dimanche 29 mars 2020

“Fallen” ♦ Chapitre 4


 L'odeur de la scène lui avait manqué. Cette odeur de bois, de matériel, de transpiration et de poussière. Comme si, même vide, il y avait tout un monde du spectacle qui s'agitait là. Lysandre se tenait au milieu, son badge autour du cou, les mains dans les poches. Quelques techniciens s'activaient autour de lui, commençant à installer les instruments et le matériel du concert qui aurait lieu dans la soirée. Ils n'avaient pas l'air très en avance mais ne poussaient pas Lysandre à sortir de la scène lorsqu'ils passaient, comme respectant sa présence. Peut-être le prenaient-ils pour un membre du groupe, avec son style vestimentaire décalé, bien qu'ayant gagné en sobriété depuis le lycée. Combien d'années n'était-il pas monté sur une scène ? Une éternité, cela lui semblait. Ses retrouvailles avec la scène prenaient du temps ; quelques longues minutes, à respirer cette odeur qui lui avaient manqué, à écouter le silence de la musique qu'on ne jouait pas encore. Les cris des techniciens, dans cet espace, il ne les entendait même pas.
 Il avait hâte que ça commence, même si cette fois-ci ce ne serait pas lui qui chanterait. Peu importait. La musique c'était tout ce qui comptait. Lysandre se passa la main dans les cheveux et soupira ; d'un soupir soulagé, apaisé. Il se baissa et ramassa le sac qu'il avait posé à ses pieds. À l'intérieur, tout ce qu'il avait conservé de la maison familiale en partant. Presque rien. De quoi écrire, quelques partitions, de l'argent et des vêtements. C'était tout ce dont il avait besoin dans l'immédiat. Le reste, il laisserait Leigh le déménager, s'il était d'accord.
 Lysandre observa un instant son badge qui indiquait sobrement « Crowstorm », sans aucune autre indication. Il l'avait reçu dans sa boîte aux lettres le jour-même ; ça ne pouvait être qu'un signe. Il avait pris le premier bus et quatre heures de route plus tard, il était là, à retrouver la scène et son effervescence, comme ne l'ayant jamais quittée. Et il avait plus que tout hâte de le revoir, lui.
 Quittant l'estrade, Lysandre rejoignit les coulisses dans l'indifférence générale des techniciens, toujours occupés à rattraper leur retard dans l'installation. Plusieurs serveurs commencèrent aussi à affluer derrière le bar tandis que le Snake Room devait ouvrir ses portes dans les heures qui suivaient. C'était le moment où jamais s'il voulait discuter tranquillement. Lysandre arpenta les couloirs à la recherche des loges, n'osant pas déranger qui que ce soit pour un renseignement. Il trouva d'abord une porte entrouverte où deux membres du groupe – qu'il reconnut sans mal, bien qu'ignorant leurs noms – grattaient les cordes d'une guitare. Le jeune chanteur continua à s'avancer et s'arrêta devant une porte qui indiquait « Loge n°2 ». Instinctivement, il activa la poignée sans frapper.

 — Hey ! s'agaça une voix juste derrière la porte. C'est une loge privée.

 Lysandre entra sans se faire inviter. Il l'avait reconnu tout de suite, même après presque quatre ans sans se voir, sans se parler en face à face, juste au son de sa voix. Alors qu'il refermait la porte derrière lui, Castiel, nonchalamment allongé sur le canapé, daigna enfin relever la tête vers lui, probablement agacé que l'intrus soit encore là.

 — Lys ?

 Ce dernier sourit, le cœur au bord des lèvres. Euphorique. Il n'aurait jamais cru que revenir ici lui ferait autant de bien. Castiel se leva du canapé d'un bond et prit son ami dans les bras, celui-ci lui rendant son étreinte.

 — J'en reviens pas. Tu as pu venir alors ? 
 — J'avais déjà prévu de revenir, ton concert ici a seulement été l'occasion de me lancer.
 — Revenir ? questionna Castiel en proposant au passage quelque chose à boire. Tu vas rester un peu ici ?
 — Je ne repars pas, dit-il, assuré. J'ai vendu la ferme.

 Il montra le sac qu'il avait posé juste à côté de lui pour seule preuve. Castiel lui tendit une bière et en décapsula une lui-même. Il s'adossa à la table derrière lui, un peu hésitant.

 — Je croyais que ton frère y était opposé.

 Même si lui et Lysandre ne s'étaient pas revus pendant toutes ces années, ils n'avaient jamais vraiment cessé de se parler. Ces derniers mois en particulier, alors que Lysandre préparait son départ en secret, il l'avait beaucoup contacté par mail pour lui parler. Peut-être qu'inconsciemment, il attendait que son meilleur ami soit de retour en ville pour y revenir, lui aussi.

 — Il m'a cédé ses parts.
 — C'était pas pour t'agrandir ?
 — He bien c'est mon futur ex-voisin qui a pu s'agrandir. Je lui ai vendu le terrain pour presque rien, il était ravi.

 Castiel eut un sourire qui en disait long et but une gorgée de bière.

 — Je n'ai pas fait ça contre Leigh, se défendit Lysandre, devinant à quoi son ami pensait. Mais il ne sait pas ce que c'est. Il n'a jamais travaillé là-bas, il ne venait jamais me voir parce qu'il était trop occupé ici. Ça l'arrangeait bien que je me charge de la ferme pendant qu'il faisait sa vie ici, en ayant un boulot de rêve et sa future femme. Il ne sait pas ce que c'est que d'être constamment seul, sans personne à qui parler le soir. Je sais que c'est très égoïste de ma part, et qu'il y tenait beaucoup mais...

 Soupire. Il n'y avait bien qu'avec Castiel que Lysandre se montrait aussi direct. Il était si isolé, là-bas, avec tous ses anciens amis loin de lui et n'étant entourés que de personnes beaucoup plus âgées, ayant déjà des vies de famille.

 — Moi non plus je ne voulais pas vendre la ferme mais j'ai eu tout le temps d'y réfléchir. J'ai vraiment essayé. Je sais que mes parents n'auraient pas non plus voulu que je vende, mais ils ne sont plus là de toute façon. Ce n'est pas comme si je pouvais encore les décevoir.

 La mélancolie l'enlaça doucement, comme l'ayant accompagné jusque là. Ses parents l'avaient quitté à peine quatre ans auparavant, à très peu de mois d'intervalle l'un de l'autre, et la douleur était vive. Reprendre la ferme avait été sa façon de se racheter, sur le moment, de ces années lycée passées loin d'eux, à les éviter le plus possible car trop en décalage, trop différent d'eux. Mais après des années à essayer tant bien que mal à s'y faire, il avait dû admettre la vérité : sa place n'était pas là-bas. Elle ne l'avait jamais été.

 — Tu sais que tu ne les as jamais déçu, Lys. Ils ont toujours été fiers de toi et le seraient encore s'ils te voyaient aujourd'hui.
 — Je te remercie.

 Lysandre observait le fond de sa canette de bière à peine entamée. Castiel vint vers lui et posa une main sur son épaule, le forçant à le regarder.

