Il faisait vraiment chaud pour un mois de septembre. Olympe avait oublié comme le temps était meilleur dans le coin. Elle s'était habituée à vivre plus près des montagnes, avec des températures quasi négatives pendant la moitié de l'année. Aujourd'hui, le soleil brillait haut dans le ciel, suffisamment pour lui réchauffer la peau. Le plein de vitamines D, pensa-t-elle. Les bras croisés sur son débardeur, Olympe craignait tout de même l’arrivée du froid, lors de la tombée de la nuit. Avant de partir, elle n'avait enfilé qu'une fine veste en cuir, un jean propre et une paire de talons.
« Tenue correcte exigée ! » lui avait écrit Rosalya par texto. C'était la première fois qu'elle allait retrouver ses amis du lycée pour faire la fête. Olympe et son ancienne meilleure amie avaient un peu échangé par messages pendant le week-end mais il était compliqué de réchauffer les relations entre elles après autant d'années de silence. La jeune femme avait d’ailleurs été surprise d'être invitée à sortir, surtout un lundi soir, mais avait été touchée que Rosalya tienne compte de son emploi du temps. Malgré les difficultés de ces retrouvailles et toute la gêne que cela provoquait chez elle, Olympe était heureuse de la revoir et espérait que la situation s'améliorerait rapidement. Au fond, le seul qu'elle ne voulait revoir sous aucun prétexte, c'était lui.
— Ça alors, une revenante !
Olympe tourna la tête vers la première arrivante et répondit chaleureusement aux salutations de son amie.
— Oh mon Dieu Priya, je suis trop heureuse de te voir ! s'exclama-t-elle en se levant pour la prendre dans ses bras. Tu es encore plus canon qu'avant.
— Arrête, tu vas me faire rougir ! Et je te retourne le compliment, les cheveux auburn ça te va bien.
— Merci !
Olympe tortilla une de ses mèches de cheveux avec ses doigts. Elle était loin, l'époque où elle arborait un carré brun tout ce qu'il y avait de plus banal. On lui avait rasé la tête lors de l'accident et, après cela, elle s'était sentie incapable de les couper de nouveau. Ses longs cheveux colorés étaient devenus sa fierté. Quant à ses anciennes photos, témoignages d’un passé douloureux, elle les avait toutes supprimées.
Priya s'assit sur le siège à côté d'elle. Si Olympe avait bien compris, ils seraient cinq en tout, mais Rosalya ne lui avait pas dit qui viendrait exactement.
— Tu fais toujours de l'histoire de l'art ?
— Oui, je suis en première année de Master. Il n'y a que deux universités qui proposaient la spécialité que je recherche, donc... je me suis dit que c'était l'occasion de revenir.
Olympe n'allait pas admettre que, en vérité, ses parents lui avaient forcé la main. Ta tante vit encore là-bas, elle sera très déçue si tu n'y vas pas, lui avaient-ils dit. Si Olympe avait pu choisir elle-même, elle serait allée dans l'autre université, le plus loin possible d'ici ; voire, elle aurait changé d'orientation. Néanmoins, faire un trait sur ses ambitions, après tout ce qu'elle avait traversé pour en arriver là, juste par peur de recroiser quelques vieux démons... c'était trop pour elle.
— En première année de Master, seulement ? Tu as redoublé ?
— E-Euh oui... bafouilla-t-elle. L'année du déménagement, justement, j'étais un peu perturbée et j'en voulais encore beaucoup à mes parents de m'avoir forcé la main.
Olympe avait le sentiment que Priya pouvait lire en elle comme dans un livre ouvert ; elle sentait dans son regard ce quelque chose qui signifiait qu'elle comprenait son mensonge. Pourtant, son amie ne l'interrompit pas.
— Beaucoup de fêtes... pas beaucoup de révisions... enfin, tu vois le genre.
Priya sourit.
— Oui, bien sûr. Enfin, tout ça c'est du passé ! Tu vois, au final, j'ai l'impression de te voir comme si tu n'étais jamais partie.
— Merci, c'est pareil pour moi.
Olympe prit la main de Priya et échangea avec elle un sourire sincère. Priya était bien la meilleure personne pour comprendre qu'Olympe n'avait pas forcément envie d'évoquer ces quatre années de silence et préférait aller de l'avant.
— Traîtresse !
L’étudiante en art se retourna.
— Nan, vade retro satanas ! Je parle pas aux traîtres !
— Roh, t'en fais pas un peu beaucoup Alexy ? moqua Rosalya en mettant la main sur son épaule.
— Toutes ces années à attendre désespéramment de tes nouvelles, si tu savais comme j'ai souffert ! Je suis pas sûr de m'en être encore remis tu vois.
Olympe, qui s'était levée pour les accueillir, eut un rire gêné. Elle sentait bien que derrière son ton humoristique se cachait un véritable reproche. La jeune femme aussi aurait été en colère si on lui avait fait un coup pareil.
— Et si je paye la première tournée, ça aide ?
— Un peu, mais va pas croire que c'est suffisant surtout ! dit-il en la pointant du doigt.
Alexy la prit finalement bien vite dans ses bras et Olympe répondit à son étreinte avec plus de chaleur qu'elle ne s'en croyait capable, le corps tendu par le stress et la culpabilité. Il lui avait réellement manqué et le revoir lui faisait plus de bien qu'elle ne l'aurait pensé. Il desserra son étreinte et lui tapota gentiment l’épaule, malgré le léger malaise qui flottait encore dans l'air.
— Tu ne me présentes pas ? s'offusqua un beau jeune homme aux cheveux bruns et aux taches de rousseur sur le nez.
— Mais si, bien sûr. Olympe, je te présente Morgan, dit-il en prenant le jeune homme par la taille. On sort ensemble.
— Ouais, depuis deux jours, moqua Priya depuis sa chaise.
