mais le réveil-radio sur la table de nuit indiquait déjà sept heures du matin. Ambre était allongée sur les couvertures et son frère était juste à côté, la tête enfouie dans l'oreiller et un filet de bave au coin de sa bouche. Ce crétin dormait toujours comme un bébé, même dans les pires moments, et elle lui avait toujours envié cette capacité. Elle pourrait certainement partir avant qu'il se réveille. Ambre ne voulait pas discuter avec lui de ce qu'il s'était passé. De toute façon, il était aussi mauvais qu'elle pour avoir ce genre de conversations ; ils ne savaient que se hurler dessus et elle finissait par partir en claquant la porte. Mais il avait quand même dormi à côté d'elle. Il savait qu'elle était sujette aux crises d'angoisse, surtout pendant la nuit, surtout quand elle était en manque.
Ambre se redressa très difficilement sur le lit. Son collier était entortillé autour de son cou comme un serpent. Elle enleva furieusement tous ses bijoux qui avaient laissé sur sa peau des marques rouges et les jeta sur le sol. Ces saloperies coûtaient des centaines voire des milliers d'euros mais elle ne pouvait plus les voir. Ce n'était que des cadeaux de garçons stupides, de toute manière. Une fois que la tête ne lui tournait plus, Ambre se leva et alla aux toilettes avant de se changer dans la salle de bain en empruntant des vêtements à son frère. Elle se nettoya le visage avec un gant de toilette et frotta pour faire partir le maquillage. Alors qu'elle nouait ses cheveux, ses pas la menèrent vers la cuisine, ses vêtements de la veille sous le bras. Piquer de la nourriture chez son frère faisait partie de son passe-temps préféré.
— Je me disais bien que j'avais entendu quelqu'un se lever.
Ambre sursauta, manquant de faire tomber son verre de jus d'orange. Priya se leva lentement du canapé, ses vêtements de ville sur le dos.
— Qu'est-ce...
Priya. Oui, Priya était rentrée avec eux la veille. Comment avait-elle pu oublier ce détail ? C'était si étrange de voir quelqu'un d'autre qu'elle dans l'appartement de son frère, lui qui ne ramenait même pas ses conquêtes ici la plupart du temps.
Ambre en eut le souffle coupé. Elle était là, devant Priya, habillée n'importe comment, des cernes monstrueuses sous les yeux et – surtout – avec le souvenir d'un soirée honteuse en tête. Ça n'aurait jamais pu être pire.
— Qu'est-ce tu fais encore là ?
La question lui avait échappé, le ton sec avec. Son cœur tambourinait avec fureur dans sa poitrine. Trop d'émotions dès le matin, ce n'était pas bon pour elle.
— Je suis désolée. Tu aurais préféré que je m'en aille discrètement à six heures du matin pour rentrer chez moi et ne pas te déranger ?
Son ton était neutre, elle ne paraissait pas énervée, mais le sarcasme était clair. Ambre, gênée, baissa les yeux et posa son verre sur la table.
— Tu veux bien me servir un verre aussi ? J'ai bien envie d'un bon petit-déjeuner.
La jeune mannequin aurait pu partir sur le champ, juste prendre ses vêtements, son sac et s'en aller. Mais, sans savoir exactement pourquoi, elle sortit un autre verre et lui servit du jus d'orange. En silence, elle chercha de quoi manger et aligna pain, confiture et pâte à tartiner sur la table. Priya vint s'asseoir en face d'elle. Ambre osait à peine lever les yeux dans sa direction. Priya était toujours belle, même sans avoir pris de douche ; par quel miracle est-ce qu'une chose pareille était possible ?
— Tu...
Ambre hésita. Des jours voire des semaines qu'elles n'avaient pas eu de conversation toutes les deux.
— Tu devrais en profiter et manger tout ce que tu peux... Nathaniel achète toujours de bons produits.
— Il ne sera pas fâché si on mange tout ce qu'il y a dans ses placards ?
— Les bons petit-déjeuners appartiennent aux lèves-tôt.
Priya pouffa et Ambre rit avec elle, discrètement. L'étudiante en droit prépara deux tartines avec de la confiture de fraise.
— Tiens, tu la veux ?
Même gênée, Ambre accepta. Cette dernière s'assit à son tour, la tête toujours baissée. Pourquoi y avait-il une petite partie d'elle qui était heureuse de ce petit-déjeuner totalement inattendu, même dans des circonstances pareilles, avec Nathaniel dans la pièce d'à côté ? C'était stupide, mais elle était un peu contente.
— Tu... tu peux manger de la confiture ? Ce n'est pas trop sucré ? hésita Priya.
— Ouais... enfin, tant que ça reste exceptionnel.
La mannequin n'avait quasiment rien mangé la veille, mais elle préférait ne pas le dire.
— Ça doit être difficile comme métier... non ? J'imagine même pas la pression que tu dois av-
— Priya.
Son poing était serré si fort que ses jointures en étaient devenues blanches.
— Je sais ce que tu essayes de faire... dit-elle, sans la regarder. Mais je n'ai pas envie d'en parler. Pas maintenant. S'il-te-plaît.
Un long silence passa, sans qu'elle n'ose relever les yeux. L'idée que son amie puisse insister, comme celle qu'elle puisse partir sans un mot, la terrifiait.
— D'accord.
Priya souriait mais son regard ne trompait pas : elle n'en resterait pas là. Une fille comme Priya ne pouvait pas abandonner sur ce genre de sujet. Mais qu'elle prétende le contraire, au moins pour ce petit-déjeuner improvisé, c'était ce qu'il fallait. Ambre ne voulait pas penser à la suite, ni à l'image que son amie pouvait avoir d'elle à présent. Que ses relations avec Nathaniel se détériorent à cause de « ça » était une chose, mais avec Priya...
