La rentrée arriva trop vite, comme le froid du début d'automne. Assise au deuxième rang de l'amphithéâtre, Olympe se frotta les mains et les bras pour se réchauffer, hésitant à remettre ses gants et écharpe. À sa gauche, des étudiants s'énervaient sur les chauffages, visiblement défectueux.
— J'en peux plus de cette fac ! hurla l'un deux. Tous les ans c'est pareil ! On se les gèle encore plus à l'intérieur qu'à l'extérieur, c'est pas possible.
— Je commence à croire qu'ils se roulent des joints avec l'argent de notre inscription au lieu de l'utiliser pour chauffer ces foutus amphis.
Olympe soupira et une faible fumée se forma à l'orée de ses lèvres. À peine arrivée et elle avait déjà hâte de rentrer. Pourtant elle savait que ce cours ne pourrait être qu’intéressant puisqu'il s’agissait de celui de son futur directeur de recherche. Il était par ailleurs la raison pour laquelle elle était revenue dans cette région. Avoir été acceptée sous la direction d'un éminent professeur, référence dans le domaine de l'art contemporain qui l'intéressait, était inespéré. Elle avait échangé quelques mails avec lui mais ne l'avait jamais rencontré en vrai avant. Mais, même si elle avait hâte de le voir, Olympe, avec les années, était devenue très solitaire dans ses études et ses recherches. Assister aux cours lui semblait parfois être du temps perdu ; temps qu'elle pourrait consacrer à étudier les sujets qui l'intéressaient vraiment. Mais, lorsque l'on est étudiant, on n’a pas toujours le choix, elle le savait. Poursuivre ses études, c'était aussi accepter d'assister à des conférences et écrire des papiers sur des sujets inintéressants car imposés.
Olympe était devenue comme un cheval indompté.
« C'est ce que j'ai apprécié dans votre travail. » lui avait alors écrit ce professeur dans un courriel. « Vous êtes libre. » Peu importait ce que cela pouvait bien signifier, Olympe s'y était beaucoup identifiée. Oui, elle était libre, plus que jamais. C'était en tout cas ce dont elle se persuadait.
— Olympe ? C'est bien toi ?
La voix venait du seul rang libre devant elle. Une jeune femme brune et au maquillage discret lui faisait face. Olympe, elle, n'eut aucun doute sur son identité.
— Mélody ? Ça alors...
Un rictus déforma son visage malgré elle.
— T'as pas changé, laissa-t-elle échapper.
À la mine sévère de Mélody, Olympe comprit que la remarque ne lui avait pas fait plaisir.
— Euh si, quand même, en quatre ans, encore heureux.
Ouais, OK, très bien, pensa-t-elle en se retenant de lever les yeux au ciel. Décidément, si leurs échanges étaient devenus plus cordiaux lors de leur première année commune d'étude, le courant ne passait définitivement pas entre elles. À croire que, malgré ce qu'elle en disait à l'époque, Mélody ne lui avait toujours pas pardonné de lui avoir « volé » Nathaniel ; sans tenir compte du fait que celui-ci ne l'avait jamais aimée. En vérité, lors de leur relation, Olympe avait souvent reproché l'attitude de son petit-ami à l'égard de Mélody. Continuer à traîner aussi régulièrement avec une fille qui était clairement folle amoureuse de lui, tout en sachant que cela l'empêchait visiblement de passer à autre chose, n'était pas correct selon elle. Il aurait dû prendre de la distance, juste le temps qu'elle puisse s'intéresser à d'autres personnes que lui ; mais Nathaniel, qui avait pris les remarques d'Olympe pour de la jalousie mal placée, ne l'avait pas écoutée. Il continuait à sortir en sa compagnie, lui rappelant seulement parfois qu'ils n'étaient qu'amis.
Mais une personne amoureuse n'entendait pas ce genre de mots ; elle ne voulait pas voir ce genre de maux. Mélody n'avait jamais vraiment accepté cette realité.
Cette dernière serait certainement hors d'elle si elle avait à quel point Olympe éprouvait de la pitié pour elle, et comme elle avait essayé de protéger son cœur brisé de son propre petit ami plusieurs années auparavant. « Mêle toi de tes affaires ! » lui aurait-elle certainement dit. Mais malgré tout ce que Mélody lui avait fait, personne ne méritait de souffrir d'un amour à sens unique pendant aussi longtemps.
— Depuis quand tu es revenue ? demanda la jeune femme.
— Ce mois-ci. Je commence juste mon Master. Mais d'ailleurs, tu es en première année de Master toi aussi ?
— Houla, non pas du tout... moi je suis en deuxième année.
Elle ne pouvait définitivement pas s'empêcher d'être aussi prétentieuse.
— Mais je suis l'assistance de M. Zaidi, alors j'assiste à tous ses séminaires.
— Ah oui ? C'est cool, c'est cool, répondit Olympe d'une voix neutre. Et il est sympa ?
Mélody eut un sourire que la jeune femme reconnut tout de suite. C'était ce sourire, celui qui ne trompait pas.
— Il est génial. C'est le meilleur professeur de toute cette université. Il vient juste d'arriver mais j'ai déjà eu l'occasion de lui parler quelques fois. Je lui ai aussi fait la visite de l'établissement. J'ai vraiment hâte d'assister à une de ses conférences. Même si le niveau est inférieur en première année, je suis sûre qu'avec lui, ce sera passionnant.
Cette fois-ci, Olympe, ne pouvant s'en empêcher, leva les yeux au ciel. Cette façon qu'elle avait de la rabaisser l'air de rien commençait à lui taper sur le système. Le niveau en première et deuxième année de Master était sensiblement le même et elle le savait.