 — Tu as pris la bonne décision. Ne regrette rien. Maintenant tu es là c'est ce qui compte, conclut-il en lui donnant une légère tape sur l'épaule.

 Castiel se rassit sur le canapé et laissa sa tête partir en arrière.

 — Te voir ici me donne encore moins envie d'aller chanter moi-même !
 — Tu ne devrais pas dire ça.

 Lysandre sourit.

 — J'ai écouté votre album, il est excellent.
 — Tu me l'as déjà dit, mais peut-être parce que c'est toi j'ai du mal à le croire. J'ai l'impression que tout ce que je pourrai faire depuis qu'on a arrêté de composer ensemble ne pourrait être que moins bien, soupira-t-il, les yeux fermés.

 Son ami hésita mais s'assit finalement à ses côtés sur le canapé trop bas. Cette loge était minuscule, moins de sept mètres carré, et le plus gros était occupé par un sofa bas de gamme recouvert d'un drap gris, une table pleine de nourritures et une chaise dissimulée sous une pile de vestes. Pourtant, le simple fait de bénéficier d'une loge était déjà quelque chose d'exceptionnel. La dernière fois que Lysandre avait vu Castiel en concert, à un moment où son groupe ne portait même pas son nom actuel, celui-ci devait se changer dans les toilettes et n'avait aucun endroit où entreposer son matériel, si bien qu'ils s'en étaient fait voler une partie après le concert.
 Quelque part, Lysandre aurait pu être envieux, mais il ne l'était pas du tout. Au contraire, il était sincèrement heureux pour lui. La réussite, c'était tout le mal qu'il lui souhaitait.

 — Tu crois... hésita-t-il. Tu crois que tu accepterais de prendre certaines de mes compos ?

 Castiel tourna la tête vers lui, les sourcils froncés et la mine sévère.

 — T'es sérieux ? Il est hors de question que je te pique tes compos. Elles sont à toi. Je refuse de les chanter sans toi.
 — Je pense pas pouvoir me lancer dans une carrière comme toi.
 — Et pourquoi pas ?

 Pourquoi pas ?
 Il n'y avait jamais réfléchi, voilà pourquoi. La musique, chanter avec Castiel, c'était sa passion, mais ça appartenait au passé. Un peu comme sa vie à la ferme. Il devait aller de l'avant, désormais. Lysandre avait conscience qu'évoluer dans le même groupe que Castiel, désormais, c'était impossible. Il avait fait le deuil de ça aussi.

 — Si tu refuses de les prendre elles vont croupir quelque part, dit-il sans répondre à sa question. Puis ce n'est pas comme si tu n'allais pas me créditer. Si ton label me paye pour ça, je pourrai me faire un peu d'argent histoire d'avoir de quoi voir venir. Avec la vente de la ferme, je compte bien rembourser les parts de Leigh.

 Castiel soupira, agacé, mais ne protesta pas. Peut-être avait-il l'impression de lui devoir quelque chose, alors que ce n'était pas le cas.


 — Lis-les, et si elles te plaisent, envisage ma proposition s'il-te-plaît.
 — Tu sais que si j'avais le pouvoir de te faire venir dans mon groupe, je le ferais.
 — C'est pas ce que je te demande, se défendit Lysandre.

 Castiel paraissait bien plus agacé contre lui-même, comme si de ne pas pouvoir claquer des doigts pour l'inclure dans son groupe allait contre leur amitié.

 — Je serais seulement heureux si tu chantais mes compositions, je crois. J'aimerais seulement t'entendre les chanter.

 Son ami l'observa, surpris. Il sembla hésita mais, après un silence, dit finalement :

 — Ça marche. Je les lirai.
 — Super, dit Lysandre dans un sourire.

 Il sortit du sac qu'il avait apporté une enveloppe un peu cartonnée.

 — J'ai tout recopié dans le bus alors je m'excuse d'avance, plaisanta-t-il.

 Castiel prit l'enveloppe sans rien dire et l'introduit dans son étui à guitare, juste à côté de lui. Puis, il tapa ses mains sur ses cuisses et se releva d'un coup.

 — Bon allez ! Il reste du temps avant le concert, je vais te présenter tout le monde.

 Lysandre le suivit hors de la loge sans se faire prier. Ils n'eurent pas à marcher bien longtemps puisque la seconde loge, deux fois plus grande que la première, se trouvait juste à côté. La porte grande ouverte donnait sur une salle où instruments de musique et vêtements prenaient toute la place, entre les membres du groupe et leurs quelques assiettes de nourriture. Ici, pas de sofa, mais trois chaises et un tabouret.

 — Les gens, je vous présente Lysandre. Mon meilleur ami du lycée et le meilleur auteur-compositeur-interprète que je connaisse.
 — Quoi ? Déjà un remplaçant ? T'abuses Cassy, on avait pas prévu de te remplacer tout de suite, tu mets la charrue avant les bœufs, se moqua un garçon aux cheveux noirs avec une guitare basse sur les genoux.
 — Elle c'est Jamila, dit Castiel en ignorant royalement son bassiste. C'est la guitariste.
 — Salut ! répondit cette dernière de manière enthousiaste.

 Jamila se leva de sa chaise pour aller faire une bise bruyante à Lysandre, encore sa cannette de bière dans la main. Une peau mate et de longs cheveux bruns, Jamila ressemblait à l'une de ces mannequins « grande taille » que l'on pouvait voir en couverture des magazines. Elle était habillée de manière classe, avec une chemise et une veste de costume, et semblait d'ailleurs être la plus âgée d'entre eux tous.

 — Enchanté, dit Lysandre.
 — Alban, continua Castiel en ignorant toujours le bassiste qui semblait trouver ce petit jeu très amusant. À la batterie. C'est le benjamin du groupe.
 — Enchanté.

 Le dénommé Alban ne répondit pas, occupé à observer le fond de son gobelet en plastique qui comprenait probablement de l'alcool aussi. Androgyne, des cheveux décolorés sur les pointes, une moitié du crâne rasé, des lunettes plaquées or et des vêtements punks composés d'un kilt écossais et de bottes à clous ; il était sans aucun doute le membre au look le plus original. Il aurait parfaitement eu sa place dans un groupe de métal.
 Enfin, le seul qui n'avait pas été présenté se leva comme un prince.

 — Et le meilleur pour la fin ! Je te reconnais bien là Cassy ! Enchanté, moi c'est Maxence, à la basse et au synthé.
 — Ravi, répondit Lysandre en serrant la main qu'il lui tendait.

 Maxence portait un simple t-shirt noir, un jean et des chaussures de ville. Beaucoup plus grand que les autres, il impressionnait malgré sa taille très fine. Même s'il paraissait agacer Castiel avec ses blagues, il se dégageait de lui quelque chose de rassurant, d'amical, et l'ambiance était au beau fixe. Lysandre se sentit tout de suite à l'aise pour discuter.
 Sans y avoir été invité, Maxence commença à décrire comment chaque membre du groupe s'était rencontré, à grands renforts de blague et de tapes sur l'épaule. Outre la froideur d'Alban qui lui semblait inhérente, le jeune bassiste et Castiel échangeaient ensemble à grand renfort de cynisme et de punchline, ce qui ne manquait pas d'amuser Lysandre. Bientôt, tous rirent en cœur aux anecdotes sur leur rencontre.