— Dans ce cas tu permets que je te demande un truc ?
Ambre croqua du bout des lèvres sa tartine, le poing encore douloureux de l'avoir serré trop fort.
— Je te promets que ça n'a rien à voir avec hier.
La jeune mannequin hésita mais leva les yeux.
— Oui ?
— Est-ce que... tu as un problème avec moi ?
La tartine lui échappa des mains et, sans une once de discrétion quant à son trouble, Ambre se leva brusquement pour prendre l'éponge et nettoyer.
— Je... hum...
— Tu ne me parles presque plus depuis la soirée étudiante de début septembre.
Qu'est-ce qu'elle pouvait répondre à ça ? Est-ce que c'était réellement le moment d'être honnête, après ce qu'elle avait vu d'elle ?
Ambre s'imaginait mal lui dire que l'avoir vu embrasser cette fille avait réveillé en elle des sentiments qu'elle s'efforçait d'enfouir depuis qu'elle travaillait dans le mannequinat. Toutes ces fois où elle s'était surprise à regarder ses collègues, allant jusqu'à en oublier le temps, comme subjuguée par leurs formes parfaites. Elle avait cru pendant longtemps que ce n'était que de la jalousie, une envie d'être aussi belles qu'elle ; mais au fond, elle savait parfaitement que ce n'était pas ça. Même si elle se sentait encore attirée physiquement par les hommes, elle soupirait dès qu'ils ouvraient la bouche, les trouvait stupides et sans intérêt, et n'appréciait plus que la présence d'autres femmes. Sans savoir si c'était une conséquence de ses dernières relations désastreuses qui l'avaient dégoûté des hommes, ou autre chose, son attrait se portait sur les femmes depuis quelque temps, sans réussir à l'accepter aucunement.
Priya assumait sa pansexualité depuis le lycée, comme Alexy semblait connaître son homosexualité depuis longtemps. Alors pourquoi, pour elle, ce n'était pas aussi facile ? Pourquoi son cœur battait aussi fort en voyant son amie embrasser une autre fille, alors que plusieurs années auparavant cela ne lui aurait rien fait ? Pourquoi se sentait-elle aussi perdue, à vingt-trois ans, quand tout le monde semblait se connaître depuis longtemps ?
— Je... je ne sais pas. Enfin non, bafouilla Ambre en se grattant le front.
Elle se retenait très difficilement de ne pas regarder sa poitrine. C'était vraiment n'importe quoi ! Elle n'était pas comme son idiot de frère, à reluquer tout ce qui bouge ! Et dans le mannequinat, passer son temps à mater ses collègues, c'était impensable. Tout le monde la rejetterait s'ils l'apprenaient.
— Mais avec le travail je passe plus de temps avec mes collègues, alors j'en ai moins pour mes vieux amis, c'est tout.
— Tu ne comptes pas me dire la vérité, c'est ça ?
Priya souriait tristement et Ambre rougit en croisant son regard. Elle devait lui dire quelque chose, n'importe quoi !
— C'est vrai... que ça m'a un peu perturbée de te voir avec cette fille parce que tu... vois...
N'importe quoi ferait l'affaire, mais pas la vérité. Ambre n'était pas prête à se la dire à elle-même – et n'était même pas sûre de la connaître de toute façon – alors elle n'arriverait jamais à la dire à Priya.
— Cette fille sort avec un mec de mon boulot.
— De quoi ?
— Oui ! Oui je t'assure, je connais pas son nom mais je l'ai reconnue tout de suite. Tu comprends, ça m'a mise tellement mal à l'aise, j'osais pas te dire... tu vois, qu'elle avait déjà quelqu'un. Je voulais pas te briser le cœur...
Priya l'observait, un sourcil relevé. Tout était faux, évidemment, Ambre ne connaissait absolument pas cette fille et se souvenait d'ailleurs à peine de son visage. Elle eut toute la peine du monde à ne pas se mordre la lèvre jusqu'au sang, en se rendant compte qu'elle était peut-être en train de ruiner sa relation juste par peur de lui avouer ce qu'elle ressentait. Et s'il s'agissait réellement de sa petite-amie ? Si elle venait à rompre à cause d'elle ?
— C'est vrai ? demanda Priya.
Le doute transparaissait dans sa voix avec une grande clarté mais, en même temps, elle avait l'air d'hésiter à y croire. Il était encore temps de faire machine arrière, mais c'était trop difficile.
— Ouais je te jure...
— Je me souviens à peine de cette fille. C'était juste comme ça, pendant la soirée.
Ambre, qui aurait dû se sentir soulagée, sentit son cœur battre encore plus vite.
— Mais si c'est vrai...
Elle ne la croyait pas, c'était évident. Qui aurait pu croire un mensonge pareil ?
— Alors je me sens un peu mal d'avoir embrassé la copine de quelqu'un d'autre.
— Non ! s'exclama-t-elle soudainement avant de se racler la gorge. Non mais attends, c'est pas de ta faute, c'était à elle de te le dire. Puis ils ne sont plus ensemble de toute façon parce qu'elle... elle lui faisait le coup tout le temps apparemment.
— Je vois.
C'était comme si Priya faisait semblant de la croire, juste pour ne pas l'embarrasser. Ambre avait espéré tout ce temps que son amie n'ait pas fait le rapprochement entre cette soirée et son éloignement, mais c'était stupide de croire qu'elle ne le ferait pas. Pendant tout ce temps Priya avait dû penser qu'Ambre s'était éloignée à cause de ce qu'elle était. Elle aurait pu l'insulter, lui en faire voir de toutes les couleurs, lui dire tout ce qu'elle pensait des gens qui rejetaient les autres à cause de leur sexualité ou identité sexuelle, mais à la place elle accepta son mensonge grossier pour le justifier. Cette fille était définitivement trop parfaite.