— Ouais, j'en doute pas, lâcha Olympe en se forçant à sourire. C'est mon directeur de recherche, tu sais ?
— Ah oui ? Ah... c'est bien, tant mieux pour toi. Je suis sûre que vous ferez un super travail ensemble.
Même si le compliment semblait légèrement forcé, Olympe y décela une petite nuance de sincérité ; comme si elle savait que c'était la vérité, mais que l'admettre lui faisait un peu mal au cœur.
— En fait, j'ai lu ce que tu as écrit sur les personnages de Poison Ivy et Harley Quinn, c'était vraiment intéressant. Ça ne m'étonne pas que M. Zaidi ait accepté de te diriger, il a dû sentir ton potentiel, dit-elle avec un sourire discret.
— Tu as lu ce que j'ai fait ? J'aurais jamais cru que tu t'intéresses aux Comics, s’étonna Olympe, cachant difficilement sa surprise.
— Oui je... on ne peut pas dire que ça m'intéresse, mais quand j'ai vu passer tes articles par hasard, et que j'ai reconnu ton nom, je me suis dit... voilà. C'est impressionnant d'avoir écrit tout ça alors que tu étais encore qu'en troisième année de licence... mais bon, je suppose que ça demande moins de recherches que de faire une étude comparative sur l'exposition du travail des femmes artistes dans tous les plus grands musées d'Europe et d'Amérique Nord du début des années 1900 à aujourd'hui, en même temps. Enfin je suppose.
Soupire.
— Oui enfin ça m'a demandé un peu de travail quand même. Et je travaille sur une recherche un peu plus complète maintenant que je suis en Master, tu sais.
— Oui oui, bien sûr, je me doute. Bref...
Pas étonnant que Nathaniel ne l'ait jamais aimée, pensa-t-elle, elle est vraiment tout ce qu'il déteste. Ne souhaitant pas s'y attarder plus que ça, Olympe laissa couler et lui posa des questions banales. Elle doutait qu'elles ne deviennent un jour amies, comme elle l'avait cru à un moment au lycée, mais si elles pouvaient échanger comme deux camarades normales, ça lui suffirait. En plus, elles deux n'ayant jamais été proches, Mélody ne lui posa aucune question sur son absence. De toute façon, elles ne se seraient jamais contactées, et Nathaniel n'avait certainement pas dû lui décrire le contexte de leur rupture. Il était également peu probable que Mélody n’ait ne serait-ce qu’une idée de la façon dont Olympe s'était coupée de tous ses anciens amis. Rien que pour ça, discuter avec elle n'était pas si désagréable.
Lorsque l'heure approcha, l'amphithéâtre se remplit, puis ce fut au tour du professeur d'entrer dans la salle. Elle le comprit avec son allure, les bras remplis de papiers jusqu'à son menton et un attaché-caisse sous le bras. Il se fit aider par une élève pour refermer la porte, ayant les mains prises.
— Prenez place s'il-vous-plaît, prenez place. Je vais vous faire passer les documents pour vous inscrire à ce cours. N'oubliez pas que vous devrez aussi vous inscrire en ligne, mais vous savez certainement mieux que moi comment faire.
Lorsque son visage apparut derrière la pile de papiers, Olympe sentit son souffle se couper. Au milieu de tous ces élèves, il ne l'avait pas vue.
— Vous êtes plus nombreux que ce que j'aurais cru, fit-il remarquer en posant toutes ses affaires sur la table.
Il était souriant, comme sur le terrain d'athlétisme. C'était bizarre de le voir aussi bien habillé, avec une chemise noire, un veston gris et des chaussures de ville. Rasé au plus près les deux fois où elle l'avait rencontré, le voir avec une barbe de trois jours lui donna le sentiment qu'il était beaucoup plus vieux. Olympe sentit son cœur battre à toute vitesse dans sa poitrine. Pourquoi se sentait-elle aussi mal ? Croiser un prof en dehors de l'université, et sur un terrain de sport en plus, ça n'avait rien de bizarre. Ça n'avait rien de condamnable. Accepter de boire un verre avec une personne dont on appréciait la compagnie non plus. Même si c'était son professeur, et même son directeur de recherches, aucun d'entre eux ne le savait sur le moment... donc ce n'était pas grave, pas vrai ?
Olympe aurait pu être seulement un peu gênée, en sourire nerveusement, et passer à autre chose. Mais à la place, elle se sentit dégringoler, le corps s'enfonçant de plus en plus profondément sur sa chaise.
Ils auraient pu en rire, et passer à autre chose.
Mais lorsque Rayan croisa enfin son regard, au milieu de toute cette foule, elle comprit que lui non plus n'allait pas en rire.
— Oh.
Il s'était arrêté au milieu de son explication concernant les démarches administratives qu'il ne maîtrisait pas très bien lui-même, comme frappé par la foudre. Ils s'observèrent pendant une interminable seconde.
— Oh je... continua-t-il en déviant le regard, faisant soudainement appel à sa mémoire. Je viens de réaliser que j'ai totalement oublié de donner un papier important à Mme. Paltry. Bon, ne faites pas comme moi et rendez vos documents à temps, hein.
