mardi 2 septembre 2025

“Fallen” ♦ Chapitre 32



 Olympe renversa sa petite valise à ses pieds de manière à pouvoir s’asseoir dessus. Les coudes sur les genoux, elle posa le menton dans ses mains, observant les vas-et-viens de voitures et taxis devant la gare. Son train ne partait pas avant dix-neuf heures, ce qui la ferait rentrer sur le campus vers minuit. Si tout se passait bien, elle serait de nouveau sur les bancs de la fac le lendemain matin.
 Sa décision avait été un peu impulsive, mais elle avait senti que si elle ne le faisait pas maintenant, elle ne trouverait jamais le courage de franchir le pas. C’était aussi pour ça qu’elle n’avait prévenu ses parents que la veille au soir, lors du dîner. Son père s’y était fermement opposé tandis que sa mère était restée plus indécise. Après plusieurs minutes de négociations - et la promesse de continuer à prendre ses antidépresseurs - Olympe était parvenue à obtenir leur accord. Elle n’était toujours pas certaine que les médicaments avaient le moindre effet, mais il fallait reconnaître qu’elle se sentait mieux qu’avant de les commencer, alors elle ferait comme on le lui avait conseillé.
 La jeune femme se sentait curieusement calme. Ni anxieuse à l’idée de rentrer, ni surexcitée à l’idée de partir. Presque indifférente. Une fois que sa décision avait été prise, c’était comme si un interrupteur s’était activé dans sa tête et, alors, retourner à l’université lui semblait la chose la plus naturelle à faire. Elle avait même relu ses notes et recherches pour son mémoire de M1, se sentant inspirée à se mettre à son écriture sérieusement. Ne pas pouvoir assister aux cours de Rayan était définitivement un handicap, mais elle n’avait d’autre choix que de faire sans.
 Rayan... il n’avait probablement même pas remarqué qu’elle n’était plus à Anteros. Ou, s’il l’avait constaté, devait être soulagé de ne pas avoir la jeune femme dans sa vicinité. L’étudiante n’avait aucune idée de comment elle réagirait lorsqu’elle le verrait de nouveau, mais l’éloignement l’avait définitivement aidé à panser la douleur. Même si son ventre se tordait toujours un peu lorsqu’elle pensait à lui, elle ne ressentait ni le besoin ni l’envie de lui parler. L’endroit où ils avaient partagé de si beaux moments était teinté, et ses yeux aventurine lui évoquaient ceux de quelqu’un d’autre désormais ; il était temps de faire une croix sur ce passé pour de bon.
 Olympe se releva, sa petite valise étant trop basse pour lui mettre de s’asseoir confortablement. Sa mère avait promis de venir lui tenir compagnie avant son départ mais elle n’arrivait toujours pas. L’étudiante avait pu dire au revoir à son père lorsqu’il l’avait déposé un peu plus tôt, lui promettant encore une fois que tout irait bien et qu’il pouvait avoir confiance en elle. Connaissant Lucie, elle devait encore faire des heures supplémentaires, le nez dans tous ses dossiers de commerciale.
 Olympe s’étira, emplissant ses poumons de l’air pur et frais de la montagne. En voilà quelque chose qui allait lui manquer ! Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle fut surprise de voir sa mère arriver vers elle en courant presque.

 — Ma chérie ! Désolée d’être en retard. Je t’ai pas trop fait attendre ? demanda-t-elle en la prenant dans ses bras.
 — Non, t’en fais pas, la rassura-t-elle en répondant à son étreinte.
 — On a encore du temps, non ? Viens, on va s’asseoir dans un café en attendant ton train !

 Olympe se laissa guider avec plaisir, ne disant pas non à une boisson chaude avant quatre heures de voyage coincée sur un fauteuil étriqué. Sa mère et elle s’assirent sur une table près de la fenêtre avec vue sur la gare, un thé matcha pour l’une et un café noir pour l’autre.

 — Tu es contente de rentrer ? lui demanda-t-elle.
 — Ouais... je suppose.

 Lucie, elle, paraissait particulièrement heureuse. Ça aurait presque pu la vexer : tenait-elle tant que ça à la faire partir de la maison ?

 — Comment tu vas faire pour tous les cours que tu as manqués ?

 Olympe déglutit, serrant ses mains autour de la tasse à café que le serveur venait de lui apporter.

 — Je vais demander autour de moi... je trouverai bien quelqu’un pour m’aider.

 La jeune femme se retint de dire que, vue l’ambiance particulièrement compétitive de sa promo, elle doutait d’y arriver, mais qui ne tentait rien n’avait rien.

 — J’ai confiance en toi, chérie. Je suis sûre que tu vas reprendre le train en route sans aucun problème !

 Olympe sourit pour la remercier. Sa mère avait toujours été la plus sévère de ses deux parents, mais c’était aussi la première à l’encourager et la féliciter à chacun de ses accomplissements. Si Lucie était aussi heureuse de la voir partir, c’était car elle souhaitait voir sa fille réussir plus que tout, au fond.

 — Tu peux peut-être demander l’aide de ton directeur de recherche aussi. Si tu lui expliques la situation, je suis sûre qu’il comprendra, ajouta-t-elle en buvant une gorgée de son thé.
 — O-Oui... oui, tu as raison. Je lui en parlerai, mentit-elle.

 Olympe frissonna à l’idée que sa mère puisse apprendre qu’elle était sortie avec son professeur de dix ans de plus qu’elle. Elle n’avait jamais eu l’occasion de soumettre sa demande de changement de directeur signée par Rayan alors, techniquement, c'était encore lui qui la supervisait.

 — Tu as pu te libérer tôt aujourd’hui, dit-elle pour changer de sujet.
 — Oui, mais je vais devoir y retourner tout à l’heure. On est en pleine négociation avec un gros client à Singapour, on doit absolument être prêts pour notre appel vidéo demain !

 L’étudiante hocha la tête tandis que sa mère lui racontait quelques détails avec l’enthousiasme qui était le sien. Son travail avait toujours été sa plus grande passion et son principal hobby, en plus d’être la principale raison pour laquelle sa famille vivait confortablement. Son père, en comparaison, était plutôt volatile, changeait d’emploi une fois tous les trois ans en moyenne et n’aurait jamais accepté la moindre heure supplémentaire même sous la menace.
 Sans sa mère et son travail acharné, Olympe n’aurait probablement pas pu avoir son fauteuil, les traitements et séances de réhabilitation - les assurances n’en couvrant qu’une partie. Un pourcentage conséquent de son salaire avait été reversé directement dans ses soins, et ce pendant des années. Lucie avait aussi refusé bien des voyages d'affaires et missions pour pouvoir prendre soin d’elle.
 Olympe serra le poing sur la table, la gorge nouée. Malgré les années qui passaient, elle ne parvenait pas à faire disparaître sa culpabilité. Tout ça pour une nuit trop alcoolisée... son père avait beau l’avoir rassurée sur le fait qu’elle n’était pas un poids, la vérité était plus compliquée.

 — Avec un peu de chance, je pourrai y aller moi aussi. Si c’est le cas, j’aimerais bien que ton père m’accompagne, mais je ne sais pas s’il pourra tolérer les 80% d’humidité, plaisanta-t-elle.
 — Je suis contente d’entendre que ton boulot se passe toujours bien.
 — Et toi ? Tu penses reprendre quelque chose ? Maintenant que tu as démissionné.
 — Je vais y réfléchir, dit-elle, presque par réflexe.

 Elle aimait le fait d’avoir un emploi étudiant pour éviter de toujours dépendre de ses parents mais, dans l’immédiat, cela lui semblait difficile. Hyun avait-il trouvé quelque chose d’autre, lui ?
 Olympe observa sa mère et son visage rayonnant. Après les semaines d’enfer que la jeune femme venait de lui faire passer, elle devait être soulagée de la voir suffisamment en forme pour prendre la décision de rentrer.
 Selon son père, Lucie aussi avait fait une dépression à son âge.
 Olympe n’avait pas osé lui en parler pour confirmer, craignant sa réaction. Sa mère avait toujours été discrète sur ce genre de choses, mais la curiosité était plus forte qu’elle. Elle devait lui en parler avant de rentrer, sachant que l’opportunité ne se représenterait pas.

 — Maman ? Je peux te poser une question ?
 — Bien sûr, ma chérie.
 — Est-ce que... est-ce que c’est vrai que tu as déjà fait une dépression aussi ?

 Lucie écarquilla les yeux, sa tasse en suspens à quelques centimètres de ses lèvres.

 — De quoi ?
 — C’est papa qui me l’a dit.

 Sa mère fronça les sourcils, ne comprenant visiblement pas de quoi elle parlait. Elle détourna les yeux, comme cherchant profondément dans sa mémoire, sa tasse retrouvant sa place sur sa soucoupe.

 — Ah ! laissa-t-elle échapper, un peu mal-à-l’aise. Oui, je vois de quoi il parle.
 — Alors, c’est vrai ?

 Lucie sembla hésiter.