 — Heureusement que j'ai repoussé les avances de ce crétin dès le début, expliqua Jamila en désignant Maxence, sinon j'aurais jamais accepté de continuer à jouer avec eux ! Faut jamais mélanger le sexe et le travail, c'est pas une bonne idée.
 — Ah mais je lui avais dit. Interdiction de détruire le cœur de notre Jamila, sinon il allait le regretter. Toi tu es irremplaçable, contrairement à lui.
 — Tout de suite ! Pourquoi vous me prenez pour un connard tous, c'est moi qui ai le cœur brisé, rit Maxence en se tenant les côtes. Puis genre je suis pas irremplaçable, moi ! Je suis vexé !

 Au court de la discussion, même Alban finit par sortir de sa bulle pour raconter comment il avait rencontré Castiel dans un jazz bar où il jouait le weekend alors qu'il était encore au lycée. C'était perturbant pour Lysandre de les entendre parler de leur passé de cette façon. C'était comme réaliser d'un coup que Castiel avait vécu toute une vie loin de lui, pendant toutes ces années. Lysandre n'avait pas le sentiment d'avoir accompli autant de choses ; ni même quoi que ce soit.
 Et s'il avait été là ?
 Et s'il avait été là, est-ce qu'il ferait partie de leurs histoires, lui aussi ?

 — Hey, Crowstorm, appela un technicien en frappant à la porte encore ouverte. Il faudrait que vous veniez tester le matos sur scène avant qu'on ouvre les portes là. On est en retard sur le planning alors plus vite ce sera fait mieux ce sera.
 — Pas de problème, on arrive, répondit Maxence. Bon Lysandre, à une prochaine fois ?
 — Certainement.

 Castiel attendit que Maxence, Jamila et Alban quittent la loge pour fermer la porte derrière eux, non sans leur signifier qu'il allait les rejoindre juste après.

 — Tu dors à l'hôtel ce soir ? demanda-t-il, comme inquiet, la main encore sur la poignée.
 — Sûrement, je suis parti sans réfléchir.

 Vu comment il était tête en l'air, il n'avait même pas pensé à l'endroit où il allait dormir après la soirée.

 — Tu vas aller chez ton frère ?

 Lysandre sourit, gêné, et se passa la main dans les cheveux.

 — Ce serait le plus simple, mais d'un autre côté je n'ai pas envie d'avoir une conversation compliquée avec lui à trois heures du matin quand j'irai frapper à sa porte pour lui expliquer que j'ai quitté la ferme.
 — Tu vas quand même pas aller à l'hôtel, conclut Castiel. Tu n'as qu'à nous attendre après le concert. On boira un coup tous ensemble, et après tu viendras chez moi. Tu es le bienvenu. C'est l'occasion de nous retrouver. Il faut fêter ça.

 Castiel rouvrit la porte pour sortir.

 — Je te verrai dans la foule ? demanda-t-il en manquant de rentrer dans un technicien qui passait juste devant la loge.
 — Bien sûr, dit Lysandre en souriant doucement.
 — Cool.

 Ils s'observèrent un instant, comme se redécouvrant après toutes ces années, et Castiel rejoignit la scène en passant à côté de lui. Lysandre attendit une seconde, dans ce couloir lui semblant comme vide alors que du monde ne cessait de courir à côté de lui. Il avait du mal à réaliser que quelques heures plus tôt, il se trouvait encore dans cette ferme qu'il venait juste de vendre. Il avait officiellement plus d'un mois pour déménager mais il avait senti que c'était le bon moment pour partir. Ce concert, c'était un nouveau départ. Peu importe ce qui se trouvait devant lui, Lysandre était prêt à l'embrasser. Et il avait hâte de découvrir ce que la vie lui réservait.
 Il espérait seulement qu'il serait toujours aussi bien accompagné pour avancer sur ce chemin.


♦♦♦


 Entrer en plein milieu d'un concert avait été plus facile qu'il ne l'avait imaginé. Il n'y avait même pas de videur, c'était n'importe quoi. Avaient-ils seulement conscience des personnes qu'ils permettaient d'entrer avec leur négligence ? Des types comme lui, du genre qui n'attirait que des ennuis. S'il avait été quelques années auparavant, il n'aurait probablement pas manqué de foutre le bordel, juste pour s'amuser. D'autant plus s'il s'agissait du concert de Castiel. Certaines choses ne changeaient jamais vraiment. Mais pas cette fois, il n'était pas là pour ça, et la présence de ce concert stupide l'indifférait au plus haut point.
 Nathaniel aperçut la scène, au loin. Le Snake Room n'était pas particulièrement grand, et le public du concert remplissait l'espace à lui tout seul. Vu comment Ambre vantait sa popularité montante, il se serait attendu à beaucoup plus de monde. Décidément, sa sœur avait le chic pour exagérer ; peut-être même le faisait-elle exprès juste pour l'énerver. Pendant que toi tu fais n'importe quoi avec ta vie, lui il réussit la sienne. Malgré l'obscurité, à peine bousculée par quelques spots lumineux parcourant le public de temps à autre, Nathaniel parvint à repérer le bar, éclairé de quelques LED discrets de couleur violette. La barmaid qu'il connaissait bien discutait dans l'oreille de son collègue, probablement incapables de s'entendre autrement au milieu de la musique rock qui résonnait. Il n'y avait, à ce bar, qu'une seule personne qui attendait, elle aussi visiblement totalement étrangère à l'atmosphère fiévreuse du concert. Elle arborait au contraire une mine inquiète, repérable même dans le noir, comme émanant d'elle. La personne qu'il était venu voir. Ils s'étaient à peine parlés en trois ans.

 « Nathaniel, c'est Priya. Ambre ne va pas bien, il faut que tu viennes la chercher au Snake Room. »

 Quelles étaient les chances pour qu'en quatre ans, Nathaniel n'ait jamais changé de numéro, et que Priya ait conservé le sien ? Et même sans cela, quelques minutes plus tard il recevait un message du portable d'Ambre qui disait à peu près la même chose, prouvant que Priya était à ses côtés. Elle avait sûrement dû paniquer en réalisant que Nathaniel pouvait ne plus avoir le même numéro et ne jamais recevoir son message. Il avait répondu dans la seconde, sur le portable de Priya. « J'arrive. » Ils avaient ensuite décidé de s'attendre au bar. Pauline, la barmaid, le reconnut dès qu'il apparut. Ils avaient eu une relation ensemble, par le passé, sans lendemain. Ils étaient toujours en très bon termes depuis. Priya le remarqua à son tour mais le malaise entre eux était palpable, d'autant plus compte tenu de la situation. Nathaniel savait parfaitement pourquoi elle l'avait appelée, il n'avait pas besoin de lui demander.

