Un mois passa. La neige avait disparu et, désormais, c'était la boue qui s'amoncelait sous ses chaussures.
Liselotte remit correctement sa cape sur les épaules. Il n'y avait plus de neige, mais les températures étaient hivernales et la jeune femme ne s'y habituait toujours pas. Le temps en Angleterre était vraiment pire qu'ailleurs et Liselotte serait bien obligée de s'y faire : après des années à résider dans des hôtels, elle avait signé la veille son premier contrat de location pour un appartement à Camden – un quartier moldu s'imposait quand le monde sorcier suivait ses moindres faits et gestes avec attention. La semaine précédente, on lui avait encore attribué une relation avec le leader des Black W, le nouveau groupe à la mode auprès des adolescents, et ce même s'il était à peine majeur. Ruber Bradbury ne lisait pas cette presse-là, néanmoins Liselotte lui racontait parfois ce qu'on disait sur elle : les fausses rumeurs, les fausses anecdotes sur sa vie, les rares informations véridiques cachées à l'intérieur. Un jour, Ruber lui avait même appris que, par hasard, un collègue avait entrepris de parler d'elle avec lui.
– J'ai préféré lui dire que j'ignorais qui vous étiez, lui avait-il expliqué autour d'une boisson. Il était surpris que je ne vous connaisse pas.
– Mais vous me connaissez bien mieux qu'eux tous, avait-elle répondu.
Il avait eu un léger sourire – cela était si rare que Liselotte en avait senti son cœur se fendre de bonheur.
Après cela, elle lui avait tout raconté. Les livres qu'elle n'écrivait pas vraiment, sa carrière en France, son seul ami Ludwig, ses histoires d'amour malheureuses – celle qui avait tout détruit, avec son ancien bassiste. Ruber écoutait et, malgré son impassibilité qui devait troubler beaucoup de personnes autour de lui, elle n'avait jamais eu le sentiment de le déranger. Simplement car, une fois, elle lui avait dit :
– Je dois vous ennuyer avec mes histoires.
– Vous ne m'ennuyez pas, avait-il répondu.
Elle avait alors réalisé que Ruber ne mentait jamais, qu'il n'aurait jamais pris la peine de mentir pour lui faire plaisir. Il ne se serait pas non plus ennuyé à la rencontrer si cela l'agaçait. Du peu de choses qu'il lui avait raconté sur sa vie, elle avait très vite compris cela. C'était un homme juste et visiblement passionné par son travail, mais elle plaignait un peu ses collègues. Il n'avait pas l'air de mâcher ses mots lorsqu'il y avait un problème et son allure intimidante ne devait pas aider. Elle peinait à croire qu'avec toute cette dévotion il ne devînt pas naturellement le directeur de Poudlard.
Ce jour-là ils se voyaient encore. Ils se voyaient deux fois par semaine, le week-end. Pour eux qui avaient tout deux des emplois du temps chargé, ce n'était pas facile, mais ils le faisaient malgré tout. Même quand Ruber arrivait quarante minutes en retard et même quand Liselotte se présentait deux heures plus tard à cause de Ludwig qui n'arrêtait pas de lui parler de sa prochaine sortie – et à qui elle n'avait évidemment pas encore révélé quoi que ce soit, il se serait empressé d'en parler à tout le monde. Aujourd'hui, c'était à son tour d'être en retard. Seulement de dix minutes comprit Liselotte en regardant sa montre. Depuis quelques temps, ils se retrouvaient sur le raccourci qui menait à la cabane hurlante. Assez mal délimité et boueux, les visiteurs y étaient inexistants. Se voir dans des espaces confinés était devenus de plus en plus gênants pour Liselotte compte tenu ses sentiments pour le professeur. Surtout depuis qu'elle avait cru qu'il comptait l'embrasser, la semaine précédente. Il ne l'avait pas fait, et après cela se voir dans une chambre d'hôtel lui avait paru incongru pour deux adultes qui n'avaient pas de relation.
Liselotte s'assit sur une pierre, les mains sur les genoux. Sous ses gants, ses doigts commençaient à être engourdis par le froid. Il n'était pas très étonnant que personne ne vînt sur ce chemin compte tenu les températures de ce dimanche matin, en plus de la boue et le fait que deux personne côté à côté eussent du mal à marcher. Liselotte souffla dans ses mains pour les réchauffer. Un craquement sur sa gauche lui fit tourner la tête.
– Je savais que vous auriez froid.
Sans avoir eu le temps de comprendre ce qu'il avait dans les mains, Ruber lui tendit une tasse de boisson chaude. Liselotte le remercia.
– J'ai pris ça au passage.
– On vous a laissé repartir avec les tasses ? demanda-t-elle, un sourire en coin.
– Je les rapporterai.
– Dommage. Elles sont très jolies.
Le contact chaud sur ses paumes lui fit le plus grand mieux. Elle ne remarqua même pas que le genoux de Ruber toucha le sien lorsqu'il s'assit à côté d'elle.
