C'était la première fois que Mélody se retrouvait en tête à tête avec Rayan Zaidi. Ils étaient dans la salle des professeurs et, si elle y était déjà allée avec lui, cette fois-ci ils n'étaient vraiment que tous les deux. « À cette heure-ci, on ne devrait pas être dérangés » avait-il dit en la faisant entrer, comme si ce n'était rien. Pour Mélody, qui sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine dès qu'il s'approchait, ce n'était pas rien du tout. Dans cette salle totalement vide, la présence de Rayan occupait tout l'espace. À ses côtés, elle avait l'impression de revenir à ses seize ans, alors qu'elle tombait amoureuse de Nathaniel pour la première fois. À l'époque aussi, ils allaient travailler seuls tous les deux dans la salle des délégués.
— Bon... soupira le professeur en fronçant les sourcils. Ça me semble correct comme ça. Non ? Le professeur Kim m'a confirmé sa venue pour la conférence du 14 décembre, mais il ne peut venir qu'à partir de onze heures et demi donc il faudra décaler le début du cours. Vous m'avez dit qu'il y avait un amphi de libre à cet horaire-là c'est ça ?
— Oui en fait, le séminaire juste après le notre est annulé le 14 décembre, donc vous pouvez garder le même.
— Super, dit-il sans enthousiaste, le nez toujours plongé dans les papiers. On commence enfin à en voir le bout. Il faudra prévenir les élèves pour le changement d'horaire.
— Quand tout sera terminé j'imprimerai un emploi du temps et je le distribuerai en classe.
Rayan leva brusquement les yeux vers elle, comme s'il remarquait sa présence pour la première fois depuis qu'ils étaient ici. Dans un sourire chaleureux, il répondit :
— Merci. Vous me sauvez la vie, vraiment. Après des années à enseigner à l'étranger, je me sentais complètement perdu de revenir dans le système français. Les choses ne se font pas du tout de la même manière en Espagne.
Il eut un rire gêné et tapa son stylo sur le bureau.
— Oui je me doute, répondit la jeune femme. Vous pouvez me demander n'importe quoi vous savez.
— J'ai déjà abusé de votre temps pour aujourd'hui. La dernière chose urgente reste de déterminer une date pour le gala. Mais avant ça je préfère en parler en classe d'abord, qu'on essaye de trouver un jour où tout le monde serait disponible. J'essayerai de faire venir quelques M1 triés sur le volet aussi.
Rayan remit les papiers en ordre et les rangea dans une serviette rouge.
Et dire qu'ils auraient bientôt une soirée toute entière en dehors de la fac pour apprendre à se connaître ! Ce gala, c'était l'occasion rêvée. Certes, d'autres élèves seraient là aussi, mais la meilleure étudiante de la promo et le professeur préféré de tout celle-ci pourraient tout de même discuter dans un cadre plus détendu. Alors, peut-être, Rayan commencerait à poser sur elle un regard d'une nature différente...
— Vous devez être fatiguée, dit-il affectueusement en posant une main sur son épaule. C'est ma faute. Je vous fais trop travailler. Je ne vous retiens pas plus longtemps.
Ce dernier se leva ; et, sur l'épaule de Mélody, sa main laissa une trace chaude. Se sentant rougir, elle se leva à son tour.
— Un café ? demanda-t-il en se servant une tasse.
Une simple question banale, polie, insignifiante, la mettait dans tous ses états. Son professeur, lui, ne semblait rien remarquer et proposait cela avec un calme désarmant. Pourtant, il devait bien se passer quelque chose entre eux... Mélody ne pouvait pas l'inventer.
Pourquoi interagir avec elle ne semblait rien lui faire, alors que Mélody en avait le cœur retourné ? Comment il la regardait en cours... ça ne trompait pas.
— Euh, je...
— Ah Camille, bonjour ! Ça va ? Je ne t'ai pas croisé ce matin.
Rayan serra chaleureusement la main de la professeur qui venait juste d'entrer et commença à discuter. Se sentant soudainement de trop, Mélody s'excusa et quitta la salle sans un regard en arrière. Rayan, absorbé par sa conversation, la salua à peine.
Bien que ça se soit terminé assez brusquement, Mélody se sentait exaltée. Avoir pu passer du temps seul avec lui la rendait folle de joie. Elle n'avait plus ressenti ça depuis Nathaniel. À cette idée, son cœur se serra. Non seulement elle l'avait aimé pendant des années sans que ce soit réciproque, mais à sa rupture avec Olympe, il l'avait rejeté même en tant qu'amie, sans un regard en arrière, jusqu'à devenir ce qu'il était aujourd'hui. Quelqu'un qu'elle ne reconnaissait plus.
Aucun risque qu'une telle chose se reproduise avec Rayan – c'était lui qui avait insisté pour qu'elle l'appelle par son prénom. Lui, ce n'était pas un gamin. Il était mature, intelligent, professeur d'université reconnu, apprécié de tous et particulièrement gentil avec elle. Mélody en était sûr : c'était quelqu'un comme Rayan qu'il lui fallait.
Alors qu'elle sortait de la fac d'un pas guilleret pour aller manger à l'extérieur, elle reconnut de suite l'homme qui se trouvait à quelques pas du portail. Occupé à regarder son portable et à tirer sur une cigarette électronique à l'odeur de menthe, il ne l'aperçut pas tout de suite. Pourtant, il s'était indéniablement présenté uniquement pour la voir ; aucune autre raison n'aurait pu le pousser à s'aventurer près d'une fac, Mélody le connaissait suffisamment pour le savoir.
— Je croyais que tu avais arrêté de fumer, lui reprocha-t-elle en arrivant à sa hauteur, la mine sévère.
Tous les efforts qu'elle avait fait pour paraître agréable et parfaite aux yeux de Rayan Zaidi s'évanouirent, ne laissant plus qu'une mine contrariée sur le visage.
— Oh, tu es déjà là ! Je venais de t'envoyer un message.
Tachi rangea sa cigarette électronique dans la poche de sa veste et souffla la fumée parfumée sur le côté, de manière à ce qu'elle n'atteigne pas Mélody.
— Tu ne sais pas ce qu'il y a dans ces trucs-là ! s'énerva son amie. Tu as envie de te faire un pneumothorax, comme mon oncle ?
— Mais nan je te jure, je fais attention. C'est occasionnel.
Même fatigué, comme il l'était souvent à dormir quatre heures par nuit, Tachi affichait un sourire scintillant. Mélody savait qu'arrêter la cigarette avait été un parcours du combattant pour lui, alors le voir fumer de nouveau, même de l'électronique, résonnait comme un échec. Probablement plus pour elle que pour lui.