 — Salut Pauline, salua-t-il naturellement la barmaid.

 La musique du concert était si forte qu'il n'entendit même pas les mots franchir sa propre bouche. La jeune femme eut une mine interdite et leur fit seulement signe de la suivre derrière le bar. Nathaniel ne se fit pas prier, ignorant Priya malgré lui. Lui faire face, comme ça, après tout ce temps, le gênait plus qu'il ne l'aurait jamais admis. Elle avait toujours été sympathique avec lui, l'une des seules à ne pas l'avoir jugé lorsqu'après sa rupture, ses échecs répétés à la fac, et le départ pour l'étranger d'Armin, son ami le plus proche à l'époque, il avait perdu le fil de sa vie et commencé à faire n'importe quoi. Ils auraient probablement pu devenir amis, finalement, à cette époque. Mais de sa main tendue, il n'en avait pas voulu, et c'était probablement trop tard désormais.
 La barmaid les fit passer par les cuisines pour rejoindre les loges, à l'arrière. Lorsqu'enfin, ils purent s'entendre, protégé de la musique par les différents couloirs qui les séparaient de la scène, la jeune femme expliqua, marchant un pas devant eux.

 — Priya est venue me voir pour me dire. On l'a installée dans la salle à l'arrière qui nous sert plus ou moins d'infirmerie. J'aimerais que vous la viriez d'ici sans faire de vague, mon patron commence à saturer des meufs dans son genre. Si vous étiez pas mes potes je l'aurais laissé crever sur le trottoir.

 Nathaniel qui, d'ordinaire, appréciait le mordant de Pauline serra les poings pour ne pas répondre, sentant la rage le gagner. Probablement en ayant deviné sa pensée, Priya posa une main sur son bras et, les sourcils froncés, lui fit un discret « Non » de la tête. Ce n'était pas le moment de s'énerver, pas dans cette situation. Pour Pauline qui virait déjà sans ménagement tous les fauteurs de trouble dans ce qui était devenu presque sa seconde maison, pas étonnant que dealer avec de tels problèmes l'insupportait. En fait, si ça n'avait pas été sa sœur, Nathaniel aurait sûrement approuvé sans réfléchir. Après tout, elle l'avait lui-même foutu dehors plus d'une fois, et alors ce qu'il considérait comme un jeu l'amusait.
 De toute évidence ça n'en était pas un pour elle. Au contraire, c'était très sérieux. Posée devant une porte sans aucune indication, elle mit la clé dans la serrure.

 — Je veux vous dégager d'ici vingt minutes.

 Et Nathaniel entra sans la remercier.
 Ambre était prostrée dans un coin, serrant ses jambes dans ses bras. Ses chaussures à talons étaient posées juste à côté, et le contenu de son sac était éparpillé un peu partout. Il eut un soupire de soulagement, bientôt suivi par un claquement de langue agacé.

 — Ça y est tu redescends ? tonna-t-il, comme un coup de poing porté avec les mots.

 À chaque Nathaniel avait peur que ce soit terminé. À chaque fois que Nathaniel recevait ce genre de message, de la part de sa sœur ou de personnes qui savaient que c'était lui qu'il fallait contacter dans des cas comme ça, il se disait que c'était fini. Qu'Ambre finirait dans un hôpital pour ne pas en ressortir. Qu'il finirait seul, encore une fois.
 Ce n'était que de l'inquiétude. De l'amour venant d'un frère qui n'avait plus que sa sœur au monde. Qui craignait plus que de tout de la perdre aussi.
 Pourtant, tout ce qu'il parvenait à exprimer, c'était sa colère.

 — Lève-toi, ordonna-t-il en s'approchant d'elle.

 Elle ne releva pas la tête vers lui. Lorsqu'elle était encore sous les effets de la cocaïne, Ambre était incapable de tenir en place. Le simple fait qu'elle reste là, sans bouger, à peine quelques tremblements dans ses bras sous tension, était devenu un bon signe pour lui. Nathaniel donna un coup dans ses affaires, répandues sur le sol.

 — T'as voulu vérifier si t'en avais encore ?
 — C'est toi qui as tout pris c'est ça ?

 Une voix glaciale, méconnaissable, émanant du corps filiforme d'Ambre. Priya qui jusqu'alors était restée en retrait se mit à sa hauteur.

 — J'ai jeté cette merde, répondit-il, une once de défi incontrôlable dans la voix.

 C'était cette victoire d'en jeter, comme un moyen de la protéger, alors qu'il savait parfaitement qu'elle en pourrait en retrouver rien qu'en allant travailler. C'était une collègue mannequin, la première à lui en avoir donné. Un photographe, le deuxième.

 — T'es vraiment qu'un pauvre connard !

 Ambre avait hurlé de toutes ses forces, libérant enfin ses jambes, les joues baignées de larmes de rage, elle fusilla son frère du regard.

 — Tu sais combien ça m'a coûté ? Toi qui es pas foutu de travailler plus de trois jours quelque part sans te faire virer tu crois que tu peux me rembourser ?!

 Malgré les cris, son discours était clair. Ça irait probablement pour ce soir, pensa-t-il. Mais Priya, qui n'avait certainement jamais assisté à ça, paraissait terriblement inquiète, une main posée amicalement sur le bras de son amie. Nathaniel fut surpris car, dans cet état, Ambre ne se laissait habituellement toucher par personne. 

 — Rends-la moi ! hurla-t-elle, toujours plus fort.
 — Non.

 Sa réponse la fit rentrer dans une colère encore plus forte et elle tapa du poing sur le mur à côté d'elle. Priya eut un mouvement de recul mais elle resta à ses côtés. Agacé par ce spectacle qu'il subissait presque toutes les semaines depuis plus de deux ans, Nathaniel se mit à son niveau et lui prit les bras pour la relever sans lui demander son avis.

 — Lâche-moi ! Pourquoi t'es venu ? Je veux pas te voir ! Retourne faire ta merde là dans la rue avec de pauvres ratés comme toi !

 Nathaniel, qui savait que ce n'était pas vraiment elle qui parlait, ne s'en formalisa même pas. Mais, sans qu'il s'y attendre, Ambre déplia sa jambe et lui donna un violent coup de pied dans le ventre.

 — Dégage j'ai dit !

 Même habitué aux sports de combat, Nathaniel ne l'avait pas vu venir et se replia un instant sur lui-même sous la douleur.

 — Putain... lâcha-t-il.
 — Nath ça va ? s'inquiéta Priya.
 — Tu commences à me soûler, s'agaça le jeune homme en revenant vers sa sœur sans attendre que la douleur soit partie. Tu vas te lever maintenant où c'est moi qui le fais.

 Ambre essaya de lui donner un coup de poing mais, préparé cette fois-ci, Nathaniel lui bloqua les poignets. S'il préférait la récupérer en état de manque qu'au bord de l'overdose, car il interprétait cela naïvement comme un signe qu'elle allait « bien », il n'empêchait que ces situations étaient de loin les plus difficiles à gérer pour lui. 
 Les bras bloquées, Ambre essaya de nouveau de le frapper avec ses jambes mais, manquant d'appui, ne parvenait pas à l'atteindre. Des larmes de rage coulèrent de ses yeux. Ce regard de haine qu'elle lui lançait lorsqu'il parvenait à mettre la main sur sa drogue, il le connaissait par cœur.