— Donc je suppose que ça veut dire qu'on peut recommencer à se voir comme avant ?
C'était Priya qui avait demandé, ses magnifiques yeux couleur topaze braqués sur elle.
Même si ne serait-ce que soutenir son regard était difficile, Ambre voulut se raccrocher à cette perche qu'elle lui tendait comme si sa vie en dépendait.
— Oui, oui bien sûr.
— Tant mieux. Je suis contente que ça soit rentré dans l'ordre.
— O-Oui... moi aussi.
Priya lui tendit son verre et elles trinquèrent avec leur jus d'orange. Pourquoi se sentait-elle aussi heureuse alors qu'inclure Priya dans sa vie totalement foireuse ne ferait que compliquer les choses ?
— Vous en faites du bruit.
Une voix caverneuse leur fit tourner la tête vers l'entrée de la chambre. Nathaniel se tenait là, son t-shirt à moitié relevé et les cheveux dans tous les sens.
— On a une invitée ! s'agaça Ambre, comme si elle était elle-même présentable. Va t'habiller correctement !
— Tu m'as pris mes fringues.
— Ça t'apprendra à ne rien avoir dans ta penderie. Je t'ai proposé plein de fois de faire les boutiques pour toi.
— Pour que tu m'achètes des pantalons slims et des t-shirts échancrés jusqu'au nombril ? Plutôt crever.
— Ouais, ça te va bien de te fringuer comme un clodo ! Faut sérieusement que tu te débarrasses de ta vieille doudoune là, je peux plus la voir en peinture.
Priya rit à l'échange du frère et de la sœur, ce qui les arrêta dans leur bagarre ridicule. Nathaniel s'assit à table avec les deux filles et croqua dans la tartine de sa sœur. Même si ça l'agaçait, elle le laissa faire et s'en prépara une autre. Ambre ne manqua pas de continuer à se moquer de sa dégaine matinale, comme son frère sur le pli improbable qu'avaient pris ses longs cheveux blonds. De manière étonnante, ils commencèrent à discuter de tout et de rien en profitant de ce petit-déjeuner qu'ils n'avaient pas partagé ensemble depuis longtemps.
Comme le calme avant la tempête. Même si rien n'était réglé, même si le pire était encore à venir, pour cette fois, elle n'avait besoin d'aucune aide artificielle pour l'oublier.
♦♦♦
À force de grignoter frénétiquement le bout de son stylo, Olympe y avait inscrit la marque de ses dents. C'était une mauvaise habitude dont elle n'arrivait pas à se défaire, lorsqu'elle était préoccupée par quelque chose. Elle était posée à la bibliothèque universitaire depuis neuf heures du matin et avait de plus en plus de mal à se concentrer. La jeune étudiante posa enfin son stylo sur la table, se donna deux gifles sur les joues – de quoi attirer les moqueries des deux garçons assis juste en face d'elle, qui devaient bien se demander ce qu'elle avait à se frapper toute seule – et rouvrit furieusement son ordinateur. Ce fichu mémoire n'allait pas s'écrire tout seul ! Même si elle n'était qu'en Master 1, elle devait encore faire ses preuves, surtout si elle envisageait elle-même de devenir professeur un jour. Rayan n'allait pas lui faire de cadeau sous prétexte qu'ils se connaissaient.
Rayan... ils ne s'étaient pas revus depuis qu'elle avait fuit comme une lâche, sur le terrain d'athlétisme. Depuis une semaine elle se contentait même de faire du « jogging » dans le parc, de peur de le croiser. C'était vraiment ridicule. Rayan n'osait plus la regarder dans les yeux quand ils se croisaient et il avait annulé tous leurs rendez-vous d'avancée du mémoire, prétextant d'une manière très formelle que c'était plus « simple » pour lui de passer par e-mails. Olympe s'en voulait terriblement, pas seulement parce que leurs moments de complicité lui manquaient, mais parce qu'à cause d'elle, il avait l'air de s'être persuadé qu'il avait franchis une limite. Qu'il puisse penser qu'il avait fait quelque chose de mal, c'était insupportable pour elle, mais il fallait croire qu'Olympe manquait cruellement de courage. À part mâchouiller son stylo sous l'anxiété, elle n'était capable de rien.
Sans s'en rendre compte, elle avait ouvert une page internet au dessus de son traitement de texte et s'était connectée à sa boîte mail. Pas de nouveau message de « Pr. Zaidi ». Dans leurs échanges, ils se vouvoyaient toujours, comme un professeur et son étudiante. Rayan n'osait probablement pas prendre le risque qu'on remarque qu'il tutoyait une élève sans aucune raison et, quelque part, lorsqu'ils parlaient de son mémoire, Olympe « oubliait » que son professeur était aussi son ami du club. La jeune femme avait envie de lui envoyer un message, un qui ne serait pas professionnel, un qui serait différent des autres, pour briser la glace. Pour lui faire comprendre qu'elle avait envie de le revoir dans ce cadre qui n'appartenait qu'à eux, en dehors de la fac. Mais si elle l'envoyait de son adresse donnée par l'université, cela pourrait être dommageable pour elle comme pour lui si cela se savait.