 — Olympe, je veux bien tout te dire, mais promets-moi de ne rien raconter à ton père, d’accord ? C’est une vieille histoire, ça ne servirait à rien de ressasser tout ça.

 Surprise, la jeune femme hocha la tête.

 — Quand j’avais à peu près ton âge, j’avais des douleurs inexpliquées à l’estomac, alors j’ai fini par consulter. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, mais apparemment ils ont échangé mon dossier avec un autre patient, et j’ai été diagnostiqué avec un cancer.

 Sa mère secoua la tête avant de reprendre, visiblement irritée par ce souvenir :

 — Évidemment je n’ai pas su tout de suite ce qu’il s’était passé. Ça a pris plusieurs semaines avant qu’ils m’avouent enfin leur erreur. J’étais à deux doigts de les emmener au tribunal ! s’emporta-t-elle. Mais je suis tombée enceinte de toi peu de temps après, alors j’ai fini par laisser tomber. Je n’ai jamais osé expliquer à ton père ce qu’il s’était réellement passé non plus.
 — Mais... hésita-t-elle, perplexe. Pourquoi est-ce qu’il croit que tu as fait une dépression ? C’est quoi le rapport ?
 — C’est ce que je lui ai dit, à l’époque.

 Lucie soupira.

 — Je voulais rompre avec lui, mais il était très insistant, alors j’ai fini par lui dire que j’avais une dépression et que je devais me reposer pour qu’il me laisse tranquille.
 — Pourquoi tu voulais rompre ?

 Sa mère eut un sourire triste. Elle se pencha légèrement pour lui prendre la main par-dessus la table.

 — Ma chérie... j’avais vingt ans et diagnostiquée avec un cancer. Tu penses que ton père serait resté avec moi ?
 — Bien sûr ! s’écria-t-elle sans réfléchir avant de baisser la voix en sentant les regards curieux des autres clients sur elle. Je veux dire... papa, il est fou amoureux de toi !
 — Moi aussi je l’aime, chérie. N’en doute pas s’il-te-plaît. Même à vingt ans, je savais que c’était l’homme de ma vie.

 Sa main se resserra encore un peu plus fort sur la sienne.

 — Mais il faut être réaliste, dans la vie. Est-ce que tu sais combien d’hommes quittent leur femme la seconde où elle tombe malade ? Et je te parle d’hommes déjà mariés depuis des années.
 — D’accord, je... je sais que c’est courant, mais... papa est différent ! Il n’aurait jamais fait ça !

 Olympe sentit son rythme cardiaque s’accélérer et des soubresauts gagner sa jambe. Pourquoi cette conversation la mettait-elle dans tous ses états ? Son père n’aurait jamais abandonné sa mère de cette façon ! Même si tout ce qu’elle connaissait de Marc à vingt ans était quelques photos.
 Ses parents étaient ensemble depuis le lycée. Encore aujourd’hui, ils riaient ensemble et s’embrassaient à la moindre occasion. Si la Olympe d’école primaire trouvait cela dégoûtant, elle avait grandi au point de comprendre qu’ils partageaient un amour que le monde entier aurait pu leur envier. Un amour qu’elle pensait partager avec Nathaniel.

 — Je n’avais juste pas envie de le vérifier, Olympe. Tu comprends ça mieux que personne, non ?

 La jeune femme déglutit, fixant la table blanche sous ses yeux.

 — C’est bien pour cette raison que tu as rompu avec ton copain de lycée, non ?

 Tais-toi tais-toi tais-toi tais-toi.
 Je ne veux pas entendre ça !

 — L-La situation était différente, cracha-t-elle, comme pour se convaincre.
 — Avant même ton accident, vous passiez votre temps à vous disputer au téléphone ! Tu essayais d’être discrète mais on t’entendait, ton père et moi. En à peine quelques semaines à distance votre relation était déjà au bord de la rupture.

 Olympe savait déjà tout ça.
 Pourquoi le lui rappeler maintenant ?
 Sa mère lâcha sa main pour reprendre son thé entre ses doigts.

 — C’est pour ça... quand tu m’as demandé de ne pas le contacter, j’ai tout de suite compris pourquoi, dit-elle nonchalamment.

 Lucie était déjà passée par là.

 — Je savais que tu prenais la bonne décision. Tu n’avais pas besoin d’ajouter une déception amoureuse à la liste de tes problèmes à ce moment-là.

 Olympe releva enfin la tête, les yeux humides.
 Pourquoi croyait-elle que son cœur ne s’était pas brisé en rompant avec lui ? Même si c’était “la bonne décision”.

 — Je... je sais pas, admit-elle. Peut-être que j’aurais dû tout lui dire d’abord. P-Peut-être qu’il aurait compris.
 — Ne sois pas naïve, chérie. Même s’il avait prétendu que ça n’avait pas d’importance, tu crois sincèrement que ça aurait été le cas ? Il n’aurait probablement pas osé rompre de lui-même et aurait pris ses distances jusqu’à ce que toi tu finisses par le faire. Quel garçon de dix-huit ans voudrait d’une petite amie handicapée à l’autre bout de la France ?

 Ses mots s’enfoncèrent dans sa poitrine comme des lames de couteau.
 Évidemment. Évidemment, la voilà, la vérité qu’elle ne voulait pas entendre. Quelle espoir stupide lui avait croire, même l’espace d’une seconde, que Nathaniel serait resté à ses côtés en apprenant ce qu’il s’était passé ? Certainement le même qui lui faisait croire que son père aurait accompagné sa mère sur le chemin de la maladie à seulement vingt ans.
 La vraie vie n’était pas un roman à l’eau de rose.
 Lucie soupira.

 — Désolée... mais j’ai vu ce schéma se répéter trop souvent au cours de ma vie. Je suis juste franche avec toi. Nous, les femmes, on n’a pas d’autre choix que de protéger nos arrières, et parfois ça veut dire prendre des décisions difficiles.

 Sa mère eut un sourire compatissant.

 — Olympe... même si tu lui avais dit, le résultat aurait été le même. Tu dois me croire. Le rayer de ta vie était la meilleure chose à faire, pour ton propre bien.
 — Nathaniel, je...

 La jeune femme renifla, essuyant ses yeux avec une serviette en papier.

 — J’ai envie de lui raconter tout ce qu’il s’est passé.
 — Pourquoi ?
 — Je l’ai beaucoup fait souffrir en ne lui disant pas la raison pour rompre avec lui. J’ai juste envie d’être honnête, pour... tourner la page.

 Olympe ne savait pas pourquoi elle lui disait ça. Sa mère avait toujours été extrêmement stricte sur ses relations amoureuses, et n’avait jamais caché qu’elle détestait Nathaniel - probablement car il s’agissait de son premier copain. Mais c’était une adulte, maintenant.

 — Tu l’as revu ? s’enquit sa mère, un dédain coulant dans la voix.
 — Seulement quelques fois... on n’est pas proches, ne put-elle s’empêcher de préciser immédiatement.

 Lucie secoua la tête.

 — À quoi bon ? C’est dans le passé, tout ça ! Et s’il en profite pour essayer de te récupérer maintenant que tu peux marcher ?
 — Ça n'arrivera pas. C’est toi qui l’a dit, c’est dans le passé tout ça. J’ai juste envie qu’il sache.

 Elle en avait marre de mentir.
 Olympe préférait encore que Nathaniel la déteste à cause de la vérité plutôt que pour le mensonge qu’elle transportait depuis des années.

 — Si ta décision est prise, soupira sa mère. Mais ne te laisse pas embobiner, surtout. Je ne te renvois pas à Anteros pour que tu te fasses un petit copain !

 La jeune femme rit discrètement. Ah, si elle savait...
 Les mots durs de sa mère avaient eu le mérite de lui remettre les idées en place. Même si Nathaniel prétendait qu’il serait resté à ses côtés en entendant son histoire, elle ne devait pas se laisser aller au romantisme. Il l’aurait quitté, d’une façon ou d’une autre. Son cœur se sentit curieusement léger d’avoir enterré cet espoir une bonne fois pour toutes. Elle pouvait tout lui dire, sans regret, sans attente.
 Peu importait sa réaction. Olympe faisait ça autant pour lui que pour elle.
 Nathaniel allait enfin pouvoir la quitter, comme elle l’avait fait toutes ces années auparavant.

 — Ohlala, ton train va pas tarder ! s’exclama Lucie en se relevant. Le temps passe vite. Toi, vas vers la gare avec ta valise. Moi je vais régler l’addition.

 Olympe ne se fit pas prier, comprenant que son train arrivait dans moins de dix minutes. Sa mère la rejoignit rapidement aux portiques, la prenant dans ses bras de nouveau, avec plus de force cette fois.
 L’étudiante lui embrassa la joue pour lui dire au revoir, lui promettant de revenir pendant les vacances.
 Tandis qu’elle s’apprêtait à valider son ticket, elle s’arrêta un instant.

 — Maman ? Je peux te poser une dernière question ? demanda-t-elle en se retournant vers elle.
 — Bien sûr !
 — Pourquoi tu as prétendu que tu avais une dépression au lieu de rompre avec papa directement ?