— Et alors ? Qui a dit que l'amour devait attendre les années ? répondit Rosalya, les bras croisés. En plus, c'est grâce à moi s'ils se sont rencontrés !
— Ah, ça te rend fière ça, hein, se moqua Olympe.
— Carrément ! Faut absolument que je te raconte.
— Ohlala, pas tout de suite. On commande d'abord, décida Alexy en faisant signe au serveur.
Lui et Morgan prirent les chaises au bout de la table et Rosalya s'assit à côté d'Olympe. Cette dernière fut la seule à commander un cocktail non alcoolisé mais aucun ne lui fit de remarque. Personne n'avait prévu de rentrer trop tard. Il s'agissait seulement de discuter à la terrasse du bar jusqu'à ce qu'il fasse trop froid pour continuer. Pour Olympe, ce n'était pas trop de pression. Puis, les fêtes jusqu'au bout de la nuit, c'était fini pour elle depuis longtemps de toute façon.
Très vite, il y eut plusieurs discussions sur « le bon vieux temps », à renfort d’anecdotes sur l'époque du lycée. Des discussions auxquelles Olympe, malgré tous ses efforts pour renouer les liens, n'arrivait pas à participer activement. Se souvenir de cette époque joyeuse et insouciante lui retournait le ventre à chaque fois. Les entendre raconter comment la jeune femme avait dû faire le mur pour se rendre à la fête d'anniversaire de Rosalya lui faisait étrange. Elle se souvenait parfaitement de cette soirée où Olympe et Nathaniel n'avaient pas quitté la chambre de son amie une seconde, pas même pour l'ouverture des cadeaux. Pourtant, à les entendre en discuter et s'amuser de leur impolitesse, c’était comme s’ils parlaient de quelqu’un d’autre.
Si Olympe n'avait pas rompu avec Nathaniel, est-ce qu'ils seraient encore ensemble aujourd'hui ? Est-ce qu'ils auraient tenu la distance ? Est-ce qu'il serait resté avec elle en apprenant la vérité ? Le dernier message vocal qu’il avait laissé sur son téléphone l’avait hantée pendant des semaines.
Je t'aime et je ne veux pas rompre.
— Tu ne bois pas ? l'interpella Alexy tandis que, le regard perdu dans le vide, Olympe touillait son cocktail avec la paille.
Olympe en était à son troisième mojito sans alcool.
— Nope ! répondit-elle en se redressant vivement. Tu sais, je fais de l'athlétisme maintenant, je dois prendre soin de mon corps. L'alcool, le tabac, les nuits blanches... tout ça, c'est interdit.
La jeune femme avait expliqué la situation sans broncher mais, en vérité, l’alcool n'était pas un sujet dont elle aimait parler. Heureusement, depuis qu'elle avait commencé intensivement le sport, répondre à cette question était devenu beaucoup plus naturel.
— Ah ouais, tu fais de l'athlétisme ? Pourtant t'étais pas très sportive au lycée, non ?
— Non, c'est vrai. Je me suis découverte une nouvelle passion ! Et c'est incroyable le progrès que l'on peut faire quand on s'y met sérieusement.
— Alors ça, je veux bien le croire, renchérit Morgan. Quand mon beau-père a arrêté de fumer et s'est mis à la muscu pour de vrai, vraiment sérieusement, en y allant plusieurs fois par la semaine, la différence s'est vue tout de suite.
Tout en parlant, il caressait le dos de son petit-ami dans un geste plein d'affection, Alexy ayant lui-même une main sur son genou. Olympe se sentit étrangement mélancolique en les voyant, étant célibataire depuis quatre ans. Ils ne sortaient ensemble que depuis deux jours et semblaient déjà si à l'aise ensemble.
— L'alcool, la clope, ça devrait être banni même sans faire de sport en fait, continua Morgan. Si on est honnête, c'est quand même le pire.
— Ça c'est sûr. Et en parlant de cloper, tu permets que je me retire pour mettre plein de goudron dans mes poumons, chéri, prévint Alexy en claquant un baiser sur ses lèvres.
Morgan fit une mou agacée mais ne rétorqua rien. Alexy se leva en sortant le paquet de tabac à rouler de sa poche, le portable dans la main. Priya le rejoignit après avoir sorti une cigarette de son propre paquet.
— Pas facile d'arrêter, hein, plaisanta Rosalya.
— Ohlala la riche, t'as carrément des indus', lança Alexy à Priya, faussement outré, lui faisant signe de le suivre vers la rue.
Ils s'éloignèrent de la table pour aller fumer dans la rue.
— Pourquoi ils ne sont pas restés à côté ? On est en terrasse, fit remarquer Olympe.
— C'est pour moi, je fais de l'asthme, expliqua Morgan. Bon, normalement, le tabagisme passif ne me fait rien mais il sait que je ne suis pas trop fan de toute façon.
Olympe, Rosalya et Morgan reprirent leur discussion là où elle s’était arrêtée. Morgan n'ayant pas été au lycée avec elles, Olympe put facilement détourner la conversation sur autre chose. Cependant, même si cela l'arrangeait, la jeune femme était surprise que personne ne lui ait parlé de Nathaniel de toute la soirée, en dehors des anecdotes de lycée. Elle s’était persuadée que ce serait le premier sujet qu’ils auraient évoqué en la revoyant. Pourtant, au contraire, elle avait cette sensation étrange que tout le monde cherchait à éviter le sujet.
Cela faisait déjà deux heures qu'ils s'étaient tous réunis pour discuter. Malgré quelques silences gênés et questions auxquelles elle ne voulait pas répondre, tout se passait bien. L'atmosphère se détendait à vue d'œil. La nuit était tombée et, avec elle, les températures. Pourtant, personne ne semblait prêt à rentrer. Alors que Priya rejoignait seule leur table, Olympe remarqua une jeune femme blonde qui se dirigeait vers l’entrée du bar. Celle-ci fit une accolade chaleureuse à Alexy et discuta quelques secondes avec lui.