Olympe ouvrit une seconde page internet et fouilla dans ses anciennes adresses e-mail d'hébergeurs qu'elle n'utilisait plus depuis longtemps. La plupart contenait au moins son nom de famille, ce qu'elle préférait éviter. Finalement, elle se souvint de sa première adresse e-mail absolument ridicule, pleine de chiffres et de références à des dessins-animés des années 2000 : ce serait parfait ! Elle se connecta à cette vieille adresse et, faisant de son mieux pour ne pas trop réfléchir à la bêtise de son action, tapa son message :
« Salut. Je sais que ça fait longtemps. Je suis vraiment désolée pour la dernière fois, j'ai paniqué et j'ai fait n'importe quoi, mais j'aimerais me rattraper. Nos rencontres au club près du parc me manquent. Tu voudrais bien qu'on s'y retrouve aux horaires habituels ? Je t'y attendrai. À bientôt j'espère.
O. »
Si quelqu'un voyait ce message dans sa boîte mail, il n'aurait aucun mal à prétendre que ce n'était qu'une erreur – surtout compte tenu l'adresse avec laquelle elle l'avait envoyé. Il n'y avait pas non plus d'indications suffisamment précises sur elle ou sur leur lieu de rencontre, mais celles qui étaient écrites devraient lui suffire à faire le rapprochement. Du moins, elle l'espérait sincèrement, et de toute façon c'était décidé : elle retournerait au club d'athlétisme.
Après avoir copié/collé l'adresse de Rayan, et sans prendre une seule seconde de plus pour réfléchir de peur de changer d'avis, Olympe appuya sur entrée. Au même moment, elle se dit que ses formulations étaient ringardes, que sa façon indirecte de l'inviter était stupide et que la simple vue de son adresse e-mail d'adolescente suffirait à le faire fuir. Foutus mails qu'on ne pouvait pas supprimer une fois qu'ils étaient envoyés ! Agacée contre elle-même, Olympe referma son ordinateur et se décida enfin à quitter la bibliothèque. Il était déjà douze heures trente passé et elle commençait à mourir de faim. Je pourrais aller me prendre un sandwich au réfectoire, comme d'habitude, songea-t-elle.
Son ordinateur sous le bras, Olympe sortit du bâtiment, les yeux rivés vers le sol. Elle travaillait peut-être un petit peu trop en ce moment : entre son mémoire, le boulot au café et ses quelques séances d'entraînement, elle ne voyait plus le temps passer. Elle n'avait pas revue Rosalya depuis leur dispute au Snake Room, ni personne d'autre d'ailleurs. Même en s'étant promis de faire des efforts, il fallait bien l'admettre, elle les évitait.
— Olympe ? l'appela une voix sur sa gauche.
Un jeune homme à la peau couverte de taches de rousseur et portant une veste en cuir vint vers elle. C'était le petit-ami d'Alexy. Comment s'appelait-il, déjà ? Elle ne l'avait rencontré qu'une seule fois.
— S-Salut, répondit-elle, gênée.
Il y eut un léger silence avant que le jeune homme pointe le doigt vers lui.
— Morgan. Tu te souviens de moi ?
— Ah oui ! Morgan. Oui je m'en souviens bien sûr.
Enfin, plus ou moins.
En un battement de cils, Alexy arriva à ses côtés.
— Olympe ! Ça fait une éternité. Comment tu vas ?
Si Alexy lui en voulait autant que Rosalya, on ne pouvait pas dire que ça se voyait. Depuis la seule vraie soirée qu'ils avaient passé ensemble, il semblait toujours ravi de la voir, mais ils ne se noyaient pas sous les messages non plus.
— Tu viens manger avec nous ? demanda-t-il en prenant la main de son petit-ami.
— Euh... je...
— Oui ce sera sympa, renchérit Morgan. Il fait super beau aujourd'hui ! On pensait faire un pic-nique.
— Je ne sais pas... je...
Olympe avait envie d'accepter mais elle n'était plus certaine d'être la bienvenue dans leur groupe, même si elle était la seule à s'en être détachée dans un premier temps. Mais il lui serait impossible de jamais se rapprocher de ses anciens amis si elle passait son temps à les rejeter.
— Oui, c'est d'accord. Mais je n'ai rien sur moi pour manger.
— T'inquiète, je vais aller acheter des sandwichs pour tout le monde. Les filles ne devraient pas tarder à arriver.
Morgan chercha un coin d'herbe sympathique où s'asseoir, en plein soleil. Même s'il faisait effectivement très beau ce jour-là, les températures baissaient de jour en jour. Olympe donna quelques dollars à Alexy et s'assit dans l'herbe avec Morgan. Bien qu'un peu embarrassée d'être seule avec le jeune homme, ils discutèrent de tout et de rien avant que Rosalya, Priya et Chani ne les rejoignent.
— Salut Rosalya.
— Salut.
Le ton était un peu froid mais elle lui fit la bise avant de s'asseoir juste à sa gauche, Priya à sa droite. Son amie aux cheveux décolorés commença à se plaindre de choses et d'autres et Chani sortit de son sacs quelques chips et des boissons.
— C'est une boisson à quoi, ça ? demanda Priya en prenant dans une main une bouteille au liquide bleu fluo.
— Aucune idée. Je l'ai achetée dans une épicerie coréenne.
— Et celle-là ? questionna Rosalya en en prenant une autre de couleur verte.
— Aucune idée non plus ! Oseras-tu goûter ? demanda Chani avec un air mystérieux.
Rosalya, d'un peu meilleure humeur que lorsqu'elle était arrivée, lui lança un regard de défi et goûta le liquide sans une once d'hésitation. À peine la boisson eut-elle franchi le bord de ses lèvres qu'elle manqua de tout recracher dans un rictus.
— C'est si dégueux que ça ? s'étonna Chani.
— Nan ! J'ai... avalé de travers !