 Lucie, interloquée, croisa les bras.

 — Je ne sais plus... ça fait longtemps, tu sais. Je crois que je voulais juste gagner du temps pour réfléchir.
 — Donc tu envisageais de tout lui dire ?
 — Non ! répondit-elle précipitamment. Enfin... je ne sais plus, ça date, tu sais !

 Olympe sourit, la main serrée sur la poignée de sa valise.

 — Merci. C’est tout ce que je voulais savoir.

 Lucie fit la moue, comme sentant que sa fille l’avait piégé, mais ne rétorqua pas.

 — On se revoit bientôt ! lui lança Olympe avec un sourire. Fais un bisou à papa pour moi !

 Le train arrivant déjà en gare, la jeune femme dut courir jusqu’à son wagon. Un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle posa ses fesses sur son siège dur comme du bois.
 Après quelques minutes à seulement observer le paysage, Olympe finit par sortir son téléphone.
 Il y avait tant de choses qui l’attendaient : le pire était devant elle. Reprendre les cours, retrouver un boulot. Discuter avec Nathaniel. Affronter Victor. Pourtant, désormais que sa décision était prise, elle se sentait légère. Si le pire était à venir, le meilleur devait l’être aussi.
 Olympe ouvrit son répertoire et tapa le message qu’elle aurait dû envoyer des années auparavant.

    De : Olympe
    À : Nathaniel
    Envoyé à 19:13 le 03/04/20XX

    « Je suis désolée pour l’autre soir.
    Est-ce qu’on pourrait se voir ?
    J’ai quelque chose d’important à te dire. »


♦♦♦


    De : Paul Avenon
    Envoyé à 12:31 le 04/04/20XX
    Motif : Stage de fin d’étude (Antéros Academy)

    « Chère Mlle Martin,

    Je suis navré d’entendre les difficultés que vous rencontrez dans votre recherche de stage de fin d’étude. Je comprends vos suspicions à mon égard et ne vous en tiens pas rigueur, compte tenu de la fâcheuse façon dont s’est terminé notre dernier entretien.
    Toutefois, je ne saurais vous recommander de faire attention avant d’accuser autrui d’actions qui peuvent être expliquées par votre propre incompétence. Si tous les autres étudiants de votre promotion ont déjà trouvé un stage à part vous, ne serait-il pas temps pour vous de vous remettre en question ? J’aimerais posséder le pouvoir que vous semblez m’accorder, mais mes relations avec les autres galeries de la région sont purement professionnelles. Si celles-ci ne sont pas enclines à vous donner une chance, je ne saurais point les faire changer d’avis.
    Sachez néanmoins que la place que je vous ai proposée est toujours disponible. Je ne suis pas parvenu à trouver de profil plus intéressant que le vôtre. Puisque vous êtes encore en recherche de stage, peut-être pourriez-vous reconsidérer ma proposition. Je peux vous assurer que vous n’aurez plus rien à envier à vos camarades si vous venez travailler chez moi.
    Venez me rencontrer à la galerie durant les heures d’ouverture, nous y serons tranquilles pour discuter.

    Cordialement,
    Paul Avenon »

 Même par email, Paul Avenon était un beau parleur. Quelque part, ça l’aurait presque impressionnée, si seulement lire ses mots en les imaginant prononcés par bouche ne lui donnaient pas des sueurs froides.
 Mélody ne savait pas bien à quoi s’attendre en le contactant par email pour lui demander s’il était responsable du fait qu’elle ne parvenait pas à trouver de stage, contrairement à la majorité de sa promotion. Peut-être espérait-elle qu’il dise quelque chose d’incriminant ? Ou qu’il admette ses comportements inappropriés envers elle ? Elle aurait aimé qu’il écrive quelque chose qu’elle puisse utiliser contre lui, mais c’était évident qu’il n’allait pas mordre à l'hameçon aussi facilement. Ça ne devait pas être la première fois qu’il faisait ça.
 Il n’avait aucun mal à prétendre qu’il n’avait pas d’influence sur les autres galeries de la ville, alors qu’il lui avait dit le contraire en face à face ! Mais évidemment, Mélody n’avait aucune preuve de ce moment. Elle n’avait osé en parler à personne, de peur qu’on ne la croit pas. Zaidi l’aurait peut-être écouté, mais elle se sentait mal-à-l’aise en sa présence depuis le gala de l’année précédente ; le même gala où elle avait rencontré Paul pour la première fois. En voilà un jour où elle aurait mieux fait de se casser la jambe et rester couchée.
 Mélody relit l’email encore une fois, malgré la peur viscérale qu’il lui inspirait. L’étudiante était terrifiée, car elle avait envisagé d’accepter sa proposition la seconde où elle l’avait lu. Même quand sa tête et son cœur lui hurlaient que c’était une terrible idée, même quand tout son être tremblait à l’idée de revoir cet homme qui la dégoûtait - le soulagement qu’elle avait ressenti en lisant que Paul lui offrait encore la place avait été incontrôlable.
 Elle voulait ce stage, c’était plus fort qu’elle. Un stage, en vérité, n’importe lequel - mais Avenon avait accompli ce qu’il avait promis, et elle se faisait refuser d’emblée absolument partout, ne parvenant pas à décrocher un seul entretien. La Mélody qui n’avait pas hésité à frapper le tibias du galeriste pour rejoindre Tachi serait sûrement extrêmement déçue. Et Tachi, comment réagirait-il s’il savait qu’elle pensait ainsi ? Qu’elle était prête à se jeter dans la gueule du loup juste pour lancer sa carrière ? Le seul qui pouvait la toucher, c’était lui. Mais si Paul savait choisir ses mots avec précision, “nous y serons tranquilles pour discuter” était plus que clair. Et pourtant...
 Mélody déglutit, étouffée par la culpabilité. Elle ferma l’onglet de ses emails pour se reconcentrer sur la correction que lui avait demandé Tachi. Elle la relut du début à la fin pour s’assurer que l’orthographe était correcte et imprima deux copies avec l’imprimante de la bibliothèque. La jeune femme revint à l’ordinateur, en ayant fini pour aujourd’hui. Tôt ou tard, il lui faudrait aller récupérer son ordinateur portable chez ses parents, mais elle n’en trouvait toujours pas le courage.
 La mort de la mère de Tachi l’avait fait réfléchir. Mélody avait accepté une courte conversation au téléphone avec la sienne, mais ça n’était pas allé plus loin, et elles avaient soigneusement évité le sujet de la dispute entre les deux hommes. C’était encore trop tôt pour renouer les liens et pardonner.
 Son sac sur les épaules, la jeune femme entra dans le labyrinthe de livres pour rejoindre la sortie.

 — Excusez-moi, vous assistez bien au cours de M1 de François le jeudi matin ?

 Mélody s’arrêta, croyant reconnaître cette voix, même basse comme l’exigeait une bibliothèque. Discrètement, elle pencha la tête par delà l’étagère de livres pour observer les tables où les élèves révisaient. Olympe, debout et une pile de documents dans les bras, se penchait vers un groupe d’étudiantes.

 — Oui, et ? répondit l’une d’elle, un sourcil relevé.
 — Je suis désolée de demander ça, mais est-ce que vous pourriez me passer les cours jusqu’à maintenant ? J’ai été absente.

 Les étudiantes échangèrent un regard avant de lever la tête de nouveau vers Olympe.

 — Désolée mais pourquoi est-ce qu’on devrait te rendre service ? On se connait même pas.
 — Je... je sais, mais je... je sais pas à qui demander.
 — Ouais bah ça c’est pas notre problème, susurra-t-elle. T’avais qu’à pas être absente.

 Olympe se redressa et, bredouillant des excuses, se dirigea vers la sortie.

 — T’as été un peu dure, nan ? lança une autre étudiante du groupe.
 — D’où j’ai été dure ? On est déjà en avril, et elle croit que je vais lui passer tous mes cours depuis janvier ? J’hallucine. Ça me rend ouf les gens comme ça. Ça en branle pas une et ça vient demander aux autres de l’aider après. Elle a qu’à se démerder.

 Mélody se recula pour se cacher de nouveau derrière la bibliothèque de livres.
 Il y avait encore quelques mois de ça, elle aurait probablement partagé le même sentiment. Plus d’une fois, en réalité, elle avait refusé la même requête de la part d’autres étudiants, sans hésitation.
 Pourquoi Olympe avait-elle été absente ? Maintenant qu’elle y pensait, elle ne l’avait pas revue aux cours de Zaidi ce semestre, mais elle pensait qu’il s’agissait de leur stratégie pour cacher leur relation. Ce qu’il se passait dans la vie de sa camarade n’aurait pas dû l’importer - après tout, elles n’étaient pas amies. Mais Olympe avait ses bons côtés...
 Sans réfléchir, Mélody se précipita vers la sortie, cherchant sa camarade des yeux. Elle la trouva rapidement près des ascenseurs, la mine défaite.

 — Olympe ? l’interpella-t-elle.

 L’étudiante de première année releva la tête vers elle, cachant difficilement sa surprise.

