— Je suis déjà engagée ?
Le serveur aux cheveux noirs lui répondit d'un sourire aimable. Olympe était entrée dans le café à peine quarante minutes plus tôt et il lui présentait déjà ce qui ressemblait à un contrat.
— Vous êtes venue avec tous les papiers sur vous, alors aucune raison d'attendre. Mais Clémence vous fera sûrement signer d'autres papiers lors de votre premier jour. Ça, c'est juste pour aujourd'hui.
Clémence devait être la femme derrière le bar. Cette dernière s'occupait d'encaisser les seuls clients encore présents dans l'établissement tout en lançant des regards dans leur direction. Elle semblait légèrement suspicieuse envers elle. Olympe en avait été d'autant plus surprise de voir le serveur revenir avec une photocopie de ses papiers et un contrat, seulement après avoir discuté quelques minutes avec la propriétaire dans l'arrière boutique. Même si cette Clémence ne lui avait pas témoigné d'animosité de manière frontale, elle avait clairement senti ses réticences en entrant dans le café.
— Vous êtes sûr que c'est bon ?
Le serveur sembla comprendre pourquoi Olympe était si hésitante à la vue de Clémence non loin d’eux. Sa patronne fixait la jeune femme avec intensité, les mains fermement appuyées sur le bar. Il se décala en conséquence, de manière à la dissimuler derrière lui.
— Si je vous le dis. Vous pouvez commencer quand ? Ce serait pour faire la fermeture du café du mercredi au vendredi et le samedi toute la journée… on est d’accord ? demanda-t-il en regardant de nouveau l'emploi du temps écrit au stylo bille qu'elle avait gribouillé sur une page arrachée de son agenda avant de venir. On peut le garder ?
— Euh... oui bien sûr, enfin... je vous enverrai un au propre par mail, répondit-elle, gênée. Je peux commencer à travailler dès demain.
— C'est parfait.
Il avait un beau sourire. En fait, c'était le premier sourire sincère qu'elle recevait depuis qu'elle était rentrée dans sa ville natale et, en cela, le trouvait d'autant plus réconfortant. Olympe n'avait croisé Rosalya que dix minutes lors de sa pré-rentrée et, malgré la joie des retrouvailles, son silence pendant quatre ans avait provoqué un certain malaise entre elles. En conséquence, les embrassades et effusions de joie étaient un peu forcées des deux côtés. J'aurais dû la prévenir plus tôt que je revenais, pensa-t-elle, Alexy va me tuer de ne pas l'avoir contacté et Rosalya doit déjà l'avoir mis au courant. Cette simple idée lui donna mal au ventre.
Olympe aurait préféré ne jamais revenir. Elle aurait préféré enterrer cette vie et passer à autre chose. Elle aurait préféré que tout le monde l'ait déjà oubliée.
— Vous êtes nouvelle ici ?
— Si on veut... soupira-t-elle sans le regarder. Pourquoi ?
— Vous aviez l'air un peu perdue en entrant ici. Enfin, je veux dire... j'étais pas en train de vous surveiller ou quoi... mais on est jeudi midi donc il n'y a pas grand monde, et une fille d'à peu près mon âge qui rentre avec tous ses papiers sous le bras... je... ça se remarque quoi... enfin... bref.
Son embarras amusa la jeune femme. Triturant la feuille qu’il avait dans les mains, il poursuivit :
— Moi non plus ça ne fait pas très longtemps que j’habite ici… en ville je veux dire. J’ai grandi plus loin, en banlieue.
Olympe ne savait pas quoi répondre. Le serveur déglutit bruyamment.
— Je me rends compte maintenant que c’est pas… c’est pas très intéressant. Je suis désolé.
Elle ne put s'empêcher rire, ce qui sembla le détendre. Il s'excusa une deuxième fois en se grattant la tempe.
— Enfin bref… on aura l’occasion de faire plus ample connaissance à l’occasion.
— Oui, bien sûr.
La jeune femme prit le contrat et le signa sur la table à côté d'eux.
— Comme on va être collègues bientôt, j'espère bien qu'on va bien s'entendre tous les deux.
— Je suis sûr qu'on va former une belle équipe, dit-il dans un sourire.
Il récupéra le contrat et le rangea avec les autres papiers. Olympe sortit son portable.
— Je peux avoir ton numéro ? Ce sera plus simple pour communiquer. Et pardon, ça te dérange si on se tutoie ? On doit avoir à peu près le même âge alors le vouvoiement ça me met mal à l'aise.