— Puis arrête un peu de me parler comme si t'étais ma mère, siffla-t-il, provocateur.
— C'est pas ça ! s'emporta-t-elle.
Cet imbécile, incapable de la prendre au sérieux ! Elle ne pouvait pas croire que ce grand dadais avait plus de trente ans. Ce n'était pas elle qui se comportait comme sa mère mais lui qui agissait comme un gamin. Agacée, elle croisa les bras et leva les yeux au ciel. Tachi rit et lui caressa les cheveux, comme pour s'excuser, et Mélody abandonna l'idée de lui faire entendre raison.
Ce jour-là, Tachi portait une chemise blanche et même une cravate, mais la veste de costume avait laissé place à un blouson marron trop grand qui lui arrivait sous les fesses. Quelques temps auparavant, il se baladait encore avec une casquette posée à l'envers sur sa tête, des treillis et de vieilles baskets. Son style vestimentaire changeait constamment, Tachi étant incapable d'accorder ses vêtements les uns avec les autres. S'il faisait presque adulte avec sa chemise, ses cheveux déteins en blond lui donnait un air d'adolescent sur le tard. Sur son crâne repoussaient déjà des racines noires et voyantes. Mélody, qui sembla remarquer ce détail pour la première fois, lui jeta un regard interrogateur.
— Tu crois pas que c'est un peu trop, les cheveux ?
— Mais non, ça me va bien ! se défendit-il. Même mes élèves me l'ont dit.
— Je crois surtout qu'ils devaient se moquer de toi, dit-elle, un sourire en coin.
Tachi lui fit une pichenette sur le front en souriant.
— Aïe !
— Hey, t'es la seule à te moquer de moi. Prends pas la confiance comme ça.
Mélody soupira mais ne répondit pas.
— Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Je viens te kidnapper, princesse.
Tachi s'écarta pour révéler la carcasse jaune cramoisie qui composait sa voiture. Il avait déjà la même lorsqu'il avait commencé à travailler dans la librairie de ses parents, six ans auparavant. La jeune femme ne pouvait s'empêcher d'apprécier cette voiture, qui lui avait sauvé la mise plus d'une fois, malgré sa mauvaise odeur et la pollution horrible qu'elle laissait sur son passage.
Mélody observa son ami avec, tout de même, un regard suspicieux.
— Pour m'emmener où ?
— Tes parents m'ont dit qu'ils ne t'avaient pas vue depuis au moins deux semaines, alors je t'emmène les voir.
— Parce que tu me chaperonnes maintenant ? demanda-t-elle avec un faux air innocent. Et si j'avais une sortie de prévue avec des amis, hein ? Tu serais bien embêté !
— Ça va, monte pas sur tes grands chevaux, je sais que t'as encore moins d'amis que moi ! plaisanta-t-il.
Tachi et elle se taquinaient souvent, du haut de leur plusieurs années d'amitié, mais cette remarque la blessa sur le coup.
Mélody n'était pas une fille très populaire. Que ce soit au lycée ou à la fac, elle avait du mal à se faire des amis et sentait bien que les autres filles la trouvaient trop prétentieuse. Personne ne l'invitait aux soirées et les messes-basses sur son passage ne lui échappaient pas. Contrairement aux apparences, Mélody n'avait pas plaisir à être détestée des autres, mais elle ne voyait pas bien quoi faire pour changer cela.
Gênée, elle baissa les yeux en se mordant l'intérieur de la joue. Tachi ne lui accorda pas le temps de répondre et demanda, d'une voix un peu sèche.
— Tu as un rendez-vous ?
Avant qu'elle n'ait le temps de nier, son ami prit son menton dans la main et la fit relever les yeux vers lui.
— Qu'est-ce qu-
— Tu t'es maquillée, la coupa-t-il.
Son visage était devenu si proche du sien qu'elle pouvait discerner la tache de naissance brune qui était cachée dans son iris. Rougissante, elle se défit de son emprise en se reculant d'un coup. C'était bien le seul qu'elle autorisait à la toucher ainsi mais, tout de même, il exagérait. Un peu plus et il aurait pu lui faire mal.
— Je... oui, enfin, j'ai le droit de me maquiller si je veux !
— Tu détestes te maquiller, répondit-il, plus que perplexe, les sourcils froncés. Je l'invente pas, c'est toi qui me l'as dit.
— Oui mais...
— Ne me dis pas que tu t'es maquillée pour cette saleté de thug blond ? Je reconnais ce sourire niais. Je croyais que t'en avais fini avec ce type.
Mélody, les joues rouges, aurait aimé disparaître dans un trou de souris. Pourquoi avait-elle droit à un interrogatoire, soudainement ? Ce n'était ni son père ni son grand-frère, elle ne lui devait aucune explication.
— C'est pas lui ! Et puis, « thug blond » tu peux parler, toi et ta collection de casquettes de rap !
Tachi esquissa un sourire et posa la main sur son torse, l'air fier.
— N'insulte pas ma collection de casquettes de thug, je te prie ! Et puis je suis blond que depuis cinq jours.
— N'importe quoi, rit Mélody à son tour malgré elle.
— Bon allez, change pas de sujet. T'as pas démenti je te rappelle. Balance ! Comment il s'appelle cet empaffé ?
Mélody hésita. Tachi et elle s'étaient beaucoup rapproché depuis la fin du lycée, juste avant qu'il quitte son travail à la librairie. Mélody lui racontait beaucoup de choses sur sa vie mais, pour une fois, elle voulait garder ce secret pour elle. Après tout, elle ne connaissait Rayan que depuis quelques semaines et n'avait pas eu tant d'occasions que ça de parler avec lui. Même si elle savait que Tachi ne raconterait jamais rien à ses parents, le fait que Rayan soit son professeur la mettait tout de même un peu mal à l'aise à l'idée d'en parler avec lui.
— Je te raconterai une autre fois, dit-elle simplement en détournant les yeux. Puis c'est toi qui ne me dis jamais rien. J'ai vu une fois un garçon sortir de ton appartement en quatre ans et sinon rien du tout.
— Et bah ? C'était peut-être le seul, qu'est-ce que tu en sais ?
— Je ne te crois pas, dit-elle dans un sourire.
— Pour ta gouverne, ce « garçon », c'était pas un coup d'un soir, mais mon ex copain et on venait juste de rompre, alors j'allais pas te le présenter.
— Mais oui bien sûr ! Je suis sûre qu'il y a plein de beaux garçons qui passent par chez toi toutes les semaines.
Tachi fronça les sourcils, irrité.