 — Mélody ? Qu’est-ce qu’il y a ?

 Elle hésita, n’étant pas sûre elle-même de ce qu’elle faisait.

 — Tu as... tu as besoin des cours de François ?
 — Euh... oui, confirma-t-elle. Comment tu le sais ?
 — Je t’ai entendue dans la bibliothèque.

 Mélody détourna les yeux, comme n’osant pas lui rendre son regard curieux.

 — Si tu veux, je les ai moi... enfin, ceux de l’année dernière, évidemment ! Ça fait un moment que j’ai validé sa matière ! Mais je suppose que le programme est à peu près le même alors... si ça t’intéresse...
 — Vraiment ? Tu ferais ça ?
 — Oui, enfin... Mes notes sont très concises, tu sais. J’ai pas besoin de beaucoup pour retenir ce qui est dit en cours, alors peut-être que ce sera un peu difficile pour toi de comprendre.

 Mélody l’observa enfin, comme s’attendant à l’entendre refuser. Mais, curieusement, Olympe lui sourit chaleureusement, la mélancolie ayant disparu de son visage fatigué.

 — Tu peux pas savoir comme ça me sauverait la vie !
 — C’est rien... et puis tu sais, hum... si t’as besoin d’autres cours de M1... évidemment, je les ai tous validés sans problème.
 — Vraiment ? Pourquoi tu m’aiderais autant ?

 Elle n’aurait pas dû pouvoir lui en vouloir, car sa réputation la précédait, mais elle fut un peu vexée de l’entendre douter de la sorte.

 — Disons que c’est pour te remercier, répondit-elle en croisant les bras. Pour la dernière fois... avec Avenon...

 Olympe plissa les lèvres sans répondre, comme gênée par ce souvenir. Mélody profita du silence pour sortir son agenda et un stylo de son sac, lui demandant d’écrire son adresse email et les cours qui lui manquaient. Sa camarade s’accroupit pour poser l’agenda sur ses genoux.

 — Il t’a recontactée depuis, au fait ? lui demanda-t-elle en se redressant, la faisant sursauter.

 Mélody ouvrit les lèvres sans qu’aucun son ne sorte.
 C’est moi. C’est moi qui l’ai recontacté.
 Pouvait-elle vraiment admettre ça ? Peut importait les raisons qui l’avaient poussées à appuyer sur “Envoyer”, le résultat était le même. Elle aurait été encore plus gênée d’avouer qu’elle était allée dîner avec lui avant ça. Olympe ne s’était pas laissée faire, elle ! Ni face à Paul ni face au musicien qui les avait suivies dans les toilettes. C’était elle qui l’avait aidée à garder la tête froide et comprendre que rester seule avec le galeriste était une terrible idée.
 Et pourtant, et pourtant...

 — N-Non.
 — Tant mieux.

 Peut-être que si elles avaient été amies, elle aurait pu lui en parler, et lui demander conseil. Brusquement, elle regrettait que leur relation soit aussi compliquée.

 — Je vais t’envoyer les cours cette semaine, lui dit Mélody en récupérant son agenda.
 — Merci. Vraiment, merci.
 — C’est rien...

 Autant gênées l’une que l’autre, elles se dirent au revoir rapidement et Mélody quitta le bâtiment, pressant le pas vers l’arrêt de bus pour rejoindre le lycée où enseignait Tachi.



 Une heure plus tard et la jeune femme se retrouva devant le lieu de travail de son petit-ami. Quelques élèves se trouvaient devant le portail, la plupart occupés sur leur téléphone, à écouter de la musique ou discuter entre eux. Mélody resta légèrement en retrait, informant Tachi qu’elle était arrivée avec un texto.
 Ils ne s’étaient pas revus depuis le fameux jour où le détective privé avait débarqué pour lui annoncer la mort de sa mère. Si le choc l’avait rendu silencieux pendant de longues minutes après son départ, Tachi avait rapidement repris ses esprits, lui assurant que tout allait bien.
 Ça fait tellement longtemps que je ne l’ai pas vue.
 Ce n’est pas comme si ça change grand chose.
 Ne t’inquiète pas pour moi.
 Mélody n’avait aucune idée de si elle avait le droit de douter de ce qu’il lui disait, alors elle avait décidé de le croire. Mais ne pas s’inquiéter pour lui était trop lui demander, d’autant plus lorsqu’il se comportait différemment en annulant ses concerts dans son bar préféré ou en insistant qu’il était soudainement trop occupé pour la voir.
 C’était elle qui avait insisté pour le rencontrer aujourd’hui, même s’il n’aurait “que quelques minutes” à lui accorder. Elle devait confirmer de ses yeux ce qu’il prétendait. Elle cesserait de le prendre au mot s’il ne pouvait pas lui prouver qu’il allait réellement bien.
 Mélody attendit, son portable entre ses mains moites. Tachi n’avait pas répondu. Le soleil était haut dans le ciel mais les températures avaient fini par redescendre pour se rapprocher de ce qu’on pouvait attendre d’un début de printemps dans la région. La jeune femme rentra la tête dans ses épaules, serrant les bras pour protéger son ventre du vent frais qui cherchait à s’infiltrer sous son manteau. La tête baissée, elle observait le sol comme s’il pouvait la distraire de l’attente.

 — Mélody !

 La jeune femme releva les yeux, son coeur manquant un battement en voyant Tachi arriver. Une chemise à manches courtes ouverte sur un de ses nombreux t-shirts au logo inconnu, il se dirigeait vers elle, les mains dans les poches.

 — Il fait plus froid que ce j’aurais cru, dit-il simplement, une fois à sa hauteur. J’aurais dû prendre mon manteau.

 Mélody déglutit, se sentant émue pour une raison qu’elle n’était pas sûre de bien comprendre.
 Il avait l’air agacé.

 — Tout va bien ? demanda-t-elle.
 — Ouais, bah... on a un problème avec un parent d’élève, ça bouffe tout mon temps, soupira-t-il en agrippant sa nuque d’une main. J’ai rien à voir là-dedans mais le mec insiste pour se battre avec chacun d’entre nous. Tu parles d’un emmerdeur.

 Il se tourna vers l’établissement un instant.

 — Il est parti tout à l’heure mais on est en réunion depuis le début d’aprèm pour essayer de trouver une solution. J’ai réussi à insister pour qu’on prenne une pause mais je vais devoir y retourner rapidement.
 — Je vois.

 Tachi eut un sourire désolé.

 — J’aurais aimé pouvoir rester avec toi.
 — Non, t’en fais pas. C’est moi qui ai insisté pour venir alors que tu es occupé.
 — Ça me fait toujours plaisir quand tu viens me voir au boulot, la rassura-t-il en posant une main sur le haut de son crâne.

 Mélody le laissa caresser ses cheveux, profitant de son contact qui lui avait tant manqué en seulement quelques jours. Lorsqu’il se retira, la jeune femme prit le temps de l’étudier de nouveau.
 En apparence, rien n’avait changé. Il avait bonne mine et souriait par-dessus ses traits alourdis par son problème au travail, comme il l’aurait fait d’ordinaire. Il lui rendait son regard, sans se détourner.
 Mais il y avait quelque chose de différent, quelque chose qu’elle ne parvenait pas à identifier. Mélody en aurait mis sa main à couper.
 Il était différent.

 — Tu es sûr que tout va bien ?

 C’était la seule chose qu’elle pouvait faire : lui poser la même question encore et encore. Il venait de perdre sa mère ! N’importe qui en aurait été bouleversé, Mélody y compris. Malgré la colère qu’elle pouvait ressentir envers eux, si elle avait appris une telle chose, elle aurait été incapable de faire comme si de rien n’était. Même si la relation de Tachi avec sa mère était compliquée - elle devait forcément l’être pour qu’il s'enfuie de chez lui à dix-sept ans -, il devait bien ressentir quelque chose !
 Il soupira légèrement, sans se défaire de son sourire, comme s’il avait là affaire à une enfant capricieuse.

 — Puisque je te le dis.

 Il lui fit une pichenette sur le front, lui arrachant un petit cri de mécontentement.

 — Tu t'inquiètes trop !

 Mélody bougonna, ses doigts massant son front douloureux. Tachi riait avec son insouciance habituelle.
 Était-elle totalement à côté de la plaque ? Était-elle seulement en train de superposer ses propres émotions sur lui, se convaincant qu’il aurait dû réagir comme elle l’aurait fait ? Tachi avait déjà fait le deuil d'un parent. Était-il seulement habitué ? Avait-il déjà fait son deuil en partant de chez lui ?
 Elle aurait tellement voulu qu’il lui explique.
 Elle voulait comprendre ce qu’il ressentait.
 Elle voulait que cette impression étrange qu’il lui donnait à cet instant disparaisse pour de bon.
 Après toutes ces années à être sa meilleure amie, pourquoi y avait-il encore autant de choses qu’elle ne savait pas sur lui ? Étaient-ils si proches que ça si c’était pour qu’il lui cache des choses qu’il avait pourtant probablement raconté à Philippe ? Pourquoi était-elle différente ?
 Peut-être qu’il ne lui faisait pas confiance, finalement.