 — Cette fois ça suffit, Ambre ! hurla-t-il pour couvrir les propres cris de sa sœur. Que tu me foutes deux trois claques quand t'es un peu bourrée passe encore, mais ça commence à me gaver ton cinéma. C'est d'avoir vu ton père me frapper dessus pendant toutes ces années qui t'inspire ou quoi ?

 Il avait dit cela dans un sourire provocateur, sachant parfaitement sur quel chemin il se lançait. Ambre se stoppa presque immédiatement et, passée une seconde, hurla de nouveau.

 — Comment tu oses me dire ça ? Pour qui tu te prends ? Lâche-moi ! J'ai rien à te prouver ! T'oses me juger alors que c'est toi qui t'es barré ? Toi qui m'a laissée toute seule là-bas ? Vas te faire foutre !

 Nathaniel ne l'écouta et serra encore plus ses poignets tandis qu'elle se débattait de toutes ses forces. Même maigre, Ambre faisait tellement de sport désormais que tout son corps n'était que muscle, la rendant de plus en plus difficile calmer dans ces moments-là.

 — Lève-toi ! répéta-t-il.
 — Lâche-moi j'ai dit ! Tu me fais mal enfoiré !
 — Tu me soûles Ambre ! Lève-toi maintenant !
 — Tu me fais mal !
 — Lève-toi !!
 — Nathaniel arrête ça !!

 Priya avait crié à son tour et la surprise le fit desserrer son étreinte. La jeune femme le repoussa brusquement pour lui faire lâcher prise, tenant Ambre contre elle.

 — Tu vois pas que tu lui fais mal ? Tu maîtrises pas ta force ou quoi ?!

 Nathaniel l'observait, interdit. Il vit Priya prendre Ambre dans ses bras, cette dernière se détendant presque instantanément, comme si son calme avait un impact positif sur elle. Sur les poignets de sa sœur, il aperçut alors la marque rouge de ses propres doigts.
 Tu ne vois pas que tu lui fais mal ?
 Non. Non, il ne l'avait pas vu. Même si elle lui avait dit, même si elle pleurait, même s'il était plus fort qu'elle physiquement. Il ne l'avait pas vu. Il accusait Ambre de se comporter comme leur père, mais à cet instant, c'était lui qui lui ressemblait. Des années qu'il traînait sa colère et qu'elle ne redescendait pas. Des années que lui et Ambre ne s'en sortaient pas. Il soupira.
 Ils devraient tous les deux avoir un discussion dès le lendemain, songea-t-il. Ils avaient des choses à se dire. Mais en attendant, la priorité restait de partir d'ici. Il lança un regard entendu à Priya et celle-ci essaya de pousser Ambre à se lever. Même difficilement, au bout de plusieurs minutes, la jeune femme finit par obtempérer. Nathaniel, en attendant, réunit ses affaires en silence et mit ses chaussures dans son sac.

 — Je vais la porter sur mon dos, dit-il simplement.
 — Je peux marcher, protesta Ambre.

 Nathaniel faillit répondre, agacé, mais se retint. La colère passée, sa sœur semblait totalement à bout de force, les jambes tremblantes et les yeux rouges. Ce ne serait pas très difficile de la convaincre, et de toute manière lui aussi était fatigué de se battre contre elle. 

 — Ce sera plus simple, dit Priya. Ton frère va te ramener chez lui.

 Ambre semblait n'en n'avoir aucune envie mais obtempéra, titubante. Nathaniel n'était pas sûr qu'elle se soit beaucoup droguée lors de cette soirée mais il commençait à le penser. Probablement encore un de ces crétins fous d'elle qui espérait en tirer avantage. Il n'avait aucune idée de comment Priya s'était retrouvée mêlée à tout ça, mais c'était certainement elle qui avait empêché le pire pour cette fois, surtout si aucune autre de ses « amies » n'étaient là. Elles l'avaient probablement laissé tomber, comme d'habitude. Comme toutes ces fois où Ambre s'était retrouvée dans une position où elle ne pouvait plus dire non, à qui que ce soit, et à prétendre ensuite que ce n'était pas grave. Que « dans le métier » c'était comme ça.
 Des années que Nathaniel était le seul à s'inquiéter pour Ambre. Et en plus, il ne s'y prenait même pas correctement.

 — Priya ?

 La jeune femme, quelque peu surprise, tourna la tête vers lui.

 — Tu peux venir aussi ?

 Comme une supplice.

 — S'il-te-plaît. Je crois que ça aiderait si tu restais avec nous. Au moins pour cette fois.

 Alors que jusqu'à maintenant, il n'y avait qu'elle et lui.

 — Tu es sûr ?

 Priya sembla, hésiter, confuse. Il était surprenant que ce soit une demande comme celle-là qui la fasse perdre de son assurance, alors qu'elle était parvenue à calmer Ambre juste avant.

 — En ce moment c'est compliqué entre elle et moi. J'ai peur qu'elle ne veuille pas me voir au réveil, chuchota-t-elle, sans savoir si Ambre était encore réveillée et pouvait l'entendre. 
 — Je crois que si. Et moi aussi, s'il-te-plaît.

 Pour cette seule fois, il demandait de l'aide, ressentant un calme étrange au fond de lui. Nathaniel avait perdu l'habitude de ne plus être en colère constamment. Si Priya avait réussi à les calmer tous les deux de cette manière, alors il avait encore besoin d'elle. 
 Est-ce qu'il était jamais trop tard pour accepter une main tendue vers soi ?

 — C'est d'accord.

 Et Nathaniel sourit, soulagé, pour la première fois depuis longtemps, comme apercevant un rayon de soleil dans le ciel gris au dessus de sa sœur et lui. Comme la promesse d'un lendemain meilleur. 
 Ambre à moitié endormie sur son dos et Priya à côté de lui, il quitta la boîte sans faire de vague.


♦♦♦


 — J'en reviens pas que Priya nous ait lâchée comme ça.

 Rosalya n'était pas censée venir. Ç'aurait été mieux vue l'humeur massacrante dans laquelle elle était. Olympe ne se souvenait pas l'avoir jamais vu d'aussi mauvaise humeur, et ce malgré son fort caractère déjà très marqué à l'époque du lycée. Si les rares fois où elle l'avait croisée ces dernières semaines, elle avait seulement paru un peu déprimée, ce soir-là elle était carrément énervée. Alors même que c'était elle qui avait proposé à Olympe de venir s'habiller chez elle, et de lui prêter des tenues, depuis dix-huit heures elle lui parlait avec froideur le plus souvent et s'agaçait de tout et de rien. Olympe supposa que c'était dû à l'absence de Leigh, peu importe la raison pour laquelle leur rendez-vous romantique avait été annulé. Probablement parce qu'il travaillait beaucoup, comme déjà lorsqu'ils se fréquentaient au lycée.