— Non aucun problème, accepta-t-il en sortant son téléphone portable aussi.
Il dicta son numéro et Olympe le rentra dans son téléphone.
— Excuse-moi mais tu peux me rappeler comment tu t'appelles ?
— C'est Hyun, H-Y-U-N.
— Je peux savoir ce que vous faites tous les deux ?
Olympe releva les yeux vers la patronne tandis qu'elle était en train d'envoyer un SMS à Hyun pour qu'il ait son numéro à son tour.
— On échange nos numéros, expliqua Hyun avec un calme déstabilisant face au ton accusateur de Clémence. Vous devriez donner le vôtre aussi.
Clémence sembla irritée par cette idée mais sortit tout de même de sa poche un vieux téléphone à coulisse à motif cowboy. Elle dicta son numéro sans faire de pause et haussa un sourcil à la lecture du SMS d'Olympe qui l’informait du sien. Cette dernière ne comprenait pas pourquoi ce simple échange de numéros semblait à ce point l'irriter.
— Tu commences demain ? demanda-t-elle de manière abrupte.
— Oui.
— Parfait. Et tu commences pas à manquer le travail parce que tu veux faire la fête avec tes amis débauchés ou parce que tu as la gueule de bois, hein. Parce qu'on en a eu des gens dans ton genre qui enchaînent les petits boulots et sont incapables ensuite de travailler. Moi je n'en veux plus ici. C'est clair ? Si tu n'es pas capable de travailler au moins à 90% aussi bien que Hyun, ce sera la porte.
Olympe resta pantoise devant une telle animosité, ne sachant que répondre. Elle se contenta de hocher la tête.
— Et ne prends pas trop ce contrat pour acquis, tu es en période d'essai pour une semaine je te rappelle.
— J'ai compris, madame, acquiesça-t-elle.
— Très bien. Ah et pour finir : interdit de communiquer pour autre chose que le travail, et ça compte pour vous deux. Je refuse que mes serveurs commencent à faire la bringue ensemble ou à fricoter dans les couloirs de la fac.
Hyun répondit d'un sourire embarrassé et, une fois Clémence le dos tourné, fit un signe de main à Olympe pour l’inviter à ne pas y prêter attention. Bien que perplexe, la jeune femme lui sourit en retour. Le travail avec cette femme s'annonçait difficile mais elle ne pouvait pas se permettre de faire une croix dessus. Trouver un emploi lui permettant d'aller à l'université à côté n'était pas chose aisée, surtout sans expérience, aussi ferait-elle tout ce qui était en son pouvoir pour le garder.
Clémence partie, Hyun la remercia une nouvelle fois. Oubliant l’accrochage avec la patronne, lorsque son futur collègue lui dit « À demain » avec son sourire si doux, elle se sentit étrangement légère. Peut-être était-ce lui qui lui avait transmis un peu de son énergie mais elle avait le sentiment qu'elle réussirait à travailler là, que tout se passerait bien. Après tout, Hyun était nouveau dans cette ville aussi. Il ne connaissait rien d'elle ; rien du tout. Alors tout ne pourrait que bien se passer.
Pourquoi as-tu disparu pendant quatre ans ?
Pourquoi as-tu coupé les ponts du jour au lendemain ?
Pourquoi as-tu ignoré tous tes amis ?
Pourquoi as-tu rompu avec ton petit-ami sans lui donner d'explication ?
Pourquoi reviens-tu soudainement sans prévenir ?
Pourquoi as-tu été aussi égoïste ?
Pourquoi es-tu toujours aussi égoïste ?
Toutes ces questions, il ne les lui poserait jamais. Et rien que pour ça, elle l'appréciait déjà.
Après cet entretien d'embauche qui s'était révélé plus que fructueux, Olympe décida d'aller s'inscrire au club d'athlétisme de la ville d’à côté. Elle avait renoncé à aller à la salle de sport près de la fac, ayant appris que Kim y travaillait. Elle n'était pas prête pour la revoir pour le moment et, de toute façon, l'idée de courir sur un tapis de course ne lui convenait pas. L’étudiante avait besoin de courir à l'extérieur, de sentir le froid, le vent, la pluie, le soleil. Elle avait besoin de courir sans personne autour.
Le club d'athlétisme avait l'avantage d'être plutôt éloigné du campus, aussi la probabilité de rencontrer d'anciennes personnes de Sweet Amoris s'amenuisait-elle. Même si Olympe n'avait pas pour ambition de les éviter toute sa vie, un peu de temps loin de tout ça ne pourrait lui être que bénéfique.