 — Je t’ai apporté ta copie corrigée, dit-elle en la sortant de sa poche, se souvenant qu’elle était aussi venue pour ça.
 — Merci !

 Il plia la copie pour la ranger dans sa poche.

 — Tu veux venir à la maison samedi ? proposa-t-il ensuite.
 — Samedi ? Euh, oui, bien sûr, accepta-t-elle, un peu prise au dépourvu, déjà habituée au fait de ne pas pouvoir le voir facilement.
 — Lysandre reste parfois dormir dans sa chambre après avoir joué au bar, c’est jamais très clair. Mais on devrait être tranquilles pour une majeure partie de la soirée au moins.
 — Tu vas rapper au bar ce soir-là aussi ?
 — Nan, je... j’ai pas écrit de nouveaux morceaux depuis longtemps. Je prends une pause. Mais c’est plutôt une bonne nouvelle pour toi, non ? Finis les samedis soirs à écouter du rap que tu détestes !

 Mélody ne parvint pas à rire de sa plaisanterie, sentant son ventre se serrer. Tachi caressa sa joue, juste à la commissure de ses lèvres, comme pour y dessiner une expression joyeuse de lui-même. Il semblait observer son cou où des plaques d’eczéma étaient réapparu depuis quelques jours. Mélody essaya de détourner le visage, rouge de honte qu’il l’ait remarqué.
 Tachi se pencha doucement vers elle, son autre main posée sur son épaule.

 — Hé, monsieur !

 Tachi se redressa en la lâchant, l’air de rien. Un trio d’élèves, deux filles et un garçon, franchissait le portail en courant pour se rapprocher d’eux.

 — Vous êtes là ! On vous cherchait.
 — Qu’est-ce que vous voulez les jeunes ? Je suis occupé.

 Ils s’arrêtèrent à leur hauteur et Mélody se sentit rougir en les voyant la dévisager tout à coup.

 — C’est votre petite-amie ?

 Tachi tourna la tête vers elle, comme pour s’assurer qu’ils parlaient bien de la même personne, et entoura ses épaules d’un bras en souriant.

 — C’est ma future femme.
 — T-Tachi !! protesta-t-elle, embarrassée par les “Ooh” appuyés de ses élèves en réponse.
 — Soyez polis et dites-lui bonjour ! insista-t-il.
 — Bonjour madame ! la saluèrent-ils en cœur.
 — Bon... bonjour.

 Mélody couvrit son visage d’une main pour cacher sa gêne, n’aimant pas être le centre de l’attention.

 — C’est votre fiancée mais elle vous appelle par votre nom de famille aussi ? interrogea l’un d’eux.
 — Mais nan, tu sais pas ! s’interposa une deuxième. C’est comme ça qu’ils font au Japon. Dans les anime, ils s’appellent tous par leurs noms de famille ! C’est culturel, tu vois.

 La jeune femme releva la tête vers Tachi. Il avait l’air curieusement mélancolique, malgré le sourire qui planait encore sur ses lèvres.

 — Exactement, c’est comme ça que nous, on fait, dit-il en resserrant plus fort son bras autour d’elle.

 Était-ce vraiment ça, la raison ? Il ne la lui avait jamais donnée, d’ailleurs, plaisantant seulement que son prénom était son “secret bien gardé”. Mais tout le monde l’appelait Tachibana, alors Mélody avait cessé de se demander pourquoi.
 Pourquoi peinait-elle autant à le croire, tout à coup ? Tachi n'était pas du genre à mentir. S’il disait que c’était culturel, elle n’aurait pas dû se poser plus de questions.
 Katsuya Kunisaki, c’était ainsi que le détective l’avait appelé.
 Pourquoi un inconnu connaissait-il son véritable nom, et pas elle ? Un nom que Tachibana lui avait immédiatement demandé d’oublier.
 Qui était seulement l’homme dont elle était tombée amoureuse ?

 — Bon, qu’est-ce que vous me voulez ? insista Tachi en la lâchant.

 Les trois adolescents échangèrent un regard avant de lui tendre trois paquets blancs, les empilant en une petite pyramide improvisée dans les mains du professeur.

 — C’est pour vous !

 Suspicieux, Tachi lança un coup d'œil à Mélody avant de rapprocher les paquets de son visage. À mieux y regarder, il s’agissait de serviettes en papier enroulées autour de quelque chose de rond.

 — On sait à quel point vous adorez les croissants de la cafétéria ! À chaque fois qu’ils en servent, vous essayez de nous chourrer notre part, rit l’élève qui lui avait passé les viennoiseries. Mais aujourd’hui, on les a réservés exprès pour vous !

 Tachi ne répondit pas, les yeux rivés sur les petits croissants empilés dans sa main. Légèrement en retrait, Mélody ne pouvait plus voir son visage.

 — Pourquoi ? demanda-t-il simplement.
 — On a bien vu que vous étiez pas en forme en ce moment, lui dit l’un des élèves du trio. Alors on s’est dit que ça vous remonterait le moral !

 Silence. La jeune femme fit un pas dans sa direction, se mettant juste à côté de lui. Tachi observait les viennoiseries comme si elles étaient empoisonnées.

 — N-N’importe quoi ! Je vais très bien ! s’exclama-t-il finalement, relevant la tête vers ses élèves. De quoi vous parlez ?
 — Ça se voit que vous allez pas bien ! En cours, vous avez tout le temps les yeux dans le vide. On dirait un fantôme, ça fait flipper.
 — Ouais vous avez même pas essayé de nous piquer de la bouffe aujourd’hui, c’est comme ça qu’on a su qu’on se trompait pas.

 Le professeur laissa échapper un rire, comme éberlué. Il secoua la tête, reprenant un peu de sa composition.

 — Au lieu d’épier le visage de vos profs, concentrez-vous sur les cours un peu ! Non parce que vos dernières copies étaient pas fameuses, hein. Le bac est dans moins de trois mois je vous rappelle.

 Les adolescents échangèrent un regard gêné, comprenant probablement parfaitement de quoi leur professeur de philosophie parlait.

 — Si je regarde dans le vide pendant les cours c’est sûrement parce que, chaque jour, je questionne mes choix de vie à enseigner à des morveux comme vous, plaisanta-t-il.

 Loin d’être vexés, les élèves s’esclaffèrent, non sans répliquer qu’ils étaient loin d’être les pires de la classe. Mélody, en retrait, observa son petit-ami blaguer avec les adolescents, insistant qu’ils avaient tout intérêt à mettre le nez dans un livre pour une fois.

 — Je vais bien, mais les croissants sont quand même pour moi ! conclut-il en leur tournant le dos pour faire face à Mélody, comme pour marquer la fin de la conversation. Vous me les avez donnés, c’est non échangeable.
 — C’est juste pour cette fois alors profitez-en !

 Les adolescents s’écartèrent, restant tout de même près du portail. Restée silencieuse jusque là, Mélody esquissa un sourire.

 — Tes élèves t’apprécient.
 — Bah, c’est réciproque, dit-il, le visage curieusement apaisé, les croissants en équilibre dans une main. À quelques exceptions, ce sont de chouettes gamins. Ils vont me manquer l’année prochaine.

 Ils s’inquiètent pour toi aussi, hésita-t-elle à dire, se retenant à la dernière seconde. Ils se voyaient samedi, alors ils auraient tout le temps d’en discuter à ce moment-là. Mélody ne voulait pas douter de Tachibana, ou Katsuya, ou Kunisaki - peu importait son véritable nom. Elle avait confiance en lui, même si ce n’était pas réciproque.
 Avec le temps, il finirait peut-être enfin par lui parler.

 — Il faut vraiment que j’y retourne maintenant, soupira-t-il, l’air sincèrement désolé.
 — Déjà ? ne put-elle s’empêcher de se lamenter.

 Avant qu’elle n’ait le temps de réagir, Tachi saisit son visage de sa main libre et se pencha jusqu’à ce que sa joue touche la sienne.

 — Passe la nuit à la maison, samedi, murmura-t-il.

 Le ventre de Mélody se remplit de papillons à ces quelques mots.

 — Je veux qu’on dorme ensemble. Comme un vrai couple, cette fois.

 Le souffle coupé, elle ne sut que répondre. Tachi détacha son visage de sa joue pour poser ses lèvres sur les siennes, avec un peu plus de force qu’un simple baiser pour se dire au revoir aurait pu demander. Mélody ferma les yeux, son cœur battant dans sa cage thoracique avec intensité ; celle que ses baisers lui provoquaient à chaque fois.
 Tachi se recula, sa main en suspens sur son visage.

 — À samedi, princesse, susurra-il avec un sourire charmeur avant de se redresser.

 Non loin d’eux, le trio d’élèves échangeaient de nouveau des “Ooh” surexcités, comme venant d’assister à une scène particulièrement intéressante.

 — Cadeau, dit-il en lui enfonçant un des croissants dans les mains avant de partir vers le portail. Oh c’est bon les jeunes, hein ! Vous avez quel âge putain ? Vous avez jamais vu deux adultes s’embrasser ou quoi ?