Un sourire étira ses lèvres.
– Le meilleur moment de la journée.
– Je savais qu'un chocolat chaud vous ferait plaisir.
Liselotte prit le temps de le regarder. Il paraissait plus réveillé que d'habitude, même plus réveillé que simplement la veille où ils s'étaient pourtant déjà vus. Elle se demanda à quoi il pensait, à cet instant, alors qu'il la regardait en retour.
– Merci d'avoir pensé à moi.
Ruber but une gorgée et Liselotte l'imita. La crème fouetté avait un goût de cannelle.
– Ah ! s'exclama-t-elle, se rappelant de quelque chose. J'ai lu un article sur le tournoi des duels. C'est donc Monsieur Heatus Bumblebee qui a gagné. Après tout ce temps je ne le savais même pas !
– En effet c'est lui qui a remporté le tournoi. Ce n'est pas très étonnant.
– Il est fort ?
– Bien sûr. C'est le directeur de Poudlard, soupira-t-il.
Liselotte sourit. Devoir admettre cela d'un homme qui lui posait autant de problèmes devait être difficile. Les rumeurs disaient du directeur qu'il était sérieux et travailleur mais elle se demandait si, à l'instar des choses qu'on disait sur elle, tout cela était fondé.
– J'ai aussi lu que vous aviez perdu dès le premier tour, contre une de vos élèves. C'est vrai ?
– Oui, aussi.
Liselotte se mit à rire, même un peu trop, suffisamment pour donner le sentiment qu'elle se moquait de lui. Ruber soupira.
– J'ai compris. N'en rajoutez pas.
– Non mais... commença-t-elle, le souffle coupé par le rire. Je pensais que vous étiez un grand sorcier.
– Je suis un grand sorcier, dit-il avec un tel sérieux que le rire de la jeune femme redoubla.
Voyant qu'elle ne se calmait pas, Ruber soupira de plus belle.
– Ça vous amuse, à ce que je vois.
– Mais vous avez perdu contre une enfant ! Je l'ai lu, elle avait à peine quinze ans.
– Peut-être que je l'ai laissé gagner.
– Ça ne m'étonnerait pas de vous. Mais peut-être que vous avez honte d'avoir perdu contre une élève !
– Ou peut-être que je l'ai fait exprès pour me débarrasser de ce tournoi qui ne m'intéressait pas.
– Vous avez vraiment réponse à tout. Très bien, je capitule, dit-elle finalement. J'accepte de vous croire.
Elle se coiffa les cheveux de sa main libre et se tourna de nouveau vers lui. Elle remarqua alors qu'il la regardait étrangement. Comme la dernière fois, quand elle avait cru qu'il allait l'embrasser.
– C'est très aimable à vous.
Le cœur de Liselotte se mit à battre à toute vitesse. Elle ne devait pas s'emporter – pour lui, ça ne voulait pas dire ça. Elle mit timidement ses cheveux derrière son oreille. Il fallait changer de sujet.
– Le chocolat il est... il est vraiment très b-
Le visage de Ruber se rapprocha du sien et ses soupires ses plaquèrent soudainement sur sa bouche. Liselotte, elle, en eut le souffle coupé. Son corps tout entier se figea.
Ils restèrent un moment sans bouger et Liselotte n'osa pas fermer les yeux. Il ne se décidait pas à l'embrasser et cette proximité devint insupportable. Dans un sourire gêné, elle baissa la tête. À sa grande surprise, il détourna les yeux et dit faiblement :
– Je suis désolé.
– Mais, non... pourquoi est-ce que vous vous excusez ?
Il entra dans une contemplation ininterrompue du contenu de sa tasse.
– Quand j'ai rencontré Ella, nous étions adolescents. Tout ça, ça date un peu pour moi.
– C'était plus facile avec elle ?
Liselotte avait dit cela innocemment, sans arrière pensée, comme quelqu'un qui acceptait que le grand amour de la personne qu'elle aimait était quelqu'un d'autre. Dans sa tête, la femme de Ruber était parfaite, tout simplement, trop pour être détestée – leur histoire avait dû être parfaite aussi, pour finir aussi tragiquement. Alors, quand il lui sourit faiblement – d'un sourire invisible, comme le vent – elle ne comprit pas pourquoi.
– Tout était plus compliqué avec elle.
Puis il soupira.
– Beaucoup plus compliqué qu'avec vous.
Le cœur de Liselotte se serra. Il l'avait vraiment aimée, cette Ella, n'est-ce pas ? Comme Liselotte avait follement aimé Thomas à l'époque où elle vivait encore en France. Oui, elle le savait, elle savait comme il fallait aimer les gens pour rester avec eux, même quand ils étaient compliqués.
Elle savait à quel point les gens compliqués faisaient souffrir, lorsqu'ils partaient et lorsqu'ils ne partaient pas.
Liselotte savait tout cela.
– Je suis désolé, s'excusa-t-il de nouveau.
