dimanche 19 avril 2020

“Snowbell Lullaby” ♦ Prologue


 Liselotte marchait d'un pas pressé. Pressé par la pluie, pressé par son retard, pressé par les obligations qui se refermaient sur elle comme un sortilège de saucissonnage. Elle aurait pu transplaner, comme le faisaient tous les sorciers présents à Pré-au-Lard en cette journée maussade, disparaissant dans un bruit sec de claquement de doigts dès qu'ils se rendaient compte de l'averse qu'il y avait à l'extérieur. Dès que Liselotte passait près d'un magasin ou d'une taverne, elle entendait les bavardages enflammés et voyait dans la lumières les hommes enlever l'eau de leurs chapeaux et les femmes agiter leurs capes. Liselotte aurait pu transplaner, mais son contrat le lui interdisait, aussi avait-elle pris l'habitude de ne plus le faire. Mais ce n'était pas la seule raison.
 Ici, personne ne faisait attention à elle. Les rues étaient désertes, à peine remplies par quelques adolescents amoureux qu'aucune tempête n'auraient pu déranger et quelques parents qui avaient trop d'enfants pour transplaner avec. Personne ne savait qui elle était. On se retournait à peine sur sa beauté de demi-vélane et on ignorait sciemment ses cheveux d'un blanc magnifique, brillant comme des diamants, qui d'ordinaire attiraient l'attention de tous les passants. Liselotte aimait ces quelques moments d'anonymat qu'elle pouvait gratter dans les couches d'une vie qui ne lui accordait aucun répit. Il n'était pas facile d'être célèbre quand on vivait à Londres, il y avait peu d'instants où les gens la laissaient tranquille, sans prendre de photos, demander d'orthographes ou lui demander la date de sortie de son prochain livre.
 Liselotte n'avait aucune idée de quand sortirait son prochain livre, elle qui était maintenant connue en Angleterre pour ses livres romantiques mettant en scène des créatures magiques, alors qu'en France elle était surtout une chanteuse appréciée – sa véritable profession. Des livres, elle n'en avait jamais écrit de toute sa vie. C'était son agent qui avait eu l'idée : mettre son nom sur des ouvrages audacieux et populaires écrits par une autre femme, inconnue cette fois. Liselotte ne se souvenait plus pourquoi elle avait accepté, elle ne se rappelait pas non plus exactement pourquoi elle acceptait aussi facilement les clauses de son contrat qui lui interdisaient de transplaner. Il était évident que fuir en pleine séance de dédicaces était une mauvaise idée, aussi son agent avait-il assuré ses arrières, mais elle ne l'aurait pas fait de toute façon. Elle était professionnelle. C'était d'ailleurs à un rendez-vous qu'elle se rendait, dans une taverne de Pré-au-Lard, un endroit qu'elle ne connaissait pas bien. Sa cape, d'un noir absolu pour contraster avec sa chevelure d'ange, commençait à peser lourd. En plus, elle était en retard.
 Alors qu'elle envisagea sérieusement à arrêter d'obéir un peu bêtement à son contrat pour se déplacer plus rapidement, elle vit un homme dans une ruelle sur sa gauche. Elle cessa alors de marcher, comme s'il était naturel de le faire, simplement en voyant quelqu'un qu'elle n'avait jamais rencontré. L'homme s'était abrité sous la devanture d'une boutique qui vendait des produits pour entretenir les chaudrons. Liselotte se dit que la pluie pleurait sur elle à grosse goutte, et qu'elle pouvait bien aller s'abriter elle aussi.
 Elle s'approcha de l'homme et se positionna à sa droite, à la distance respectable de personnes qui ne se connaissent pas, si bien que son épaule était encore sous la pluie. Il lui jeta un regard qu'elle eut du mal à interpréter et, finalement, il s'écarta. Elle comprit après un instant que c'était pour lui permettre de s'abriter totalement.
 Liselotte joignit ses mains sous sa cape, se demandant tout à coup ce qui lui avait pris de venir s'abriter plutôt que d'aller à son rendez-vous. Ludwig Fulbert, son agent, ne serait pas content.

 – Vous restez sous la pluie ? s'entendit-elle demander.

 L'homme se tourna un peu vers elle. Il était âgé, un peu plus qu'elle, peut-être une quarantaine d'année, et il avait des cheveux bouclés et mouillés qui gouttaient en partie sur son front. Sous ses yeux, des cernes épaisses lui donnaient un air sévère. Elle se demanda si, sous son chapeau à moitié enfoncé sur ses yeux, il serait capable de la reconnaître. Sans savoir pourquoi, elle espéra de tout cœur qu'il ne le pût pas. Pour l'instant, il n'avait pas véritablement pris le temps de la regarder.

 – J'attends ma fille, dit-il. Elle a des problèmes avec l'entretien de son chaudron.
 – Ah, je vois, sourit Liselotte avec une certaine gêne dont elle n'identifia pas la source. Vous n'allez pas avec elle ?
 – Elle se débrouille très bien toute seule.

 Bizarrement, elle sentit comme une tristesse dans sa voix, mais elle l'avait peut-être imaginé. Bien qu'un peu voûté, il paraissait solide comme un roc. Il serait étrange qu'il eût admis une peine, encore inconnue pour Liselotte, alors qu'il parlait à une inconnue.