— Mais non ! s'exclama-t-il. Je suis pas comme ça, tu me vexes. Je suis sérieux, moi. Et pourquoi tu me parles que de mecs tout le temps ? Je pourrais très bien sortir avec une fille.
Mélody ne sut pas comment réagir, sur le moment. Tachi n'évoquait presque jamais sa vie amoureuse avec elle. La jeune femme avait toujours cru que Tachi n'était attiré que par les hommes car c'était les seuls qu'il évoquait, même manière très sporadique, et jamais elle ne l'avait vu avec une fille. Jamais elle ne l'avait vu en regarder non plus.
— Mais je... enfin... tu es gay, non ? répliqua-t-elle en s'empourprant, n'étant pas habituée a discuter de cela aussi franchement avec lui.
— Ah, tu me vois une fois avec un mec et tu en tires des conlusions sans même me poser la question !
— Mais... c'est... comment j'étais censée savoir ? s'interrogea Mélody, irritée à son tour. Ce n'est pas ma faute si tu ne me parles jamais de ça ! T-Tu aurais pu me le dire avant !
— Ouais ouais ouais, moi je crois surtout que tu ne t'intéresses pas assez à moi, répondit-il dans un sourire amusé en contournant la voiture pour s'asseoir côté conducteur. Tu veux mon avis ? Tu es trop centrée sur toi-même !
— Mais c'est pas ma faut si tu... !
La jeune femme n'eut pas le temps de finir sa phrase que Tachi avait déjà pénétré dans la voiture. Ce crétin ne prenait même pas la peine de l'écouter jusqu'à la fin ! Il jouait les vexés alors qu'il était le dernier à lui parler de sa vie amoureuse. Est-ce qu'il avait une petite amie ? Quelle importance ! Si c'était le cas, était-elle censée le deviner ? Puis lui non plus, il ne lui avait jamais demandé si elle étais attirée par les hommes ou les femmes. Ce genre de choses, ça ne se demandait pas comme ça, si ?
Non, décidément, il avait l'art d'exagérer. Il fallait dire que la taquiner était un de ses sports préférés. Il n'était pas impossible qu'il ait attendu toutes ces années en jouant sur un malentendu juste pour pouvoir l'embarrasser au moment où elle s'y attendrait le moins. Ce type était vraiment incroyable ! Elle ne devrait plus s'étonner qu'il lui fasse des coups comme ça.
La tête haute et la mine boudeuse, Mélody s'installa tout de même dans la voiture à son tour. Son ami ne manqua pas de remarquer son expression vexée et lui pinça la joue, lui arrachant un cri de douleur exagéré.
— Bon, en tout cas, t'as intérêt à me dire pour qui tu te peinturlures la face, la prochaine fois, dit-il en mettant le contact tandis que Mélody finissait d'attacher sa ceinture, toujours agacée. Quand je pense que quand tu viens chez moi tu te pointes en pyjama.
— C'est confortable... Puis tu exagères, c'est pas un pyjama, c'est juste des vêtements amples.
Tachi rit de bon cœur et fit ronronner le moteur. La radio se mit en marche dans un même temps, crachant du rap agressif et des grésillements, comme son ami en écoutait constamment dans sa voiture, d'autant plus car savant que Mélody détestait cette musique. Des papiers journaux et des bouteilles d'eau vides étaient éparpillés sur le sol à ses pieds, et des sacs de courses et des vêtements bons pour la laverie automatique reposaient sur la banquette arrière. L'intérieur sentait toujours le tabac froid même si Tachi avait arrêté – plus ou moins – de fumer depuis des années. Mélody s'y sentait étrangement à l'aise, malgré l'odeur et la musique désagréable que Tachi la forçait à écouter. Bien que toujours vexée par son petit jeu, la jeune femme se laissa aller, instantanément détendue, comme à chaque fois qu'elle se retrouvait assise sur ce même siège. Il n'y avait pas d'endroit au monde où elle se sentait mieux, qu'à cette place, dans cette voiture.
Mélody laissa reposer sa tête sur le siège. Dans un silence à peine perturbé par la radio et le son du moteur, Tachi entama le chemin vers chez ses parents. Ignorant le regard de son ami sur sa nuque, la jeune femme ferma les yeux et pensa à Rayan.
♦♦♦
Olympe peinait à suivre la conversation avec ses amies, entre les clients, Hyun, Clémence et les verres propres qu'elle essuyait sans réfléchir pour faire croire qu'elle était occupée. Récupérer de son dernier accrochage avec Nathaniel n'était pas la chose à plus facile, surtout elle qui se refusait à en parler à qui que ce soit. Ce sont mes affaires, pensait-elle, c'est à moi d'assumer ce qu'il s'est passé.
Lorsque Clémence n'était pas sur son dos à la critiquer, Hyun venait la voir pour la rassurer de manière excessive, et entre temps ses amies continuaient désespérément d'attirer son attention. Ce jour-là n'était pas particulièrement difficile ; en vérité, à l'exception de ses trois camarades au comptoir, il n'y avait que trois autres tables, dont deux occupées par des étudiants ayant commandé des cafés dans le seul but de rester ici étudier toute la journée. Aussi, il n'était pas particulièrement surprenant que ses amies en profitent pour rester là et papoter ; mais dans ce climat-là, impossible de se détendre. Hyun avait raison. Ils marchaient beaucoup mieux tous les deux lorsque la patronne n'était pas là. Elle n'osait même pas imaginer comment ça devait se passer les jours où elle ne travaillait pas.
— Bon t'as pas un peu fini avec ces verres ? Ça fait trois heures que t'es dessus là, s'agaça la patronne.
Olympe soupira intérieurement, se promettant de ne pas montrer son agacement. Priya, Rosalya et Chani, assises en face d'elles, échangèrent un regard lourd de sens.
— Tu vois pas qu'il y a plein de choses à faire ?!
Comme quoi ? pensa-t-elle. Les clients ne commandaient plus rien depuis une heure, Hyun avait déjà redressé toutes les tables vides, Olympe avait profité de son temps derrière le comptoir pour tout nettoyer à l'avance et Clémence restait seulement là, à l'observer. La jeune femme ne supportait pas cette façon stupide de demander à voir les gens travailler même lorsqu'il n'y avait rien à faire de particulier, elle qui n'avait même pas droit à une pause café et se faisait engueuler si elle restait trop longtemps aux toilettes. Olympe avait déjà travaillé à plusieurs endroits mais c'était la première fois qu'on la traitait comme ça. C'était d'autant plus frappant en comparaison à la façon dont Clémence s'adressait à Hyun.