Les joues rouges, Rosalya eut un rire tonitruant, un rire qu'Olympe ne lui avait plus entendu depuis au moins quatre ans. Elle lui prit la boisson des mains sans réfléchir et goûta à son tour.
— Alors ? C'est pas très bon hein ? rit Rosalya.
— Erk, pas franchement !
— Je veux goûter moi aussi ! s'exclama Priya.
Tout le monde s'amusa à goûter la boisson et, à part Morgan et Priya, tout le monde eut l'air de détester. Olympe et Rosalya échangèrent un regard complice, comme rarement depuis son retour, et elle se sentit heureuse d'être parmi eux. Quelques minutes plus tard, Alexy revint avec les sandwichs et en donna un aux œufs à Olympe. La discussion alla bon train : entre les cours, les professeurs sexy, les problèmes administratifs et les histoires de cœurs, tout le monde avait quelque chose à raconter. Bien qu'un peu plus discrète que les autres, Olympe évoqua le seul garçon aux yeux clairs avec qui elle avait failli sortir pendant ces quatre années. Bien entendu, elle omit de donner la vraie raison qui l'avait poussé à refuser ses avances, alors qu'elle mourrait d'envie de les accepter à l'époque, évoquant seulement le fait qu'elle le voyait comme « un bon copain ».
— Et depuis, plus rien ? demanda Alexy en mordant dans son sandwich aux falafels.
— Non, rien du tout, répondit la jeune femme en baissant les yeux, ne sachant même pas vraiment s'il s'agissait de la vérité.
— Tu as dit que tu n'étais plus intéressée pour sortir avec quelqu'un la dernière fois.
Olympe réfléchit et jeta un regard à Rosalya, interdite. Si elle voulait se rapprocher de ses anciens – et nouveaux – amis, elle devrait faire des efforts et être plus honnête. Pas au point de tout leur avouer, ça, mais au moins une partie.
Rougissante, elle ajouta.
— J'ai... peut-être parlé un peu trop vite la dernière fois.
Rosalya parut si excitée par sa réflexion qu'une tomate tomba de son sandwich, en plein sur son pantalon noir.
— T'as des trucs à nous raconter c'est ça ? Vas-y, dis-nous tout ! ordonna-t-elle tout en essayant de nettoyer le tissu avec une serviette.
— T'as quelqu'un en vue ? demanda Alexy, lui aussi apparemment ravi d'en savoir plus sur la vie amoureuse des autres.
— Je... je ne sais pas. Il y a bien quelqu'un mais...
— C'est qui ? demandèrent-ils tous en cœur.
Olympe ne pouvait décemment pas dire de qu'il s'agissait.
— Vous ne le connaissez pas... il n'est pas étudiant dans cette fac.
Alexy parut un peu déçu mais personne ne douta de ce qu'elle venait de dire, à son grand soulagement.
— Mais je suis restée seule pendant tellement longtemps, j'ai l'impression de plus savoir m'y prendre du tout. J'ai peur de tout foirer.
— Il ne faut pas avoir peur, la rassura Priya. Si tu as envie de vivre quelque chose avec cette personne, et qu'elle le veut aussi, ce ne sont pas quelques maladresses qui vont changer ça.
— Oui et au pire, ajouta Rosalya en lui faisant un clin d'œil, tu peux toujours te trouver un bon coup, juste histoire de remettre la machine en marche en attendant le bon.
Une ombre vint soudainement couvrir le visage d'Olympe, cachant la lumière du soleil. La jeune femme leva les yeux vers la personne dont la silhouette se dessinait en contre-jour.
— Hyun ! s'exclama Alexy. Ça va ?
— Ah mais c'est le serveur de l'autre fois ! Justement on parlait de toi.
Olympe rougit si violemment qu'elle crut avoir brusquement pris feu. Elle n'eut même pas le temps de se demander comment son collègue et Alexy se connaissaient.
— A-Ah bon ? s'étonna Hyun, visiblement mal-à-l'aise. Vous parliez de moi ?
— Mais non ! cria Olympa avant de baisser sa voix. Enfin je veux dire, pas spécialement.
— Tu veux manger avec nous ? continua Alexy, ne faisant pas du tout attention à ce qu'il se passait à côté.
— J'ai mangé tout à l'heure déjà, dit-il simplement. En fait je voulais parler à Olympe.
Même si ce n'était pas de sa faute, la jeune femme lui en voulut un peu d'avoir ajouté ça, juste à cause du regard que Rosalya lui lança à ce moment-là. C'était impossible que Hyun n'ait pas remarqué ses joues rouges ou les œillades équivoques de Rosalya. Priya lui lança un regard appuyé, comme pour lui faire comprendre qu'elle exagérait, mais la concernée n'eut pas l'air de s'en apercevoir.
— Si je te dérange on peut se parler une autre fois, je voulais pas vous interrompre, ajouta Hyun en se massant la nuque.
— Non c'est bon, lança sèchement Olympe en se relevant d'un coup, laissant ses affaires en plan. On peut y aller.
— Oublie pas la machine, hein. Un petit coup et c'est reparti.
La jeune femme jeta à son amie un regard furieux, et fit rapidement le tour pour prendre Hyun par le poignet.
— Si t'as du temps avant le début des cours hésite pas à t'asseoir avec nous pour discuter, ajouta Alexy.
— O-Oui avec plaisir, répondit l'intéressé.