— Rosalya ! J'y crois pas, c'est Ambre ! s'exclama Olympe en serrant le bras de son amie, comprenant enfin de qui il s’agissait.
— Oui, tu ne l'avais pas vue déjà ? Elle a changé, hein ? Elle est mannequin maintenant.
— Elle est immense.
— Non mais ça, c'est ses talons, plaisanta Rosalya.
Olympe leva les yeux au ciel, agacée d'être ainsi moquée alors qu'elle peinait à se remettre de cette découverte. En vérité, plus que sa taille, c'était sa ligne qui l'avait surprise. Perchée ainsi sur des chaussures à la semelle rouge, Ambre paraissait d'autant plus svelte. Si l'idée qu'elle puisse vouloir devenir mannequin lui paraissait un peu ridicule au lycée, désormais c'était difficile d'en douter. Elle portait des vêtements visiblement chers, classes et sexy et, même si sa tenue n'était pas particulièrement habillée ou extravagante, la jeune femme se faisait remarquer.
Rosalya fit un signe de main à Ambre pour qu'elle les rejoigne. Cette dernière sembla hésiter et, sur le moment, Olympe crut que c'était à cause d'elle.
— Comment tu vas ? s’enquit Rosalya en lui faisait la bise.
— Très bien et toi ? Vous fêtez quelque chose à ce que je vois, dit Ambre en fixant Olympe.
Si la jeune femme ne lui en voulait plus depuis longtemps pour son comportement au lycée, elle n'était pas certaine que la réciproque était vraie. Vu la façon dont elle avait brisé sa famille - même si c'était pour le mieux - et vu comment elle avait rompu brutalement avec son frère ensuite, elle doutait qu'Ambre la porte dans son cœur. Pourtant, à sa grande surprise, elle se pencha naturellement pour l'embrasser.
— Ça fait tellement longtemps. Bon retour parmi nous. Pourquoi tu es revenue ?
— Pour mes études, répondit simplement Olympe. Je commence un Master à Anteros Academy.
— C'est super ça. Moi aussi je vais à Anteros Academy, on aura sûrement l'occasion de s'y croiser.
Ambre avait un sourire qui semblait sincère, bien qu'un peu pincé.
— Tu veux boire un verre avec nous ?
— Euh... non, désolée, je ne peux pas. J'ai des amies qui m'attendent à l'intérieur et après on va sortir. Ce sera pour une prochaine fois.
Le malaise était palpable et, pourtant, cette fois-ci, Olympe comprit qu'il n'avait rien à voir avec elle. Ambre, qui n'avait pas salué Priya, la regardait du coin de l'œil, comme s’attendant à un commentaire de sa part. Elle avait sur le visage le même regard apeuré qu'elle avait au lycée, quand Priya menaçait ses cheveux d’une paire de ciseaux.
Olympe regarda son amie et celle-ci, comprenant parfaitement l'origine de sa surprise, lui sourit pour lui faire comprendre que ce n'était rien.
— Ok, pas de problème. À la prochaine alors, salua Rosalya.
— Oui, à la prochaine. Amusez-vous bien.
Olympe ne put s'empêcher d'interroger Priya du regard.
— Elle a encore peur de toi maintenant ?
Son amie rit en prenant son verre.
— Non, quand même pas ! Non, au contraire, on s'entendait bien jusqu'à il y a quelques mois. Il faut dire qu'elle a beaucoup changé depuis le lycée, elle est devenue beaucoup plus sympa.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Et bien... soupira Priya. Un jour, elle m'a vue embrasser une fille à une soirée où elle était présente aussi… et depuis elle ne me parle plus.
— Ah...
Olympe, peinée pour son amie, posa une main sur son poignet.
— Ça craint Priya, je suis désolé, compatit Morgan.
— Ohlala ne vous inquiétez pas pour moi. Tu sais, parfois les gens pensent être très ouverts d'esprit et finalement, une fois qu'un de leur proche est concerné, ils changent d'avis. Je connais ça trop bien. Elle doit se dire que je vais lui sauter dessus si elle m'adresse la parole ou quelque chose comme ça. Mais même si on s'entendait bien, Ambre n'a jamais été ma meilleure amie, alors ça m'est complètement égal.
— C'est quand même vraiment nul.
— Ouais, confirma Priya.
Même si elle était forte et avait certainement subi bien pire que ça, Priya semblait tout de même un peu affectée.
— Bon, il commence à se faire tard, reprit son amie pour changer de sujet en tapant ses mains sur la table. On se fait une dernière tournée et on y va ?
— Ça me va ! s'enthousiasma Rosalya. C'est pas trop dur de travailler le week-end ? demanda Rosalya à Olympe.
— Ah ouais, je te plains, renchérit Alexy et se rasseyant à leur table. Je pourrais pas dire adieu à mes vendredis et samedis soirs, ce serait trop difficile.
— Si je m'entends bien avec la patronne, peut-être que j'arriverai à m'en libérer quelques uns. Puis la fermeture se fait à vingt-et-une heure, ça me laisse largement de quoi sortir après !
— Oui mais avec la fatigue... quand même, je t'admire, dit Alexy.
La discussion repartit de plus belle et Priya alla chercher une nouvelle tournée, offrant un jus d'ananas à Olympe, s'étant souvenue qu'elle adorait ça. Même si ces retrouvailles étaient difficiles pour elle, elle était heureuse, au fond, de tous les revoir, sans savoir néanmoins si elle envisageait de retenter l’expérience. Morgan aussi était vraiment sympathique et semblait très amoureux d'Alexy. Alors que ces derniers entreprirent de s'embrasser passionnément comme s'ils étaient seuls au monde, Rosalya se pencha vers son amie.
— Bon, je me suis chargée de ces deux-là, maintenant c'est ton tour.