— Va remplacer Hyun en salle. C'est lui qui court partout depuis tout à l'heure pendant que toi tu restes là à rien faire à part discuter avec tes amies !
Olympe reposa le verre qu'elle avait dans la main si brutalement sur le comptoir qu'elle cru l'avoir cassé sur le moment. Puis, ignorant l'énième hurlement de Clémence (« Et maintenant elle brise mes verres celle-là ! On aura tout vu ! »), fit signe à Hyun qu'elle allait le remplacer en salle à ne rien faire. Sous son air désolé, elle commença à nettoyer des tables déjà propres et embêter des clients qui ne voulaient plus commander en leur proposant quand même quelque chose à boire. Agacée par sa patronne, elle écoutait d'une oreille distraite ses amies reprendre leur conversation.
Au bout d'une demi-heure, Clémence quitta le café et l'atmosphère se détendit enfin. Olympe reprit sa place derrière le comptoir, des éclairs à la place des yeux.
— Et bah... c'est quoi cette vieille peau ? demanda Rosalya.
— Tu parles d'une sale vieille pouf, s'énerva Olympe, ce qui ne manqua pas de faire rire son amie qui ne l'entendait jamais jurer de cette manière. Et tout le temps c'est comme ça, j'en peux plus.
— Et pourtant on l'a entendu, elle est toute gentille avec ton collègue... à croire qu'elle aimerait bien le voir tout nu derrière son uniforme, plaisanta Chani, l'amie de Priya.
La jeune femme l'avait rencontré quelques jours plus tôt et apparemment elle était dans la même filière d'Histoire de l'Art. Originale, Olympe appréciait son humour cinglant et cynique.
À la remarque de Chani, Hyun fonça dans les cuisines, visiblement embarrassé. Même si elle avait rit sur le moment, elle se rendit compte que ça ne devait pas être facile pour lui non plus. Toutes ces fois où Clémence l'enfonçait en complimentant Hyun, elle voyait bien comme il était mal à l'aise. Il n'avait pas l'air du genre à aimer recevoir autant d'attention, encore moins dans le but de dénigrer quelqu'un d'autre.
— Tu sais ce que tu vis ça s'appelle du harcèlement, expliqua Priya. Et dans le cadre du travail, en plus, ce n'est pas à traiter à la légère.
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? soupira Olympe. C'est pas comme si c'était facile de trouver un boulot à mi-temps comme ça, en plus juste à côté de la fac. Puis je me sentirais coupable de démissionner d'un coup.
— Pourquoi ?
Oui, pourquoi ?
Olympe repensa à son collègue, ivre, qui lui avait fait promettre de ne pas démissionner, cette soirée-là. Elle ne l'avait plus revu boire au travail après ça ; et il lui lançait un regard désolé dès qu'il passait devant la pompe à bière, comme s'en voulant encore de lui avoir imposé son état d'ébriété cette seule fois. Olympe comprenait la honte qu'il pouvait ressentir, mais ils étaient jeunes. Ce genre de bêtises, même celles qui étaient bien plus graves, et irréversibles, était courant à leur âge. Olympe en avait payé le prix fort, quatre ans auparavant, ça lui avait servi de leçon ; mais elle comprenait ceux qui sombraient encore, ceux qui faisaient encore ce genre d'erreurs.
En général, on ne les faisait pas pour rien. Pourtant, la jeune femme n'avait pas cherché à savoir. Ce n'était pas son rôle. Ils se connaissaient à peine, après tout.
Mais cette demande, celle de ne pas démissionner, Olympe l'avait entendue. Et à l'heure actuelle, c'était la seule chose qu'elle pouvait faire pour lui. Peu importe ses problèmes personnels, travailler avec elle semblait lui faire du bien ; et à elle aussi. Alors elle pouvait bien supporter Clémence encore un peu.
— Je suis loyale, dit-elle. Hyun et moi, on est une équipe. On se sert les coudes.
La porte des cuisines s'ouvrit au même moment et, en croisant le regard de son collège, Olympe comprit qu'il l'avait entendu. Il lui sourit, gêné, et encaissa les clients qui s'étaient présentés sans rien ajouter.
— En tout cas... dit-elle après un léger silence. J'ai besoin de me changer les idées. Alors on sort quand vous voulez.
— Super ! s'exclama Chani.
— J'attendais que tu le proposes, dit Priya en souriant. Je te trouve un peu morose ces jours-ci.
Olympe sourit, mal à l'aise.
— Est-ce que tout va bien ? continua-t-elle. Tu peux en parler tu sais, maintenant que ta sorcière de patronne est partie.
— En parlant de ça, chuchota Chani, je peux la marabouter quand tu veux. Ce sera une partie de plaisir.
— « Marabouter ? » rit Olympe, les larmes aux yeux. Je savais pas que c'était un verbe, carrément !
— Je te jure, fais-moi confiance. Le maraboutage n'a pas de secret pour moi.
Tandis qu'elles riaient toutes les trois, Olympe remarqua alors pour la première fois que Rosalya demeurait étrangement muette. Occupée par ses propres tourments, elle ne s'était pas rendu compte que son amie était aussi éteinte. En même temps, cela faisait des jours qu'elle ne lui avait pas parlé et depuis son retour, elle ne lui envoyait pas beaucoup de messages non plus.
— Tu veux sortir toi aussi Rosalya ? demanda Olympe, culpabilisant de l'avoir à ce point délaissée.
Renouer avec elle après toutes ces années sans n'avoir aucun contact n'avait pas été facile. La culpabilité n'aidant pas, elle n'avait pas vraiment osé ressortir aussi souvent avec elle ou Alexy qu'avant. Ils s'échangeaient des sourires et des rires mais il y avait quelque chose de différent. L'insouciance du lycée qui avait disparu, peut-être. Olympe avait tellement changé, depuis ; et pourtant elle n'arrivait pas à accepter qu'ils puissent avoir changé aussi.
Rosalya se tortilla sur son siège, visiblement mal à l'aise.
— Euh... oui, écoutez... pourquoi pas ? Vous pensiez à quelque chose de particulier ?
Olympe sentait bien que son amie avait envie de décliner, mais elle ne savait pas bien pourquoi.
— Il y a le concert du groupe de Castiel bientôt. La semaine prochaine je crois ?
— Castiel a un groupe ? demanda Olympe.
Lui et elle n'avaient jamais été véritablement proches, et sortir avec son pire ennemi n'avait pas dû aider à les rapprocher.
— Oui, tu ne le savais pas ? Ils sont un peu connus dans le coin. Ça commence à monter son truc, ajouta Priya en cherchant la confirmation des deux autres.
— Oui c'est vrai. Leur dernier clip fait vraiment pro, ils ont sûrement dû signer chez un bon label pour avoir de quoi le faire réaliser, répondit Rosalya.
Chani approuva et montra à Olympe leur page Facebook officielle sur son portable.
— Je vois, répondit seulement la jeune femme, indifférente.
— Tu devrais venir, dit Chani. On pourrait y aller toutes ensemble ?
— Oui ce serait super, s'enthousiasma Priya. Tu pourrais inviter ton collègue aussi. On a discuté un peu avec lui et il a l'air très sympa.
Olympe observa du coin l'œil Hyun qui commençait déjà à ranger les tables à l'extérieur, tous les clients déjà partis. En vérité, ils ne s'étaient jamais parlés en dehors du café, à l'exception du small talk qu'ils faisaient jusqu'au campus lorsqu'ils rentraient ensemble le soir. Olympe n'aurait même jamais pensé à l'inviter si Priya ne lui avait pas proposé. C'était juste son collègue, mais elle se sentait bien lorsqu'elle était avec lui. Ce concert pourrait être une bonne occasion d'apprendre à le connaître dans un cadre différent.
— Hyun ?
Ce dernier s'arrêta en chemin vers les cuisines, surpris. Avoir été appelé par Olympe était une chose, mais elle n'osait imaginer l'effet que pouvait avoir le regard de ses trois amies soudainement braquées sur lui. Il sourit, gêné.
— Euh, oui ?
— Tu vas au concert de Castiel la semaine prochaine ?
— Qui ?
Olympe se tapa le front avec la paume de sa main. Évidemment, il ne devait pas connaître son prénom.
— Ah zut... c'est quoi le nom de son groupe ?
— Crowstorm, répondirent ses trois amies en cœur.
Niveau discrétion, ce n'était vraiment pas ça. Hyun eut un rire timide.
— Ah... oui, oui. Un ami à moi m'a proposé d'y aller.
— Oh, c'est super.
Olympe se sentit stupide, comme si elle venait de se prendre un râteau devant trois témoins en même temps alors qu'elle ne l'avait absolument pas invité à sortir.
— On va y aller nous aussi, on aura sûrement l'occasion de s'y croiser.
Hyun rougit.
— Ah oui... oui sûrement, bafouilla-t-il en évitant son regard.
Et il partit en cuisine sans un regard en arrière, ne laissant derrière lui que l'odeur de son eau de toilette.
— Je crois bien que tu lui plais, dit Chani.
— N'importe quoi. Je crois surtout que vous l'avez mis mal à l'aise à force de le fixer comme ça.
— Tu aurais pu attendre qu'on soit parties pour lui demander en même temps, susurra Rosalya.
Sa remarque l'agaça mais elle n'avait pas tort. Olympe n'avait pas voulu le mettre mal à l'aise, elle avait seulement agi sans réfléchir. Elle aurait dû comprendre que recevoir une invitation détournée de la part de sa collègue, et devant trois autres filles qu'il n'avait jamais vu, pouvait le gêner.
— Bon, on se donne rendez-vous la semaine prochaine alors ? Rosalya tu peux inviter Alexy et Morgan aussi.
— Euh oui bien sûr... de mon côté je ne sais pas si je pourrai en fait.
— Ah bon ?
Rosalya eut un sourire crispé.
— Je crois que Leigh a prévu une sortie en amoureux pour nous deux.
— Et c'est une mauvaise chose ? demanda Olympe malgré elle.
— Quoi ? Non ! Pourquoi tu dis ça ?
— Je sais pas... tu...
Tu as l'air bizarre. Mais avait-elle seulement la moindre légitimité pour dire ça ?
— Tu as mauvaise mine, dit Priya à sa place.
— Ah... oui je suis désolée les filles, soupira Rosalya. Les études m'épuisent en ce moment.
— Je comprends. N'en fais pas trop, alors.
Tout le monde essaya de réconforter Rosalya et l'heure de fermer le café arriva. Hyun n'était pas réapparu des cuisines entre temps. Olympe encaissa ses amies et commença à ranger les tables. La journée ayant été plutôt tranquille, il n'y avait pas grand chose à faire. Après quelques minutes, Hyun revint en prétendant avoir fini de nettoyer la cuisine et ils rangèrent la salle ensemble.
Tandis que son collègue mettait l'alarme, Olympe attendait à l'extérieur, adossée à la porte, son sac serrée contre elle pour se réchauffer. Ce moment de calme, ce moment de solitude juste avant de rentrer sur le campus, c'était ce qu'elle préférait. Et rejoindre son lit pour sombrer dans les bras de Morphée venait juste après. Surtout après ces longues journées à courir, à subir Clémence, à subir son retour en ville alors qu'elle n'en avait jamais eu envie.
— Voilà c'est fait, dit Hyun en fermant la porte à clé.
Olympe ne tourna même pas la tête vers lui, perdue dans ses pensées. Passé quelques secondes, elle se redressa pour partir avec lui. Puis, un rire.
— Au fait, par rapport au concert, tout à l'heure...
La jeune femme sentit son cœur manquer un battement.
Il était là, juste en face. Nathaniel. Elle ne l'avait pas vu avant, mais son rire venait de la percuter de plein fouet. Il n'était pas tout seul. Au fond de la rue, juste derrière l'auréole de lumière du lampadaire, de telle sorte que l'on discernait des formes s'agiter dans l'obscurité sans voir les visages. Mais ça ne pouvait être que lui.
Même dans la nuit, même de loin, Olympe était capable de comprendre ce qu'il se passait. Un garçon, une fille, une jupe relevée et des mains baladeuses. Deux personnes qui s'amusaient de quelque chose qui aurait dû se faire dans l'intimité. Parce que même dans une ruelle sombre, il y avait des personnes pour voir. Comme Olympe et Hyun, qui fermaient le café presque tous les soirs à la même heure.
Il pouvait pas ne pas être au courant. Il ne pouvait pas ne pas l'avoir fait exprès.
Hyun suivit le regard de sa collègue et cru comprendre pourquoi elle était si perturbée.
— Ah c'est... gênant, dit-il simplement. On ne devrait pas rester là. Allez viens.
Il voulut lui prendre la main mais Olympe le repoussa, comme si l'idée qu'il puisse la toucher la révulsait.
— Non je...
Pourquoi ça lui faisait aussi mal ? Était-ce de le voir avec une autre fille ? Où le fait qu'il ait fait exprès de se donner en spectacle devant elle ? Est-ce qu'il avait attendu tout ce temps le temps de la voir sortir du café ?
Olympe eut brusquement la tête qui tourne et dut se retenir contre la porte derrière elle. Elle ignora l'inquiétude de Hyun et se redressa.
— Excuse... excuse-moi Hyun. Mais je préfère rentrer seule aujourd'hui. Il faut.. il faut que j'y aille.
Et elle partit à grandes enjambées, sans lui laisser le temps de répondre. Olympe refusait de se donner en spectacle devant lui, devant n'importe qui en fait. Et cette vision de Nathaniel en train de faire toutes ces choses avec cette fille, peu importe qui elle était, était insupportable. Après tout ce qu'ils avaient traversé ensemble, comment pouvait-il se moquer d'elle de cette façon ? Tout cela n'était donc qu'un jeu pour lui ? Sans même s'en rendre compte, Olympe s'était mise à courir, jusqu'à en avoir des pulsations dans les jambes. Jusqu'à en avoir mal aux poumons à force de respirer. Et pourtant, courir de cette façon, courir à en avoir mal, lui fit le plus grand bien. Des larmes apparurent à l'orée de ses yeux, sans tomber.
Tandis que la colère faisait place à la tristesse, Olympe se promit de ne plus regarder en arrière. Elle devait seulement continuer à courir.
♦♦♦
Dès le lendemain, Olympe se sentit étrangement apaisée. Prête à commencer une nouvelle vie.
Elle avait suffisamment pleuré. Trois rencontres pour trois crises l'avaient épuisées. Toute son énergie, elle devait la dépenser dans la course. Elle n'avait plus le temps de se fatiguer à penser à son ex petit-ami ! Même s'il s'amusait à la provoquer en s'affichant avec une fille jusque devant son lieu de travail, ça n'avait plus d'importance. Après tout, ils ne sortaient plus ensemble, il avait bien le droit de coucher avec qui il voulait, ou de risquer de finir au poste pour attentat à la pudeur si ça le chantait. Le fait qu'Olympe soit restée seule toutes ces années, sans oser reconstruire quoi que ce soit avec quelqu'un, il n'avait pas à le savoir non plus. C'était sa vie privée. Elle ne voulait pas lui faire ce cadeau. En plus, ça n'avait rien à voir avec lui.
Olympe avait voulu envoyer un message à Hyun pour s'excuser une fois rentrée, mais elle n'avait pas osé. La jeune femme s'en voulait de la façon dont elle l'avait repoussé, mais sur le moment elle n'avait pas été capable de lui expliquer. Elle ne le serait probablement pas plus maintenant, d'ailleurs. Mais elle ne voulait pas rester sur un malentendu. Elle se promit de lui parler la prochaine fois qu'ils travailleraient au café tous les deux. En face, ce serait plus facile.
Olympe avait un peu froid, mais quelques tours de pistes suffiraient certainement à la réchauffer. La différence avec son état de la veille était frappant ; il n'était plus question de déprimer, au contraire, elle se sentait galvanisée. Comme si elle avait bu un million de cafés. Pour éviter au froid d'engourdir ses mains, elle sautillait sur place, faisant de grands gestes avec les bras. Un groupe de collégien passa devant elle. Il était déjà dix-huit heures passé mais apparemment, un professeur agacé par des remarques sur son manque de muscles avait décidé de rajouter quelques tours de piste supplémentaires. À chaque fois qu'ils passaient devant elle, Olympe percevait leurs râles et plaintes agacées, tout juste entrecoupés par quelques coups de sifflet.
La jeune femme préférait attendre qu'ils soient partis pour commencer. Avoir tout le terrain d'athlétisme pour elle toute seule, c'était ce qu'elle préférait. De tous les clubs, elle avait vraiment bien choisi. Elle évitait désormais de venir le matin, lorsqu'il y avait toutes les personnes âgées et les collégiens, et privilégiait le soir où, à l'exception de quelques personnes venant courir après le boulot, elle était tranquille. Avec le travail au café, ce n'était pas toujours évident, mais elle arrivait de plus en plus à trouver de bons moments pour venir courir. Et, plus ses horaires étaient devenus réguliers, plus les occasions de croiser Rayan augmentaient. À l'université, c'était professeur Zaidi, mais sur le terrain d'athlétisme, ça restait Rayan. Après tout, même l'homme d'accueil les avait corrigé lorsqu'ils avaient recommencé à se vouvoyer. Ah non ici, pas de vouvoiement qui tienne ! avait-il dit en les entendant discuter. Olympe et Rayan avaient échangé un regard gêné, sans insister ni expliquer la raison pour laquelle ils avaient recommencé à se vouvoyer. Au fond, se tutoyer, ça leur convenait très bien à tous les deux.
Ce soir aussi, il devait venir. C'était stupide de l'attendre, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Sautillant sur place comme une petite fille surexcitée à l'idée de se rendre dans son parc d'attraction préféré, la jeune femme guettait l'entrée du coin de l'œil. Les lundis, il venait même avant dix-huit heures, mais pas ce soir apparemment. Déçue, Olympe hésita même à rentrer avant de se gifler mentalement à cette idée. Ce n'est pas un mec qui va perturber ton entraînement quand même ! pensa-t-elle. Pas après qu'un autre ait déjà perturbé ses nuits. Il y avait définitivement trop d'hommes parasites dans sa vie.
— Bonsoir.
Toujours occupée à sautiller, Olympe sursauta si fort qu'elle manqua de trébucher. Rayan rit et la retint par le bras.
— Pardon, je voulais pas te faire peur.
Décidément elle n'en loupait pas une. La jeune femme se redressa, un sourire aux lèvres pour cacher son embarras et ses pensées stupides, et le salua.
— Non c'est rien. Bonsoir ! Tu es venu finalement.
Olympe se mordit la lèvre. « Finalement » ? Plus évident, tu meurs. Pourtant Rayan sourit, comme si la réflexion lui avait fait plaisir. Taquin, il demanda :
— Tu m'attendais ?
— Pff ! Non, mentit très mal Olympe.
— Ah oui ? Tu es là depuis combien de temps ?
— À peine cinq minutes.
— Plutôt vingt-cinq, lança un adolescent qui passait à côté d'eux.
— Espèce de... !
Rayan riait tandis qu'Olympe rougissait jusqu'aux oreilles.
— Tu te la racontes un peu beaucoup pour un mec qui s'est fait coller par son prof parce qu'il faisait semblant de courir ! s'énerva-t-elle, comme un prétexte à ses joues rouges. Ouais, ouais, j'ai tout vu pendant ces cinq minutes, hein !
Les amis de l'adolescent commencèrent à le charrier et le spectacle semblait tout particulièrement amuser Rayan.
— La jeunesse de nos jours, je te jure, plaisanta-t-elle maladroitement, toujours rougissante.
— Ah ça, pas de respect pour les aînés, c'est triste.
Et il posa la main sur son épaule dans un geste amical, toujours le sourire aux lèvres. Olympe ne l'avait pas rencontré tant de fois que ça à l'université, mais quand elle le voyait, il était si sérieux. Même lors de ses cours aux débats animés et passionnés, même en plaisantant avec ses collègues, même en souriant aux élèves, il n'était pas comme il était sur ce terrain. Là-bas, il y avait cette sorte d'aura étrange qui l'entourait. Tout le monde cherchait à lui parler, être apprécié de lui ; il correspondait parfaitement à l'image du professeur que tous les élèves rêvaient d'avoir. Intelligent, créatif, impliqué. Les gens lui imaginaient un passé d'artiste torturé, un présent d'amant fougueux enchaînant les conquêtes et un avenir tragique comme un héros de roman.
Mais lorsqu'il venait ici, habillé d'un jogging et d'un simple t-shirt, entouré de gens qui ne connaissaient même pas son métier pour la plupart, il semblait seulement heureux. Presque insouciant, comme si sa vie à l'extérieur n'existait pas. Cette sensation de liberté, d'échappatoire à une réalité qui n'était pas ce qu'on espérait, Olympe connaissait ça par cœur. D'avoir rencontré le professeur Zaidi à l'université, elle comprenait alors seulement pourquoi Rayan venait ici pour s'aérer l'esprit et ne pas songer à son travail. Quelles pensées devaient bien lui traverser l'esprit toutes ces journées pour qu'il vienne ainsi aussi souvent les évacuer avec elle ? Pas une seule fois depuis qu'ils s'entraînaient ici, ils n'avaient évoqué le sujet de l'université. Ce club, c'était leur bulle.
— Tu n'as pas froid ?
Non, elle avait chaud.
— Si un peu. J'ai attendu un peu, avoua-t-elle.
— Je suis désolé de t'avoir fait attendre.
Ils échangèrent un regard, en silence, sans qu'aucun n'osa le briser. Puis, Rayan posa son sac sur le banc à côté du sien.
— On commence par l'échauffement ?
— Ça me semble parfait.
Ils se sourirent et, comme presque un jour sur deux, commencèrent à s'entraîner ensemble.
Il était déjà vingt-et-une heure trente passé mais Olympe et Rayan restaient sur le banc, à discuter. C'était la première fois qu'ils prenaient le temps de converser après un entraînement. Une fois les étirements terminés, Rayan s'était seulement assis en déplorant le chemin à faire jusqu'à chez lui et Olympe s'était assise à côté de lui. C'était une heure auparavant.
— La montagne me manque, dit la jeune femme en regardant l'horizon. En hiver c'est vraiment difficile, mais quand même ! Le grand air, je ne connais rien de mieux. Dès que j'avais une décision à prendre, j'allais seulement me promener dehors, et je respirais cet air... après ça j'avais les idées plus claires.
— Je comprends. J'adore la montagne aussi. Si j'avais pu choisir, j'aurais adoré y vivre. Quand j'ai cherché un poste en Espagne, j'ai eu de l'espoir, mais à place j'ai atterri juste à côté d'un plage, plaisanta-t-il. Non pas que la plage ce soit mal.
— Tu as travaillé en Espagne ?
Rayan pencha la tête vers elle.
— Oui. Tu l'ignorais ? Je croyais que tout le monde se passait le mot dans ma classe.
Probablement, mais Olympe avait du mal à nouer avec ses camarades de classe. Puis, parler de Rayan avec les autres, ça ne l'enchantait pas plus que ça.
— J'y ai travaillé pendant cinq ans, mais je suis rentré il y a quelques mois.
— Pourquoi ?
C'était une question bête. Le genre de question qu'on ne devait pas poser à quelqu'un qui revenait. Une question qu'elle détestait elle-même qu'on lui pose. Pourtant, ça lui avait échappé. Rayan sourit.
— Il était temps que je rentre, c'est tout.
Olympe ne pouvait pas lui en vouloir d'éluder la question.
À cette heure avancée du soir, la nuit dominait le stade. Dans ce terrain au budget limité, seuls deux lampadaires marchaient encore, d'une lumière faible et clignotante. Olympe et Rayan étaient assis juste en dessous de l'un d'eux. Entourés par la nuit toute entière, c'était comme s'ils étaient seuls au monde. La jeune femme, qui voyait à peine ce qu'il y avait devant elle, se sentait comme dans un cocon. Personne pour les déranger, personne pour interrompre ce moment. Olympe ne ressentait pas le froid, même s'il ne tarderait probablement pas à se rappeler à elle bientôt. Elle voulait seulement profiter de cet instant, sans penser au retour à la maison.
— Et toi ?
Olympe tourna la tête dans sa direction, sans comprendre.
— Pourquoi tu es revenue ?
— Je... je te l'ai déjà dit. Parce qu'un certain M. Zaidi a accepté de diriger mes recherches. Pas très sérieux ce monsieur d'ailleurs, il traîne dehors au lieu de répondre à ses mails, de ce que j'en sais.
— Oh, je pense que même s'il était chez lui il n'y répondrait probablement pas.
Olympe lui donna un petit coup sur le bras en riant. Après une seconde, Rayan renchérit, sérieux.
— Il n'y a pas d'autres raisons ?
— Pourquoi il y en aurait ?
— Et bien...
Il l'observait, un peu gêné.
— Je ne sais pas... mais à la fac tu es tellement... différente. Renfermée, hésita-t-il. Même lorsque tu discutes avec les autres.
C'était la première fois qu'ils parlaient ainsi de l'université tous les deux. C'était la première fois qu'il laissait entendre qu'il faisait attention à elle sur le campus.
— Un peu comme si tu n'avais pas envie d'y être. Et tu viens ici, dit-il en désignant le stade, t'entraîner presque tous les jours, dans un club à une heure de bus du campus, alors que tu en aurais un juste en sortant de ta chambre.
Rayan, ayant probablement conscience qu'il en disait trop, baissa les yeux. Mais c'était trop tard pour reprendre ce qu'il avait déjà dit.
— La question c'est moins « Pourquoi je suis revenue » mais « Pourquoi je n'avais pas envie de revenir », hein ? Pourquoi quelqu'un qui a passé presque toute sa vie ici se sent aussi mal de revenir ? Aimer la montagne, c'est pas suffisant, pas vrai ?
Olympe, les mains serrées sur le banc, n'osait plus le regarder non plus. Sa voix était devenue sèche malgré elle.