 Tachi rentra dans l'établissement sous le regard appuyé des adolescents, rendus frénétiques par le spectacle sur la vie amoureuse de leur professeur. Lorsqu’ils reportèrent leur attention sur sa petite-amie, Mélody se sentit rougir, la décidant à rebrousser chemin.
 “Dormir ensemble comme un vrai couple” ? Cela signifiait-il ce qu’elle croyait ? Son corps s’électrisa à cette simple pensée ; ce corps qui désirait Tachi avec un peu plus d’intensité chaque jour qui passait. Même si cette optique la faisait paniquer de bien des manières, elle n’était plus une lycéenne. Combien de temps pouvait-elle se permettre de faire attendre quelqu’un d’expérimenté comme Tachi ? Il lui faudrait bien sauter le pas à un moment ou à un autre, et peut-être que cette occasion était la bonne. Avant qu’il ne se lasse ; avant qu’il n’ait une autre raison de mettre de la distance entre eux, en prétendant que tout allait bien lorsque ce n’était clairement pas le cas. “Dormir” ensemble était peut-être la seule manière de se rapprocher de lui pour le moment.
 Mais Mélody, elle ne voulait pas que ça. Le corps de Tachi, c’était une chose, mais c’était surtout son cœur qu’elle voulait. Elle ferait n’importe quoi pour l’obtenir.
 Si seulement il acceptait enfin de le lui donner.


♦♦♦


 Lysandre effleura les hautes herbes en bordure de jardin avec sa main, la rosée du matin se déposant sur ses doigts. C'était un rituel qu’il avait lorsqu’il vivait encore ici. Malgré l’emploi du temps terrible exigé par une exploitation agricole, ne lui permettant presque aucune seconde de répits, il prenait toujours une minute pour profiter de la fraîcheur du début de journée. Seulement dans ces moments-là, il avait l’impression de pouvoir respirer correctement.

 — Est-ce que tu prends du sucre avec ton café ? lui demanda Leigh depuis la table de jardin.
 — Pas aujourd'hui, répondit-il en se redressant.

 Lysandre rejoignit son frère, déjà assis sur la petite chaise blanche rongée par la rouille, un manteau d’hiver sur les épaules.

 — Tu as si froid que ça ? s’inquiéta-t-il. On peut petit-déjeuner à l'intérieur si tu préfères.
 — Non, c'est bon, bougonna-t-il en resserrant ses bras croisés plus fermement.

 Après tout, c'était lui qui avait insisté pour se mettre dehors. Lysandre, lui, ne portait qu’une fine veste et une écharpe enroulée autour de son cou. Il essuya ses doigts mouillés sur celle-ci avant de s’asseoir à son tour.

 — Tu es allé à la boulangerie ce matin ? s'étonna le musicien en remarquant le panier plein de viennoiseries sur la table.
 — C’est Mme Pichet. Je ne sais pas quand elle est venue apporter ça, mais quand je suis allé préparer nos cafés, tout était posé dans la cuisine, expliqua-t-il.
 — Elle ne devrait pas se donner tant de mal pour nous.

 Leigh acquiesça en silence. Leurs voisins paraissaient absolument ravis de les voir et multipliaient les bonnes intentions depuis la veille : cadeau de bienvenue, dîner gratuit, cargaison de légumes frais à rapporter à la maison, accès gratuit à leur propre petite piscine de jardin s’ils le souhaitaient... certains services semblaient au moins être inclus dans le prix des chambres, mais la majorité devait seulement être un traitement de faveur de leurs voisins qui les connaissaient depuis petits. La veille, ils avaient passé le repas du soir avec eux, les arrosant d’anecdotes sur leur enfance qu’ils avaient déjà entendu une centaine de fois auparavant.
 Lysandre s'était attendu à entendre Leigh manifester son mécontentement, compte tenu de la façon dont s'était déroulée leur dernière visite, mais celui-ci était resté agréable et poli. Il se demandait si une part de sa frustration était partie lorsqu’il avait détruit le cadre de sa main nue, et si une autre avait disparu en rompant les liens avec la personne à l'intérieur.
 Pichet avait remplacé la photo par une des deux frères uniquement.

 — Ça fait du bien d'être seuls, murmura Leigh.
 — C’est plus calme, en effet, confirma Lysandre en buvant une gorgée de son café rendu déjà tiède par l’air frais.

 Le musicien observa l’horizon juste devant eux, et le soleil qui sortait timidement de derrière la vallée pour inonder la prairie de sa lumière dorée. Dissimulé par les nuages hirsutes qui recouvraient le ciel, les rayons qui auraient pu les réchauffer peinaient encore à arriver jusqu'à eux. Lysandre ferma les paupières pour s'imprégner du silence cacophonique de la campagne, où le simple son de l’herbe folle caressée par le vent se transformait en douce mélodie à l’oreille de qui prenait le temps de l’ecouter. Même le bruit lointain des moissonneuses-batteuses s’ajoutait à l’atmosphère apaisante des lieux, sans la déranger. Adolescent, la musique du jardin où il avait grandi lui avait échappé, mais il avait plaisir à la redécouvrir, maintenant qu’il était adulte. Malgré le travail difficile, il ne doutait pas que ses parents, eux, avaient dû la remarquer.
 Aucun instrument à sa disposition ne lui aurait permis de reproduire une telle harmonie.

 — Tu as l’air de bonne humeur.

 Lysandre tourna la tête vers Leigh qui l’observait, interdit. Le musicien sourit, reposant sa tasse sur la table.

 — Ça me fait plaisir d’être ici.

 Son regard se perdit dans l’horizon de nouveau.

 — Je suis soulagé que la maison soit restée à l’identique. Quand je suis parti, je savais que tout pouvait arriver, et j’étais prêt à m’en séparer. Je ne voulais pas réfléchir aux conséquences, avoua-t-il. Mais de revenir ici et de voir la maison dans l’état dans lequel les parents l’ont quitté...

 Il observa la bâtisse, un sourire nostalgique aux lèvres.

 — Je suis content.
 — Moi aussi.

 Leigh n’avait pas bougé, les bras fermement serrés sur sa poitrine pour se réchauffer, le soleil lui refusant désespérément les rayons qui auraient pu l’aider.

 — Tu ne disais pas ça, la première fois qu’on est venu, fit remarquer Lysandre.

 Son frère inspira et expira profondément avant de répondre.

 — J’étais encore en colère contre toi d’avoir vendu, dit-il en se redressant légèrement sur sa chaise. J’étais en colère contre le monde entier, pour être honnête.

 Il libéra ses mains frigorifiées du tissu épais de son manteau pour les enrouler autour de son mug. Comme pour le récompenser, la lumière naturelle du ciel se posa enfin sur leur table de petit-déjeuner. Lysandre cligna plusieurs fois des paupières, légèrement ébloui.

 — Je suis toujours déçu que tu aies vendu. Si les Pichet décident de la raser, il ne nous restera plus rien.
 — Je sais.

 Leigh soupira, le nez dans sa tasse à café.

 — Mais avec l’argent de la vente, peut-être que je pourrais investir dans un manager pour la boutique, pour enfin avoir quelqu’un tous les jours.

 Lysandre croisa les jambes, les mains sur sa cuisse. Du peu qu’il en savait - Leigh restant toujours très discret sur ses affaires - il n’avait que deux vendeurs qui venaient travailler quelques heures par semaine, tout au plus.

 — Je pense qu’il est temps pour moi que je lève le pied.
 — C’est une bonne idée.
 — Lysandre, l’appela-t-il brusquement, alors qu’il avait déjà son attention.

 Le musicien pencha la tête vers son frère qui observait toujours le liquide sombre dans son mug.

 — Je vais rendre les clés de l’appartement.

 Surpris, il hésita avant de demander :

 — Quand ça ?
 — Ce mois-ci. La notice est arrivée l’autre jour. J’ai confirmé avant de venir.
 — Pourquoi ?

 Leigh soupira, levant enfin la tête vers le ciel, le vent frais s’infiltrant dans ses cheveux ébènes.

 — J’ai trouvé moins cher et plus près de la boutique. Je pense y rester un an, maximum, le temps de former le nouveau manager.

 Il secoua la tête, les paupières fermées, comme alourdies par la fatigue de ces derniers mois.

 — Je ne veux plus vivre dans cet appartement. Pas après y avoir vécu avec Rosalya.
 — Je comprends.
 — Tu peux retourner là où tu vivais avant ?
 — Oui, normalement. J’appellerai Tachibana pour confirmer. J’ai plusieurs mois de loyer en retard à lui payer, mais si j’accepte le contrat du Loft, je devrais pouvoir lui en rembourser la majorité, dit-il, une main sous son menton, comme se parlant à lui-même.

 Un léger silence s’installa. Le musicien finit son café déjà froid, n’étant pas certain de s’il devait ajouter quelque chose. Ce fut Leigh qui reprit :

 — Lorsque le nouveau manager sera opérationnel, j’aimerais voyager un peu.
 — Ah oui ? s'étonna Lysandre. Je ne pensais pas que ça t'intéressait.