— Oh non Rosalya, pour moi les échanges de salive passionnés comme ça c'est terminé.
— Tu n'es pas obligée d'échanger de la salive avec qui que ce soit, dit Priya en croisant les jambes. Mais tu n'as pas envie de te trouver quelqu'un ?
Sa question relevait d'une simple curiosité et était très loin de l'insistance de Rosalya qui, rien que dans son regard, laissait comprendre qu'elle ne lâcherait pas le morceau.
— Non, soupira Olympe. Je suis très bien toute seule. Les histoires d'un soir avec des inconnus c'est vraiment pas mon truc, et...
La jeune femme déglutit en observant le fond de son verre.
— Les histoires sérieuses non plus. J'ai fait une croix là-dessus.
Priya et Rosalya échangèrent un regard desolé.
Olympe n’avait jamais réussi à offrir son corps ou ouvrir son cœur à qui que ce soit depuis. Comme si, plus que ses jambes, c’était son esprit qui était resté à l’arrêt pendant tout ce temps. Pourtant, du désir, elle en ressentait encore... comme pour cet homme qu’elle avait croisé à l’athlétisme.
La jeune femme secoua la tête. Ce n’était pas le moment d’y penser.
— Tu l'as recontacté ? Nathaniel.
— Non.
Elle lui avait presque coupé la parole.
— Non, répéta-t-elle.
— Olympe...
— On peut parler d'autre chose ? s'énerva la jeune femme malgré elle.
Priya posa la main sur la cuisse de son amie et se pencha vers elle avec un air complice.
— On ne t'a pas raconté comme ces deux-là se sont rencontrés ? Non, parce que leurs bouches ont l'air trop occupées pour te parler en ce moment, plaisanta-t-elle, arrachant à Olympe un sourire.
— Oh oui ! Si tu savais, je suis trop fière de moi sur ce coup-là. Sans moi ils seraient encore à s'échanger des regards au réfectoire sans oser se parler. On aurait dit deux gamins.
Rosalya entreprit de raconter comment elle avait organisé une soirée rien que dans le but que Alexy et Morgan se rencontrent. Cependant, malgré sa bonne humeur et leurs efforts pour changer de sujet, le simple fait d’évoquer Nathaniel avait ruiné le moral d’Olympe. Définitivement, s’il fallait en payer un tel prix, les histoires d'amour, c'était terminé pour elle.
La soirée poursuivit son cours et, lorsque tout le monde eut trop froid pour rester dehors, chacun décida qu'il était temps de rentrer. Ils prirent tous la direction du campus, à l'exception de Rosalya qui partait dans la direction opposée. Visiblement frigorifiée, elle dodelinait d'un pied à l'autre.
— Leigh vient te chercher en voiture comme d'habitude ? demanda Alexis.
— Euh... non. Non il peut pas aujourd'hui. Mais c'est pas grave, je vais rentrer à pied, c'est juste à côté.
Rosalya avait l'air mal à l'aise, mais personne ne la questionna plus que ça. Olympe la prit dans ses bras et leurs chemins se séparèrent. La soirée avait été chaleureuse mais une certaine tension persistait entre elles. Préférant l’ignorer, Olympe croisa les bras et invita ses amis à presser le pas vers le campus. À cet instant, tout ce qu'elle souhaitait, c'était retrouver son lit et passer une nuit sans rêve.
♦♦♦
Olympe avait particulièrement mal dormi. Aussi, au lieu de se rendre au club d'athlétisme dans la matinée comme elle le faisait habituellement, s'y était-elle rendu en début d'après-midi. Même si la pré-rentrée avait déjà eu lieu, il restait encore une semaine avant le début des cours. Avec les beaux jours qui se poursuivaient en cette fin d’été, c'était l'occasion idéale pour s'investir dans l'entraînement et de penser à autre chose. Devoir résider sur le campus en craignant de croiser d'anciennes connaissances et s'imposer des retrouvailles malaisantes était déjà difficile, alors devoir aller en cours tous les jours ne l'enchantait pas plus que ça pour le moment. S'entraîner terrain d'athlétisme était son moment de liberté, loin de ses idées noires et de ses souvenirs accablants.
Encore une fois ce jour-là, elle enfila sa tenue de sport, enfouit son uniforme de travail dans son sac avec une serviette et une bouteille d'eau et prit le bus jusqu'au club. Une fois arrivée, elle salua l'homme d'accueil et se rendit au terrain sans prendre la peine de passer par le vestiaire.
— Bonjour.
Olympe, occupée à poser ses affaires au bord du terrain, se retourna vers la voix qui l'avait interpellée. Son souffle se coupa en reconnaissant les deux magnifiques yeux verts qui se posaient sur elle.
— B-Bonjour. Rayan, c'est ça ?
— Oui c'est ça, acquiesça l'homme en souriant. On m'a dit qu'il fallait saluer tous les membres du club lorsque je les croisais alors... me voilà. Je viens de vous voir arriver.
La jeune femme ne sut pas quoi répondre, embarrassée. Il est trop beau, pensa-t-elle, comme une adolescente face à une rock star.
— Il n'y a personne d'autre ? questionna-t-elle.
— Et bien... non.
— Ah oui ? Quand je viens le matin c'est plutôt noir de monde.
— Les gens viennent sûrement s'entraîner avant d'aller au travail.
— Et vous, vous ne travaillez pas ?
Rayan eut un rire cristallin. Il semblait de bonne humeur.
— J'ai des horaires très variables. Et vous ?
— Je travaille surtout le soir, expliqua-t-elle.
Un silence gêné s'installa entre eux. Olympe, qui n’était pas d’ordinaire la plus timide, se retrouva soudainement à court de sujets de conversation. Il ne lui venait à l'esprit que des questions banales et des réflexions concernant la météo clémente. À ce compte-là, autant ne rien dire.