Le soleil commençait déjà à tomber lorsqu'elle entra dans le bâtiment. Juste devant elle, un homme fraîchement rasé et à la peau brune était occupé à discuter avec la personne de l'accueil.
— Tenez, Rayan. Vous permettez que je vous appelle Rayan ? C'est comme ça qu'on fonctionne ici, tout le monde s'appelle par les prénoms, se fait la bise en arrivant. Pas de « Monsieur, Madame » qui tienne, peu importe l'âge, on est tous partenaires d'athlétisme ici.
— Pas de problème. Je vous remercie pour l'inscription.
— Vous pouvez payer pour la cotisation plus tard, mais ça doit être fait impérativement avant la fin du mois. Si vous voulez payer en plusieurs fois il faudra nous en informer d'abord. Vous pouvez envoyer un mail ou venir me voir, moi ou Catherine qui est là le week-end.
— Formidable, merci beaucoup.
— Vous voulez vous entraîner dès maintenant ?
— C'est possible ?
— Ouais, bien sûr, répondit l'homme de l'accueil avec enthousiaste. Les vestiaires pour hommes sont juste à droite. Les portes ferment à vingt-deux heures, et comme c'est pas très éclairé là-bas faites vraiment attention à respecter l'horaire. Non parce que je dis ça, nous on surveille avant de partir, mais si on vous voit pas on ferme les portes et vous restez enfermés toute la nuit. Je vous parle même pas de tous les jeunes là qui escaladent nos grilles constamment pour venir fumer de la beuh à l'abri des regards, et après elles sont toutes défoncées... donc si en plus nos membres les escaladent aussi pour pouvoir sortir on a pas fini, enfin, vous voyez quoi.
— Ah oui, oui... c'est pas facile.
— Nan mais les jeunes de nos jours je vous jure, si vous voyez la quantité de mégots qu'on ramasse tous les matins, ça rend fou.
Bien qu'un peu amusée par l'embarras de l'homme appelé Rayan, visiblement pas du tout emballé par le small talk de l'homme d'accueil, Olympe se décida à venir à sa rescousse.
— Bonsoir. Excusez-moi de vous déranger mais ce serait pour une inscription aussi. C'est encore possible ?
— Hein ? Ah, bonsoir. Oui, bien sûr mademoiselle. De la chair fraîche, ça fait plaisir !
Tandis qu'on lui préparait les papiers pour l'inscription, Olympe, qui s'était accoudée à l'accueil, se tourna discrètement vers Rayan. Lorsque leurs regards se croisèrent, la jeune femme lui envoya un clin d'œil, lui faisant comprendre qu'elle s'était manifestée cela exprès pour le libérer. L'homme, dans la trentaine, avait des yeux d'un vert éclatant, comme elle en avait rarement vus. Son survêtement de sport et le simple t-shirt qu'il portait faisaient ressortir ses muscles avec une étonnante précision. Olympe ressentit une chaleur dans la poitrine en observant malgré elle ce corps superbement sculpté.
Rayan sembla d'abord interloqué mais, après un rapide coup d'œil à l'homme d'accueil, désormais occupé par l'inscription d'Olympe, observa de nouveau la jeune femme. Il sourit et lui rendit finalement son clin d'œil avant de tourner les talons. Bien qu'Olympe eût été la première à le faire, elle se sentit rougir et enfouit son menton dans sa paume. C'était ridicule de réagir ainsi simplement pour avoir croisé un bel homme musclé et avec de beaux yeux. Elle soupira, un peu déçue tout de même que Rayan soit partit sans qu'elle lui ait réellement adressé la parole. C'était probablement un peu pathétique de sa part.
— Vous êtes étudiante à Anteros Academy ? Vous ne préférez vous inscrire là-bas ? Non pas que je veuille vous mettre dehors mais j'ai entendu dire que leur équipe d'athlétisme était très réputée. Vous progresseriez sûrement beaucoup plus vite là-bas, nan ?
Cette simple réflexion la fit redescendre sur Terre.
— J'y ai pensé, mais euh... bafouilla-t-elle. Vous savez, l'entrée est très sélective et j'ai pas envie de me prendre la tête. De toute façon, la compétition ça a jamais été mon truc.