 — Elle a disparu dès le début du concert, répondit seulement Olympe.

 Celui-ci venait juste de finir, sous une salve d'applaudissement, et les membres étaient partis aussi vite qu'ils avaient semblé être venus. De violents spots lumineux furent braqués sur le public qui commença à se disperser. Le temps que le public du concert s'en aille, la piste allait sûrement être investie par les danseurs de boîte de nuit. Olympe aurait pu profiter de ce silence bienvenue si ses oreilles n'avaient pas été pleines d'acouphènes. Ses pieds, engoncés dans des chaussures qui ne lui appartenaient pas, lui faisaient horriblement mal.

 — C'était bien la peine qu'elle insiste à ce point pour que je vienne.

 Rosalya croisa les bras. Olympe se demanda si elle avait seulement apprécié le concert mais n'osa pas lui poser la question. Absorbée par la musique de Castiel, elle n'avait plus prêté attention à elle. Elle devait reconnaître que Crowstorm faisait une musique vraiment sympa.
 Rosalya but une gorgée du cocktail qu'elle avait dans les mains.

 — Bon si c'est ça je préfère autant rentrer.
 — Déjà ? Il n'est que vingt-trois heures, et pour une fois que je sors, j'aurais aimé en profiter. En plus Alexy devrait pas tarder à arriver.

 Olympe sourit maladroitement. Malgré la mauvaise humeur palpable de Rosalya, elles avaient quand même bien rigolé en se maquillant ensemble, comme deux lycéennes, et avaient aussi beaucoup discuté avec Priya en début de soirée. Puis l'idée de revoir Alexy et son petit-ami lui faisait envie. Après tout, tout le monde avait le droit de ne pas être dans son bon jour, elle ne pouvait pas le reprocher à Rosalya.
 Mais Olympe avait sous-estimé la mauvaise humeur de son amie.

 — Ah oui ? Parce que pour une fois que Madame accepte de sortir il faudrait se plier à ses envies ?

 La jeune femme, sans voix, la fixa avec surprise.

 — Ça fait combien de fois qu'Alexy ou moi on essaye de t'inviter ? Mais même juste pour aller manger au self tu es trop occupée. Quand on vient te parler sur le campus c'est à peine si tu nous calcules, tu restes là et tu dis rien, comme si on te dérangeait.
 — Je... oui je sais, je suis désolée. C'est juste qu'en ce moment c'est compliqué...
 — Si t'avais pas plus envie que ça qu'on se revoit c'était pas la peine de me contacter à ton retour.

 Alors c'était ça. Évidemment. 
 Olympe, confuse, se mordit la lèvre. Rosalya soupira, se passant le dos de la main sur le front, les sourcils froncés.

 — Excuse-moi, je devrais pas t'accabler comme ça...
 — Non tu as raison. J'ai pas été disponible ces temps-ci.

 Ni en quatre ans.
 Rosalya sembla se calmer. Nerveusement, elle tortillait ses cheveux coupés courts avec ses doigts. Autour d'eux les fans de Crowstorm échangeaient des cris et des paroles enthousiastes. Les deux jeunes femmes faisaient totalement tache dans ce tableau si enthousiaste.

 — Je crois que ce serait mieux que je rentre, reprit Rosalya. On se rappelle plus tard, OK ?

 Son amie lui sourit, d'un sourire un peu forcé, mais Olympe y répondit du mieux qu'elle put.

 — Je t'envoie un message.
 — Ouais.

 Rosalya sortit une cigarette de son sac.

 — Au fait... j'ai entendu dire que Nathaniel était venu te voir dans les dortoirs l'autre jour.
 — Comment tu sais ça ?
 — J'aurais dû te prévenir... enfin, tu vois. Il n'est plus franchement fréquentable. Alors un conseil : tu devrais l'éviter. C'est qu'un pauvre camé.

 Tout le dédain de Rosalya se ressentit dans sa phrase. Olympe ne l'avait jamais vu parler de quelqu'un de cette manière. Disait-elle cela parce qu'elle s'inquiétait pour elle ? La jeune femme se contenta d'acquiescer sans rien dire, une boule dans le ventre. Rosalya lui fit la bise et partit sans lui dire au revoir, un malaise certain dans l'air. 
 Les lumières autour d'elle s'éteignirent pour laisser place à une ambiance de nuit, entrecoupée de lumières violettes par-ci par-là, à l'image du bar. Une musique calme, venant du DJ cette fois, commença à se faire entendre au loin. Le son était encore faible, comme se remettant à peine de ce qu'il s'était passé. Le plaisir simple d'écouter de la bonne musique lors de ce concert s'était évanouie en l'espace d'une seconde. Ses pieds lui faisaient atrocement mal. Elle baissa les yeux et souleva le talon de sa chaussure, voyant le sang qui avait coulé jusque sur ses semelles de couleur claire. Rosalya n'allait pas être contente, mieux vaudrait aller les faire nettoyer avant de les lui rendre. Le jean taille haute de couleur claire et le trench coat marron qu'elle portait lui appartenaient aussi. Olympe n'avait pas pensé à rapporter d'autres chaussures, ayant laissé les siennes chez son amie. Elle s'était habituée aux baskets et autres paires plus confortables, en oubliant à quel point les talons hauts faisaient mal. Rien que de renfoncer son pied dans la chaussure lui arracha un rictus de douleur.
 Et dire que quelques minutes auparavant elle était heureuse d'être là. Pourquoi réussissait-elle toujours à tout gâcher ? Entre sa relation avec Rosalya et Rayan, elle avait le sentiment de tout faire de travers. Le voir en cours, après cette soirée passée sur le terrain d'athlétisme, et croiser ce regard qui disait tout sans qu'il n'ait à ouvrir la bouche avait été pire que tout. Depuis, il ne la regardait plus.
 Olympe avait paniqué. Elle n'arrivait plus à assumer d'être à ce point attiré par son professeur, encore moins quand des signes lui indiquaient que cela pourrait éventuellement être réciproque. En fait, c'était surtout ça le problème. Olympe n'était pas prête à démarrer quoi que ce soit, avec qui que ce soit, peu importe ce qu'elle ressentait. Il valait mieux s'en tenir là. Même si, au fond, et sans se l'avouer, elle souhaitait l'inverse.

 — Olympe ?
 — Ah c'est elle Olympe ? Mais Hyun, ça y est, tu joues enfin dans la cour des grands ! Moi qui croyais que tu mourrais tout seul. Elle est canon.

 La jeune femme se retourna à l'entente de son nom. Hyun se tenait devant elle. Il était habillé tout en noir, littéralement de la tête au pied, en passant par la ceinture et la montre à son poignet, ce qui lui donnait un air très élégant. Ses cheveux étaient aussi coiffés sur le côté. C'était étrange de le voir aussi bien apprêté, mais ça lui allait très bien.
 Autour de son cou, un badge au nom de « Crowstorm » et les bras de quelqu'un d'autre.