Pourtant, elle n'avait pas spécialement envie qu'il s'en aille, ni même d'arrêter de discuter avec lui. Ses yeux étaient si envoûtants qu'elle ne parvenait pas à soutenir son regard plus de quelques secondes.
— Vous voulez qu'on s'entraîne ensemble ? proposa-t-il.
Olympe sentit ses joues s'enflammer et accepta en bafouillant, ne comprenant même pas ses propres paroles. Perdre ses moyens juste à cause d'yeux verts et de beaux abdos... elle se sentait ridicule. Tu es vraiment pathétique, pensa-t-elle, sentant son enthousiasme et sa confiance en elle redescendre. Toi et tes jambes si maigres.
— Comment vous vous appelez ?
— O-Olympe.
— Oh... j’aurais dû m’en douter. Vous êtes rousse, comme dans le tableau.
Il lui fallut une petite seconde pour comprendre la référence au tableau de Manet qui portait son nom.
— Ça vous va très bien, s’empressa-t-il d’ajouter.
— Merci beaucoup.
Il était beau, sportif et cultivé... à se demander si elle n’était pas totalement en train de l’imaginer.
— Tenez, dit-il en lui passant son chronomètre personnel. Je vous le prêtre, j'en ai deux. Une fois que vous aurez fini de vous échauffer, vous me faites signe et on se chronomètre ?
Olympe hésita, juste une seconde. Voilà des années qu'elle n'avait pas eu une discussion plaisante avec un bel homme, sans qu'on se penche sur son fauteuil ou observe ses béquilles avec pitié.
Une simple discussion, sans avoir besoin d’expliquer ce qu’il lui était arrivé était si agréable, apres des jours passés à justifier son silence de quatre ans. Dans les yeux de cet homme, elle se sentait normale. Il ne connaissait rien de son passé et ne voyait que son présent.
— Si vous préférez vous entraîner seule, il n'y a pas de problème.
— Non ! Au contraire, ça me ferait plaisir qu'on s'entraîne ensemble.
Rayan sourit. Il semblait hésiter à dire quelque chose. Passé un instant à observer son propre chronomètre, il ajouta :
— Ce qu'il y a, c'est que vous êtes la première personne d'à peu près mon âge que je croise ici. J'ai l'impression que tous les autres membres sont soit encore au collège, soit déjà retraités, plaisanta-t-il. Je me sens un peu seul parfois.
— Oui je comprends, rit Olympe. C'est d'accord, je m'échauffe et je vous rejoins.
Rayan sourit et fit demi-tour.
— Et on pourrait se tutoyer, osa Olympe, le rouge aux joues. Puisqu'à partir de maintenant, on est copains d'athlétisme.
— Oui bien sûr, ça me va. À tout de suite.
La jeune femme l'observa s'en aller, sentant son cœur battre dans sa poitrine. Elle se frappa le front. Je suis vraiment grave, c'est n'importe quoi, pensa-t-elle, dépitée. Se jurant de se concentrer sur son entraînement, elle commença à s'étirer.
Après plusieurs minutes, Olympe rejoignit Rayan, trépignante d’excitation. Il était difficile de le nier : elle le trouvait très attirant et, même si cela lui était déjà arrivé après sa rupture, cette fois-ci était différente. C'était la première fois depuis qu'elle remarchait sans béquilles qu’elle rencontrait un homme qui lui plaisait à ce point. Homme qui, en plus, semblait rechercher sa compagnie.
Toutes ces années, elle avait étouffé ses émotions pour ne pas voir que de belles histoires auraient pu naître. Qui aurait pu l'aimer alors qu'elle était handicapée ? Personne. Sa propre famille ne lui témoignait plus qu’une affligeante pitié et ne l’avait soutenue que lorsque ses jambes avaient recommencé à se mouvoir. Olympe s'était persuadée qu’il en allait de même pour tout le monde. Elle avait tourné le dos à toutes les démonstrations d'affection et les déclarations, même de la part de garçons qui auraient pu faire battre son cœur comme Rayan, en ce moment.
Ils me quitteraient.
Elle le pensait, à l'époque. Être heureuse, dans son ancien corps, n'avait jamais fait partie de ses plans.
Ils me quitteraient comme Nathaniel m'aurait quitté, s'il avait su.
Olympe se berçait de chimères pour ne pas voir qu'elle était certainement passée à côté de sa vie pendant quatre ans. Aujourd'hui, de nouveau capable de marcher et de courir, elle se sentait renaître de ses cendres ; et ça, alors qu'elle n'était jamais morte. Rayan n'avait jamais vu son corps coincé dans un fauteuil et, d'ailleurs, il n'aurait jamais besoin de savoir. Elle ferait tout pour le lui cacher, à lui et à tous les autres.
— Alors, qu'est-ce que vous voulez faire ? demanda Rayan.
— Hum... hésita-t-elle. Je devrais améliorer mon temps au sprint. Je peux courir assez longtemps mais je cours vraiment très lentement.
Recouvrir ses capacités, après des années d'immobilité, n'était pas évident. Son temps était même ridiculement bas pour quelqu'un qui venait s'entraîner plus d'un jour sur deux. Soudainement, l'idée de s'entraîner avec lui l’embarrassa.
— Tu fais combien de secondes en général aux cent mètres ?
— Euh... seize secondes... quand je suis en forme.
Olympe se sentit rougir de honte, sachant que son temps était généralement bien supérieur à ça, mais Rayan sourit, comme pour la rassurer.
— On va partir sur vingt secondes déjà, ça te va ? Je chronomètre.
Olympe accepta et se mit sur la piste de départ. Elle se sentit soudainement stressée mais cela n'avait rien à voir avec son temps au sprint.
Ready, steady, go !
— Dix-huit secondes, annonça Rayan en courant vers elle. C’est bien. Pas trop fatiguée, prête à recommencer ?