— Ah ouais je comprends. Mon fils il est pareil : très bon en sport mais il perd tous ses moyens dès qu'il fait une compétition. On a tout essayé avec sa mère mais rien à faire, il se bloque...
Olympe continua d’écouter l'homme d'accueil d'une oreille distraite, le regard perdu au loin, vers le terrain. Celui-ci semblait vide pour le moment. C'était cela qu'elle recherchait, en venant jusqu’ici. Ça n'avait rien à voir avec la peur de la compétition. C’était exister le plus loin possible de toutes les personnes qu'elle avait pu connaître par le passé. Et si Nathaniel était dans le club d'athlétisme de la fac ? À l'époque, il était plutôt intéressé par la boxe mais il pouvait parfaitement avoir changé. Elle ne lui avait pas adressé la parole depuis quatre ans. Depuis cette fameuse nuit.
Je ne veux plus te parler.
Elle ne l'avait même pas appelé. Un simple SMS.
C'est fini entre nous.
Elle n'aurait jamais eu le courage de lui mentir au téléphone.
Je ne t'aime plus.
— Voilà, tout est bon. Vous avez jusqu'à la fin du mois pour payer la cotisation.
— Oui oui, j'ai entendu ce que vous disiez au monsieur avant moi.
— Ah bah super alors. Bon entraînement, Olympe !
La jeune femme le remercia et partit rejoindre les vestiaires. Le contact de ses vêtements de sport sur le corps lui fit le plus grand bien. Depuis quand n'avait-elle pas couru ? Quelques jours à peine, juste le temps de déménager jusqu'ici. Pourtant, c'était déjà trop. Courir était devenu un besoin vital.
Une fois sa tenue enfilée, elle sortit sur le terrain. Il faisait presque nuit. Elle aperçut Rayan au loin qui faisait des étirements. D'ordinaire, elle n'aurait pas hésité à lui demander de s'associer pour s'aider et se chronométrer, mais pas pour cette fois. Pas besoin de chronomètre pour cette course-là.
Olympe se mit sur la ligne de départ après un rapide échauffement et, une fois en position, partit en sprint. Le sprint, c'était son talon d'Achille, ce qu'elle réussissait le moins bien, elle qui avait plutôt tout d'une bonne marathonienne. Pourtant, à chaque fois, elle essayait. Elle réessayait. Elle améliorait son temps, même s'il restait très en deçà de ses autres performances. Ce jour-là, en particulier, elle devait courir. Courir le plus vite possible, jusqu'à sentir ses jambes lui faire mal.
Madame, je suis désolé.
Juste sentir ses jambes, la moindre parcelle de muscle tendu sous l'effort.
Les nouvelles ne sont pas bonnes.
Sentir ses jambes se mouvoir, sentir le vent claquer sur ses cuisses et glisser ensuite sur ses chevilles.
Votre fille ne pourra probablement plus jamais marcher.
Courir comme elle avait cru ne plus jamais pouvoir le faire, pendant ces quatre années de rééducation, de douleurs fantômes et de désespoir.
Si elle devait marcher de nouveau, ça pourrait prendre des années d'efforts, et ce sans la moindre certitude de résultat.
Aller au bout de l'effort jusqu'à en pleurer. Pleurer, comme sa mère cette nuit-là, dans sa chambre d'hôpital. Pleurer car vivre pour ne plus être capable de marcher lui paraissait alors inenvisageable, à l'époque. À cause d'une simple chute. Stupide. À cause d'un simple accident qui n'aurait jamais dû avoir eu lieu et qui aurait pu lui coûter la vie. À cause d'un accident qui l’avait clouée dans un fauteuil pendant des années.
Je suis vraiment désolé.
Et désormais elle courait. Elle pouvait courir. Courir jusqu'à se sentir vivre de nouveau.
Courir jusqu'à tomber. Olympe, qui avait l'habitude de ses courses effrénées, évita la chute. Néanmoins, ses jambes, épuisées par l'effort, finirent par plier d'elles-mêmes une fois à l'arrêt. Elles tremblaient de manière incontrôlable, Olympe les sentant même vibrer jusque dans le haut de son corps. Pendant la première année, elle n'était même pas capable de les sentir ; c'était comme deux bouts de bois raccrochés à son corps et sur lesquels elle n'avait aucun contrôle. Et pourtant. Aujourd'hui.
Aujourd'hui, elle courait. Même à terre, plus rien ne l'empêchait de se lever et de marcher.
Et même s'il fallait tomber, encore.
Elle se relèverait, encore.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire