samedi 24 février 2024

“Fallen” ♦ Chapitre 22



 — Salut.

 C’est tout ce que Nathaniel lui dit. Pas de “Ça fait longtemps”, “Est-ce que ça va ?” ou “Tu as l’air en forme”. Pas de “Tu m’as manquée”, non plus.
 Ambre aurait dû s’y attendre de la part de son frère, mais elle en fut quand même désarçonnée. Elle avait anticipé ces retrouvailles dans sa tête pendant des jours, imaginant tous les scénarios possibles. Il lui avait fallu une semaine entière pour se décider à le recontacter et lui demander de se voir. Et pourtant, c'était comme s’ils s'étaient vus la veille.

 “OK. Si ça te va, j’ai un endroit à te montrer.”

 Leurs messages s’étaient arrêtés là.
 Aujourd’hui, ils se retrouvaient enfin sur le quai de la gare, près des trains à grande vitesse. Nathaniel ne se formalisait pas. Cheveux en bataille, jean délavé, et vieille doudoune kaki qu’Ambre abhorrait tant. Rien n’avait l’air d’avoir changé. Au fond, cela avait quelque chose de rassurant.

 — Tiens, ton billet.
 — Où est-ce qu’on va ? demanda-t-elle en prenant le bout de papier dans ses mains.

 La ville inscrite sur le ticket ne lui disait pas grand chose.

 — On va à la mer.

 Ambre haussa un sourcil.

 — Pourquoi ?
 — Il faut une raison pour aller à la mer, maintenant ?
 — N-Non, mais bon… j’ai pas mon maillot de bain.
 — J’ai pas l’intention qu’on se baigne dans ces températures.

 Effectivement. Ils étaient encore au mois de février. De la neige était tombée la veille.
 Nathaniel enfouit les mains dans son manteau.

 — J’aurais voulu qu’on aille un peu plus loin, là où il fait chaud mais, pour aujourd’hui, ça fera l’affaire.

 La jeune femme haussa les épaules.
 Il souriait. Ne lui en voulait-il pas pour tout ce qu’il s’était passé ? Entre la dispute, l’internement et son silence de plusieurs semaines. Il aurait pu lui faire passer un sale quart d’heure. Pourtant, il était comme d’habitude. Nonchalant.

 — Le train va pas tarder à partir, dit-il en se retournant.

 Ambre le suivit jusqu’au dernier wagon. Ils s’assirent en silence l’un à côté de l’autre. En pleine semaine, le train avait encore des places de libre. Entre Nathaniel qui étudiait à distance et Ambre qui avait sélectionné un nombre minimal de cours pour ce second semestre - sous recommandation des médecins - ils avaient pu choisir un moment idéal pour une sortie. Sans personne pour les déranger.
 Le trajet ne dura que deux heures, jusqu’à la ville côtière la plus proche. Les températures n’étaient pas bien différentes. À peine sortis de la gare, Ambre eut les narines inondées par une odeur de sel marin. Une excitation nouvelle dans la poitrine, elle se mit face à Nathaniel.

 — On va manger quelque chose ? Dans un restaurant avec vue sur l’océan.

 Nathaniel écarquilla les yeux.
 Après tout, ils n’en avaient pas reparlé, de son rapport à la nourriture. Le jeune homme sembla hésiter. Elle pouvait presque lire “Tu es sûre ?” sur ses lèvres closes.

 — C’est moi qui paye, ajouta-t-elle pour le convaincre.

 Elle savait que ce n’était pas ce qui lui posait problème, mais évoquer la vraie raison était encore difficile.
 On ne guérissait pas de ce type de maladie aussi facilement. Il fallait y aller étape par étape. Manger dans un bon restaurant avec son frère en était une. Pour la suite, elle verrait plus tard.
 Pour l’instant, manger avec lui était tout ce qu’elle souhaitait.
 Elle ne l’aurait jamais avoué à haute voix, mais elle était heureuse d’être en sa présence. De le voir inchangé. Taciturne, mais joyeux.
 Il sourit, feignant d’être outré par sa proposition.

 — Avec ton salaire de célébrité, j’espère bien que c’est toi qui payes !

 Ils marchèrent dans la ville à la recherche d’un endroit où se poser. L’architecture était différente de là d’où ils venaient. Toutes les routes étaient pavées, des trottoirs jusqu'à la chaussée. Les bâtisses anciennes étaient joliment entretenues. Les allées étroites serpentaient entre les habitations et les magasins. Ambre ne put se retenir d’entrer dans une petite boutique qui vendait des produits de beauté locaux. Elle choisit un savon à l’odeur de clémentine.
 Priya devrait aimer, pensa-t-elle. Un sourire naquit sur ses lèvres sans qu’elle s’en aperçoive.

 — À qui tu comptes l’offrir ? demanda Nathaniel, un sourire en coin.

 Ambre cacha le savon contre sa poitrine.

 — À personne ! C’est pour moi.
 — Ouais, c’est ça.

 Bouffon.
 Elle choisit de l’ignorer et alla payer.
 Ils sortirent du magasin et arrivèrent ensuite bien vite au bord de mer. Malgré le vent glacial qui la faisait grelotter, Ambre resta un moment à observer les vagues se renverser sur le sable. Nathaniel se tenait à côté d’elle. Après de longues minutes, il s’exclama :

 — Bon, allons manger. Il fait trop froid, j’en peux plus.

 Ambre le suivit dans un restaurant de fruits de mer. En cette journée peu agitée, il leur fut facile de demander les meilleurs sièges, juste à côté de la fenêtre. Nathaniel commanda entrée, plat et dessert.

 — Quoi ? demanda-t-il en relevant la tête du menu. C’est toi qui payes, j’en profite.

 Il n’en manquait pas une.
 Ambre choisit une salade et un dessert. Ils prirent aussi un verre de vin chacun.
 Ils n’échangèrent presque aucun mot de tout le repas. Pourtant, étrangement, Ambre se sentait à l’aise. Elle n’était pas bien sûre s’il valait mieux revenir sur tout ce qu’il s’était passé, et sur son état de santé en général, ou garder ça secret. Après tout, Nathaniel devait penser que ça la concernait, que c’était sa vie privée. Il n’était pas invasif, se contentant de manger avec appétit en commentant sur les jolies filles qui passaient, juste pour l’énerver.
 Sans réfléchir, elle finit son plat et son dessert, comprenant seulement une fois l’assiette finie qu’elle avait réussi à tout manger sans angoisser une seule fois.
 Elle sourit.

 — On va marcher dehors ? proposa-t-il en finissant son verre.
 — Tu dis ça parce que tu veux mater les surfeuses.
 — Et ? Elles sont en combies du cou jusqu’aux chevilles, ça va, répondit-il en les cherchant exagérément des yeux.

 Ambre soupira. Décidément, rien n’avait changé, à son plus grand regret.
 Elle paya la lourde addition et ils partirent vers la plage. Le vent s’était calmé, poussant les rares amateurs de vagues, même à cette saison, à rebrousser chemin. Le temps était gris et froid. La jeune femme frotta ses bras pour se réchauffer, observant la mer. Nathaniel marchait devant elle, les mains dans les poches.

 — J’ai quelque chose à te dire.

 Ambre s’arrêta. Nathaniel s’était retourné vers elle, sans la regarder. Il se mordait l’intérieur de la joue d’un air embarrassé.

 — De quoi ?

 L’ex-mannequin n’était pas parvenu à retenir l’agressivité dans sa voix.

 — J’aurais voulu qu’on aille ailleurs aujourd’hui, expliqua-t-il, les yeux dirigés vers le sol. Dans un endroit particulier. Mais ça aurait été difficile d’en profiter en une seule journée.
 — Où ça ?
 — Dans une autre ville, beaucoup plus loin d’ici. À six heures de train de Sweet Amoris, pour être exact.

 Ambre croisa les bras en soupirant.

 — Où tu veux en venir ?
 — Je vais partir. Pendant six mois, annonça-t-il en relevant enfin le regard.
 — Hein ?

 La jeune femme secoua la tête. Son cœur commença à battre lourdement dans sa poitrine.

 — Pour quoi faire ?
 — J’ai accepté un stage.
 — Un stage ? répéta-t-elle d’un ton dédaigneux.
 — Oui, un stage.
 — Ah… et tu comptes déménager avec quel argent ?

 Nathaniel leva les yeux au ciel.

 — On croirait entendre notre maternelle, rit-il amèrement.

 Une colère acide inonda ses veines.

 — Me compare pas à elle ! s’emporta-t-elle.

 Son frère soupira.

 — C’est un stage rémunéré. Et j’ai encore la bourse pour m’aider.
 — Et t’as décidé ça tout seul ?
 — Oui.
 — Sans m’en parler ?

 Pourquoi n’arrivait-elle pas à le féliciter ? À être contente pour lui ? Après tout, il faisait des études dans un domaine qui le passionnait, après qu’il ait été forcé de quitter la fac en partie à cause d’elle. Il étudiait dans une filière qu’il adorait, et avec ce stage, il était sur le chemin de réaliser son rêve d’enfant. Fabriquer ses propres livres.
 C'était tout ce qu’il avait toujours voulu.
 Alors pourquoi ne pouvait-elle pas être heureuse pour lui ?

 — J’y ai réfléchi longtemps.
 — Tu aurais dû m'en parler avant !
 — Ils voulaient une réponse tout de suite et tu ne me parlais plus, je te rappelle.

 Sa main se leva.
 D'instinct, sans même qu’elle ne la sente bouger, elle s’abattit tout droit sur lui.
 Nathaniel l'arrêta avec son poing. Les sourcils froncés, il l’observa en silence, les lèvres plissées fortement l’une contre l’autre.
 Choquée par sa propre réaction, Ambre ne sut comment réagir. Le cœur battant à tout rompre, ses yeux affolés passaient de sa main au visage dur de son frère. Calmement, il la lâcha.

 — Désolée, laissa-t-elle échapper.

 Elle ne s'était pas excusée auprès de lui depuis bien longtemps. Des années, peut-être.

 — Je sais pas ce qu’il m’a pris.

 Des semaines d’internement, tout ça pour retrouver les mêmes réflexes dès la sortie. Ses yeux s'embuèrent de larmes, mais elle les essuya bien vite avec son gant. Ce n'était pas le moment de pleurer.

 — C’est pas grave.

 Elle releva la tête.

 — Comment tu peux dire ça ?

 Il soupira.

 — Comment tu peux dire que c’est pas grave ?
 — Je suis habitué.

 Une douleur acerbe vrilla son ventre, comme s’il l’avait ouvert du bout de la lame de ces simples mots.
 Je suis habitué.