– Mais non, mais non... murmura-t-elle, les larmes aux yeux malgré elle.
– Je n'ai plus l'habitude de... vous voyez. De dire ce que je ressens.
Elle eut un faible rire et, tout en se tournant un peu plus vers lui, s'essuya rapidement les yeux.
– Dans ce cas laissez-moi faire. Je vais parler en votre nom.
– Très bien, souffla-t-il. Essayez.
Entourant la tasse de ses mains, Liselotte la posa sur ses genoux et prit un air sérieux.
– Moi, Ruber Bradbury, professeur d'étude des runes à l'école de sorcellerie Poudlard...
L'homme soupira mais ne l'interrompit pas. Amusée, et des pleurs au bord des cils, elle continua.
– Non, plus sérieusement. Moi, Ruber, je dirais que j'ai en face de moi une femme très belle. Magnifique, même ! Qui chante très bien. Et célèbre qui plus est. Mais je dirais surtout que ça ne m'a jamais importé. Que j'étais même le seul à ne pas connaître son nom. J'ai simplement appris à la connaître, comme je le fais avec n'importe qui, et je la regarde comme si ce n'était pas une demi-vélane. Je ne le sais pas mais... pour elle, ça fait une grande différence. Ça fait toute la différence, en fait.
Liselotte se racla la gorge. Ruber ne la quittait pas des yeux, inexpressif, comme il l'était souvent.
– Je dirais aussi... je dirais aussi que j'ai passé de bons moments en sa compagnie. Malgré mon emploi du temps chargé, et le sien. Même si on ne fait que partager une tasse de boisson chaude, qu'on ne peut pas se montrer en public à cause d'elle. Même si elle n'arrête jamais de parler d'elle, je l'écoute quand même. Parfois je lui donne quelques informations sur moi, pas beaucoup, et bien qu'elle ne me le dise pas, elle aimerait en savoir plus. Elle aimerait connaître ma fille aussi mais je prends le temps qu'il faut avant de lui en parler.
Elle arrangea de nouveau ses cheveux de sa main gauche. Sa voix était devenue de plus en plus faible au fur et à mesure qu'elle parlait et, sans s'en rendre compte, ils s'étaient naturellement penchés l'un vers l'autre.
– Moi, Ruber, je dirais que j'aimerais continuer à la voir. Sans pression, sans que rien n'ait besoin d'arriver parce que nous sommes des adultes à la vie déjà bien remplie, que nous avons vécu beaucoup de choses, déjà. Je lui dirais que... que je...
Liselotte sourit, les yeux brillants.
– Que je ne l'aime peut-être pas encore à ce point, elle qui m'a quasiment aimé tout de suite, mais que ça n'a aucune importance. Je lui dirais que le grand amour ce n'est plus de notre âge, parce qu'elle l'a connu elle aussi et qu'elle n'en veut plus. Et moi non plus je n'en veux pas.
Leurs visages étaient proches, comme tout à l'heure. Liselotte souriait toujours et Ruber la regardait avec intensité.
– Moi, Ruber, je dirais que tout ce que je veux, c'est passer des moments agréables avec quelqu'un que j'apprécie.
Elle posa sa main sur la sienne et murmura sur sa joue.
– Des moments comme celui-là.
Ils s'observèrent un instant et, dans le silence de leur regard, la main de Ruber se noua à la sienne. Leurs visages se rapprochèrent et ils s'embrassèrent, tout doucement. Les joues de Liselotte ne rougirent même pas – ce baiser était comme ce tout ce qu'ils avaient vécu jusque là, quelque chose de simple, de plaisant, loin de cette passion dévastatrice qu'elle avait connue autrefois et qui l'avait tant blessée. Ils s'écartèrent et Liselotte vit que le visage de Ruber était inexpressif, comme toujours. Il n'avait pas lâché sa main.
Quelque part, cela la rassura. Il était comme d'habitude.
– Alors ? demanda-t-elle timidement. J'ai parlé correctement ?
– Vous vous en êtes bien sorti, admit-il.
– J'en suis heureuse, alors.
Son cœur se fit plus léger. Liselotte posa sa tête sur l'épaule de Ruber et lâcha sa main seulement pour enrouler son bras autour du sien. Il ne bougea pas mais, ainsi contre lui, elle se sentait bien. Et il devait l'être aussi car ce corps pourtant immobile n'était pas rigide, dérangé par sa présence, elle le sentait. Son corps était chaud et sa veste dégageait même une odeur agréable de parchemin et d'encrier.
Liselotte ferma les yeux et entendit à peine Ruber lui murmurer.
– Moi aussi.
Elle sourit et serra un peu plus fort son étreinte. Dans le calme hivernal de la forêt, elle rêvassa et songea aux beaux moments qu'ils avaient encore à passer tous les deux. Alors, peut-être, après toutes les peines que la vie leur avait infligé, réussiraient-ils enfin à être heureux. Ensemble, cette fois.
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FIN
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