Olympe s'éloigna en tirant Hyun à sa suite, ne lui laissant pas le luxe de marcher à son rythme. Elle voulait partir le plus vite possible avant que Rosalya n'ajoute quoi que ce soit d'autre de gênant. Même si c'était elle qui avait lancé la perche en parlant de ça, ce n'était pas pour avoir ce genre de réactions. Et puis Hyun... Hyun ne représentait pas ça pour elle. C'était son collègue, son ami. Quelqu'un sur qui elle pouvait compter. Ça l'agaçait qu'on parle de lui comme ça.
— Est-ce que ça va ?
La jeune femme s'était arrêtée, la tête dans les nuages. Elle l'avait traîné jusqu'au fond de la cour, près du bâtiment d'art. En se tournant vers lui, elle réalisa que sa main avait glissé dans la sienne. Mais celle de Hyun était lâche, comment n'osant pas répondre à son geste. Il la regardait, hésitant.
— Je suis désolé de t'avoir mis mal-à-l'aise devant tes amis, c'était pas mon intention.
Olympe lui lâcha brusquement la main, la tête baissée, les joues encore rouges, espérant vainement qu'il ne le remarquerait pas.
— Ça n'a rien à voir avec toi. Qu'est-ce que tu voulais me dire ?
Son ton était un peu plus sec qu'elle ne l'aurait voulu et, à la mine gênée de Hyun, elle le regretta.
— Je... je suis désolé. Tu avais l'air plutôt mal l'autre soir, et tu n'as pas répondu à mon message alors je...
Hyun posa la main sur son visage, devenu lui aussi rouge pivoine.
— Je me rends compte que tu dois me prendre pour un vrai lourd incapable de te laisser tranquille, lâcha-t-il. Je me suis inquiété, c'est stupide... tu avais l'air heureuse tout à l'heure avec tes amis, je ne sais pas pourquoi j'ai cru... que ce serait une bonne idée de te déranger pour savoir si ça allait. C'est évident que l'autre fois c'était juste une mauvaise passe, bref...
Olympe essaya de se remémorer la soirée, même si ses souvenirs n'étaient pas nets. Elle se rappelait s'être confié à lui sur son mal être – même s'il n'avait rien dû y comprendre – et s'être assoupie sur la chaise dans l'infirmerie. Elle se souvenait également de la tête de Hyun sur ses genoux à son réveil, endormi lui aussi, l'ayant probablement attendue sans oser la réveiller. Ils étaient finalement rentrés ensemble sur le campus, Hyun aidant la jeune femme à marcher avec ses pieds douloureux. Le lendemain, elle n'avait pas su quoi répondre à son message qui demandait si elle allait mieux et si ses pieds lui faisaient toujours souffrir. Elle n'allait pas mieux à ce moment-là et n'avait envie ni de mentir ni de dire la vérité.
Trois jours étaient passés, sa mélancolie aussi, et elle avait seulement oublié de le recontacter. Lui, qui l'avait soignée, qui était resté à ses côtés, quitte à s'endormir en étant assis à même le sol. Lui qui s'inquiétait encore pour elle. Elle l'avait oublié.
— Je suis désolée de ne pas avoir répondu à ton message, répondit doucement Olympe. Je n'avais pas... envie d'en reparler à ce moment-là.
— Mais non, c'est pas grave... tu ne me dois rien...
La jeune femme se gratta juste derrière l'oreille, ne sachant pas comment tourner sa phrase.
— En fait... j'aurais dû te remercier. Malgré tout, ça m'a fait du bien de lâcher un peu ce que j'avais sur le cœur sur le moment, et de me sentir soutenue.
Hyun sourit, malgré la gêne encore présente de l'avoir interrompue juste pour ça.
— Je suis content si j'ai pu t'être utile, dit-il faiblement.
Il avait cet air doux sur le visage, celui qu'il avait toujours lorsqu'il la regardait. Une main tendue vers elle, il ajouta.
— On est une équipe toi et moi, pas vrai ? Je ne te laisserai pas tomber, Olympe, je te le promets.
Comme elle lui avait promis de ne pas démissionner. Dans ses yeux passa une émotion nouvelle, quelque chose qu'elle ne comprit pas sur le moment. Quelque chose qu'elle ne comprendrait pas avant longtemps mais qui était tellement important.
Ne me laisse pas tomber non plus, s'il-te-plaît.
— Olympe.
Interpellée, la jeune femme tourna la tête. Nathaniel se tenait non loin de là, s'étant rapproché sans qu'elle ne le remarque. Il avait l'air calme, bien qu'agacé, et ne la regardait pas directement dans les yeux. Ignorant royalement Hyun, le jeune homme claqua sa langue dans sa bouche et demanda ce qui sembla lui coûter un effort sur-humain.
— On peut se parler ?
♦♦♦
Olympe était surprise que Nathaniel ait choisi ce café en particulier. Ils y venaient souvent lorsqu'ils étaient encore ensemble. Au lycée, son ambiance cosy et romantique semblait parfaitement appropriée pour le jeune couple qu'ils formaient. Si à l'époque, venir dans un tel café avec son petit-ami constituait un véritable accomplissement personnel, aujourd'hui, cela lui paraissait totalement stupide. Les gâteaux y étaient hors de prix et la surreprésentation de lycéens avait de quoi la mettre plus que mal-à-l'aise. Sans compter le fait que la dernière fois qu'elle y était passée, c'était pour annoncer à Nathaniel qu'elle déménageait avec ses parents. Ce n'était pas quelque chose dont elle avait envie de se souvenir maintenant.