 — C’est rien pour moi, ajouta-t-il, rajoutant une couche à sa blessure déjà vive. Je m’attendais à ce que tu réagisses mal, de toute façon.
 — Je ne… je ne réagis pas mal… je…

 Il avait raison.
 Qu’il prenne une simple décision, qui ne concernait pourtant que lui, la transportait dans une rage incontrôlable.
 Il n’avait pas le droit de faire ça.
 Il n’avait pas le droit de partir, de la laisser tomber.
 C'était à elle de décider quand ils se voyaient.
 C'était à lui de rester toujours à ses côtés. Sans Olympe, sans copine d’un soir, sans stage à six heures de la maison.
 Il était son frère. Sa propriété. Elle pouvait le traiter comme elle le souhaitait.
 C'était ce que son cœur lui criait à pleins poumons. D’une voix qui n'était pas la sienne.

 C’est mon fils !
 J’ai le droit d’en faire ce que je veux !

 Ses mains s'agrippèrent à son visage comme les serres d’un corbeau autour d’une proie.

 — J’ai l’impression de devenir dingue !
 — Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-il calmement.

 Il fit un pas pour se rapprocher, mais Ambre s'éloigna, manquant de trébucher sur les dunes de sable fin.

 — Je sais pas pourquoi je réagis comme ça, bredouilla-t-elle en secouant la tête. Je sais pas ce qu’il m'arrive quand je suis avec toi.

 Elle éloigna ses mains, les étudiant avec minutie, comme si elles pouvaient lui apporter la réponse. Pourquoi se jetaient-elles sur Nathaniel à la moindre occasion ? Que se passait-il dans son corps pour la pousser à être aussi violente sans raison ?
 Des semaines de thérapie et elle ne comprenait toujours pas.
 Elle ne voulait pas comprendre, plutôt.
 Si elle admettait cette réalité-là, elle n’en reviendrait pas indemne.
 Mais il était temps. Elle avait passé suffisamment d'années dans le déni, à reporter toute sa frustration et sa colère enfouie sur son pauvre frère, qui n’avait jamais rien fait d’autre que de l’aimer malgré tout.
 Nathaniel haussa les épaules.

 — Tu as passé des années dans une baraque où on me foutait des roustes à la moindre occasion… ça laisse des traces. C’est pas si grave.
 — Mais si c’est grave, Nath !

 Elle serra les poings, l’implorant des yeux.
 La vérité était si simple qu’il avait dû la réaliser depuis le début, et il ne lui en voulait même pas. Il avait toutes les raisons du monde de la haïr mais, à la place, il la comprenait. Il l’excusait. Il continuait à prendre soin d’elle.

 — J’ai jamais… j’ai jamais voulu devenir comme ça. J’ai jamais voulu te faire du mal, dit-elle.
 — Je sais.
 — J’ai jamais…

 Elle releva la tête.
 C'était clair, cette fois. La vérité, elle la connaissait. Elle lui vint, comme un coup de vent sur sa joue froide.
 Son ventre lui faisait si mal qu’elle en tenait à peine debout, mais elle devait le dire. Ce qu’elle pensait vraiment.

 — Je n’ai jamais voulu être comme toi.

 Nathaniel l’observa, interloqué.

 — J’ai tout fait pour ne jamais devenir comme toi. Je ne voulais pas qu’ils me fassent subir la même chose. Je me disais… je me disais que si j'étais leur petite fille parfaite, si je continuais à faire tout ce qu’ils me demandaient, alors jamais je ne finirais comme toi.

 Elle laissa échapper un rire, comme s’amusant de sa propre bêtise.
 C'était si clair, à présent. Comment n’avait-elle pas réussi à le comprendre avant ?

 — Je ne voulais tellement pas devenir comme toi que je suis devenue exactement comme eux.

 Contrôlante. Méchante. Violente.
 Elle observa de nouveau ces mains qui s'étaient abattues tant de fois sur son propre frère. Qu’elle soit droguée ou non. Son corps ne cessait jamais de le repousser, de le détester. De lui faire payer un crime qu’il n’avait pas commis.
 Comme ses parents avant elle.

 — Je voulais seulement qu’ils m’aiment.

 En devenant exactement comme eux, c'était tout ce qu’elle souhaitait. Un peu d’amour de leur part.
 En acceptant toutes leurs requêtes. En devenant une fille modèle. En devenant leur réplique exacte.
 Et pourtant, ça n'avait même pas fonctionné.

 — Je suis vraiment trop stupide.

 Des larmes s’échappèrent de ses yeux, ne parvenant plus à les retenir.
 Nathaniel sourit.

 — C’est vrai. Si tu croyais réussir à te faire aimer par ces deux-là, t'étais bien naïve sur ce coup.

 Elle rit en étouffant de son mieux ses sanglots.

 — J’aurais dû te protéger. Mais j’ai fait tout l’inverse. Je les ai regardés faire sans jamais m’interposer…

 Son frère posa une main amicale sur son épaule.

 — Tu crois quand même pas que j’attendais de ma petite sœur qu’elle me protège ? J’en ai pas l’air comme ça, mais je m’en sors très bien tout seul !

 Après un instant d'hésitation, ils se prirent l’un l’autre dans les bras. Ça non plus, ça n'était pas arrivé depuis longtemps. Il caressa doucement ses longs cheveux ondulés et Ambre laissa couler quelques larmes contre son manteau hideux. Enfin calmée, la jeune femme s’écarta.

 — Je suis vraiment désolée.
 — Pas la peine de t’excuser, c’est bon ! répondit-il dans un sourire. Tu vas finir par me faire rougir.

 Elle se gratta la joue, embarrassée.

 — Et pour ton stage… alors ? hésita-t-elle.
 — Il commence en mars.

 Il attendit, les mains dans les poches, comme prêt à encaisser une réplique de sa part mais rien ne vint. Il poursuivit :

 — C’est dans une maison d'édition. C’est pas encore très clair quelles seront mes tâches, mais j’ai hâte de commencer.
 — Je vois…

 L'idée qu’il s’en aille aussi longtemps était toujours difficile à avaler. On ne se débarrassait pas de réponses traumatiques comme ça. Ses doigts la picotaient et sa jambe commença à s’agiter nerveusement. Son ventre était encore dur et douloureux. Le plat qu’elle avait pourtant réussi à manger sans difficulté lui retournait brusquement l’estomac.

 — Tu es en colère, pas vrai ?
 — Oui, admit-elle.
 — Je suis désolé.

 Une longue minute de silence passa avant qu’il n’ajoute :

 — Mais je dois vraiment y aller. Tu comprends ? C’est important… pour moi.

 Ambre hocha la tête, forçant les muscles de son visage à former un sourire.

 — Oui, je comprends.
 — Je reviendrai te voir le plus souvent possible. Et tu pourras venir aussi ! Je veux dire, c’est pas si loin que ça.

 L'idée ne l’enchantait pas. C'était bien plus fort qu’elle ; la colère était là, tapie dans l’ombre de son cœur. Ça mettrait du temps à s'en aller. Ambre inspira longuement, se promettant de prendre rendez-vous au plus tôt avec le professeur Ali pour lui parler de ses récents progrès, et du chemin qu’il lui restait encore à faire. Cette pensée l’apaisa.

 — Je suis contente pour toi.

 Ce n'était pas encore la vérité, mais ça le deviendrait. Elle en était certaine.
 Nathaniel sourit tristement, comme comprenant l’effort que cela lui demandait de cacher ce qu’elle pensait réellement derrière un joli mensonge.
 Mais mentir pour lui, c'était beaucoup venant d’elle. Il le savait.

 — Allez viens, dit-il joyeusement en passant un bras autour de ses épaules. Six mois, c’est rien ! Ça passera en un rien de temps.
 — Si tu le dis…
 — Et si on allait manger une glace ? proposa-t-il en recommençant à marcher.
 — Avec ce temps ? s’insurgea Ambre en levant les yeux vers le ciel de plus en plus couvert de nuages. Puis c’est pas possible, tu bouffes tout le temps ! Pire que quand on était gosses.
 — Il me faut du sucre pour fonctionner, c’est comme ça. Regarde, y’a un stand là-bas !

 Manger des glaces en plein hiver, quelle idée saugrenue. Pourtant, Ambre se laissa porter jusqu’au petit stand de bord de mer qui vendait boissons sucrées et glaces italiennes. Elle ne parvint pas à faire taire les voix malveillantes dans sa tête lui rappelant toutes les calories que contenaient une simple glace, aussi s’abstint-elle d’en commander une.
 Elle ne pouvait pas brûler les étapes vers la guérison. Il fallait y aller petit à petit.
 Nathaniel finit de manger et leur paya ensuite un café chaud à tous les deux. Ils le burent en marchant tranquillement dans les rues presque vides de la ville. Lorsque la nuit commença à tomber, ils rentrèrent vers Sweet Amoris.

 — Moi aussi, lui dit-elle brusquement une fois assis dans le train, le regard perdu dans l'obscurité de la fenêtre.
 — Toi aussi quoi ?
 — Moi aussi j’ai envie d'étudier quelque chose qui me plait vraiment.

 Son frère lui serra doucement la main.

 — Tu trouveras quelque chose que tu aimes faire, j’en suis sûr.

 Puis, il murmura, les bras croisés.

 — Tu as déjà trouvé quelqu’un que tu aimes alors bon…

 Ambre le fusilla du regard, ce qui le fit exploser de rire, mais ne rétorqua pas.
 Après tout, il avait raison.


♦♦♦


 Sous la pression de son père, Melody était allée au rendez-vous.
 Sous la pression de sa mère, elle avait enfilé des chaussures aux talons bien trop hauts, une jupe sur des collants noirs opaques et un col roulé pour cacher son eczéma - même si ça ne faisait qu’accentuer les démangeaisons. Un sac emprunté à la main, Melody s’observait dans la vitre du restaurant où elle était censée dîner. Sa mère avait joyeusement dessiné ses boucles anglaises avec un fer et l’avait maquillée comme une poupée, surexcitée à l'idée que sa fille ait un rendez-vous avec “Paul Avenon”. Quelqu’un qui semblait venir d’une “si bonne famille”.
 Melody ne reconnaissait pas son propre reflet.
 Son corps était au moins caché derrière un épais manteau, mais l'idée de devoir l’enlever face à cet énergumène la dégoûtait. La simple pensée qu’il puisse complimenter son apparence ou, pire, la toucher une fois de plus fit couler une goutte de sueur froide le long de son dos. Et elle devrait passer au minimum les deux prochaines heures en sa compagnie.
 Son sac à main vibra. Elle sortit son portable si vite qu’elle faillit le faire tomber par terre.

  De : Tachibana
  Envoyé à 19:20 le 10/02/20XX
  “Pas de pb princesse. Tu viendra la prochaine foie.”