La classe rit et sembla oublier l'étrange moment de suspens qui venait juste d'avoir lieu. Même Mélody n'avait pas l'air d'avoir remarqué. Merde. Rayan lui lança un regard en coin, sur le moment, mais passa le reste du cours à faire comme si elle n'était pas là. Passé le choc, et la tête baissée vers son bureau jusqu'à en avoir la nuque engourdie, Olympe trouva ce premier cours particulièrement intéressant. Rayan avait l'air d'un professeur un peu excentrique, à refuser que les élèves prennent des notes pendant le cours et à constamment les interroger sur leur rapport à l'art, à l'Histoire et à l'Histoire de l'art. Dès qu'il annonçait une « vérité » supposée, il demandait à un étudiant au hasard de s'exprimer à ce sujet, et en quoi il était d'accord ou non, commençant ainsi un débat de quelques minutes avec lui. Lui aussi, il est libre, pensa-t-elle. Évidemment, de tout le cours, Olympe ne fut pas interrogée une seule fois. Si certains élèves étaient récalcitrants à prendre la parole au début, au bout d'une heure, tout le monde s'était plus ou moins pris au jeu et des débats enflammés envahirent les rangs. Olympe, d'ordinaire particulièrement active en cours et prompt à discuter sur le monde de l'art, se sentait légèrement frustrée de ne pas pouvoir rejoindre cet élan. Rien ne l'en empêchait, en soi, mais sa gorge restait définitivement nouée. Elle ne se souvenait pas s'être déjà sentie aussi mal-à-l'aise de sa vie. Elle était persuadée que si elle ne faisait qu'ouvrir la bouche, tout le monde se rendrait compte qu'elle avait eu un crush sur le prof. À en voir - ou plutôt entendre - certains et certaines, elle ne devait pas être la seule, mais ça restait gênant. Elle, elle s'était comme pris un râteau à la seconde où il était entré dans la salle.
Olympe fut soulagée de voir la fin du cours arriver. Tandis que les élèves se ruaient vers le professeur pour lui poser toutes sortes de questions, sur son cours, sur la validation ou l'administration, la jeune femme remit sa veste et rangea son sac, toujours la tête baissée.
— C'est vous, Olympe Clairance ?
Rayan prétendait visiblement de ne pas la connaître devant les autres élèves mais elle en fut légèrement prise au dépourvu, son regard croisant enfin le sien. Faisant un signe à un élève pour qu'il attende une seconde, Rayan la regardait cette fixement.
— Oui c'est moi, confirma-t-elle d'une petite voix.
— Vous pouvez rester à la fin du cours ? J'aimerais parler avec vous de la direction de votre mémoire.
— Euh... oui, d’accord.
Rayan était un professeur plein d'assurance mais, en l'abordant ainsi, il avait légèrement semblé perdre de sa prestance. Elle se demanda si elle était la seule à l'avoir remarqué. Il se racla la gorge et reprit sa conversation avec un autre élève. Olympe prit bien soin d'être la dernière à attendre de lui parler pour que personne n'entende leur conversation. Elle ne savait pas exactement comment gérer la situation et, vu la mine gênée de Rayan à chaque fois qu'il ne faisait que poser les yeux sur elle, c'était réciproque.
Lorsque ce fut son tour, le professeur se tourna vers elle tout en regardant en coin la porte où les derniers élèves étaient en train de sortir.
— Alors... c'est vous, Olympe. Vous m'avez contacté par mail pour que je dirige votre mémoire, c'est bien ça ?
— Oui c'est moi. Encore merci d'avoir accepté de me diriger. J'ai lu tous vos travaux jusqu'à présent.
— Merci... dit-il en passant sa main dans ses cheveux.
La porte se ferma sur le dernier étudiant à sortir de la salle.
— Ça m'apprendra à ne pas mettre de photo de moi sur Internet, plaisanta-t-il dans un rictus.
Olympe se tortilla les cheveux. Le niveau de malaise atteignait des sommets.
— Je pensais que vous... que vous étiez beaucoup plus âgée. Olympe n’est pas un prénom courant alors j'aurais dû faire le lien beaucoup plus tôt mais... bref.
Il soupira longuement, comme réalisant ce qu'il venait de dire. Même si elle le trouvait toujours très beau, Olympe devait admettre que cette découverte l'avait pas mal refroidie. Devoir repasser au vouvoiement aussi.
— J'ai beaucoup aimé vos papiers. C'est incroyable d'atteindre un tel niveau du travail de recherche en étant encore en licence. Je suis vraiment heureux de vous diriger cette année.
Ils s'observèrent intensément, juste un instant, comme suspendu dans le temps. Puis Olympe détourna le regard et remit son sac sur l'épaule.
— Merci. Moi aussi je...
Elle hésita.
— Je suis vraiment heureuse que vous ayez accepté.
Le silence retomba. La bonne humeur et l'insouciance partagées sur ce terrain d'athlétisme paraissaient bien lointaines, tout à coup. À se demander si ça n'avait jamais existé. Eux qui se rendaient de toute évidence dans ce club pour éviter l'université et les personnes qui y allaient, voilà qu'ils venaient de perdre cela. Ça ne doit pas l'enchanter qu'une élève squatte son club, pensa-t-elle. C'était probablement pour ça qu'il était aussi mal-à-l'aise. Quel prof aimerait qu'une élève envahisse son cercle privé ? Et s'il avait deviné qu'il lui plaisait ? Ça avait dû être évident pour lui. La honte.
Décidément, ce début d'année était très décevant.
— Je vais y aller... Je promets de ne pas venir vous embêter au club pour vous poser plein de questions en rapport au cours, tenta-t-elle de plaisanter, loin d'être convaincue elle-même. Alors, au revoir.
Rayan ouvrit la bouche mais ne dit rien, et après un énième silence gêné la jeune femme se retourna pour partir, déçue malgré elle.
— Non, attends.
Il lui avait saisi le poignet avec douceur - c'était un effleurement, à peine. Comprenant ce qu'il venait de faire, il la lâcha immédiatement et montra ses mains comme pour dire « Je n'ai rien fait, je suis innocent ». Il lui sourit un peu maladroitement.
— Ce verre... de l'autre jour. On pourrait aussi le prendre dans la salle des profs... sous la forme d'un café. Et discuter ensemble de ce mémoire que vous allez écrire.
Il soutint son regard, malgré cette hésitation, presque imperceptible. Cette hésitation, à savoir s'il allait trop loin, si elle allait le rejeter, si elle allait être dégoûtée.
— Et vous pouvez aussi venir me parler au club, des cours ou d'autre chose, quand vous voulez. Si on ne fait que discuter, je ne vois pas où est le problème.
Il plissa les lèvres.
— Seulement si vous êtes toujours d'accord pour échanger avec moi, bien sûr.
Puis il baissa les yeux.
— Sinon on peut s'en tenir aux mails, si vous préférez.
Olympe hésita, elle aussi, juste un instant. En y réfléchissant, discuter, comme chronométrer un partenaire d'athlétisme, ça n'engageait à rien. Ce n'était pas interdit. Voir des professeurs en dehors des cours ou échanger les numéros de téléphone était même autorisé dans plein de pays.
Alors, pourquoi pas ?
Après tout, ce n'était pas grand chose.
— Va pour un café.
♦♦♦
— Ça va à l'université et ça sait même pas utiliser une machine à café ! Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter une gourdasse pareille !
Olympe se mordit la lèvre pour ne rien répondre. Il vallait mieux éviter de se faire remarquer lors des premiers jours dans un nouveau boulot. Sa période d'essai se terminait à peine et, si elle aurait dû en être rassurée, elle avait au contraire l'impression que la situation n'avait fait qu'empirer depuis. Jusqu'ici, Clémence se montrait dure et souvent injuste envers elle, mais depuis que sa période d'essai était terminée, la patronne ne semblait plus prendre aucune pincette avec elle. Comme si, ne pouvant plus la menacer de la virer, elle se contentait d'essayer de la faire partir d'elle-même.
Alors qu’elle était coincée derrière la machine à café avec Clémence, Hyun lui lança un regard désolé de l'autre côté du comptoir. Elle ne lui en voulait pas de ne pas intervenir mais, parfois, son visage plein de pitié l'agaçait.
— Tu vois bien que c'est là l'ouverture pour mettre le café, non ? Tu les vois les grains cafés là. T'es aveugle ou quoi ?
— Je pensais que c'était l'ouverture du milieu.
— Mais n'importe quoi !
Alors pourquoi cette foutue machine avait une ouverture au milieu, si ce n'était pas pour y mettre du café ? pesta Olympe intérieurement. Si Clémence n'était pas insupportable tout le temps, ce soir-là, elle l'était particulièrement. Celle-ci ne lui avait jamais expliqué le fonctionnement de cette machine mais s'attendait à ce qu'elle la connaisse par cœur. En cela, heureusement que Hyun était là. Même si leurs contacts étaient encore hésitants, bien que chaleureux, elle était heureuse de toujours pouvoir compter sur lui au travail. Il était un peu son ange gardien ; un ange gardien qui ne savait pas la protéger de l'abominable Clémence, mais même les anges ne pouvaient pas être parfaits, n'est-ce pas ?
— Je vais lui remontrer, Clémence.
Olympe jeta au jeune homme un regard noir qui le surprit.
— Non mais toi tu as d'autres choses à faire que de la gérer tout le temps, s'énerva Clémence. Si elle est pas capable de se débrouiller elle a qu'à aller chercher du travail ailleurs.
Et « elle » n'aimait pas qu'on parle d'« elle » à la troisième personne, mais ne dit rien. Clémence entra dans les cuisines en pestant et Hyun rejoignit Olympe près de la machine à café. La jeune femme lui donna un coup de coude dans le ventre à peine fut-il arrivé à sa hauteur.
— T'es sérieux toi, là ? « Je vais lui remontrer Clémence », l'imita-t-elle. Dis tout de suite devant l'autre que t'as besoin de tout me remontrer parce que je retiens rien de ce que tu me dis.
Olympe avait essayé de chuchoter mais la colère dans sa voix trouva un écho jusqu'au fond de la salle, où des clients lui jetèrent des regards curieux. Hyun écarquilla les yeux, un sourire circonspect aux lèvres.
— Je... je suis désolé, c'est pas ce que je voulais dire. J'ai pas réalisé, pardon.
L’étudiante soupira et se frotta les yeux.
— Nan mais... ah... laisse tomber, t'as raison, excuse-moi. Je suis énervée contre Clémence et comme je veux rien lui dire, je me décharge sur toi.
— Je ferai attention la prochaine fois, je te promets.
Il lui sourit gentiment mais Olympe n'eut pas la force de lui répondre. Le jeune homme lui réexpliqua l'utilisation de la machine et proposa même de mettre quelques post-it pour l'aider. Entre toutes les sortes de grains de café, de cafés, de tasses selon les boissons, le système de nettoyage ou de changement d'eau, Olympe n'en pouvait plus. Apporter les boissons chaudes aux clients était une chose mais les préparer en était une autre. Elle qui ne buvait déjà pas beaucoup de café de base, cette expérience l'en avait dégoûtée définitivement.
— Il vaut mieux éviter, les post-it. Si Clémence voit ça elle va m'assassiner.
Hyun eut un rire gêné et, visiblement d'accord, abandonna l'idée. Il écrit néanmoins sur un bout de papier les différentes informations importantes et le glissa dans la poche du tablier de la jeune femme. En sentant ses doigts effleurer son ventre, même au travers le tissu, Olympe ne put s'empêcher de rougir. Trop d'années sans être touchée par qui que ce soit laissait visiblement des traces. Pour ne pas lui montrer son embarras, elle partit s'occuper de la salle.
La soirée se termina et, une fois Clémence partie - voilà un moment déjà qu'elle laissait Hyun gérer la fermeture - l'atmosphère se détendit. Olympe était même capable de plaisanter avec des clients et n'avait plus peur de redemander lorsqu'elle avait un doute sur les choses à faire. Hyun faisait un bien meilleur patron. Tandis qu'Olympe retournait le panneau « Welcome » sur la porte, Hyun encaissait les derniers clients.
— Merci, à bientôt, salua-t-elle en fermant la porte derrière eux.
Hyun, depuis le comptoir, lui souriait, silencieux. Il était toujours souriant, en fait.
— Ah, enfin ! soupira Olympe de soulagement. Cette journée était trop interminable, j'en pouvais plus. Quelle peau de vache cette Clémence.
Le jeune homme rit discrètement.
— Pourquoi tu souris comme ça ? demanda-t-elle en s'asseyant au bar, comme si elle était une cliente.
Il avait les yeux brillants et la fixait avec intensité.
— Pour rien. Je suis heureux de travailler avec toi, c'est tout.
Olympe, surprise par cette soudaine réflexion ne sut pas quoi répondre.
— Et j'ai sifflé quatre bières dans la cuisine en l'espace d'une heure, j'ai la tête qui tourne.
Il lâcha un rire, comme l'ayant retenu jusque-là.
— T'es sérieux ?! Tu bois pendant le service ?
— Non... jamais... mais là il n'y avait pas beaucoup de clients, et Clémence était pas là. J'ai pas bu grand chose. Puis pour moi aussi, la journée a été tellement longue.
Olympe ne sut pas quoi répondre. Il avait eu une mine soudainement grave pour dire cela, mais recommença à rire ensuite comme si de rien n'était.
— À chaque fois je t'envoyais gérer les clients pour pas qu'on remarque que je sens la bière. Ça craint trop !
— Sérieusement, comment j'ai fait pour rien remarquer ?
— J'ai l'habitude, répondit-il, sûr de lui, les joues rouges. Je suis... un vrai ninja.
Il avait effectivement vraiment l'air ivre, même si ce n'était qu'un peu ; il ne devait pas bien tenir l'alcool pour être aussi rouge après seulement quatre bières. Olympe n'en revenait pas qu'il ait vraiment bu pendant le service, même s'il avait fait illusion jusque là. L'envie de lui faire la morale vint la chatouiller, mais question gestion de l'alcool, elle n'était vraiment pas un exemple. Bizarrement, elle ne se sentait pas le droit de lui dire quoi que ce soit. Mais elle ne pouvait pas approuver non plus.
— Je te jure que je le referai plus. La prochaine fois, ce sera après le service, je te promets. Mais ne dis rien à Clémence, OK ?
— Je suis pas une balance, soupira-t-elle. Bon dépêche-toi de boire de l'eau et de désaouler vite fait qu'on finisse de ranger.
— Yes, sir !
N'importe quoi, pensa-t-elle, un léger sourire aux lèvres malgré tout. Elle ne savait pas ce qu'il lui était arrivé, ce jour-là, mais elle se sentait désolée. Désolée de ne pas avoir vu qu'il n'allait pas bien, concentrée sur l'agacement que lui procurait Clémence, ne discernant chez lui que son sourire réconfortant. D'ailleurs, si elle en croyait ses dires, Hyun n'avait commencé à boire que lorsqu'elle était partie.
— Mais attends, Olympe, dit-il en se penchant vers elle, les mains sur le comptoir, comme prêt à sauter par-dessus. Promets-moi quand même de ne pas démissionner.
— De quoi ?
— Je t'en supplie. Clémence passe son temps à faire craquer les nouveaux pour les faire partir, et à deux c'est horrible comment on est débordés ici. Et l'ambiance est tellement mieux quand c'est toi et moi, même les clients s'en rendent compte. S'il-te-plaît, promets-moi de pas démissionner.
Olympe, bien que gênée, comprit que l'alcool lui faisait dire quelque chose qu'il pensait vraiment, bien que ce soit un peu incongru. Oui, l'ambiance était clairement meilleure lorsqu'ils ne travaillaient que tous les deux. Et même si Clémence semblait traiter Hyun correctement, sa mauvaise humeur était tout de même palpable. Travailler seul avec elle devait être difficile, en plus de l'impossibilité de sympathiser ou de plaisanter avec quelqu'un de cet âge, contrairement à Olympe.
Hyun engloutit un pain au chocolat et prit un grand verre d'eau qu'il vida d'une traite. Après cela, il semblait déjà avoir les idées plus claires. Olympe le força quand même à s'asseoir sur une chaise et à ne plus bouger, le temps qu'il reprenne ses esprits. Au bout d'une demi-heure et un demi-litre d'eau, les vapeurs d'alcool semblèrent s'être dissipées. Hyun rejoignit sa collègue et s'excusa une bonne vingtaine de fois. « J'en reviens pas d'avoir fait ça », « Ça se reproduira jamais je te jure », « Oublie ce que je t'ai dit, si tu en as marre de Clémence et que tu veux démissionner tu as le droit tu sais », « Je suis tellement désolé ». Le jeune homme ne cessa de s'excuser que lorsqu'Olympe, agacée, lui ordonna d'arrêter.