Nathaniel était parti commander pour tous les deux, abandonnant son blouson sur le fauteuil couleur crème en face du sien. Sa tenue débraillée, ses piercings et sa cicatrice sur la lèvre juraient clairement avec l'ambiance des lieux. Une petite bougie lavande et un cactus en plastique étaient posés sur la table en bois, à côté des couverts et d'une serviette. Les lumières étaient tamisées et, assise juste à côté de la fenêtre, Olympe observait la table de la terrasse où elle et Nathaniel adoraient s'asseoir ensemble, dans le temps. Leur place privilégiée, la table qui était toujours libre car elle était bancale. C'était étrange de voir qu'en plus de quatre ans, il y avait la même marque de peinture sur la chaise, le même pied manquant à la table et le même menu trop cher pour eux posé sur le dessus.
Après quelques minutes, Nathaniel revint s'asseoir devant elle, déposant deux tasses fumantes sur la table. Un thé noir pour lui et un café latte pour elle.
— Supplément caramel, précisa-t-il.
Il se souvenait de sa commande préférée, évidemment. C'était idiot mais cette intention la toucha. Olympe sentait bien que c'était sa façon de faire un pas vers elle.
— Merci.
Nathaniel s'assit et se racla la gorge, visiblement gêné. Ils n'avaient pas eu de réelle discussion depuis si longtemps qu'elle avait encore un peu de mal à croire à cette situation et, visiblement, lui aussi. Son agacement, et son effort pour le contenir, étaient palpables. Il ne lui avait presque rien dit d'autre sur le campus, lui donnant seulement une heure et un lieu – ce lieu qui signifiait tant autrefois pour tous les deux – sans oublier de jeter un regard furieux à ses amis, Hyun compris, alors même qu'ils ne se connaissaient pas.
— Tu voulais me parler ? osa demander Olympe en levant timidement les yeux vers lui.
En vérité, ça aurait plutôt dû être son rôle de lancer la discussion. Elle se doutait bien de la raison qui l'avait poussé à lui venir lui parler, bien que ne comprenant pas pourquoi ce jour-là et pas un autre. Cela faisait déjà plus de deux mois qu'elle était rentrée et qu'il le savait.
Nathaniel soupira et prit une gorgée de son thé.
— Tu ne comptais pas me prévenir de ton retour ?
Olympe se tortillait les mains, sans toucher à son café.
— C'était compliqué... ça s'est fait à la dernière minute. J'ai trouvé un superviseur en juillet seulement, et j'avais perdu ton numéro en changeant de portable alors...
Le jeune homme eut un rire sans joie et croisa les bras sur la table.
— Tu pensais vraiment réussir à m'éviter toute l'année ?
— Je... je sais pas. Tu aurais pu avoir fini tes études entre-temps... puis je ne te croise jamais à la fac d'habitude. Tout le monde m'a dit que tu avais abandonné tes études.
— Mais de quoi ils se mêlent eux ? s'énerva Nathaniel en se passant la main dans les cheveux. Je continue mon cursus par correspondance maintenant, et de toute façon, ça ne regarde que moi.
Olympe n'arrivait pas à le regarder dans les yeux, morte de honte de ce qu'elle avait fait. Lui aussi avait eu un comportement inacceptable depuis son retour, mais il avait fait un pas vers elle en lui demandant de s'expliquer, comme des adultes.
— T'as dû en entendre de belles sur moi c'est sûr. Que je me drogue ou que je deal, que je suis violent aussi, c'est ça ? C'est sûr qu'en écoutant les autres plutôt que de seulement me revenir me parler dès le début...
— J'ai pas eu besoin des autres pour...
Son regard croisa ses prunelles dorées. Olympe déglutit, le souvenir de leurs dernières rencontres lui revenant en mémoire, plus vif que jamais.
— Pour me rendre compte de ce que tu es devenu.
— Ça veut dire quoi, ça ? s'agaça-t-il, haussant la voix.
— Tu as vu comment tu t'es comporté avec moi ? Tu es allé trop loin. Je sais que je t'ai fait du mal m-
— Ah ouais ? la coupa-t-il en élevant toujours plus la voix. T'en as vraiment conscience de ça ? Tu vivais presque avec moi avant de partir, tu passais tout ton temps chez moi, mais t'as pas hésité à te barrer à la première occasion. Ça faisait même pas un mois que tu étais partie que tu m'as largué sans explication ? Tu crois pas que je méritais d'en avoir ? Si t'avais rencontré quelqu'un t'avais juste à me le dire ! Je... Tu... tu t'es jamais battu pour nous, t'en as jamais rien eu à foutre de moi.
La voix de Nathaniel avait vacillé sur la fin, mais la colère avait rapidement repris le dessus. Olympe se retenait de pleurer du mieux qu'elle le pouvait, au point d'en avoir mal aux pommettes. Les larmes qui ne coulaient pas étaient d'une pression telle sur ses paupières qu'elle craignait d'éclater en sanglot à tout moment.
— Tu ne peux pas dire ça, répondit-elle seulement d'une petit voix. Pas après tout ce qu'on a vécu ensemble, après tout ce qu'il s'est passé avec ton père.
— Mais tu m'as laissé tomber ! Tu sais pas ce que c'était que de même pas pouvoir te contacter, de pas pouvoir discuter... j'aurais juste voulu comprendre pourquoi tu me rejetais comme ça. Je t'aimais, moi ! Tu étais importante pour moi !
Le fait qu'il l'ait presque hurlé, en plein milieu d'un café rempli de monde, lui fit une impression étrange. N'y tenant plus, les larmes roulèrent sur ses joues les unes à la suite des autres.
— Toi non plus tu ne voulais pas d'une relation à distance ! sanglota-t-elle, les sourcils froncés. Et tu sais très bien que j'étais obligée de suivre mes parents. On aurait jamais pu vivre tous les deux dans ton appartement sans aide et sans salaire... on avait que dix-huit ans !
— C'est pour ça que t'as rompu ? Juste parce que tu voulais pas d'une relation à distance ?
— C'est...
Olympe s'essuya les joues, désormais totalement indifférente aux regards que pouvaient leur lancer les autres clients, et n'ayant pas bu une seule gorge de son café.
— C'est plus compliqué que ça, Nath...
— Pourquoi tu m'en as pas parlé ? Pourquoi tu veux juste pas être honnête et me dire ce qu'il s'est passé pour que tu me rayes de ta vie comme ça ?
Il va m'abandonner.
C'était ce qu'elle avait pensé. Après l'accident, alors que les choses étaient déjà si compliquées entre eux depuis l'annonce de son départ. Alors qu'elle le sentait lui échapper un peu plus à chaque appel, à chaque message, à chaque promesse non tenue ; c'était ce qu'elle s'était dit. Comment quelqu'un qui avait déjà des doutes quant à leur relation pourrait accepter la nouvelle condition de sa petit-amie ? Qu'il puisse la rejeter parce qu'elle était devenue handicapée, c'était impossible à envisager. Cette angoisse était si violente que l'idée même de lui en parler, de lui avouer la vérité, était encore inenvisageable. Olympe lui avait alors brisé le cœur, pour préserver le sien. C'était égoïste, mais c'était comme ça.
Désormais, plus que l'idée qu'il puisse rompre à l'époque à cause de son handicap, c'était l'idée qu'il puisse ne pas l'avoir fait qui la terrifiait. Est-ce qu'ils seraient encore ensemble, aujourd'hui ? Est-ce qu'ils seraient encore amis, malgré tout ? Et si elle lui avait avoué la vérité, dès le début ? Et si elle avait fait l'effort de s'accepter, plutôt que de mentir, à elle-même et aux autres, encore et toujours ? Et si elle avait accepté d'être heureuse, pour voir ?
Ce qui s'était cassé entre eux était irréparable. Olympe le savait, tout comme lui.
D'une voix très calme, assurée malgré sa précédente crise de larmes, elle répondit :
— Je voulais rompre... c'est tout... je n'ai aucune autre explication à te donner.
Un silence passa.
— Je suis désolée.
— Tu parles !
Nathaniel avait hurlé, donnant un coup de pied dans la table en se relevant brusquement. Olympe, choquée, recula sur sa chaise. Le jeune homme parut confus, comme surpris par sa propre réaction, mais pesta très vite, les yeux noirs de colère.
— J'ai compris ! Tu sais quoi ? Laisse tomber. Je t'emmerderai plus, c'est fini. T'as qu'à rester avec tes « amis » qui n'ont que de la merde à dire sur mon dos, ça m'est égal. J'ai d'autres choses à régler dans ma vie que toi.
Et il partit sans un regard en arrière, Olympe toujours occupée à triturer ses mains, les yeux rivés vers la table. Elle entendit les clochettes de la porte d'entrée retentir et les clients pester contre cet énergumène qui avait failli les bousculer. Relevant la tête, elle prit soudainement conscience que tout le monde l'observait. Refusant de se donner plus en spectacle, elle fonça dans les toilettes et s'y enferma un instant, juste pour respirer. Est-ce que tout était vraiment fini ? Est-ce qu'après ça il renoncerait à avoir une explication ? Olympe s'assit sur la cuvette et se moucha bruyamment dans du papier toilette. Même si sa réaction violente l'avait surprise, elle espérait que cela marquerait un point final, qu'il avait suffisamment évacué sa frustration pour passer à autre chose. Qu'il disparaisse de sa vie, que son passé s'évanouisse et se perde avec lui, c'était ce qu'elle voulait.
La jeune femme s'essuya les joues et les yeux avec le papier avant de le jeter dans la corbeille. Ses oreilles pulsaient à n'en plus finir, encore pire qu'après le concert. Le manque de sport martela ses jambes. Elle devait courir, faire sortir cette douleur de son corps qui se répandait comme du poison. Pourquoi le rencontrer devait toujours le mettre dans cet état ? C'était comme si les douleurs fantômes revenaient à chaque fois. Ça ressemblait à des courbatures, à des endroits qu'elle ne sentait pas. Et si ses jambes refusaient de la porter à nouveau ? Et si elle devait tomber encore ? Et si elle ne se relevait pas cette fois ? L'angoisse commença à la gagner, montant dans sa gorge comme de la bile.
Tant que tu refuseras de voir un psychologue ça n'ira pas mieux.
Les mots de son amie Ada résonnaient en boucle dans sa tête.
C'était faux. Elle allait mieux. Elle marchait, c'était la seule chose qui comptait. On lui avait dit que ce serait très difficile, voire impossible, mais elle l'avait fait. Le problème n'était pas dans sa tête mais dans ses jambes.
Tu finiras toute seule si tu ne fais rien.
Elle était beaucoup plus heureuse sans Nathaniel. Rompre avec lui était la meilleure décision qu'elle n'avait jamais prise. Il n'avait pas à savoir ce qu'il s'était passé, ça ne le regardait pas. Ça ne regardait personne. Il n'avait aucun droit à exiger une explication, c'était sa vie privée ! C'était sa vie ! Il ne l'aurait jamais aimé comme ça ! Encore moins à distance ! Il ne pouvait pas comprendre ! Il ne savait pas ce que ça faisait d'être une bête de foire, d'être insultée, d'être rejetée, d'être seule, de faire pleurer ses parents, de n'être aimée des autres que par pitié.
Personne ne pourrait jamais comprendre ça. Personne.
Moi je t'aimais comme tu étais, Olympe.
J'aurais tellement voulu que ça suffise.
Que ça t'aide à t'aimer aussi.
♦♦♦
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