 Son cœur se serra.
 Par honte, elle n’avait osé prévenir Tachi qu’elle ne pourrait venir qu'à la dernière minute. Et il n’avait pas répondu tout de suite. La jeune femme s’etait persuadée qu’il s’énerverait, après la promesse qu’elle lui avait faite, mais il ne lui reprocha rien. Elle serra fort son téléphone contre sa poitrine, espérant que Tachi puisse sentir à travers ce geste qu’elle aurait tout donné pour être à ses côtés plutôt qu’ici.
 “Je t’aime.”
 Ce n'étaient pas des mots qui se disaient pour la première fois par message. Elle devait prendre son courage à deux mains et les lui dire en face.
 Prendre ce même courage qu’elle n’avait pas vis-à-vis de ses parents pour refuser un dîner avec un pervers qui la mettait mal à l'aise.
 L'étudiante soupira.
 Le seul capable de lui donner de la force, c'était Tachi, et il n'était pas là.

 — Mademoiselle Martin !

 Melody déglutit, ne se retournant pas tout de suite. Dans le reflet, derrière elle, se dessinait la silhouette de l’homme à l'origine de ses tourments. Ses cheveux blonds plaqués sur le crâne, des lunettes triangulaires sur le nez et un costume rayé blanc sur le dos.
 Son portable encore contre son cœur, elle ne parvint pas à bouger.
 Paul siffla.

 — Vous êtes sublime.

 À une époque, se faire complimenter de la sorte par un homme lui ressemblant lui aurait fait plaisir, probablement. Mais ce n'était plus le cas. Elle aimait la personne qui la trouvait belle dans ses pyjamas avec ses plaques d'eczéma visibles et ses cheveux mouillés sur le dos.

 — Merci, se forca-t-elle à répondre en se retournant enfin, les yeux dirigés vers le sol.

 Paul Avenon lui prit sa main libre et y déposa un baiser.
 Dégoûtant.
 Discrètement, elle l’essuya contre son manteau.

 — Je ne vous ai pas trop fait attendre, j'espère.
 — Je viens à peine d’arriver, bredouilla-t-elle.
 — Tant mieux, tant mieux ! Entrons vite nous réchauffer.

 Melody le suivit à l'intérieur.
 Paul parlait sans s'arrêter, saluant au passage tout le personnel du restaurant étoilé ou il était clairement un habitué. À une époque, ça l'aurait probablement impressionnée, mais désormais, elle trouvait ça prétentieux et présomptueux.
 Ils s’assirent et Paul commanda leur “meilleure bouteille”. Melody ne songea même pas à lui dire qu’elle ne buvait pas d’alcool. À quoi bon ? Il n’allait pas l'écouter de toute façon.

 — Que pensez-vous des lieux ?
 — Ma… magnifique, mentit-elle.

 Elle n’avait pas relevé la tête une seconde pour observer l'intérieur du bâtiment.
 La bouteille arriva et Paul en vida la moitié dans leurs deux verres. Ils trinquèrent et Melody se força à boire une gorgée. Le vin avait mauvais goût, mais elle le complimenta lorsqu’il lui demanda son avis.
 La première demi-heure passa sous les monologues de Paul. Il lui parla de la galerie, de ce qu’il y faisait, des tâches qu’elle aurait en tant que stagiaire. Tout aurait pu sembler normal si, sous la table, il n'avançait pas petit à petit son pied de manière à toucher le sien. Melody recula timidement sa chaussure jusqu'à être bloquée par le pied de la chaise.
 Cette table était si étroite. Elle la détestait. Elle le détestait. Elle se détestait, aussi.

 — Vous aimeriez être ailleurs ce soir, je me trompe ? demanda-t-il brusquement en prenant une gorgée de vin.

 Melody releva la tête pour la première fois depuis le début de la soirée. Leurs plats furent servis, mais elle n’y toucha pas. Paul n’eut aucun mal à sélectionner les couverts appropriés à la dégustation de son steak.

 — Vous aviez prévu d’aller voir votre ami de famille, Tachi, c’est bien ca ?

 La jeune femme fronça les sourcils.

 — Il s’appelle Tachibana.

 Il ne le connaissait pas. Il n’avait pas à l'appeler par son surnom.

 — Tachibana… je vois. Il est Japonais ? J’ai exposé un artiste Japonais qui s’appelait Tachibana, une fois. Une vraie tare. Il ne parlait pas un mot d’anglais.

 Quel est le rapport ? pensa-t-elle.

 — Et quel est le spectacle que vous deviez voir ?

 Elle bomba le torse. Qu'espérait-il obtenir d’elle à lui poser toutes ces questions ?

 — Du rap.

 Paul rit à gorge déployée, son verre à la main.

 — Du rap ?! Ne me dites pas que vous aimez ce genre de musique.
 — Je n’ai pas besoin d’aimer pour aller l'écouter, trancha-t-elle.

 Le galeriste s'arrêta. Puis, ses lèvres laissèrent glisser un “Oh” éloquent.

 — Je vois, je vois…
 — Vous voyez quoi ?
 — Ce n’est pas sa musique que vous aimez.

 Melody déglutit, ne lâchant pas Paul des yeux.
 Fier de lui, il ajouta :

 — Ça explique bien des choses. Je me demandais pourquoi vous étiez si réticente à être avec moi.

 Il comprenait qu’elle l'était, mais insistait tout de même.
 Son poing se serra sur la table.

 — Puis votre père n’a-t-il pas dit que c'était un ami de famille ? Quel âge a-t-il, cinquante ans ?
 — Il a le même âge que vous.

 Paul rit.

 — Je vois, je vois… vous êtes entichée d’un Japonais de plus de trente ans qui fait du rap… comme c’est intéressant.

 Paul enfourna un bout de viande dans sa bouche.

 — Mais je suppose que j’ai gagné puisque vous êtes venue ce soir plutôt qu’aller écouter du rap stupide.
 — Ce n’est pas une compétition entre vous deux.

 Il a déjà gagné.

 — Et son rap n’est pas stupide.
 — Je vous en prie… un homme de cet âge qui passe ses samedis soir à rapper je ne sais où, c’est pathétique.

 Sans le sentir partir, son escarpin s'enfonça dans le tibias d’en face. Paul sursauta et son genou rencontra le dessous de la table, éjectant hors de la table leurs couverts.
 Tous les clients arrêtèrent leurs conversations pour les observer.
 Melody quitta son siège, prit son sac et son manteau.

 — Vous avez raison, j’aimerais être ailleurs plutôt qu’ici. N'importe où, en fait.

 Paul se releva à son tour, cachant difficilement sa fureur derrière un sourire de façade.

 — Jusqu'à maintenant votre attitude inaccessible me plaisait, mais vous commencez à dépasser les limites, susurra-t-il de manière que personne ne les entende.

 Il se pencha davantage par-dessus la table.

 — Et si vous tenez à avoir une carrière dans cette ville, vous avez plutôt intérêt à vous rassoir gentiment.

 Melody empoigna le verre de vin, prête à le renverser sur son visage, mais fut désappointée de constater qu’il était déjà vide. Elle le reposa bruyamment sur la table.
 Puis, d’une voix la plus forte dont elle était capable, elle s’exclama :

 — Vous pouvez me blacklister de toutes les galeries de la ville, ça m'est égal. Je préfère encore ça plutôt que de passer une seconde de plus avec un vieux pervers comme vous.

 Et Melody s’enfuit du restaurant à grandes enjambées, de peur d'être rattrapée, le cœur tambourinant dans sa poitrine. Heureusement, la honte de s'être fait tenir tête par une gamine de vingt-deux ans avait l’air de l’avoir cloué au sol.
 Paul ne la suivit pas.
 Sans prendre le temps de remettre son manteau sur le dos, Melody s’engouffra dans un taxi, utilisant le peu d’argent qu’elle avait pour le payer et aller au Coquelicot le plus rapidement possible.


 La terrasse du bar était vide sous les températures négatives du début de soirée. Malgré le trajet en voiture qui aurait dû la calmer, Melody ne sentait presque plus ses jambes tant l'adrénaline imbibait son sang.
 Elle avait tenu tête à Paul Avenon ! Pour la première fois de toute sa vie, elle ne s'était pas laissée faire ! Et ce n'était probablement pas un hasard que ce soit au moment où il s’en était pris à Tachi.
 C'était bien lui qui lui donnait de la force, à chaque fois. Qu’il soit là, ou non.
 La jeune femme avait encore mal à la poitrine de peur, bien qu’elle soit désormais à des kilomètres de Paul, mais une euphorie nouvelle s’empara d’elle. Elle se jeta presque sur la porte du bar lorsqu’elle entendit une voix qu’elle connaissait bien. Elle posa son front sur la vitre pour observer l'intérieur. Le bar était plein et animé en ce samedi soir. Au fond de la salle, près d’un piano, Tachi se tenait debout. Il portait un t-shirt au logo qu’elle ne connaissait pas, une veste large et un pantalon baggy. Difficile de croire, avec cette allure, que c'était un professeur de lycée et non un étudiant lui-même. Il tenait un micro à la main, mais personne n’avait vraiment l’air de l’écouter. Cela n’entachait en rien sa passion.
 Mélody sourit et ouvrit la porte.
 La chaleur des radiateurs tournés à fond l’accueillirent. Près du bar, une voix l’interpella, certainement pour lui indiquer un siège libre, mais elle ne l’entendit pas. Toute son attention était portée sur l’homme qui rappait au fond de la pièce, le micro collé à la bouche et les yeux clos. Mélody dépassa les tables pour se rapprocher, sans le quitter du regard. Il était si concentré qu’il ne la remarquait pas. Il chantait dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Mais ses paroles étaient si rapides et le rythme si saccadé qu’il aurait pu rapper en français qu’elle n’aurait pas entendu la différence.
 Tachi ouvrit enfin les yeux une fois son morceau terminé. Il n’avait pas d’instruments pour l’accompagner. Il n’y avait que lui, sur cette scène improvisée, à hauteur des clients. Il remercia les rares applaudissements venant de la salle. Ses yeux tombèrent sur Mélody.
 Il en posa la main sur sa bouche de surprise. Ils ne se quittaient pas du regard. Les clients semblèrent le remarquer et levèrent la tête vers Mélody qui se tenait encore debout au milieu de tout le monde.
 Elle aurait dû être embarrassée d’être ainsi le centre de l’attention, mais elle ne voyait que lui.

 — Tu es venue ! s’exclama-t-il dans le micro.

 La jeune femme hocha la tête vigoureusement.
 Tachi continuait à sourire à pleines dents, les yeux brillants. L’euphorie l’avait gagné tout entier. Il en sautilla sur place avant de répéter :

 — Tu es enfin venue.
 — Désolée d’être en retard, répondit-elle d’une voix forte.
 — Il est jamais trop tard.

 Il la pointa du doigt avant de s’exclamer auprès de l’homme derrière le bar :

 — Angus, elle est enfin là. Je t’avais bien dit qu’elle viendrait un jour !

 La salle, portée par déjà plusieurs tournées d’alcool, applaudit bruyamment.
 Mélody rougit, réalisant enfin où elle se trouvait. Une serveuse l’invita à s’asseoir à une table près de la scène.

 — Je m’étais juré de chanter pour toi si tu venais enfin me voir. Hey, le pianiste ! Ramène-toi.

 L’étudiante se retourna et fut surprise de voir Lysandre assis au bar. Elle ne l’avait pas revu depuis le lycée. Elle n’avait aucune idée que lui et Tachi se connaissaient. Sans aucune hésitation, le jeune homme abandonna son verre pour s’installer au piano.

 — Chanter ? s’étonna un homme dans la salle.
 — Ouais, chanter. J’ai préparé une chanson exprès pour cette occasion.
 — Les rappeurs ça sait chanter ? questionna quelqu’un d’autre.
 — J’ai préparé une chanson, j’ai dit. Commencez pas à me péter les couilles, déjà !

 Les clients rirent de bon cœur, certainement habitués à écouter Tachi rapper presque tous les samedis.

 — Je vous présente : Lemon de Yonezu Kenshi, dit-il.
 — Oh non, chante en français au moins, qu’on comprenne pour une fois !
 — Ta gueule !

 Et la salle rit de nouveau. Mélody ne put se retenir non plus, étouffant le son dans sa manche. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Tachi l’observait. Son sourire s’étirait d’une oreille à l’autre. Il fit un signe à Lysandre et, après trois claquements de doigts, il commença à chanter.
 Mélody, qui venait à peine de découvrir son visage de rappeur, découvrait celui de chanteur. Elle n’aurait jamais cru que sa voix, si puissante et agressive quelques minutes auparavant, pouvait être aussi douce. Posée. Aimante. Les yeux fermés, il chantait avec toute sa passion, tout son cœur. C’était un bout de son âme qu’il exposait ainsi devant une salle qui, brusquement silencieuse, l’écoutait avec attention. Plus personne ne parlait, fasciné par la mélodie qui courait dans la pièce.
 L’étudiante ne comprenait pas les paroles mais, sur le moment, cela lui parut obsolète. Comme le morceau juste avant, elle n’avait pas besoin de comprendre pour ressentir.
 Il lui demandait sans cesse de venir le voir. Il lui expliquait comme cela le ravirait de la voir dans le public. Comme c’était important pour lui.
 Mais elle ne l’avait jamais fait.
 Mélody ne voyait pas ce qu’il pouvait y avoir de si précieux à partager son art avec les gens qu’on aime. Elle étudiait l’art, mais n’était pas une artiste. Elle était passée à côté d’un concept si simple, si évident, qu’il lui était ridicule désormais qu’elle ne l’ait pas compris avant.
 Il y avait encore des tas de facettes de Tachi qu’elle ne connaissait pas. Encore des tas de choses à découvrir sur lui.
 Elle aurait pu s’autoflageller pendant encore longtemps de ne pas avoir fait la démarche avant d’en connaître plus sur lui mais, à la place, savoura la chanson. Sans en comprendre le sens, elle s’imbiba de la mélancolie, mais aussi de l'amour qui s’en dégageait.
 Elle sourit en songeant au fait qu’elle avait toute une vie pour l’écouter chanter ou rapper. Car les deux lui convenaient.
 Une fois la chanson terminée, toute la salle applaudit avec fureur. Près du bar, le patron s’insurgea :

 — Tu sais chanter depuis tout ce temps et à la place, tu viens rapper ta merde tous les samedis ?! Tu te fous de moi !
 — Avec plaisir Angus ! s’exclama Tachi en riant.

 “Une autre, une autre !” s’enthousiasma la foule, mais Tachi salua la salle avant de rendre le micro à Lysandre.

 — C’est fini pour ce soir !

 Il vint à la table de Mélody pour s’y asseoir, ignorant la déception du public.

 — C’est déjà fini ? demanda-t-elle, penaude.
 — Désolé, princesse. J’étais sur la fin… mais tu es venue ! Tu m’as entendu ! Qu’est-ce que tu en as pensé ?

 Mélody sourit.

 — J’ai adoré.

 Tachi lui rendit son sourire et se pencha pour poser ses lèvres sur les siennes.
 Surprise, Mélody se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Les quelques clients derrière eux qui applaudirent en les voyant s’embrasser n’aidèrent pas à faire disparaître sa gêne.
 Lorsqu’il se recula, elle baissa les yeux.

 — Je suis désolée d’avoir annulé à la dernière minute.
 — C’est pas grave. Puis tu es là, finalement ! C’est le plus important.
 — Je reviendrai la semaine prochaine.

 Tachi rit.

 — Vraiment ?
 — Oui, et celle d’après aussi. Et celle d’après.

 Sincèrement surpris, le professeur questionna :

 — Tu viendrais toutes les semaines ?
 — O-Oui… c’est bien ce qu’une petite-amie doit faire, non ?

 Elle dévia le regard, gagnée par l’embarras.
 Je t’aime.
 C’était encore un peu difficile à dire. Alors elle avait trouvé le moyen le plus facile de donner sa réponse sans avoir à prononcer ces mots. Tachi glissa ses cheveux derrière son oreille pour mieux l’observer. Il prit son menton dans sa main pour la forcer à lui faire face.

 — Je compte sur toi alors, murmura-t-il.

 Et il l’embrassa de nouveau. Mélody répondit avec affection, ignorant son embarras. Son cœur s’envola dans sa poitrine en sentant ses lèvres contre les siennes. C’était son quatrième baiser. Et tous ceux d’après le seraient avec lui aussi, alors elle n’avait pas besoin de compter.
 Ils s’écartèrent et Tachi glissa un bras autour de ses épaules.

 — Bon les amoureux, interrompit le patron du bar. Qu’est-ce que je vous sers ?
 — Un café pour moi.
 — Pa-pareil, bredouilla-t-elle.
 — Vous êtes pas les plus marrants, soupira-t-il. Vous faites la paire, je suppose.

 Il pointa Tachi du doigt.

 — J’ai toujours su que t’étais un faux gay.
 — Y’avait rien à savoir, je t’ai toujours dit que j’étais pas gay, ducon !

 Mélody ne put se retenir de rire. Angus partit préparer leurs boissons. Tachi lui expliqua :

 — Nan mais, Angus et le concept de bisexualité ça fait deux. Il a quarante ans et est toujours pas foutu de piger. Lui accorde pas d’importance.

 La jeune femme se lova contre lui. Le professeur lui caressa les cheveux.

 — Au fait, t’es allée où ce soir pour être habillée comme ça ?
 — Je t’expliquerai.

 Pour le moment, elle voulait savourer cet instant à ses côtés. Angus leur apporta leurs cafés puis Lysandre, qui avait rangé le micro et les câbles, vint à leur table.

 — Mélody, ça fait longtemps, la salua-t-il doucement. J’ignorais que toi et Tachi étiez ensemble.

 Rougissante, la jeune femme s’éloigna des bras de son amoureux. Elle n’était pas encore habituée.

 — C’est tout récent…
 — Vous vous connaissez ? s’étonna Tachi.
 — On était dans la même classe au lycée.
 — Ah ouais ! Le monde est petit.
 — Et vous deux ? demanda Mélody.
 — On est plus ou moins colocs. Je sais même plus où on s’est rencontrés, rit-il. Tu veux t’asseoir avec nous ?

 Lysandre accepta.
 Voilà encore une chose qu’elle ignorait sur Tachi. Sans attendre, Mélody posa au musicien plein de questions à son sujet. Quel genre de colocataire était-il ? Quel type de nourriture mangeait-il à la maison ? Faisait-il proprement le ménage ?
 Cela sembla beaucoup amuser le concerné qui ne s’interposa pas, laissant Lysandre répondre le plus sincèrement du monde.
 Sous la table, il serra doucement la main de Mélody. Elle répondit à son geste.
 Il était avec elle. Et pour le plus longtemps possible, elle espérait bien.
 Personne ne pourrait lui prendre ce bonheur des mains. Si elle avait réussi à se défendre - et le défendre - face à quelqu’un comme Paul Avenon, personne d’autre ne lui faisait peur.
 Elle avait changé. Grâce à Tachi, elle s’était découvert une force nouvelle. Peut-être était-ce l’adrénaline dans son sang qui lui donnait une telle confiance, mais elle n’avait plus peur.
 Mélody était heureuse, et ça n’allait pas changer.
 Elle ne le permettrait pas.


♦♦♦


 — Ton copain n’est plus là ?

 Voilà des semaines qu’Olympe n’était pas retournée au terrain d'athlétisme. S’il y avait bien une personne qui ne lui avait pas manquée, c’était Victor.
 Ce n’était qu’un gamin de dix-sept ans qu’elle aurait dû pouvoir facilement ignorer, mais il l’insupportait. Il avait toujours des commentaires acerbes pour elle. Il commentait ses tenues, sa posture, sa façon de courir, ses temps, ses partenaires de course. Il n’avait l’air d’aimer que sa sœur, Julia, qui lui tenait parfois compagnie pour courir.
 Et il avait une façon bizarre de la regarder. Insistante. Ça ne lui plaisait pas.
 Aujourd’hui n’était pas différent. Son regard sombre était rivé sur elle, les sourcils froncés. Il l’observait avec une telle fureur qu’il en oubliait de cligner des yeux.

 — Tu vois bien que non, répondit Olympe, agressive, en se redressant.

 Il va même pas me laisser m’étirer tranquille, soupira-t-elle intérieurement. Dos à lui, elle poursuivit ses étirements en faisant comme s’il n’était pas là.

 — Il s’est passé quelque chose ?
 — Rien de spécial.
 — Vous passiez beaucoup de temps ensemble, fit-il remarquer.
 — Si tu le dis.
 — Julia m’a dit que c’était ton prof à la fac.

 Olympe s’immobilisa. Ses jambes faillirent céder sous elle.
 La surprise passée, elle feignit un rire, espérant dissimuler son choc :

 — Qu’est-ce qu’elle en saurait, ta sœur ?

 Julia ne pouvait pas être au courant. Impossible. Personne ne savait. Ils avaient été discrets… plus ou moins.
 Olympe se retourna. Victor la fixait, les poings serrés.

 — Alors c’est vrai ?
 — Nan. On s’est rencontrés ici, d’abord.

 C’était, au moins, en partie la vérité. C’était plus facile de mentir de cette façon.

 — Et de toute manière, ça ne te regarde pas.

 Olympe avança pour le dépasser et rejoindre la ligne de départ. Le lycéen lui saisit le bras. Elle le fusilla du regard.

 — Lâche-moi immédiatement, le menaça-t-elle.
 — J’aime pas tes cheveux courts.
 — Lâche. Moi. Tout de suite.

 Il hésita, resserrant sa poigne un court instant, avant de la libérer. Olympe se dégagea, ne cherchant plus à cacher le dédain qu’il lui inspirait, et partit dans la direction opposée. C’était peut-être le petit frère de Julia, mais elle n’avait pas à tolérer un tel comportement. Surtout à un âge comme le sien. Puis, n’était-il pas censé avoir une copine qui s’entraînait sur ce même terrain ? Stéphanie, un nom comme ça, elle ne savait plus. Cela ne la dérangeait pas de le voir ainsi tourner autour d’une fille beaucoup plus âgée ?
 Si ça continuait, elle devrait en parler à une figure d’autorité, même si ça ne l’enchantait pas. Certes, l’absence de Rayan se ressentait sur le terrain, mais cet endroit était le sien aussi. C’était là où elle se ressourçait, courrait à en perdre haleine. Où elle était libre de ses problèmes.
 Elle les laissait aux vestiaires, juste deux heures, avant de les récupérer à la sortie. Mais ces deux heures étaient primordiales à sa santé mentale.
 Pas besoin de thérapie tant qu’elle pouvait courir. C’était tout ce qui importait.
 Olympe poursuivit sa séance en ignorant du mieux qu’elle pouvait le lycéen qui, de l’autre côté du terrain, ne manquait pas de la suivre du regard, même avec sa copine sur les genoux. Elle ne souhaitait pas que cela entache son plaisir de courir mais, malgré elle, fatiguée par sa présence - même lointaine - Olympe se décida à rentrer au bout d’une petite heure.
 Elle rejoignit les vestiaires, se changea dans ses vêtements d’hiver et se dirigea vers l’arrêt de bus. De la musique dans les oreilles, les mains dans les poches, le visage enroulé dans une épaisse écharpe en laine et un bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles, la jeune femme ne réalisa même pas qu’elle avait emprunté le mauvais bus.
 Quelques arrêts plus tard, Olympe reconnut par la fenêtre un bâtiment qu’elle connaissait bien, pour l’avoir fréquenté pendant une année entière. Le lycée.
 La jeune femme descendit du véhicule, laissant place à une horde d’élèves qui rentraient chez eux. Il devait être dix-sept heures, pile l’heure de la fin des cours. Légèrement en retrait, elle observa la légère foule formée devant l’établissement. Son lycée n’était pas bien grand et, en quatre ans, il n’avait pas l’air d’avoir changé. Les lycéens discutaient joyeusement entre eux. Certains tenaient des copies dans leurs mains, comparant certainement leurs résultats. Quelques couples s’embrassaient discrètement, à l’écart des autres. Des filles se remaquillaient en utilisant leur téléphone portable comme miroir de poche. Des groupes de garçons avaient le nez dans leur téléphone portable, probablement jouant à un jeu en ligne les uns contre les autres.
 Rien n’était bien différent. La technologie évoluait peut-être mais les comportements restaient les mêmes. Un vent froid de nostalgie l’assaillit.
 Quatre ans auparavant, c’était elle qui franchissait le portail joyeusement avec Priya, Rosalia et leurs autres amies. Parfois les garçons les rejoignaient : Alexy et son sarcasme habituel, Castiel et sa mauvaise humeur, Lysandre et son éternel flegme. Puis Nathaniel. À l’époque, il se baladait constamment avec un livre à la main. Avec Olympe, ils échangeaient sur leurs ouvrages préférés, parlaient des cours, des professeurs, de leurs vies respectives.
 C’était une période heureuse. Insouciante. Du moins, ça l’avait été pour elle.
 Elle n’avait rien d’autre à se préoccuper que de régler les problèmes de cœurs des uns et des autres, s’inquiéter des examens et des mauvaises notes, chercher des solutions pour sortir en douce hors de chez elle pour rejoindre ses amis.
 Il y avait eu des moments difficiles aussi. Le pire qu’elle ait vécu était probablement lorsqu’elle avait compris pour la situation de Nathaniel avec son père. Elle avait passé des nuits sans dormir à ne pas savoir quoi faire pour aider celui qu’elle considérait alors comme l’homme de sa vie - après tout, c’était son premier amour, comment ne pas penser autrement ? Des mois de silence avant qu’il ne s’ouvre enfin à elle et lui explique tout de ses propres mots. Des mois de bataille pour qu’il échappe à cette maison de l’horreur.
 À l’époque, l’idée qu’il puisse souffrir était insoutenable. Qu’est-ce qui avait changé ?
 Sans s’en apercevoir, Olympe s’approcha lentement des grilles, observant le lycée avec un mélange d’émotions - de tout ce qu’elle avait ressenti en cette courte année. Année qui avait marqué sa vie entière.

 — Ça alors, Olympe ! Tu es là aussi !

 La jeune femme se retourna à l’entente de son prénom. La directrice du lycée se tenait à la sortie, un grand sourire sur son visage marqué par les années. Elle n’avait pas changé d’un pouce.

 — Bonjour madame, répondit poliment Olympe.
 — Ça fait si longtemps ! Ça fait toujours plaisir de revoir des anciens élèves. Qu’est-ce que tu fais là ?
 — Rien… rien de spécial. Je suis passée par hasard.
 — Tu veux entrer deux minutes ? proposa-t-elle.

 Ne se voyant pas refuser, Olympe accepta. Même après toutes ces années, elle avait toujours une légère appréhension face à la directrice.
 Elle la suivit à l’intérieur tandis qu’elle lui décrivait les changements récents. Des travaux par ci par là, une nouvelle salle d’informatique, l'extension de la bibliothèque… Olympe écoutait distraitement. On lui proposa un café en salle des professeurs qu’elle accepta.

 — Deux élèves de la même promotion qui viennent le même jour, ce n’est pas courant. Vous vous êtes mis d’accord ? questionna-t-elle en ouvrant la porte.
 — De quoi vous parlez ?

 À l’intérieur, un homme se tenait de dos, quelques documents dans la main.
 Une silhouette qu’elle reconnut immédiatement. La vision la cloua sur place.

 — Nathaniel ?

 Il se retourna. Ses yeux s’écarquillèrent en reconnaissant son ex petite amie. Ils s’observèrent en silence, chacun ne prononçant pas un mot.

 — Ah, il n’y a plus de dosettes à café. Mince. Attendez, il doit m’en rester dans mon bureau. Je reviens.

 Et la directrice les abandonna dans la salle. Olympe et Nathaniel ne bougèrent pas tandis que la porte claqua dans leur dos, se fixant avec intensité. Le jeune homme, en particulier, paraissait extrêmement choqué de la voir.
 Olympe fut celle qui baissa les yeux la première.

 — Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle.

 Nathaniel, des papiers toujours dans la main, les posa sur la table à côté de lui.
 Il n’était pas habillé de la même manière que les autres fois qu’elle l’avait vu. Pas d’épaisse doudoune, de pantalon kaki ou de t-shirt ample. En fait, comme à l’époque, il portait une chemise blanche et un pantalon noir.

 — J’ai… j’ai perdu mes résultats du bac. J’ai pensé qu’ils pourraient m’en fournir une copie alors je suis venu voir. Mais apparemment il faut passer par un site spécial, maintenant… enfin bref.

 Il se racla la gorge.

 — Et toi ?
 — Je suis là par hasard, bredouilla-t-elle.

 Ce n’était pas un mensonge, après tout.

 — Tes cheveux… commença-t-il.

 Olympe releva la tête. Il paraissait troublé.

 — On dirait… ils sont exactement comme à l’époque.

 Elle sourit, se passant une main dans ses courtes mèches.

 — Je voulais changer d’air, mais je suppose que c’est raté, plaisanta-t-elle.
 — Non, non c’est pas… c’est juste…

 Il se posa la main sur son visage un instant.

 — C’est comme faire un saut dans le passé.
 — Je pourrais en dire autant. Tu es exactement comme à l’époque du lycée.

 Nathaniel baissa les yeux sur sa tenue et sourit, embarrassé.

 — Ouais, j’ai fait un effort juste pour l’occasion.

 Le silence tomba de nouveau entre eux.
 Se retrouver ici, dans le lieu qui les avait réunis, était surréaliste. Ils n’étaient plus lycéens.  Ils n’étaient plus ensemble.
 Ils n’étaient plus les mêmes personnes.
 Et pourtant, c’était comme si rien n’avait vraiment changé.

 — Est-ce que…

 Nathaniel avait repris la parole. Il ne la regardait plus dans les yeux. Une main sur la table, son regard était perdu sur les documents qui ressemblaient à des copies de relevés de notes.

 — Est-ce que ça va ?

 C’était une simple question. Mais, posée ainsi, par lui, elle était lourde de sens. Écrasante, même.
 Non.
 La réponse était non.
 Rien n’allait. Depuis quatre ans, rien n’allait. Depuis son accident, rien n’allait. Depuis leur séparation, rien n’allait.
 Elle avait perdu tous ses repères, ses amis. Tous ceux qu’elle avait un jour aimés, et qu’elle aimait encore. Elle avait perdu son travail, et ses études étaient sur la sellette. Elle avait blessé ou été blessée par tout le monde sur sa route.
 Elle courait sur ce chemin qui menait à un ravin.
 Dire la vérité à Nathaniel était comme une seconde nature. Car ils se disaient tout, avant.
 Pourquoi cela avait-il changé ? Elle aurait dû pouvoir répondre sincèrement.
 Mais elle ne le fit pas.

 — Oui, ça va.

 Nathaniel hocha la tête.

 — Tant mieux.

 Elle n’avait aucune idée de s’il la croyait. Les yeux baissés, il avait le regard mélancolique.

 — Et toi ?
 — Oui… oui, ça va.

 Sa réponse, à lui, avait l’air honnête.
 Il releva la tête.

 — Je fais au mieux.

 Sans comprendre pourquoi, des larmes lui montèrent aux yeux.
 Égoïstement, elle aurait souhaité qu’il soit aussi misérable qu’elle.
 “Non.”
 Dans la partie la plus sombre de son cœur, c’était la réponse qu’elle avait espérée. Quelque chose qui lui indiquerait qu’elle n’était pas la seule à souffrir. Hyun, Rayan, et maintenant Nathaniel, tous avaient l’air de se tenir bien mieux sans elle.
 C’était une vérité difficile à avaler.
 Elle avait mis fin à leur relation et, pourtant, savoir qu’elle était réellement finie lui tranchait toujours la poitrine.
 Quelle idiote. Quelle idiote.

 — Olly.

 L’entendre l’appeler par son surnom la sortit de sa léthargie.
 Nathaniel l’observait avec intensité mais ne dit rien. Après un instant, il se pencha sur la table, saisit un stylo et un post-it.
 Il y écrit quelques chiffres et le lui tendit.

 — Je suppose que tu ne l’as plus alors… au cas où… voilà mon numéro.

 Olympe le récupéra sans savoir quoi en penser. Il avait raison, elle avait supprimé son numéro depuis longtemps et ne l’avait jamais réenregistré.

 — Si tu veux m’appeler…
 — Tu veux que je t’appelle ? demanda-t-elle en relevant les yeux vers lui.

 Il ne répondit pas, l’observant en silence.
 Et elle, voudrait-elle seulement l’appeler dans le futur ? Pourquoi lui donnait-il son numéro ? Ils n’avaient plus rien en commun. Ils n’étaient ni amis, ni amoureux, ni amants.
 Ses yeux tombèrent sur le post-it.
 Elle aurait pu le jeter immédiatement, éviter qu’il ne se fasse des idées.
 Mais elle n’y parvenait pas.
 Ce numéro qu’elle avait bloqué quatre ans auparavant se retrouvait de nouveau dans sa main.

 — Olly, je…
 — J’ai trouvé des capsules ! s’exclama la directrice en entrant dans la pièce.

 Les deux jeunes gens se figèrent, tentant du mieux qu’ils pouvaient de dissimuler leur gêne. Olympe rangea le post-it dans sa poche. La directrice du lycée leur servit deux cafés noirs.
 L’étudiante observa son propre reflet à l’intérieur. Ce visage qui n’avait pas tant changé que ça. Ces cheveux qui avaient retrouvé leur coupe originelle. Elle releva la tête vers un Nathaniel occupé à discuter poliment avec la directrice, comme si de rien n’était.
 C’est comme faire un saut dans le passé.
 C’était bien ce qu’il avait dit.
 Mais ce passé n’existait plus. C’était trop tard.
 Prise de panique, Olympe s’excusa, prétendant un rendez-vous pour s’échapper de là. Elle posa son café à peine entamé sur la table et sortit en trombe de la salle des professeurs. Ces couloirs qui lui évoquaient une douce nostalgie quelques minutes auparavant semblaient désormais la maintenir prisonnière. Elle accéléra le pas.
 Elle n’était plus au lycée. Elle ne sortait plus avec Nathaniel. Tout ça était derrière elle.
 De nouveau, elle courut loin de ses problèmes.
 Elle courut loin de ce passé qui l’encombrait encore, quatre ans plus tard.


 Olympe rentra sur le campus. La nuit était tombée depuis longtemps.
 Les yeux dirigés vers ses chaussures, elle ne voyait que des ombres marcher à ses côtés. Ses retrouvailles inattendues avec Nathaniel l’avaient bouleversée plus qu’elle ne se le serait imaginé. Après sa rupture amoureuse avec Rayan et sa rupture amicale avec Hyun, revoir son ex petit ami était la dernière chose qu’elle souhaitait.
 Comment réagirait l’Olympe du lycée en voyant la jeune femme qu’elle était devenue ?
 Serait-elle déçue ? En colère ? Attristée ? Quels yeux poserait-elle sur sa propre personne, âgée de seulement quatre ans de plus ?
 Quatre ans, dans une vie, ce n’était rien.
 Et pourtant, c’était devenu un gouffre duquel elle ne parvenait plus à sortir. Elle s’accrochait fermement au bord mais ne voyait que les ténèbres l’engloutir. Le ciel à l’extérieur était d’un noir de mort.
 Et la seule main tendue vers elle pulsait désormais dans sa poche sous la forme d’un simple post-it.

 — Hey, connasse !

 Olympe s’arrêta.
 Elle reconnut cette voix instantanément.

 — Olympe Clairance, c’est bien de toi dont je parle !

 Son cœur commença à battre furieusement dans sa poitrine.

 — Tu vas faire comme la dernière fois et faire semblant de pas me connaître ?

 Instinctivement, ses jambes commencèrent à courir.
 Ce n’était pas le bon moment. Ça ne le serait jamais. Mais surtout pas aujourd’hui.
 Tout mais pas elle.
 Pas Ada.
 Olympe trébucha et tomba à plat ventre sur le sol, au milieu de tous les autres étudiants présents. Un rire tonitruant éclata derrière elle.

 — Alors ça tu vois, c’est le karma, connasse !

 La jeune femme se redressa faiblement, les membres meurtris.

 — Retourne-toi.

 Ne voyant plus d'échappatoire, Olympe obéit.
 Sur son siège, Ada la regardait avec dédain. Ses yeux verts glaçants la transperçaient.

 — Bah tu vois, quand tu veux.

 La jeune femme se releva doucement. Si la dernière fois, ça n’avait été qu’une impression, cette fois c’était vrai, tout le monde les regardait.

 — Tu sais, je trouvais ça bizarre que tu répondes pas à mon message où je te disais que j’allais bosser dans ton université. Je me disais, naïvement tu vois, qu’en tant qu’amie tu serais contente de me revoir.

 Elle sourit et se tapa le haut du crâne.

 — Quelle conne j’ai été de croire qu’on était amies !
 — A… Ada…
 — Tu sais, au fond, tu m’as toujours fait chier.

 Olympe baissa les yeux. La jeune professeur parlait de plus en plus fort, certainement exprès pour attirer le plus possible l’attention sur eux.
 Ada avait confiance en elle. Elle n’avait pas peur de dire ce qu’elle pensait, d’entrer en conflit, de se défendre elle et les autres, aussi. Et d’attaquer, lorsqu’il le fallait. Elle était tout ce qu’Olympe n’était et ne serait jamais.
 C’était bien pour cela qu’elles étaient devenues amies, à l’origine. Et elle avait tout gâché.

 — Mais tu me faisais pitié, avec ton fauteuil et tes béquilles là. Toujours à te plaindre de “pas pouvoir marcher” bouhouhou, mima-t-elle.
 — Ada, s’il te plait…
 — C’est difficile la rééducation. Je veux dire, je suis pas passée par là car, pour moi, on m’a fait comprendre que c’était mort dès le début. Mais ça avait l’air de fonctionner pour toi, alors je voulais t’encourager. Être là pour toi, tout ça. Puis t’étais vraiment motivée à vouloir remarcher.

 Elle rit.

 — Mais qu’est-ce que tu me faisais chier ! Tu faisais chier tout le monde, d’ailleurs, à l’hôpital. Tu le savais, pas vrai ? On te supportait pour éviter les conflits et parce que c’était plus simple comme ça, mais on était tous ravis de te voir enfin te barrer sur tes deux jambes.

 Olympe serra le bas de son manteau, les mains tremblantes.

 — Il y a plein de raisons de vouloir remarcher. C’est plus simple comme ça, c’est sûr. Puis on évite la discrimination, le validisme, les regards des autres, etc. Mais pour toi, je crois que c’était différent…

 La jeune femme releva enfin ses yeux humides vers Ada.

 — Je crois que la seule unique raison pour laquelle tu tenais tant à remarcher, c’était pour continuer à regarder les gens comme moi de haut.

 Son souffle se coupa.
 Ada avança brusquement son fauteuil, faisant tomber Olympe sur les fesses sous la surprise.

 — Amuse-toi bien sur tes jambes quand t’auras perdu tous tes potes, lui lança-t-elle. Allez, ciao.

 Et elle partit, sous les regards éberlués de la foule. Ada était bien du genre à se moquer de se faire remarquer, ou même qu’un tel comportement de la part d’une professeure pose problème à la direction.
 Au sol, Olympe ne trouva pas la force de se relever. Autour d’elle, des centaines d’étudiants et professeurs présents, aucun ne vint l’aider. Ils l’observaient en silence. Peut- être que Rayan, Hyun, Rosalya ou n’importe qui d’autre qu’elle connaissait se trouvait là et avait tout entendu.
 Des mois, des années, à chercher à cacher ce secret pour qu’il se retrouve exposé au monde entier.
 Portée par la honte, la jeune femme finit par se relever et courut jusqu’à son dortoir. Elle n’en ressortirait pas pendant des jours.


♦♦♦


→Chapitre 23

samedi 17 février 2024

“Le Dragon des Glaces” ♦ Chapitre 10



 Belkar. Ce fut avec cette seule information, ce nom mystérieux, que Jack s’élança vers leur destination. À peine eurent-ils descendu la pente que Charlotte se positionna devant elle, les bras croisés, la toisant de toute sa hauteur.

 — Pas un mot, c’est clair ?

 Jack déglutit, intimidée malgré elle par sa prestance.

 — Elle sait ce qu’elle risque dans le cas contraire, chantonna Kentin.

 Sa bonne humeur était presque indécente. La jeune fille le foudroya du regard, ce qui ne fit qu’accentuer son sourire.

 — Qu’est-ce que je suis censée dire, alors ?
 — Personne ne t’adressa la parole, affirma-t-il.
 — Attends.

 Charlotte réfléchit.

 — Elle risque d’interpeller, surtout avec un visage comme le sien.

 Jack fronça les sourcils. Si elle avait le malheur de l’oublier, quelqu’un finissait toujours par lui rappeler les trois profondes balafres qui traversaient son visage. Il s’agissait soit de la culpabilité de Castiel, la rage de son père, la peur des jeunes de son âge ou, comme là, le simple dégoût de cette quasi inconnue.

 — Tu es une voyageuse. On s’est rencontrés par hasard. Tu peux garder ton nom.
 — Ah, ouf ! ironisa-t-elle.

 La blague ne fit pas rire l’alchimiste. Elle regardait Jack avec une telle fureur qu’elle en aurait senti sa peau fondre sous son courroux.

 — Très bien, accepta la jeune fille.
 — Parfait ! Ne perdons pas plus de temps.

 Ils reprirent leur marche.

 — Avant d’aller chez Li j’irai faire un détour par chez moi, prévint Charlotte.

 “Chez moi”. Alors ce village, Belkar, était bien “chez eux”. Même si Jack l’avait supposé, l’entendre de vive voix la surprit malgré tout. Elle ne les imaginait pas avec une maison, un lieu où rentrer. Inconsciemment, elle les avait toujours pris pour des nomades. Jack se tourna vers Kentin qui souriait toujours, comme lisant dans ses pensées. Sa stupeur semblait l’amuser.
 Des jours à marcher à leurs côtés et elle ne savait rien d’eux. Y aurait-il un jour où plus rien ne les surprendrait chez ces deux étrangers ? Ces inconnus qui avaient débarqué du jour au lendemain pour chambouler toute sa vie. Ce village, Belkar, c’était peut-être sa chance d’en apprendre sur eux.
 Sa chance ? Jack secoua la tête. À quoi pensait-elle ? Leur vie l’importait peu ! Seuls leurs pouvoirs l’intéressaient. En savoir plus sur l’alchimie, c’était son seul et unique objectif.
 Plus ils s’avançaient, plus la taille impressionnante de ce lieu lui sauta aux yeux. Rien à voir avec la maison. Ils n’étaient pas plus d’une soixantaine à vivre à Holmsa, personnes âgées et enfants compris, et plusieurs générations vivaient sous le même toit. Nathaniel et Jack étaient une exception. Jack, car elle vivait chez le médecin du village pour faciliter ses soins. Nathaniel, car il n’avait pas de famille. D’après son père, il était arrivé du jour au lendemain alors qu’il n’était qu’un bambin, après avoir erré dans les bois pendant ce qui devait être des jours. Il avait vécu dans différentes maisons avant de prendre son indépendance à quatorze ans et s’imposer comme le guérisseur de Holmsa. À bien des aspects, son apparence - une peau beaucoup plus blanche que les leurs, un corps fin et fragile, des yeux bleus et pâles - et ses talents le démarquaient depuis toujours. Il était resté un étranger. Comme Jack, il était l’anomalie. En dehors de la jeune fille, de son père et des hommes qui venaient parfois sur sa table pour des soins, il ne parlait à personne.
 Penser à lui lui serra brusquement la gorge. Elle savait qu’il était en vie, même si blessé. Elle l’avait vu avec les autres. Lui avaient-ils fait payer ce qu’il s’était passé ? Ils n’avaient pas intérêt ! Si non, Jack le vengerait à son retour, se promit-elle. Surtout Castiel, elle l’imaginait bien lui mener la vie dure pour quelque chose dont il n’était pas responsable !
 Mais elle était bien loin, à cet instant. Loin de tous ceux qu’elle aimait, et qui l’aimaient aussi. Elle était aux prises de deux énergumènes imprévisibles, puissants et violents. Kentin tenait visiblement à la garder vivante, mais pour combien de temps ?
 Les premières lumières du village se dessinèrent dans le paysage. Les maisons étaient alignées les unes à côté des autres, formant des routes précises discernables de loin. C’était bien différent du désordre ambiant de chez elle. Un nombre impressionnant de personnes marchaient dans ces rues. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques mètres, Jack comprit que des marchands vendaient leurs articles devant les bâtisses. Des cris arrivèrent jusqu’à elle, semblables à des prix énoncés dans une monnaie qu’elle ne connaissait pas. À Holmsa, ils n’utilisaient presque jamais d’argent.
 Sans réfléchir, Jack s’élança, dépassant les alchimistes pour rejoindre le marché à ciel ouvert qui se déroulait sous ses yeux à cette heure tardive. Elle sentit son cœur s’affoler à la vue de tous les étalages qui vendaient des objets qu’elle ne reconnaissait pas. Pas de fruits ou légumes mais des pierres fluorescentes, des pièces de métal qui bougeaient toutes seules, des étoffes aux couleurs du ciel…

 — Ça te plait ? lui demanda Kentin.

 Dans son euphorie, elle ne l’avait pas vu arriver. Lui n’avait pas dû la quitter des yeux.
 Elle crut qu’il se moquait encore d’elle mais, étrangement, son expression était douce. Comme s’il souhaitait réellement s'enquérir de la réponse, comme s’il espérait sincèrement que le spectacle lui plaisait.

 — C’est incroyable !

 Sans attendre, elle s’avança vers l’étale qui vendait des vêtements. Ils étaient totalement différents de ceux qu’ils fabriquaient dans son village. En fait, ils ressemblaient parfaitement à ce que Charlotte et Kentin portaient sur le dos. Des linges sombres, durs comme du bois mais aussi légers qu’une plume. Jack caressa les tissus du doigt, fascinée. Lorsqu’elle remarqua un espace vide, elle ne put s’empêcher d’y poser la main. Elle laissa échapper une exclamation de surprise lorsque ses doigts rencontrèrent quelque chose à la place de l’air.

 — En voilà un visage que je n’avais jamais vu avant, s’exclama le vendeur.

 Jack releva la tête vers lui. Une longue barbe rousse qui lui arrivait jusqu’à la poitrine, un crâne chauve, d’épaisses lunettes en forme de croissant de lune sur le nez, une veste rouge sur les épaules. Le marchand la regardait avec gentillesse, sans jugement. Même ses cicatrices n’avaient pas l’air de le repousser.

 — D’où viens-tu ? demanda-t-il.
 — Qu’est-ce que c’est que ça ? questionna-t-elle sans répondre à sa question.

 Sa main était toujours lourdement posée sur ce qui n’aurait dû être que du vide.

 — Ah, ça…

 Il paraissait ravi par son enthousiasme. Il saisit les pans d’un objet invisible et le souleva pour le lui montrer.

 — Une cape d’invisibilité. C’est ma création la plus populaire, dit-il fièrement.
 — Populaire chez les mauvais combattants, railla une voix qu’elle ne connaissait que trop bien.

 Kentin s’était de nouveau téléporté juste à côté d’elle sans qu’elle ne le sente arriver.
 Jack prit le tissu des deux mains, admirant le vide sous ses yeux. Les doigts qui saisissaient le vêtement avaient disparu derrière.

 — Comment vous avez fabriqué ça ?! questionna-t-elle avec insistance.

 Le marchand échangea un regard avec Kentin. Son sourire avait disparu, laissant place à une expression inquiète.

 — Mais d’où vient-elle ? lui demanda-t-il.

 Kentin posa une main sur son épaule.

 — De très loin d’ici. Elle va rester quelques jours seulement.
 — Elle n’a jamais vu de cape d’invisibilité ? s’étonna-t-il.
 — Oh, ce n’est pas le genre de choses qu’ils fabriquent chez elle.

 L’alchimiste lui prit le vêtement des mains pour le rendre au vendeur. Jack, toujours stupéfaite, ne parvenait pas à réagir. Une cape qui permettait d’être invisible ! Comment était-ce possible ? Était-ce aussi le genre de chose que leur magie permettait de créer ? Pourquoi tout le monde n’en portait pas, à cet instant-même ? Ou à tout moment, d’ailleurs ? Ou peut-être était-ce le cas ? Elle tourna la tête dans tous les sens à la recherche de potentielles personnes invisibles.

 — Et bien, c’est une première ! J’ai envie d’en savoir plus, dit joyeusement le marchand.
 — Une prochaine fois, d’accord ? conclut Kentin en invitant Jack à quitter le stand.

 Une main dans son dos, il la poussa doucement vers le milieu de la route.

 — A-Attends ! J’ai pas fini de regarder ! se plaignit-elle en se retournant.
 — Tu crois que je ne t’ai pas vu venir ? Si tu penses pouvoir t’échapper aussi facilement juste en portant une cape d’invisibilité, tu te mets les doigts dans l'œil.
 — Je ne… c’est pas mon intention !

 Ce serait mentir de dire qu’elle ne l’avait pas envisagé. Mais c’était sa faute pour en avoir évoqué la possibilité le premier !
 Kentin sourit, le poing sur les hanches.

 — Je t’ai bien dit que les alchimistes ressentaient les énergies. Je n’ai pas besoin de te voir pour savoir où tu es.

 Jack rougit, sans comprendre pourquoi. Elle croisa les bras, se penchant pour observer le marchand dans leur dos. Celui-ci ne les quittait pas des yeux.
 Kentin prit son menton dans sa main pour diriger son regard vers lui.

 — Charlotte avait raison. J’aurais dû me douter que tu te ferais remarquer immédiatement.
 — Ouais, avec un visage comme le mien, cracha-t-elle.
 — Il n’a rien de spécial, ton visage.

 Alors ça, c’était bien la première fois qu’on lui disait une chose pareille. Elle haussa un sourcil.

 — C’est toi. Ça se voit que c’est la première fois que tu vois de la magie. Ici, personne ne s’en étonne. Tu dois être plus discrète.

 Jack le repoussa enfin.

 — Je ne dirai rien. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

 Kentin croisa les bras puis lâcha un léger soupir.

 — Peu importe. Fais comme bon te semble. On a du temps à tuer avant que Charlotte revienne.

 La jeune fille ne put réfréner un immense sourire à l’annonce de ces mots. Elle décida de vagabonder dans les autres allées avant qu’il ne change d’avis.
 Après les pièces de vêtements capables de rendre invisible, Jack se retrouva face à une assemblée de billes lumineuses comme le “Tournois” que possédaient les deux alchimistes. Toutes étaient d’une couleur différente, du turquoise fluorescent au vert pomme, en passant par le rouge sang. Les lumières colorées dansaient à l’intérieur du verre, comme un nuage qui chercherait à s’échapper de paumes le maintenant prisonnier.
 Sur une autre étale, des pierres précieuses étaient alignées, présentant des couleurs tout aussi exubérantes. Jack, qui savait Kentin toujours dans son dos à la surveiller, prit une émeraude et la lui présenta.

 — Celle-là est de la couleur de tes yeux, dit-elle.

 La jeune fille ne savait jamais sur quel pied danser avec lui, ses humeurs plus changeantes que le ciel au-dessus d’eux, mais jamais ne se serait-elle attendu à le voir rougir jusqu’aux oreilles à cette réflexion. Elle pouffa à cette vue surréaliste. Agacé, Kentin lui reprit la pierre des mains et la reposa brusquement sur l’étale.

 — Ne touche pas ce qui ne t’appartient pas ! gronda-t-il.

 Jack leva les yeux, se mordant l’intérieur de la joue pour se retenir de sourire. Elle pouvait ajouter “embarrassé” à la liste des émotions dont il était capable. À croire que c’était un jeune garçon comme les autres ! Qui l’eut cru ?
 La fille du chef sautilla jusqu’au stand suivant qui vendait toutes sortes de potions. Elle lut difficilement la description qui les accompagnait. “Remède contre les piqûres d’abeille”, “Potion de force” ou encore “Potion de rêves lucides”, même si le sens de cette dernière lui échappait.

 — C’est ici que tu achètes toutes tes potions ? questionna-t-elle.

 Kentin, qui avait retrouvé sa composition, bomba le torse.

 — Non, je les fabrique moi-même. Je n’ai pas besoin de les acheter toutes prêtes, expliqua-t-il, avec sa vantardise habituelle.

 Il regarda par-dessus son épaule un instant puis se pencha vers elle.

 — Suis-moi.

 Il prit sa main glacée dans sa paume si chaude et l’invita à le suivre vers un autre étalage, quelques mètres plus loin.

 — Ça alors ! Te voilà de retour ! le salua la vendeuse.

 Cette dernière était habillée différemment de ce qu’elle avait vu jusque-là. Une blouse blanche sous une salopette marron, pas de manteau sur les épaules ou pièces de vêtements extravagants. Ses longs cheveux bruns étaient assemblés en une tresse complexe, agrémentée de broches et toutes sortes de bijoux. Sur son étalage s’alignaient fruits, légumes et herbes qui lui étaient totalement inconnus. Kentin lui lâcha la main.

 — Bonsoir Olga, répondit Kentin.
 — Elle est avec toi ? demanda la dénommée Olga en posant ses yeux clairs sur Jack.
 — Seulement pour quelques jours.
 — Comment tu t’appelles ?