 Plus d’une fois, Rosalya lui avait parlé de projets de voyage avec Leigh, sans que ça ne se fasse ; puis son amie avait cessé d’en parler. Il avait supposé que son frère n’en faisait pas une priorité, soit en refusant dès le départ soit en remettant toujours à plus tard.
 Son frère déplia une serviette en tissu sur la table pour y poser un croissant, le coupant en deux avec ses doigts.

 — J’ai envie de changer d’air, loin d’ici. J’en profiterai pour améliorer mes compétences.

 Il haussa les épaules.

 — J’ai l’impression que mon style stagne depuis des années. Une styliste de Milan est venue à la boutique l'année dernière et on a sympathisé. Elle m’a proposé de venir visiter son atelier en Italie à plusieurs reprises déjà, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’accepter.

 Lysandre attendit qu’il poursuive tandis qu’il mordait distraitement dans sa viennoiserie.

 — Ça fait un moment que j’y réfléchissais.
 — Qu’est-ce qui t’a décidé ? demanda Lysandre avec prudence.

 Sa rupture avec Rosalya, probablement.
 Leigh prit son temps pour répondre, mastiquant lentement. Le musicien finit par l’imiter et piocha dans le panier a son tour.

 — J’avais l’impression de trahir papa et maman, si je m'éloignais de la boutique.

 Il secoua la tête sous le regard surpris de son frère.

 — Ils ont accepté que je quitte la maison pour réaliser mon rêve, ils ont payé la caution et le loyer de mon premier appartement, ils se sont portés garant à la banque pour que j’obtienne un prêt et m’ont aidé à en rembourser une partie quand les affaires allaient mal.

 Un sourire triste étira ses lèvres gercées par le froid.
 Lysandre ignorait tout ça. Il savait que ses parents avaient toujours soutenu Leigh, mais pas à ce point-là. Ils n’avaient jamais roulé sur l’or, et leur héritage était principalement constitué de la ferme et des terres.

 — Ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour m’encourager, alors même que c'était un univers totalement étranger pour eux, dit-il, les yeux brillants sous les reflets du soleil. Résultat, ils sont morts seuls tous les deux. Ce ne serait jamais arrivé si je n’avais pas eu cette ambition stupide à dix-huit ans.

 Il posa un poing contre ses lèvres comme pour faire taire le chevrotement de sa voix, les paupières fermées. Après quelques raclements de gorge, il reprit :

 — Je sais que tu m’en veux de t’avoir poussé à reprendre la ferme tout seul, mais je me sentais responsable de la boutique. Si je l’abandonnais, à quoi est-ce que tous leurs sacrifices auraient servi ? se questionna-t-il lui-même. Toi ici et moi là-bas... je pensais juste que c'était la meilleure solution.

 Leigh tourna enfin la tête vers lui pour quérir son regard.

 — Je suis désolé.

 Lysandre sourit, presque gêné de l’entendre s’excuser. Il ne regrettait pas d’avoir essayé de reprendre la ferme, car il avait eu le temps de réfléchir à ce qui était le mieux pour lui. Il avait pu partir le cœur léger, sans regrets. Leigh n’avait probablement jamais eu le temps d’en faire de même.

 — J’ai tout sacrifié pour la boutique. Pendant toutes ces années, c’était comme si j’étais incapable de penser à autre chose. Il fallait que je réussisse pour que tous leurs sacrifices aient du sens, tu comprends ? Résultat, la boutique est enfin lucrative, mais ma relation avec toi s’est détériorée, et Rosalya n’en parlons pas...

 Il eut un rire amer.

 — Je me suis isolé au moment où j'avais le plus besoin de soutien... et je vous ai isolés aussi en conséquence.
 — On réagit tous différemment face au deuil, dit simplement Lysandre. J’aurais probablement fait la même chose si j’avais été dans ta position.

 Leigh enfonça le dernier bout de croissant dans sa bouche, comme ayant oublié qu’il n’avait pas fini de le manger. Lysandre fit de même, regrettant d’avoir déjà fini son café. Son frère sembla lire dans ses pensées car il s’essuya les doigts avant de prendre leur deux tasses pour aller les reremplir.

 — Toujours sans sucre ?

 Lysandre hocha la tête et Leigh partit vers la maison. Le musicien en profita pour se lever, se réjouissant de l’air doux qui l’entourait désormais que la matinée progressait enfin. Il fit quelques pas dans l’herbe encore humide pour s’approcher de l’enclos des lapins au bout du jardin. Une bonne moitié était encore endormie, se reposant paisiblement sous les toits qui les protégeaient du vent et des intempéries, tandis qu’une profitait déjà du soleil. Il s’accroupit pour mieux les observer, posant une main sur la petite barrière qui les maintenait à l’intérieur.
 Un lapin au pelage blanc-gris et l’oreille gauche pliée en deux s’approcha de lui, comme s’il savait qu’il s’agissait de son ancien maître. Lysandre, lui, sourit en le reconnaissant instantanément. Son oreille abîmée l’avait toujours distingué facilement des autres, de même que les accents argentés dans ses poils blancs. Lysandre se redressa légèrement, juste de quoi pouvoir se pencher et prendre Mimi - comme il l’avait appelé - dans ses bras, soupirant de soulagement au contact chaud de l’animal contre sa poitrine. Il libéra une main pour la passer sur son dos, le caressant avec précaution, les lapins étant d’un naturel craintif. Mais Mimi se laissa faire, sa petite queue s’agitant de joie. Le musicien chercha autour de lui pour voir s’il y avait de quoi lui donner à manger.

 — Ton café va refroidir, lui dit Leigh en arrivant à sa hauteur, les mains dans les poches.

 Son frère lança un regard confus au lapin, comme s’il hésitait à se présenter à la créature. Il finit par avancer un doigt, le plaçant juste devant son nez. Leigh avait beau avoir été élevé à la campagne, il n’avait jamais été à l’aise avec les animaux. Lysandre soupçonnait qu’il en avait même un peu peur mais n’en était pas certain. Les lapins avaient l’avantage d’être bien trop petits pour être menaçants - du moins, pour la majorité.

 — Il a une oreille de travers celui-là, fit-il remarquer.
 — Tu veux le porter ? proposa Lysandre.

 Il avait l’air d’hésiter mais, n’ayant pas répondu “non”, le musicien s’avança pour lui passer l’animal. Leigh ouvrit maladroitement les bras, laissant Lysandre poser Mimi dans ceux-ci.

 — Détends-toi, lui intima-t-il. Ce sera plus confortable pour vous deux.

 Son frère serra les lèvres un instant, irrité, peinant visiblement à calmer la tension dans ses muscles. Le musicien chercha de nouveau de quoi nourrir le lapin, le temps que son frère trouve une position dans laquelle il se sentirait suffisamment à l’aise. En faisant quelques pas, il trouva rapidement un petit seau rempli de feuilles vertes. La main pleine, il revint, tendant l’une d’elle à Mimi qui s’empressa de la dévorer en quelques secondes. Lysandre lui en présentant une deuxième qui disparut dans sa gueule avec la même irréversibilité qu’une copie double enfoncée dans une déchiqueteuse.
 Prêt à lui en donner une autre, le musicien se réjouit en constatant que la posture de son frère s’était radouci. Alors qu’il relevait la tête vers lui pour l’en féliciter, son souffle se coupa sous la surprise.
 Leigh riait.

 — Il est mignon ! s’exclama-t-il, comme choqué par ce constat.

 Lysandre ignorait la dernière fois qu’il avait vu Leigh sourire ainsi, avec un visage aussi détendu. C’était comme faire un bond, des années en arrière. Le soleil de la campagne n’aurait pas pu réchauffer son cœur ainsi.

 — Et il te ressemble un peu, non ? ajouta-t-il, amusé.
 — Ah bon ?

 Leigh baissa la tête vers le lapin avant de la lancer vers lui.

 — Vous avez quasiment la même couleur de cheveux !
 — C’est vrai... admit-il, le remarquant pour la première fois. Tu veux essayer de le nourrir toi-même ?

 Lysandre l’aida à libérer un bras avant de lui passer une petite feuille qui disparut presque immédiatement.

 — Il s’appelle Mimi.
 — Ça lui va bien, dit-il doucement, tendant déjà la main pour prendre une autre feuille.
 — Tu veux l’adopter ? Pichet l’autorise, tu sais.

 Leigh secoua la tête, les lèvres plissées.

 — L’adopter ? Ça c’est le genre de décision impulsive que toi, tu prends.

 Lysandre resta muet, pouvant difficilement lui donner tort.

 — En parlant de décision impulsive, je suis surpris d’apprendre que tu n’as toujours pas signé avec le Loft. De ce que tu m’en dis, ils sont réputés, et après ce que tu as fait au Snake Room, ça relève du miracle.
 — Ils sont très réputés, bien sûr, mais ils veulent me faire signer un contrat d’exclusivité d’un an, ce qui m’empêcherait de continuer à jouer au Coquelicot, donc je veux y réfléchir d’abord.