Il était tellement gêné, le pauvre. Une fois le calme revenu, tandis que la jeune femme finissait de balayer le sol, celle-ci lui demanda.
— Tu bois souvent ?
Hyun se passa la main dans les cheveux.
— Non... enfin juste en soirée, pas beaucoup. Au travail, c'est vraiment la première fois. Je sais pas ce qui m'a pris, avoua-t-il en essayant de plaisanter.
Mais sa mine grave de tout à l'heure, elle ne l'avait pas oubliée.
— Il... il s'est passé un truc aujourd'hui ?
Hyun se stoppa et prit une longue seconde avant de lui répondre, un sourire timide aux lèvres.
— Non, rien, je t'assure. Enfin... j'ai eu un coup de fil de mon père tout à l'heure... ma mère est tombée dans l'escalier, et il refuse que j'utilise mon argent pour aller la voir. De toute façon, même si je le voulais, j'aurai pas assez d'argent pour y aller, alors tu vois. Selon lui tout va bien... il m'a dit de pas m'inquiéter... enfin bon, bref. Désolé de t'embêter avec mes histoires.
— Mais non, au contraire. Je suis vraiment désolée pour ta mère.
— Merci.
Un souvenir revint effectivement à la mémoire d'Olympe. Peu après cette histoire de machine à café, Hyun était soudainement sorti prendre une pause, sans un regard en arrière, et en l'annonçant à peine. Lui qui prenait rarement des pauses, et toujours dans la cuisine ou derrière le comptoir, cela avait surpris Olympe. Cependant, sur le moment, elle ne s'était pas posée plus de questions que ça. À cet instant, Hyun venait probablement de recevoir la nouvelle et avait certainement dû sortir pour téléphoner.
Olympe, qui avait désormais un rapport plus que compliqué à l'alcool, était tout de même un peu inquiète qu'une mauvaise nouvelle l'ait ainsi poussé à boire sur son lieu de travail. En même temps, l'accès au pistolet à bière n'aidait probablement pas à résister à la tentation de boire une bière fraîche gratuitement. Mais elle ne connaissait pas assez Hyun pour se permettre ainsi d'interférer dans sa vie. Il savait probablement ce qu'il faisait.
— Allez, Hyun, je te promets de pas démissionner, dit-elle en lui donnant un coup de hanche en passant près de lui. Alors souris !
Le jeune homme rougit jusqu'aux oreilles.
— Oh non, je t'en supplie, oublie ça ! Comment j'ai pu te sortir un truc pareil, vraiment, j'ai honte. Plus jamais je bois devant toi, ça me fait dire n'importe quoi.
Olympe continua de le taquiner pour lui changer les idées. Même si le jeune homme était visiblement gêné, il retrouva rapidement le sourire et les deux collègues continuèrent de ranger le café dans la bonne humeur. Ils finirent un peu plus tard que d'habitude mais aucun ne le fit remarquer. L'un comme l'autre étaient de toute évidence déjà suffisamment fatigués de cette journée. Olympe, qui n'était pas très douée pour aborder les sujets difficiles - n'assumant même pas ceux qui la concernaient directement - pensa qu'il était probablement mieux de ne plus jamais parler de ça avec lui. De cette soirée, où Hyun avait bu sur son lieu de travail, alors qu'il n'aurait jamais pensé de toute sa vie en arriver là. De cette soirée où Hyun lui avait lancé un appel au secours.
À ce moment-là, Olympe croyait sincèrement que c'était le mieux à faire. De ne plus jamais en reparler. De faire comme si cette soirée n'avait jamais existé.
Elle ne pouvait pas savoir, alors, à quel point elle se trompait.
♦♦♦
Olympe le croisa dans le dortoirs des filles.
Apercevoir de nouveau sa silhouette au bout de seulement quelques jours, après des années sans aucune nouvelle de lui, lui faisait bizarre. La jeune femme se demanda l'espace d'un instant s'il la suivait ; mais ce n'était probablement qu'un hasard. Néanmoins, le fait qu'il soit adossé, là, à sa porte, comme si de rien n'était, avait quelque chose de louche. Impossible de l'éviter ou de faire semblant de ne pas l'avoir remarqué. Olympe était agacée, surtout après la scène de l'autre jour. Rosalya avait hurlé au téléphone en insultant le jeune homme de tous les noms en apprenant comment il lui avait parlé. « Nathaniel se comporte n'importe comment ces derniers temps. Tout le monde lui a déjà tourné le dos », lui avait-elle dit. Étrangement, même si elle n'en avait pas le droit, cette annonce lui avait fait de la peine.
Tout le monde lui avait vraiment tourné le dos ? À l'époque, Olympe était probablement la personne dont il était le plus proche ; c'était son amoureuse, sa meilleure amie. Sa famille. La jeune femme était déjà inquiète quant au fait qu'il ait autant de mal à s'ouvrir aux autres et qu'il dépende à ce point d'elle. Y avait-elle seulement pensé en rompant aussi brutalement avec lui, quatre ans auparavant ? Est-ce que tout le monde ne lui avait pas tourné le dos simplement car Olympe était le seul lien entre lui et les autres ?
Malgré l'amertume, la culpabilité lui nouait toujours le ventre. Et le voir sur le pas de sa porte n'aidait pas.
— On me dit pas bonsoir ?
Il souriait, contrairement à la dernière fois, mais cela la mit encore plus mal à l'aise.
— Bonsoir, répondit-elle sèchement en arrivant à sa hauteur. Tu me laisses passer ?
— Ah, c'est ta porte ?
Olympe s'agaça.
— Tu veux me faire croire que tu ne le sais pas ?
— Pour qui tu me prends ? T'es pas le centre du monde tu sais. Me fais pas passer pour un stalker.
— C'est pas ce que j'ai dit.
Nathaniel soupira.
— Qu'est-ce que tu fais là alors ? C'est le dortoir des filles.
— Et alors ? C'est un pays libre, j'ai le droit d'aller où je veux.
La jeune femme s'énerva et le força à se pousser.
— OK très bien. Si c'est pour me parler comme ça alors casse-toi.
Il mit un bras sur la porte pour l'empêcher d'y accéder.
— Non ça va, ça va, c'est bon, j'arrête.
Olympe leva les yeux vers son ex petit-ami. Un air de regret passait sur son visage ; ce visage marqué de cicatrices, visibles ou non.
— J'aurais pas dû te parler comme ça l'autre jour. Je suis désolé. T'es contente ?
Abruti, pensa-t-elle. Pourquoi même lorsqu'il formulait des excuses, il le faisait de manière aussi irrespectueuse ? Où était passé le Nathaniel qui se lovait dans ses bras pour dormir, qui caressait ses cheveux en lui disant qu'il l'aimait, qui lui promettait de toujours prendre soin d'elle ? Une rupture pouvait-elle expliquer un tel changement ? Pourquoi avait-elle si mal au cœur de le voir ici alors même que l'idée de se remettre avec lui était inenvisageable, après ce qu'il s'était passé ? Pourquoi son comportement l'atteignait autant ?
— Tu ferais mieux de partir.
— Je peux pas, j'attends quelqu'un.
L’étudiante se mordit la lèvre. Il attendait quelqu'un dans le dortoir des filles ? Elle n'était pas stupide. Elle comprenait très bien où il voulait en venir.
— Je sais pas qui tu attends mais elle est pas ici, OK ? Alors va attendre ailleurs.
Son ex petit-ami eut un rire mauvais. Il rapprocha son visage du sien, le sourire aux lèvres.
— Bah alors, t'es jalouse ? Tu sais que tu me fais craquer quand t'es comme ça, murmura-t-il en remettant une mèche de cheveux derrière son oreille.
Olympe gifla sa main si fort que le bruit résonna dans tout le couloir. Elle recula et le dévisagea.
— À quoi tu joues ?
— Fais pas comme si tu n'avais pas compris.
Nathaniel se redressa, toujours souriant. Il appuya son épaule sur le mur à côté de lui, comme se délectant du trouble d'Olympe.
— On est à trois mètres de ton lit, t'es toute rouge et tu trembles dès que je t'effleure.
— Et tu t'es pas dit que je tremblais parce que je bous de colère face à ton attitude ?
La jeune femme avait presque crié, ne pouvant se retenir. Malgré tout ce qu'elle avait fait, il n'avait pas le droit de la traiter comme ça. Il avait vraiment compté pour elle ; c'était son premier amour. Rompre ne voulait pas dire qu'elle ne l'avait jamais aimé.
— Allez... susurra-t-il d'une voix suave en caressant sa joue. Je suis plus en colère contre toi... je m'en veux de t'avoir mal parlé l'autre soir... tu peux pas me pardonner ? À l'époque on faisait ça, déjà, les réconciliations sur l'oreiller.
— Arrête ça tout de suite, articula-t-elle, les dents serrées et les larmes aux yeux.
— Je te dégoûte ou quoi ? Franchement, me fais pas croire que t'as pas ouvert les jambes pour qui que ce soit en quatre ans. Alors pourquoi pas m-
Une main l'avait giflé, avant qu'Olympe ait eu le temps de le faire. La jeune femme observa, sans y croire, Ambre lever la main sur son frère une seconde fois. Les deux gifles laissèrent sur sa joue une marque rouge vif.
Nathaniel, les yeux grands ouverts, ne semblait pas comprendre ce qu'il se passait.
— Je te demande de venir me chercher et tu trouves rien de mieux à faire que de harceler ton ex copine jusque devant sa porte ? T'es vraiment pire que ce que je croyais !
Nathaniel prit son visage dans ses mains, comme pour apaiser la douleur.
— Et d'où tu critiques la vie sexuelle de qui que ce soit alors que tu te tapes la moitié du campus ?
— T'es sérieuse là ? s'énerva Nathaniel, les yeux écarquillés. D'où tu me gifles ?
— C'était que le début ! Si je te surprends encore en train de ne serait-ce que respirer le même air qu'elle je te dénonce à l'administration de la fac.
— Tu parles que je m'en fous, marmonna-t-il.
— Tu feras moins le fier quand tu seras chez les flics pour harcèlement. Maintenant, si c'est pas pour t'excuser, t'avise plus de l'emmerder.
Olympe n'en revenait pas de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Au lycée, c'était Nathaniel qui remettait tout le temps – ou plutôt essayait de remettre – Ambre dans le droit chemin. Le jeune homme, même agacé, paraissait tout petit à côté de sa sœur, comme un enfant pris la main dans le sac. Cela aida la jeune femme à se détendre et sa peur disparut.
— Ça va ! Vous me saoulez toutes les deux. Je me tire d'ici. Et toi si tu veux que je te ramène t'as qu'à me suivre, sinon je te laisse là.
Ambre pesta mais le laissa prendre de l'avance. Les bras croisés, elle se tourna vers Olympe.
— Je suis désolée.
— C’est pas grave, répondit-elle simplement.
Olympe aussi était désolée. Elle se sentait responsable, d'une certaine manière, mais ça ne justifiait en rien son comportement.
— Je vais lui parler, ajouta Ambre.
— Pas la peine.
La jeune femme lui sourit faiblement et posa sa main sur la poignée.
— Je crois que lui et moi, on s'est déjà tout dit.
Olympe claqua la porte derrière elle et, sans prendre la peine d'allumer la lumière, recommença à sangloter. Comme la dernière fois. Pourquoi finissait-elle en larmes dès qu'elle le croisait ? Pourquoi est-ce que leur rupture devait se passer si mal ? C'était comme si ces quatre années de silence avaient à ce point gangrené leur relation qu'ils en étaient devenus incapables de se parler normalement. Si Olympe lui avait accordé ça, si elle lui avait seulement donné une bribe d'explication, est-ce que cela aurait-il empiré à ce point-là ?
La jeune femme ne pouvait pas revenir en arrière. Avec le recul, rompre avec lui restait ce qu'il y avait eu de mieux à faire. C'était même quelque chose qu'elle devait faire, pour pouvoir se reconstruire. Seule. Mais malgré tout, une pointe de regret était toujours là, dans son cœur. Une pointe de douleur qui n'arrivait pas à disparaître.
Et si, et si... Et si je lui avais tout dit, est-ce qu'il l'aurait compris ?
Ambre s'était sentie particulièrement coupable en voyant la silhouette d'Olympe disparaître derrière la porte. Cette dernière avait l'air bouleversée. Même si elle ne l'avait jamais vraiment acceptée, et qu'une rancœur certaine lui restait de la façon dont elle avait brisé le cœur de son frère, elle n'était plus la même petite fille capricieuse de l'époque du lycée. Elle était désormais capable de mettre de côté ses propres griefs pour voir quand son frère dépassait la ligne.
La jeune mannequin, hors d'elle, poursuivit Nathaniel dans les couloirs et le tira par la capuche pour essayer de l'arrêter.
— On a pas fini toi et moi ! hurla-t-elle.
— Hey ! Arrête là, calme-toi. Arrête de boire, les fêtes d'étudiants attardés ça te réussit vraiment pas.
— Change pas de sujet !
Voir son frère se comporter aussi mal l'avait aussitôt fait désaouler.
— Je peux savoir ce que tu faisais, là, avec elle ? questionna Ambre au dos de son frère, qui refusait catégoriquement de se retourner et continuait à marcher.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Je croyais que tu la détestais. T'es la première à m'avoir dit tout le mal que tu pensais d'elle quand elle m'a largué.
Le ton de Nathaniel était dur, sec. Comme ces réminiscences d'un passé qui revenait constamment le hanter.
— Je vois pas en quoi ça justifie ce que je viens de voir.
— Ça va ! Arrête de te prendre pour une sauveuse, là ! s'agaça le jeune homme en se tournant enfin vers elle. C'est mes affaires, pas les tiennes, alors oublie ! Mêle-toi de ce qui te regarde.
— C'est toi qui dis ça ?
Le frère et la sœur s'observèrent, longuement, la mine sévère. Ils savaient très bien l'un comme l'autre ce que cela signifiait. Combien d'années qu'ils sombraient, tous les deux ? Combien d'années qu'ils s'observaient se noyer, essayant désespérément de sauver l'autre, mais incapable de se sauver eux-mêmes ? Ils étaient seuls au monde. À croire qu'ils n'avaient besoin de personne, qu'ils ne pouvaient compter que sur l'autre, qu'ils étaient les seuls à se comprendre.
Alors pourquoi leurs échanges étaient-ils toujours aussi difficiles ? Toutes leurs discussions finissaient dans les cris et les larmes.
— J'ai pas envie que mon frère devienne comme mon taré d'ex copain.
— Pourquoi tu me compares à ce type ? Si je lui avais pas fait sa fête il serait encore en train de faire le guet devant ta porte. Tu devrais être reconnaissante au lieu de m'accuser comme tu le fais.
— Alors pourquoi avec Olympe tu te comportes comme lui ? Tu te serais écouté tout à l'heure... ça te ressemblait pas. C'était carrément flippant.
Nathaniel pesta et recommença à marcher.
— Pourquoi tu lui dis pas simplement honnêtement ce que tu ressens ? Au lieu de te comporter comme un crétin, là.
Son frère l'ignora et accéléra le pas.
— Je te connais assez pour savoir que t'as regretté ce que tu lui as dit à la seconde où tu l'as sorti, mais t'as juste trop de fierté pour l'admettre.
— Tais-toi. Tu me gonfles, Ambre.
Les mains dans les poches, il lui lança un regard glacial.
— Me parle plus jamais d'elle. Elle existe plus pour moi.
Et, à la seconde où il avait prononcé ces mots, il les regretta aussi.
Je veux une explication.
Je veux comprendre pourquoi tu m'as abandonné.
Je veux savoir si tu regrettes le mal que tu m'as fait.
Je veux que tu me dises que notre histoire a compté pour toi.
Tu m'as fait tant de mal, que je veux t'en faire aussi. C'est pour ça que je me comporte ainsi avec toi. Et c'est pour ça que j'en souffre à chaque fois.
Mais ça, il ne pouvait pas le dire. Non, pas encore. Pas maintenant. Il devait encore agir, et regretter ensuite. Il devait faire cette erreur jusqu'au bout, comme Olympe avait fait la sienne.
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