 Jack lança un regard à Kentin, comme doutant qu’elle pouvait réellement utiliser son prénom. Il ne répondit pas à ses appels alors elle répondit sincèrement :

 — Jack.
 — En voilà un prénom que je n’ai jamais entendu avant ! s’exclama-t-elle. D’où viens-tu ?
 — Je voyage.

 La marchande hocha vigoureusement la tête, cette réponse vague n’ayant pas l’air de la surprendre du tout.

 — Tu as besoin de quelque chose ? poursuivit-elle.
 — Je vais avoir besoin de beaucoup, répondit Kentin à sa place. D’abord deux de ceux-là.


 Il pointa du doigt deux légumes qui ressemblaient à des radis. Il poursuivit, donnant une liste longue comme le bras d’ingrédients en tout genre. À Jack, tout lui était étranger, malgré quelques ressemblances à des fruits et légumes qu’elle connaissait déjà - carottes, pommes de terre, mandarines. Il commanda ensuite une cargaison entière d’herbes et de feuilles en tout genre. Il la paya de quelques pièces et fit signe à Jack de le suivre une fois sa transaction terminée. Légèrement à l’écart de la foule, il lui montra son sac chargé à rabord et son autre bras encombré d’une caisse remplie d’épices.

 — Je vais en avoir besoin pour continuer à fabriquer tes potions, expliqua-t-il. Je préfèrerais encore éviter que tu meures de froid en plein été.

 L’excitation causée par la découverte de ces nouveaux lieux emplis de magie lui avaient fait oublier son corps fragile pendant un temps. La nuit tombée, les raillons du soleil n’étaient plus là pour la réchauffer. Comme pour lui rappeler sa condition, un frisson traversa tout son corps.
 Kentin raffermit son emprise sur la caisse d’herbes.

 — Et si on se reposait quelques minutes avant d’aller voir Li ? Il faudrait aussi que je me débarrasse de tout ça.
 — Qui est Li ?

 Il sourit. Il n’allait pas répondre à cette question.

 — Tu veux venir chez moi ?

 Charlotte avait abandonné Kentin et l’autre boulet à l’entrée du village sans leur dire un mot. Pas une minute à perdre. Elle voulait profiter de ces quelques minutes de liberté avant d’aller chez Li. Elle traversa la foule à coups d’épaule, ignorant les salutations des personnes qui la reconnaissaient sur son passage. Elle n’avait pas de temps pour discuter.
 Ses pas rapides et précis la menèrent bien vite à sa destination. Une maison légèrement à l’écart. De la lumière émanant des fenêtres et des bruits coulant de derrière la porte.

 — Rends le moi !
 — Non, c’est à moi maintenant. Trouve t’en un autre !
 — Camelia ! Camelia ! Igor veut pas me rendre ma hache.
 — Igor, soupira la dénommée Camelia. Rends son jouet à ta petite sœur.
 — Elle est trop petite pour avoir une hache !
 — Je suis pas petite ! Je fais deux centimètres de plus que toi !

 Charlotte sourit à l’entente du grabuge. Après ces jours de silence dans la forêt, à peine dérangé par l’avalanche de questions de l’insupportable Jack, retrouver ce bruit, cette ambiance, ces voix, était d’un réconfort sans égal. Elle poussa la porte et entra en gronde dans la maison.

 — N’importe quoi ! T’as triché quand on a mesuré la dernière fois !
 — Charlotte ! s’exclama sa petite sœur, le visage illuminé par son arrivée.

 La jeune femme ouvrit grand les bras pour l’accueillir, un sourire à la hauteur du sien sur les lèvres. Son petit frère se retourna et eut la même réaction. Les deux enfants se jetèrent dans les bras de Charlotte, se réjouissant de son retour parmi eux.
 Camelia, restée à l’écart, s’avança doucement.

 — Tu nous as manquée, dit-elle, comme pour traduire le flot de paroles des plus petits.

 Sa sœur Camelia était tout l’opposée de Charlotte. Discrète, gentille, douce. Même ses cheveux étaient longs et lisses, soigneusement coiffés, là où ceux de Charlotte étaient bouclés et reposaient en bataille sur ses épaules. Elle n’avait pas de talent ou pouvoir particulier non plus. Ça ne l’intéressait pas. Rester à la maison pour prendre soin de la famille était tout ce qui l’importait. Charlotte aussi prenait soin de sa famille, mais elle le faisait d’autres façons.

 — Tu es rentrée beaucoup plus tard que prévu, ajouta-t-elle, une inquiétude non dissimulée dans la voix.
 — On a eu un imprévu, expliqua-t-elle. Mais c’était pour le mieux, crois-moi.

 Même si, pour l’instant, cet “imprévu” lui tapait sur le système. Charlotte savait qu’un jour, Jack finirait par lui être très utile. Elle devait seulement trouver un moyen de se débarrasser de Kentin et son idée fixe de la maintenir vivante.
 Cet idiot n’avait aucune idée de ce qu’il faisait. Son obsession à le retrouver avait eu raison de son bon sens. Mais il était fort, elle devait lui reconnaître ça. C’était bien pour ça qu’elle continuait à faire équipe avec lui malgré tout.
 Chaque chose en son temps. Elle était là pour profiter de sa famille avant de devoir repartir. Elle serra fort son frère et sa sœur dans ses bras, souhaitant ancrer dans sa mémoire ce moment avec le plus de précision possible. Lorsqu’elle se recula, elle remarqua la hache dans les bras du petit.

 — Hey, dis donc, c’est quoi ça ? demanda-t-elle en la lui prenant des mains sans effort.
 — Je l’ai gagnée à la foire ! expliqua-t-il fièrement.
 — C’est moi qui l’ai gagnée ! corrigea Aude.

 Charlotte vérifia la lame qui, effectivement, n’était pas coupante. Elle la fit tourner entre ses doigts, les sourcils froncés.

 — C’est dangereux. Vous ne pouvez pas jouer avec ça.
 — Quoi ?! s’exclamèrent les deux enfants.

 La joie d’avoir retrouvé leur grande sœur disparue, ils se jetèrent sur elle pour récupérer la hache. Charlotte n’eut aucun mal à les repousser d’une seule main.

 — Vous êtes trop petits pour avoir des armes.
 — C’est pas juste, tu en as plein, toi ! Et on est pas petits !
 — Seule Aude l’est !

 La jeune femme passa la hache à Camelia, lui demandant de faire en sorte à ce qu’ils ne mettent pas la main dessus. Alors que les enfants continuaient de la supplier de leur rendre leur “jouet”, elle murmura :

 — Comment elle va ?

 Sa soeur baissa les yeux, interdite. Charlotte comprit ce que cela signifiait.
 Ça n’allait pas mieux.

 — Bon, je vais la voir. En attendant, jette-moi ça. Et vous, arrêtez de causer du grabuge !

 Loin de l’écouter, les petits commencèrent à grimper sur le dos de Camelia pour récupérer la hache. Charlotte savait que sa sœur allait avoir du mal à gérer la situation mais elle n’avait pas beaucoup de temps.
 Elle monta les marches jusqu’à l’étage du dessus et abandonna ses affaires et armes devant la porte de la chambre. Elle savait qu’elle n’aimait pas la voir avec. “Tu ne devrais pas avoir à te battre comme ça”, “On peut survivre sans que tu n’aies à partir” répétait-elle. Mais la réalité était bien plus compliquée.
 La chambre de sa mère était plongée dans l’obscurité, comme d’ordinaire. En journée, les rideaux étaient fermés, et la nuit, personne n’allumait de bougies. Ça n'aurait fait que la déranger dans son sommeil. Charlotte s’approcha doucement du lit duquel elle entendait une lourde respiration tomber sur les draps.
 Elle soupira.

 — Charlotte…
 — C’est moi maman.

 La jeune femme s’assit sur le lit.

 — Où es-tu ? lui demanda-t-elle d’une voix faible. Approche-toi.

 Charlotte s’allongea à ses côtés. Le bras faible de sa mère sortit des couvertures pour encercler le corps puissant de sa fille. Celui-ci se détendit pour la première fois depuis son départ. À l’extérieur, elle était toujours en alerte, aux aguets, prête à se battre, à tuer s’il le fallait. Mais ici, dans les bras de sa mère, elle redevenait une enfant, même du haut de ses dix-huit ans. Une enfant qui avait le droit de baisser sa garde, de se laisser enlacer et caresser doucement les cheveux.

 — Qu’es-tu allée encore faire à l’extérieur ?
 — Tu dois me faire confiance.

 Ce fut à sa mère de soupirer cette fois-ci.

 — J’ignore toujours où tu es ou ce que tu fais. Tu sais que je m’inquiète.
 — Je suis désolée.

 Elle l’était sincèrement. Elle n’irait pas à l’extérieur si ce n’était pas une nécessité. S’il y avait une autre solution. Charlotte faisait tout ça pour eux.

 — Tu ne t’es pas mise en danger, au moins ?
 — Je te jure que non.

 Ce n’était pas un mensonge, du moins selon elle. Charlotte avait confiance en ses capacités, surtout avec Kentin à ses côtés. À eux deux, ils étaient presque invisibles. Et le seul à être revenu blessé dans leur “incartade”, c’était lui, après tout.
 Sa mère, même dans son faible état, rentrerait dans une rage folle si elle apprenait ce qu’ils avaient fait. Mais ils n’avaient pas eu le choix. Quelqu’un comme Jack ne se croisait pas tous les jours ; c’était bien pour cela qu’ils avaient pris tous les risques. Ils avaient besoin d’elle, bien que ce soit pour des raisons différentes.
 Charlotte enfouit la tête dans la poitrine réconfortante de sa mère, laissant échapper un soupir de soulagement. Elle aimerait que cet instant dure éternellement. Ne jamais avoir à repartir loin de sa famille. Elle aurait aimé passer tous les jours à leurs côtés. Mais si elle souhaitait la voir quitter ce lit et sa maladie, elle devait continuer. Chercher une solution. Chercher un remède.
 Jamais la clé du problème ne lui avait semblé si proche, atteignable. Avec l’aide de Li, elle y arriverait, elle en était certaine.

 — Qu’est-ce que je ferais s’il t’arrivait quelque chose ? murmura sa mère d’une voix brisée.

 Charlotte aurait pu lui dire la même chose. Elle n’était rien sans elle, ou sans Igor, Aude, Camelia. Ils étaient son univers et sa seule raison de poursuivre ses activités. Même si ça la mettait en danger.

 — Il ne m’arrivera rien, promit-elle.

 Une larme roula sur sa joue. Cette promesse était la plus importante qu’elle pouvait faire à cet instant.
 Il ne m’arrivera rien, et il ne t’arrivera rien non plus.
 Je te sauverai.


♦♦♦


→ Chapitre 11