Comme un air de défi lui passa sur le visage. Olympe y répondit avec un sourire en coin.
— Aucun problème.
Olympe s'entraîna jusqu'à descendre à presque seize secondes puis, lorsque son temps recommença à augmenter, proposa à Rayan de le chronométrer à son tour. Entre deux courses, Rayan expliqua qu'à l'inverse de la jeune femme, il courait plutôt rapidement mais tenait difficile la distance. Sa spécialité était le quatre-cent mètres mais, au delà, il peinait à en venir à bout.
Olympe appréciait de parler de sa passion pour l'athlétisme avec lui. Elle finit par comprendre qu'il exerçait un métier plutôt intellectuel, et que ce temps de course lui permettait de ne pas penser. Trop penser, avoir l'esprit qui tourne en boucle, être incapable de faire le vide, d'abandonner ses idées noires... Olympe connaissait ce problème trop bien.
Au bout de deux heures, l'entraînement se termina. Plus le temps avançait et plus la jeune femme se sentait à l'aise en la présence de Rayan. Elle aurait aimé que leur séance continue plus longtemps pour en apprendre plus sur lui.
— Tu reviens demain ? demanda-t-elle.
— Oh, non, je m'entraîne trois fois par semaine seulement. Je reviendrai sûrement jeudi dans la soirée.
— Ah... je travaille jeudi soir, donc on ne pourra pas se croiser.
Olympe n'avait pu s'empêcher de laisser échapper sa déception. Elle se mordit la lèvre d'avoir témoigné de son envie de le revoir de manière aussi évidente.
— C'est dommage, répondit-il simplement.
— Oui...
Un silence gêné s'installa.
— Je vais aller dans les vestiaires, énonça-elle. Alors... à la prochaine ?
— Oui, à la prochaine.
Tandis qu'Olympe se dirigeait vers le bâtiment pour prendre sa douche, ses affaires sous le bras, Rayan l'interpella.
— Attends.
Son visage avait quelque chose de différent, de moins assuré que ce qu'il avait montré jusqu'à présent. Ses joues rougissaient sous les gouttes de sueur, trace de leur entraînement. Il hésita et, après quelques secondes, lui demanda.
— Tu voudrais bien prendre un verre avec moi ?
♦♦♦
— Tu es encore en train de rêvasser.
— N'importe quoi, répondit Olympe, le sourire jusqu'aux oreilles.
La jeune femme se sentait sur un petit nuage depuis qu'elle avait accepté le rendez-vous avec Rayan. Comme la jeune femme travaillait, ils s'étaient mis d'accord pour aller boire un café le dimanche de la semaine suivante, puisqu'ils étaient tous les deux occupés cette semaine-là. Une semaine et demi à attendre, ça lui paraissait insurmontable. L'excitation à l'idée de cette rencontre en dehors du cadre du club était rapidement devenue incontrôlable. Hyun, son nouveau collègue qui n'avait pas manqué de remarquer sa bonne humeur, ne cessait de passer derrière elle pour corriger toutes ses erreurs.
— Heureusement que Clémence n'est pas là aujourd'hui, se réjouit-elle, admettant au passage son manque d’assiduité.
— En parlant de ça...
Avant qu'elle eut le temps de se retourner, Hyun avait déjà enfoncé la casquette sur sa tête.
— Ce n'est pas parce qu'elle n'est pas là qu'il ne faut pas mettre l'uniforme.
— Mais euh ! J'aime pas les chapeaux... quelle idée de nous faire porter une casquette franchement.
— Moi je trouve que ça te va bien.
Olympe leva les yeux vers le jeune homme, interrogatrice.
— Enfin, je veux dire, une casquette... ça va à tout le monde, tu vois. C’est pas... toi en particulier... enfin...
Olympe rit et lui tapota le bras. Hyun était mignon dans son genre. Il s'embourbait tout seul dans des commentaires ambigus et involontaires, ce qui ne manquait jamais d'amuser la jeune femme. Bien qu’ayant cru à des tentatives de drague de sa part au début, elle s'était rapidement rendue à l'évidence que, même si c'était son intention, il en était bien incapable de toute façon. En vérité, elle ne croyait pas lui plaire en particulier, compte tenu de la façon dont il pouvait aussi perdre ses moyens parfois face aux clients. Il essayait probablement d'être gentil avec elle mais ne savait pas comment s'y prendre. Elle devait admettre qu'il était très attachant, en plus d'être un collègue sympathique et efficace.
— Ça va aller pour cet après-midi ? s’inquiéta Hyun alors qu'il récupérait les sucrières presque vides pour les remplir derrière le comptoir. Je suis désolé de déjà te demander d’échanger nos shifts alors que ça ne fait même pas une semaine que tu travailles ici.
— Mais non ne t'inquiète pas, le rassura Olympe en vidant la machine à café. Ça m’arrange de ne pas avoir à faire la fermeture… et de toute façon les cours n’ont pas encore repris. D’ailleurs qu’est-ce que tu fais encore là ? Il est quatorze heures passé, tu peux y aller ! Je croyais que tu avais un rendez-vous chez le médecin bientôt ?
— Oui, oui, mais ça va, je suis pas si pressé. Je me sens mal-à-l’aise de te laisser toute seule en plein service.
— Ça va, je survivrai sans toi.
Hyun lui lança un regard gêné.
— Tu dois me trouver super lourd.
— Non ! Non c'est pas ça, mais...
— Je suis désolé.
Olympe n'osa pas lui répondre mais Hyun ne semblait pas vexé. Une fois sa dernière table débarrassée, le jeune homme s'excusa et accepta enfin d’abandonner son uniforme derrière le comptoir.
— Encore merci ! Je t'ai écrit quoi faire sur la table de travail derrière, en cas de besoin tu as mon numéro, normalement je serai joignable. Je reviens vers dix-huit heures, plus tôt si je peux.