— Il y a beaucoup de choses, murmura-t-elle. Une mauvaise rupture, en particulier.
C'était la première fois qu'elle le disait. Et c'était à lui.
— Vu ton âge, avoir peur de revenir quelque part comme ça à cause d'une rupture, ça doit te sembler stupide.
Un silence s'installa, plus fort que les précédents. Olympe se sentait ridicule d'ainsi épancher ses problèmes d'adolescente sur un adulte.
Pourtant, au bout d'un instant, il dit d'une voix étrangement calme.
— J'étais censé me marier.
— Quoi ?
La surprise l'ayant emportée sur le reste, Olympe se tourna vers lui, choquée. Il souriait, mal à l'aise.
— La semaine dernière. C'était censé être la semaine dernière.
La jeune voulut lui demander ce qu'il s'était passé, qu'en était-il de sa fiancée, et tant d'autres choses, mais était incapable de les formuler. Rayan souriait tristement mais, sans la regarder, fixait droit devant lui.
— J'aimerais dire que ça a été annulé parce qu'elle m'a trompée, ou parce qu'elle en voulait à mon argent, ou n'importe quelle autre question qui me ferait passer pour quelqu'un de bien, quelque chose qui me ferait passer la victime qui a le droit d'être triste.
Il soupira.
— La vérité c'est que je lui ai juste brisé le cœur.
Il baissa les yeux, ce sourire mélancolique toujours suspendu aux lèvres.
— Je n'étais plus amoureux d'elle mais comme j'étais engagé, je refusais de voir la vérité en face. Je me disais que les sentiments allaient revenir, que mes doutes finiraient par m'en aller. C'est vraiment une fille bien, mais j'étais juste...
Il soupira.
— Je ne l'aimais plus.
Rayan avait dit ça comme si c'était mal. Comme si c'était odieux de ne plus aimer quelqu'un, alors qu'il n'y pouvait rien.
— J'avais tellement honte d'annuler le mariage à peine quelques mois avant que j'ai cherché un poste le plus loin possible de là-bas, comme si, naïvement, fuir cette ville ça allait faire disparaître ma culpabilité. Mais ça n'a rien changé.
Alors, enfin, il tourna la tête vers Olympe.
— Je me suis senti mal toute la semaine dernière, et le jour-même j'ai éteint mon téléphone, comme si j'avais peur qu'elle m'appelle. Alors que c'est stupide, elle ne veut plus me parler, et si elle voulait m'appeler pour me traiter de tous les noms elle en aurait le droit. Je la comprends. C'est moi qui ai provoqué tout ça... on ne peut pas vraiment dire que j'ai le droit de me plaindre.
Olympe avait mis sa main sur la sienne, sans réfléchir. Elle était chaude, malgré les températures presque négatives.
Puis, confuse, la jeune femme la retira, sous l'expression de surprise de Rayan.
— Je... je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça... je...
Elle serra ses genoux très forts l'un contre l'autre et posa ses paumes sur le banc, le regard dirigé vers le sol.
— C'est juste que je comprends... je crois.
Rayan ne répondait rien, comme lui laissant le temps de continuer d'elle-même.
— Il y a quatre ans, j'ai déménagé. Et des choses se sont passées... c'est devenu trop compliqué avec mon copain de l'époque alors j'ai rompu. J'en avais besoin, je ne pouvais plus être avec lui, même si c'était égoïste. J'en avais besoin, pour moi, dit-elle en insistant sur ces derniers mois.
Tout ça pour réatterrir au même endroit, dans cette même situation qu'elle avait à tout prix cherché à éviter. Tout ça pour ça.
— Mais je sais qu'en faisant ça, et de la façon dont je l'ai fait, je lui ai brisé le cœur. Je ne me suis vraiment pas bien comportée, et je ne peux pas dire que je ne savais pas que ce que je faisais était mal à l'époque. C'est pour ça que je ne voulais pas revenir. Je ne voulais pas affronter la vérité en face.
Et elle ne voulait toujours pas l'affronter.
Elle n'était pas prête pour ça.
— Je me sens toujours mal d'avoir fait ça. Et je me sens encore plus mal de récolter ce que j'ai semé, rit-elle amèrement, le regard perdu dans le vide. Mais moi non plus on ne peut pas dire que j'ai le droit de me plaindre.
Rosalya qui ne lui faisait plus confiance pour lui dire ce qui n'allait pas.
Nathaniel qui cherchait à la blesser à la moindre occasion.
Ses amis pour qui elle était devenue une étrangère.
Ceux qui essayaient d'entrer dans sa vie sans qu'elle leur fasse une place.
Toutes ces occasions manquées, pendant quatre ans, de seulement être heureuse comme elle était.
Est-ce qu'elle n'aurait pas pu éviter tout ça ?
— Olympe.
La sensation de ses doigts sur sa joue lui coupa la respiration. La jeune femme tourna la tête vers Rayan qui s'était penché vers elle. Les yeux grands ouverts, il l'observait avec un mélange de surprise et d'intensité, comme s'il venait de découvrir quelque chose en elle qu'il n'avait encore jamais remarqué. Ses doigts s'attardèrent sur la courbure de sa mâchoire avant de redescendre lentement sur son cou.
Même s'il était trop loin pour supposer qu'il allait l'embrasser, Olympe paniqua et se releva brusquement.
— Pardon, je... commença-t-il, la même expression de surprise sur le visage, comme réalisant ce qu'il venait de faire.
— Hey les amoureux ! cria l'homme d'accueil depuis l'entrée des vestiaires. Il est presque vingt-deux heures là, vous avez pas vu l'heure ? Heureusement que j'ai vu que vous étiez encore là parce que sinon j'allais vous enfermer ici. C'est pas l'endroit pour papoter en privé hein. Vous êtes pires que des ados !
L'homme d'accueil leur désigna la montre à son poignet, même s'il était trop loin pour pouvoir lire l'heure dessus. La jeune femme qui était déjà debout reprit son sac en vitesse et se dirigea vers la sortie sans un regard en arrière.
— On se voit en cours, dit-elle comme s'il s'agissait d'un camarade.
Rayan appela son nom mais elle ne se retourna pas. Honteuse. C'était elle qui avait mise sa main sur la sienne, et ce n'était pas comme si être touchée de cette manière par lui n'était pas agréable. Le passage de ses doigts sur sa peau lui laissait une impression fiévreuse.
Mais elle ne pouvait pas. Pas encore.
Et toute la semaine suivante, elle ne vint au club d'athlétisme que les jours où elle savait que Rayan n'y serait pas.
♦♦♦
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