 – Et vous ? s'interrogea-t-il brusquement. Vous restez sous la pluie ?

 Cette fois il la regardait pour de vrai. Entièrement tourné vers elle, il fixa ses yeux bruns dans les siens. Elle ne reconnut pas dans son regard la curiosité qu'elle décelait chez les autres : un mélange d'envoûtement à cause de sa beauté de demi-vélane et de fascination non dissimulée ressentie face à une personne célèbre dans le monde magique. Non, dans ses yeux, il n'y avait que le reflet des siens. L'espace d'un instant, elle crut qu'il la regardait vraiment, tout simplement.
 Puis, elle secoua la tête. Probablement son imagination, encore, causée par la terrible solitude dans laquelle elle était plongée depuis des années. Elle se jura de demander à Ludwig des vacances et elle se promit qu'elle le forcerait à accepter.

 – J'ai un rendez-vous, dit-elle, ne sachant pas quoi répondre d'autre.
 – Ici ?
 – Non, pas vraiment.
 – Vous êtes perdue ?

 Il lui posa toutes ces questions sans détourner les yeux un seul instant, si bien que Liselotte le fit d'elle-même. Son regard était si perçant qu'elle eut du mal à le supporter. Cet homme était étrange et, l'espace d'un instant, elle se demanda s'il n'ignorait pas qui elle était. Ce serait la première fois depuis longtemps.

 – C'est mon employeur, précisa-t-elle. Mais il peut m'attendre. Je peux rester ici encore un peu.
 – Cela ne vous dérange pas de rester sous la pluie ?

 Malgré la froideur particulière dans sa voix, il paraissait sincèrement curieux.

 – Je ne déteste pas la pluie, répondit-elle avec tendresse. Tout est plus calme, quand il pleut.

 L'homme, même sans bouger, sembla prendre quelques secondes pour réfléchir.

 – Là où je vis la pluie est assez bruyante, dit-il. C'est un quartier moldu.
 – Ah. Que font les moldus quand il pleut ?
 – Ils ne peuvent pas transplaner. Les rues ne sont pas vides, comme maintenant. Il marchent vite et sont pressés.
 – Oh, je comprends.

 Puis, Liselotte n'osa plus parler. Il avait cessé de l'observer, regardant le vide avec un visage dénué d'expression. Même sans rien dire, sa présence dégageait une aura particulière, comme elle n'en avait jamais vue auparavant. Sans véritablement comprendre pourquoi, elle aurait aimé rester à ses côtés. Même sans rien dire, même sans se regarder. Même si les traits de son visage étaient durement marqués par les épreuves de la vie et même si elle ne savait rien de lui.
 Qu'il ne sût rien sur elle non plus, c'était peut-être cela qui lui plaisait tant.
 Ils restèrent de longues minutes sans rien se dire, mais cela ne dérangea personne. Passé un moment, l'homme se retourna vers la vitrine et sur son visage fermé, la lumière de la boutique se déposa.

 – Je crois qu'elle a terminé.
 – Quel âge a votre fille ? demanda Liselotte d'une voix claire.
 – Seize ans.

 La jeune femme sourit. Il avait une fille bien grande, déjà. Presque en âge de quitter l'école. Soudainement, Liselotte se demanda s'il était marié, avant de secouer la tête. Qu'espérait-elle exactement ? Elle ferait mieux d'aller à son rendez-vous plutôt que de se faire des idées sur le premier inconnu venu – et le premier à la considérer, elle, comme une inconnue.

 – Je vais vous laisser avec elle.

 Il posa sur elle un regard qui la troubla. Puis, avant que son courage ne s'échappât pour de bon, elle ajouta.

 – Merci d'avoir échangé ces quelques mots avec moi.

 Il déglutit et peut-être, simplement, qu'il ne savait pas quoi répondre. Elle ne voulait pas l'embarrasser mais seulement être honnête. Une main discrète sortit de sa cape pour la resserrer sur ses épaules. Liselotte sourit et pencha la tête pour le saluer.

 – Bon courage, commença-t-il d'un ton égal, pour votre rendez-vous.

 La difficulté que cela représentait se lisait peut-être sur son visage. Elle le remercia d'une petite voix. Ils échangèrent un regard, dans un silence apaisant, et Liselotte tourna les talons, sans prendre la peine de transplaner. Alors qu'elle quittait la rue, le bruit d'une clochette, celle qui se trouvait à l'entrée des boutiques, retint son attention. Un peu plus loin, elle ne put refréner sa curiosité et se retourna, ne sachant même pas ce qu'elle espérait.
 Même de loin, elle vit que lui et sa fille partageaient le même regard, emprunt d'une fantastique détermination. Elle constata également le contact plein de froideur qui s'établit entre eux et, gênée, elle s'en alla pour de bon, comme ayant surpris une scène qu'elle n'aurait pas dû voir.
 Une certaine tristesse l'envahit quand elle comprit qu'ils ne se reverraient pas. Liselotte aurait aimé le connaître, elle aurait aimé savoir quelles étaient tous ces épreuves qui avaient marqué son visage de rides et ses attitudes de froideur.
 Elle aurait aimé lui parler, encore, mais elle ne connaissait pas son nom. Et, apparemment, il ne connaissait pas le sien.
 Liselotte transplana et son agent ne manqua pas de se plaindre de son retard.


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