— À tout à l'heure, Hyun, le salua Olympe avec un sourire en coin.
Hyun eut un sourire gêné et, après l'avoir de nouveau remerciée, quitta le café. Olympe, qui travaillait au café depuis déjà quelques jours, commençait à être habituée. La jeune femme avait encore quelques doutes sur la carte ou l’emplacement de certains produits, provoquant de longs silences hésitants face aux clients, mais le reste de l’après-midi se déroula sans accroc. Hyun revint dès dix-sept heures et se montra si insistant à la remplacer avant la fin de son shift qu’Olympe finit par abdiquer. S’il tenait tant à lui rendre service, autant le lui accorder et rentrer plus tôt. La jeune femme ne dirait pas non à un peu de repos.
Il faisait particulièrement froid cette fin d’après-midi là. Olympe, qui n'avait avec elle que sa petite veste en cuir et une écharpe en coton, pressa le pas pour rentrer le plus rapidement chez elle. À cet instant, tout ce dont elle avait envie c'était de prendre une bonne douche et de passer un coup de fil à ses parents, à qui elle n'avait pas parlé depuis deux semaines.
Elle voulait seulement rentrer chez elle.
— Alors c'est vraiment toi.
Olympe s'arrêta, n'étant pas sûre que c'était à elle qu'on s'était adressé. Légèrement apeurée par le ton abrupt de l’homme, elle sentit l'adrénaline parcourir son corps.
— J'ai cru halluciner quand je t'ai vue, l'autre jour... Depuis quand tu es rentrée ?
La jeune femme reconnut enfin sa voix, n’ayant pas besoin de se retourner pour savoir de qui il s’agissait. La même personne qu’elle évitait comme cherchait du regard à chaque recoin de la fac. Désespérément muette, elle envisagea même de continuer sa route sans lui répondre. Olympe serra plus fort les bras sur sa poitrine.
— Tu crois pas que tu vas pas un peu loin dans le petit jeu qui vise à m’ignorer ?
La jeune femme déglutit et baissa la tête, honteuse. Lentement, elle se retourna vers lui, la moindre parcelle de sa peau contractée par le froid. Quand, enfin, son regard osa rencontrer le sien, son cœur manqua un battement.
— Ça fait longtemps, soupira-t-il, un dépit profond sur le visage.
Si sa voix n’était pas restée la même, Olympe aurait eu le plus grand à le reconnaître. Nathaniel.
Ses yeux étaient durs, froids, comme ayant rencontré la guerre. Ses cheveux étaient un peu plus longs et ébouriffés. Quant à sa lèvre supérieure, celle-ci arborait une cicatrice qu’elle ne lui connaissait pas. Son style vestimentaire avait également échangé. Nathaniel, les mains fermement foncées dans les poches d’une doudoune, avait troqué ses chemises et pantalons serrés pour un look de punk. La jeune femme ne l’aurait jamais imaginé comme cela ; c’était comme s’il était une personne totalement différente.
Elle aussi avait énormément changé.
Son premier amour n’eut rien besoin de dire pour qu’elle soit envahie par la honte. Même si elle ne regrettait aucunement son choix de rompre avec lui, elle s’en voulait toujours de la façon dont elle s’y était prise. La jeune femme n'avait envoyé qu'un seul message et n'avait répondu à aucun des siens après ça, bloquant tous ses appels. Heureusement, n'étant pas restée inconsciente trop longtemps, ses parents n'avaient pas pris l'initiative de contacter ses amis et son petit-ami pour les prévenir de l'accident. Jamais ils ne devraient savoir ce qu'il s'était passé.
Malgré la colère froide dans ses yeux, Nathaniel était calme. C'est pire, pensa-t-elle. Quelque part, elle aurait préféré qu’il lui hurle dessus, qu’il l’insulte de tous les noms. Alors, cela lui aurait donné une bonne raison de partir sans avoir à lui parler.
— Tu avais vraiment aucune intention de me recontacter pour me dire que tu revenais ?
— Je... je suis désolée, réussit-elle à articuler.
Elle ne s’excusait pas pour cela et Nathaniel sembla bien l’avoir compris. Il eut un rictus agacé et se passa la main dans les cheveux, les accrochant au passage dans son poing serré.
— Tu peux te les garder tes excuses, j'en veux pas, cracha-t-il dans un rire cynique.
Olympe déglutit, le cœur battant et les yeux humides. Voilà pourquoi elle ne voulait pas le revoir. Quatre ans. Quatre ans pour affronter ce qu’elle avait fuit avec tant d’acharnement. C’était une longue période de temps et, pourtant, la jeune femme n’était pas encore prête. Elle était déjà incapable de tenir son regard, de voir toute cette déception dans ses yeux.
— Qu'est-ce que tu veux, alors ? osa-t-elle, la tête baissée.
Olympe sentit les larmes lui monter aux yeux. Le soleil commençait à se coucher, l’ombre des bâtiments tombant sur eux comme une gueule prête à les dévorer. Le manque de lumière ne manquerait pas à se faire sentir dans les prochaines minutes, lorsque le jour se serait définitivement éteint.
Nathaniel remit ses mains dans les poches, exaspéré.
— Pourquoi t'es rentrée ? demanda-t-il sèchement.
— J'ai trouvé un directeur de recherches ici, dans ma spécialité.
— C'est tout ?
Nathaniel soupira.
— Et t’avais prévu de m’éviter jusqu’au bout ?
— C’est pas...
Olympe avait du mal à la poitrine. Se retenir de pleurer lui demandait un effort considérable ; bien plus grand que tous les sprints et tous les marathons.
— C’est pas facile, hein, dit-il de ce même ton froid mais mesuré.
La jeune femme se frotta distraitement la paupière, sans comprendre ce qu’il voulait dire.
— C’est pas facile de me regarder dans les yeux.
Olympe releva brusquement la tête vers lui.