 — La ferme Maxence, répondit-il en riant. C'est juste ma collègue.

 Il tenait une bière pleine à la main. L'homme qui répondait au nom de Maxence resserra son étreinte.

 — Ouais ouais ouais, fais-lui plein de beaux bébés hein Olympe, sois cool, je veux être tonton.

 Hyun eut un rire crispé, les yeux rivés vers son ami. Elle pouvait presque lire les mots « Si seulement tu pouvais la fermer ! » sur son visage. La jeune femme rit elle aussi malgré elle, amusée par son embarras.

 — Maxence c'est pas comme ça qu'on salut les gens.
 — Ah oui ! Toutes mes excuses, dit brusquement son ami en lâchant Hyun pour se redresser. Enchanté Mademoiselle « Juste-une-collègue ». Moi c'est le beau gosse qui jouait de la basse tout à l'heure. Je t'autorise à me demander un autographe, je suis cool, je suis comme ça.
 — Ah c'était toi ?
 — Han ! Han j'y crois pas ! s'offusqua-t-il en saisissant le col de la chemise de son ami sans le regarder, les yeux toujours rivés sur Olympe. Elle avait même pas remarqué ! Elle a pas vu ma bogossitude illuminer la scène !

 Il la pointait du doigt dans un air faussement dramatique qui la fit rire.

 — Je suis désolée.
 — Non ! Trop tard ! Je suis trop blessé. Je vais devoir noyer ma peine dans l'alcool et draguer plein d'autres filles pour pouvoir t'oublier.
 — Il en fait jamais trop, plaisanta Hyun comme si le concerné n'était pas là.
 — Ça se voit.

 Hyun et elle échangèrent un sourire complice. La jeune femme remarqua alors ses joues légèrement rouges et ses pupilles dilatées, preuve qu'il ne s'agissait probablement pas de la première bière qu'il buvait.

 — Non pas la peine d'essayer de me consoler Hyun ! continua dramatiquement Maxence, la tête basculée en arrière dans une pose désespérée, la main collée sur le visage de son ami. Chut ! Rien de ce que tu pourras dire ne sauras guérir mon cœur !
 — Dégage ! rit le jeune homme en enlevant sa main. Va boire tout plein d'alcool au lieu de m'embêter.
 — Il est tellement cruel, tu as vu ça Olympe ? Il ne soutient même pas son meilleur ami. Même pas alors qu'il a sauté sa copine.

 Le visage de Hyun se figea, les yeux écarquillés, comme ne comprenant pas ce que son ami venait de dire. Sa réflexion jeta un froid. Au bout d'une seconde interminable, Hyun ouvrit la bouche, sans parvenir à sortir une phrase.

 — Euh... je... t'es...
 — Nan mais je déconne ! Ohlala tu verrais ta gueule ! Je suis célib' je te rappelle, hein. Piquer mes nudes de Scarlet Johanson dans mon ordi ça compte pas je te rassure.

 Son collègue rougit jusqu'aux oreilles. Maxence lui donna une grande tape dans le dos, renversant un peu de bière au passage, et se tourna vers Olympe pour lui faire un clin d'œil.

 — Occupe-toi bien de lui, hein. Je te fais confiance.

 La jeune femme, n'étant pas sûre d'avoir compris l'humour du jeune homme, ne sut pas quoi répondre et sourit timidement.

 — Allez, à plus dans l'bus !

 Et il partit aussi vite qu'il était arrivé. Hyun, le visage encore rouge pivoine, n'osait plus relever les yeux vers elle.

 — Je... je sais pas pourquoi il a sorti ça, je...
 — J'ai l'impression qu'il aime bien t'embarrasser, non ?
 — Ouais... ah...

 Hyun se massa l'arrière du crâne avant d'enfin croiser son regard.

 — Parfois il va un peu loin avec ses blagues...
 — C'est pas grave, sourit Olympe. Je l'ai trouvé... original en son genre.
 — Oui c'est sûr. On est meilleurs amis depuis tellement longtemps... il a plein de bons côtés aussi.
 — J'en doute pas, si c'est son ami, c'est que ça doit être quelqu'un de bien.

 Hyun eut l'air très surpris de cette réflexion et, pendant un court instant, ne dit rien. Puis il sourit tendrement.

 — Merci.

 Un silence s'installa, durant lequel ils s'observèrent simplement.

 — Au fait, encore désolée pour la dernière fois.

 Cette fameuse nuit, la dernière fois où elle avait vu Nathaniel. Elle n'avait aucune nouvelle depuis.

 — C'est oublié.

 Olympe ne put s'empêcher de regarder la bière qu'il avait dans la main. Rien que l'odeur de l'alcool la dérangeait désormais, et celui de la bière était celui qu'elle trouvait le plus prenant. Entre ça et Rosalya qui avait siroté des cocktails toute la soirée, elle commençait à en avoir la nausée.

 — Je suis désolé, dit Hyun en comprenant ce qu'elle fixait. L'alcool te rend mal-à-l'aise, pas vrai ?
 — Je n'aime pas trop en parler, répondit-elle plus sèchement qu'elle ne l'aurait voulu.

 Ne voulant pas instaurer un autre malaise, elle se pencha en arrière en secouant les mains.

 — Non, non, attends. Je parlais juste pour moi, hein ! Je ne te juge pas. Boire de la bière en boîte de nuit ça me paraît plutôt normal, tenta-t-elle de plaisanter.
 — Si ça te dérange, je m'en débarrasse.

 Oui, s'il-te-plaît.
 Mais ils n'étaient pas assez proches pour qu'elle puisse se permettre de lui dire ça.

 — Il n'y a pas de problème.

 Hyun la regarda de biais, probablement décelant sans mal qu'elle lui mentait. Il sourit maladroitement et haussa les épaules.

 — De toute façon je voulais danser, ça va me gêner.

 Il fit quelque pas sans attendre qu'elle lui réponde et posa le gobelet sur le bar, non loin d'ici. Il revint et, un sourire timide aux lèvres, lui tendit la main.

 — Tu... tu veux danser avec moi ?

 Olympe se demanda à cet instant si Hyun ne buvait pas pour pouvoir proposer ce genre de chose. S'il ne buvait pas pour réussir à dire ce qu'il pensait vraiment. Lui qui était toujours si gentil et prévenant avec elle, à l'aider et la soutenir au café, à ne jamais la juger, à ne jamais s'imposer. À ne rien lui reprocher, même lorsqu'il en aurait eu le droit.
 Il était beau, sans son uniforme du Cosy Bear Café. Il aurait mieux fait de proposer cette danse à une gentille fille qui l'aurait acceptée avec plaisir. En fait, Olympe ne savait même pas s'il avait une copine, ou un copain. Quelqu'un de gentil comme lui méritait d'être avec une bonne personne, une personne qui saurait l'aimer convenablement, c'est ce qu'elle se dit à ce moment-là. Quelqu'un de gentil comme lui ne devrait pas proposer une danse à une fille comme elle.

 — J'aimerais bien, mais...

 Et elle baissa la tête vers ses pieds ensanglantés. Hyun se recula et comprit rapidement de quoi elle parlait.

 — Ce sont des chaussures neuves ?
 — Ce ne sont pas les miennes, surtout.
 — Tu en as d'autres sur toi ?

 Olympe soupira sur sa bêtise comme seule réponse. Hyun fit un geste pour lui prendre la main mais se ravisa.

 — Viens avec moi. Tu peux marcher ?
 — Euh, oui, un peu.

 Son collègue lui sourit gentiment et l'aida à fendre la foule. La musique s'intensifiait et fuir le brouhaha ambiant était loin de lui déplaire. Essayant d'oublier la douleur lancinante dans ses pieds, elle le suivit, s'accrochant à son bas de chemise. Ils entrèrent dans un couloir qui donnait probablement accès à des loges. Quelques personnes passaient ici et là en transportant du matériel ou juste en discutant de la réussite qu'avait été le concert. Hyun s'arrêta devant une porte au fond et entra, un peu hésitant.

 — Je crois que c'est ici.

 Il s'agissait d'une petite pièce occupée par un lit de fortune, une chaise et une armoire à pharmacie. L'infirmerie, sans doute. Sans attendre, Hyun invita Olympe à s'asseoir et laissa la porte entrouverte, probablement pour ne pas gêner la jeune femme en l'enfermant dans une pièce avec lui. La jeune femme soupira de soulagement au contact de la chaise, ses pieds ayant enfin quitté le sol.

 — Ah ça fait tellement de bien! ne put-elle s'empêcher de souffler.

 Hyun rit et s'agenouilla devant elle. Sans lui demander son avis, il enleva délicatement ses chaussures, faisant bien attention à ne pas lui faire mal. Étrangement, Olympe appréciait d'être traitée comme une princesse, d'autant plus avec des pieds si douloureux. Hyun prit son pied droit dans ses mains nues. Elles étaient si froides, c'était comme poser le pied sur une poche de glace. Olympe se laissa tomber sur le dossier, les yeux fermés.

 — Tu as de la chance, dit-il. J'avais pris des pansements avec moi, au cas où.

 La jeune femme entrouvrit les yeux et vit que Hyun la regardait, un grand sourire aux lèvres.

 — Tu as un expert des pieds ici ! J'ai l'habitude des chaussures neuves qui font mal.

 Olympe répondit à son sourire avant de refermer les yeux. Elle se laissa aller, sans réfléchir, son pied manipulé par ces mains « expertes ». Il lui posait simplement des pansements à l'emplacement des blessures, mais c'était une sensation agréable. Un moment de calme après cette très longue soirée, après cette encore plus longue semaine.
 Il la lâcha et elle l'entendit se relever, toujours les yeux fermés. Des bruits d'armoire qu'on ouvre et d'objets qu'on déplace se fit entendre.

 — Voilà, dit-il tandis qu'il entourait l'orée de sa seconde cheville avec un bandage. Comme ça ça devrait empêcher à tes blessures d'empirer le temps de marcher jusqu'à chez toi. Mais ça risque de faire encore mal tant que tu les porteras. Et enlève bien tout ça une fois rentrée, si ça ne saigne plus, ça guérira plus vite à l'air libre.
 — Merci monsieur l'expert des pieds, murmura-t-elle, à moitié endormie.

 Hyun rit de bon cœur et reposa son pied doucement sur le sol froid.

 — Tu es trop gentil.
 — On me le dit souvent.
 — Non je veux dire... tu es trop gentil avec moi. Pourquoi tu es aussi gentil avec moi ?

 Olympe soupira en rouvrant les yeux.

 — Je ne le mérite pas.

 Hyun s'était assis en tailleurs juste devant elle tandis qu'elle était totalement avachie sur son siège. Elle s'en fichait d'avoir l'air ridicule devant lui, les cheveux ébouriffés, le visage à moitié endormi et une partie de son maquillage qui était déjà probablement déjà partie. Pourquoi était-elle toujours à l'aise avec lui, alors même qu'ils n'étaient pas amis en dehors du café ? Alors même qu'un seul moment d'intimité avec un autre homme la mettait dans tous ses états ?

 — Parce que je...

 Il avait répondu brusquement, comme sans avoir réfléchit, mais ne finit pas sa phrase. Après un instant à se tortiller sur place, il dit :

 — Je suis gentil avec tout le monde, c'est tout.
 — Je ne mérite pas ça, répéta-t-elle.
 — Je ne vois pas pourquoi tu dis ça.

 C'était évident, pourquoi. Le visage de Nathaniel lui revint en mémoire, presque immédiatement.

 — Est-ce que c'est égoïste de regretter que les gens aient changé ? Il y a cinq ans, tout allait bien, tout était parfait... mais maintenant... tout le monde est différent.

 Et moi aussi.
 C'était comme si elle se parlait à elle-même, le regard perdu dans le vide.

 — Est-ce que c'est égoïste d'attendre des gens qu'ils nous traitent bien quand soi-même on leur a fait du mal ? Et qu'on continue de faire le mal autour de soi...

 Comme avec Rayan, et tous les autres. Rayan qui n'avait même pas osé la regarder dans les yeux en cours le matin même, comme si c'était lui qui avait fait quelque chose de répréhensible.
 Évidemment que c'était égoïste. Attendre de Nathaniel ou de Rosalya qu'ils lui pardonnent quand elle n'avait jamais demandé pardon, et ne faisait aucun effort pour le mériter. Souhaiter inconsciemment que Rayan continue à lui parler et la regarder, alors même que c'était elle qui l'évitait.

 — Je croyais... je croyais que dans la vie il suffisait de se mettre debout, et de marcher... pour aller de l'avant. Je croyais que marcher réglerait tous mes problèmes, qu'après ça je pourrais avoir une vie normale.

 Elle ne se rendait même plus compte de ce qu'elle disait. Ses jambes pulsaient furieusement, comme agitées par le calme ambiant après avoir senti toutes ces basses résonner dans ses muscles pendant deux heures.
 Olympe cligna des yeux très longuement, le sommeil la guettant.

 — Alors pourquoi rien ne va ?
 — Olympe...

 Il avait appelé son nom en prenant sa main, sans se faire inviter. Mais elle ne le repoussa pas, cette fois.

 — Je crois qu'on a le droit d'être égoïste, parfois.

 Il entrelaça ses doigts dans les siens. Et ça, est-ce que le Hyun sobre l'aurait fait ? Ses mains étaient froides et douces. Son contact l'apaisait. Bien installée sur sa chaise, elle sentit son esprit partir.

 — On a le droit parfois d'espérer égoïstement des autres quelque chose qu'on ne mérite pas d'avoir, tu sais. On a le droit d'attendre à ce que les gens nous traitent gentiment même si on ne le mérite pas.

 Et il savait de quoi il parlait.
 Celui qui avait couché avec la copine de son meilleur ami.

 — Toi aussi... murmura-t-il sans savoir si Olympe, somnolente, l'écoutait seulement. Tu es trop gentille avec moi.

 Et je ne le mérite pas.


♦♦♦


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