Cette phrase lui fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Sa colère n’aurait pas pu l’atteindre de manière plus frontale que par cette simple affirmation. Olympe ne pouvait pas le regarder dans les yeux, pas pour y voir le reflet de la personne qui lui avait brisé le cœur. À peine son regard croisa le sien qu’elle le détourna de nouveau, se mordant l’intérieur de la joue jusqu’au sang.
C’était trop difficile. Elle ne pouvait pas lui parler, pas ici, pas maintenant.
— Je ne te reconnais plus, laissa-t-elle échapper.
— C’est à moi que tu dis ça ? cracha-t-il sans la lâcher des yeux. C’est l’hôpital qui se fout de la charité.
Olympe ne répondit rien, le ventre noué. Savoir que l'on avait fait du mal à quelqu'un, c'était tout autre chose que de le voir en face. La jeune femme n'avait pas voulu y penser, elle n'avait pas assumé de lui faire autant de mal. Cependant, il était trop tard pour rattraper ce qu'elle avait fait. Ce choix, elle devait l'assumer désormais.
Nathaniel fit un pas dans sa direction et la jeune femme recula, la tête rentrée dans les épaules, comme par réflexe.
— Tu as peur de moi ? s’étonna-t-il. J’ai pas l’intention de te taper dessus, hein.
Comment pouvait-il dire cela avec une telle nonchalance, lui qui avait connu le pire avec son père. Cherchait-il à la provoquer ?
Olympe déglutit, mettant ses mains en avant.
— Écoute… je vais rentrer maintenant...
— Est-ce que tu m’as trompé ?
L’étudiante en art prit un instant à assimiler sa question. Plus froidement qu’elle ne l’aurait souhaité, elle répondit :
— De quoi est-ce que tu parles ?
— Je connais pas beaucoup d’autres raisons pour jeter aux ordures la personne avec qui tu étais depuis un an sans lui donner la moindre explication.
Sa colère devenait de plus en plus palpable. Il était semblable à une bombe à retardement, prêt à exploser à tout moment. Olympe, les mains toujours en avant, prit une profonde inspiration.
— Nathaniel... je m'en veux vraiment de la façon dont je m'y suis prise... si je pouvais retourner en arrière, je te jure que je m'y prendrais autrement... mais je t’ai jamais trompé. Je voulais rompre, c’est tout.
Le jeune homme ne réagit pas tout de suite, les mains toujours dans les poches. La plaie semblait encore trop vive, bien trop douloureuse pour qu’un simple « je ne t’ai jamais trompé » puissent apaiser quoi que ce soit. Même en sachant qu’elle ne mentait pas, Olympe se sentait honteuse, comme si l’avoir trompé aurait été une meilleure explication.
— En fait t'as vraiment aucune idée...
Aucune idée d'à quel point tu m'as brisé le cœur.
— Laisse tomber, Olly. T'as raison, ce qui est fait est fait. Ce sera beaucoup plus simple d'avancer maintenant que je sais que tu t'es foutu de moi jusqu’au bout.
— Nathaniel...
— De toute façon, va pas croire que je t'ai attendue. Je... rah, laisse tomber.
Olympe s'essuya les yeux, les mains légèrement tremblantes. Elle ne devait surtout pas pleurer, surtout pas devant lui.
Il avait l'air tellement différent. Tout le monde avait changé, en quatre ans, mais chez lui le changement était spectaculaire. Même si Nathaniel avait toujours su être cynique, c'était quelque chose d'encore plus violent qui émanait de lui, désormais. Une colère froide, cinglante ; un ressentiment réel. Et ce n'était pas dirigé qu'envers elle.
Olympe pensait que personne n'avait voulu parler de lui par respect pour elle, mais elle se demandait désormais si Nathaniel avait seulement gardé contact avec eux. Est-ce qu'ils étaient encore amis tous ensemble ?
— En fait, j'ai pas envie de te parler non plus donc, tu vois, on est raccord. Tu peux continuer à m'éviter et retrouver tous tes anciens copains qui ont dû beaucoup te manquer. Ils ont sûrement plein de choses à te raconter sur moi, d'ailleurs, railla-t-il en faisant demi-tour. Allez, salut.
— N-Nath… attends.
Elle l’avait interpellé sans réfléchir, agrippant sa veste d’une main hésitante, troublée. Osant enfin lever les yeux vers son expression de surprise, ils s’observèrent un instant. Olympe pouvait comprendre qu’il lui en veuille encore pour ce qu’elle avait fait, mais cela faisait quatre ans... il y avait autre chose.
D’un geste si brusque qu’elle en manqua de perdre l’équilibre, il dégagea son bras.
— Disparais, lâcha-t-il, comme s’il espérait là qu’il s’agissait de la dernière chose qu’il n’aurait jamais à lui dire.
Disparais.
Et il s'en alla, sans un regard en arrière. Olympe resta prostrée en silence et, lorsque la silhouette de son ex petit-ami disparut dans la nuit qui s’était installée, les larmes perlèrent unes à unes, silencieusement, sur ses joues frappées par le froid. Ses larmes coulèrent avec quatre ans de retard. Toutes ces années où elle s'était forcée à ne pas y penser, à ne pas regretter. Toutes ces années à se persuader qu'elle avait pris la bonne décision en rompant avec lui.
Toute cette douleur, tous ces secrets, tous ces non-dits et ses regrets inavouables roulèrent sur ses joues les uns après les autres. En silence, Olympe s'accroupit, en plein milieu de cette rue où il n'y avait personne, et eut une longue respiration. La jeune femme prit du temps pour se calmer et se releva enfin pour reprendre le chemin de son dortoir. Elle ne pouvait pas dire qu'elle se sentait plus légère car, au contraire, tous ses membres semblaient peser une tonne. Lasse, elle recommença à marcher, le cœur au bord des lèvres et les jambes tremblantes.
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