 Leigh secoua la tête, comme à chaque fois qu’il peinait à comprendre le raisonnement de son petit-frère. Ce n’était pas grave ; cette décision ne regardait personne d’autre que lui, après tout, d’autant plus désormais qu’ils allaient bientôt vivre séparément de nouveau. Certes, le Coquelicot ne payait pas beaucoup, mais la liberté qu’il lui offrait lui était devenue inestimable.
 Ils restèrent ainsi de longues minutes, juste à observer le lapin dévorer ce qui semblait être le mets le plus délicieux qu’il lui était donné de manger. Lorsque le soleil disparut derrière un nuage épais, les températures fraîches se rappelant brusquement à lui, Leigh se décida à reposer Mimi dans l’herbe de son enclos. Ils retournèrent à leur table où deux cafés froids les attendaient. Lysandre s’assit le premier, Leigh restant debout juste à côté, une main sur le dos de sa chaise, le regard perdu vers la route devant la maison.

 — Toi et Rosalya êtes toujours amis ? demanda-t-il tout-à-coup.
 — Oui, bien sûr, répondit-il honnêtement. C’est vrai qu’on avait arrêté de se parler pendant un moment mais on s’est réconciliés.

 Leigh hocha la tête.

 — Est-ce que tu sais avec qui...?

 Il s’interrompit, les sourcils froncés. Plusieurs secondes passèrent sans qu’il ne se décide à poser sa question. Alors que Lysandre s'apprêtait à relancer, Leigh lui lança un sourire discret.

 — Tu sais quoi ? C’est sans importance, maintenant.

 Il s’assit à son tour et se plaignit du café froid comme s’il ne s’était rien passé. Le musicien hésita à insister mais abandonna l’idée, Leigh ayant déjà changé de sujet. Le regard curieusement joyeux de son frère ne quittait plus l’enclos aux lapins et les deux frères profitèrent d’un petit-déjeuner copieux dans le jardin de leur enfance.
 Jusqu’à leur départ, Leigh démentit avec véhémence son envie d’adopter Mimi, mais il signifia quand même à Pichet qu’il reviendrait probablement tout seul pour “vérifier quelque chose”.


♦♦♦


→ Chapitre 33

dimanche 17 août 2025

“Fallen” ♦ Chapitre 31



 — T’as du courrier.

 Ada releva le nez de sa revue scientifique et se retint de réagir à la vue de la pile de colis que son collègue, maître de conférence aussi, venait de poser en équilibre devant elle. Elle accueillit son expression contrariée avec un air faussement innocent.

 — Je sais que je t’ai dit que tu pouvais utiliser ma boîte aux lettres en attendant que tu ais la tienne, mais faut pas abuser non plus ! la sermonna-t-il, la main encore aplatie sur la pile. Je vais plus avoir de place pour recevoir mon propre courrier à la fin !
 — Promis ! C'était juste pour cette fois. J’avais absolument besoin de certains livres pour mes nouveaux cours de ce semestre.

 Charles passa derrière elle pour aller s’asseoir de l’autre côté de la table, se servant un café au passage. C'était difficile de croire qu’avec un prénom aussi ancien, son collègue avait pourtant un an de moins qu’elle, et était le plus jeune de sa nouvelle équipe. Ils avaient sympathisé immédiatement.

 — Tu peux pas te faire livrer ça chez toi ?
 — Je t’ai dit que j'étais en plein déménagement.
 — Ah oui c’est vrai.

 Ada ferma sa revue et étudia la pile avec ses doigts. Quatre colis étaient relativement fins et malléables : sans aucun doute, les livres qu’elle avait achetés exprès pour ses cours. Le dernier, en revanche, était dur et épais. La jeune femme se mordit discrètement la lèvre.
 Elle savait de quel livre il s’agissait, et ça n’avait rien à voir avec son travail.

 — Je suppose que c’est le problème quand on est un tout nouveau département, soupira-t-il, un bras pendu sur le dos de sa chaise. La bibliothèque est vide pour nous.
 — Grave, répondit Ada, les yeux fixés sur l'épaisse enveloppe qu’elle ne pouvait pas ouvrir tant que son collègue serait dans la pièce. Je sais qu’on a un budget pour ça mais ça craint qu’on doive avancer l’argent avant de se faire rembourser.
 — À qui le dis-tu ?

 Son collègue laissa tomber sa tête en arrière et son poing s’abattit brusquement sur la table, renversant un peu de son café sur le bois blanc. En voilà un qui n’avait pas hâte d’aller à ses leçons du soir. Ada aurait dû compatir, mais elle n’attendait qu’une chose : qu’il sorte de la pièce au plus vite.
 Quelques minutes de silence passèrent pendant lesquelles Ada reprit la lecture de sa revue, bien qu’incapable de se concentrer sur un traître mot. Son cerveau était passé à autre chose la seconde où il avait reconnu l’ouvrage dans l'épaisse enveloppe.

 — Bon, je vais pas tarder, moi, dit Charles en se redressant, son gobelet déjà vide entre les doigts.

 Oui, enfin ! C’est pas trop tôt !

 — Oh non, tu t’en vas déjà ?

 Un sourire séducteur s'épanouit sur son visage juvénile.

 — Mais c’est que t’as l’air déçue.
 — Pas à ce point-là quand même.

 Il la désigna du doigt, son gobelet vide écrasé contre sa paume.

 — Un jour... menaça-il en se levant lentement de sa chaise. Un jour tu regretteras de m’avoir laissé partir !
 — Ouais c'est ça, rit-elle.
 — Combien de fois je t’ai invitée à sortir déjà ? Hein ? Au moins vingt ! Vingt-cinq ! Trente ! Tout ça pour que tu passes tout ton temps avec le beau gosse du département d’Histoire de l’Art !

 Ada retint un soupir et sourit poliment alors qu’il réunissait ses affaires.
 Et lui, savait-il combien d’hommes dans son genre elle avait eu affaire dans sa vie ? Probablement plus que seulement trente ! Beaucoup adoraient s’amuser à la draguer, parce qu’elle avait de l’humour et du répondant, mais tous se défilaient lorsqu’il s’agissait de passer aux choses sérieuses. Au mieux, ils la voulaient au moins pour une nuit, au pire, ils se rapprochaient d’elle pour obtenir le numéro d’une de ses copines. Entre les deux, une flopée d’hommes qui préféraient rester “amis” après avoir bien réfléchi. À son grand désarroi, elle n'était jamais sortie avec quelqu’un plus de trois semaines.
 Ada ne parvenait pas à trouver l’homme qui la choisirait pour le reste de sa vie, alors elle avait arrêté de chercher. Ça finirait bien par lui tomber dessus à un moment ou à un autre, et elle avait d’autres choses auxquelles penser en ce moment.
 En attendant, quitte à se faire draguer par des beaux-parleurs comme Charles, autant profiter de leur boîte aux lettres !

 — Bon j’y vais ! À demain ! lui lança son collègue, ses affaires sous le bras.
 — Hum, à demain !

 La porte se ferma dans son dos et le bruit de ses pas dans le couloir se fit de plus en plus lointain. Ada resta immobile un instant, attentive au moindre changement qui pourrait indiquer que quelqu’un d’autre se dirigeait vers la salle des professeurs du département de biomécanique.
 Une fois certaine qu’elle n’allait pas se faire interrompre, elle se jeta presque sur l’enveloppe tant convoitée, pestant contre les couches de scotch qui la maintenaient fermée. Elle était allée tout aussi vite en trouvant l’annonce sur Vinted, une semaine plus tôt, et avait donné l’adresse de l'université pour éviter que son colis se perde dans son déménagement.
 Enfin parvenu à l'ouvrir, Ada s’attaqua au papier bulle pour libérer la dernière pièce de sa collection : la première édition américaine de Winterbell, son roman préféré, signée par l'autrice. Il s’agissait en vérité d’une série de romans dont le quatrième et dernier volume était sorti récemment, et le livre dans ses mains était le deuxième, sorti huit auparavant, à une époque où elle ignorait encore l’existence de cette série.
 Dans un monde de dragons métamorphes, l’histoire se concentrait sur l'héroïne et sa quête pour retrouver sa mère. Après son burn out dans l’association, Ada avait commencé cette série par hasard, pour se changer les idées. Si l’univers aux inspirations nordiques lui avait plu immédiatement, c'était la relation - plus qu’ambiguë, en son humble avis - entre les deux rivaux amoureux qui avait retenu son attention : l’un chasseur de dragons taciturne et l'autre métamorphe charismatique. Le fait qu’ils partageaient plus d’alchimie entre eux qu’avec l'héroïne était une opinion partagée par plus d’une personne, et Ada dessinait ses nouveaux personnages préférés presque toutes les semaines pour le prouver aux autres.
 Les hommes dans la réalité se révélaient toujours décevants, mais dans la fiction ? Ils avaient tout ce dont elle aurait pu rêver ! Et dire qu’il lui avait fallu un burn out pour s’en rendre compte... quel temps perdu !
 Ada plaqua son poing sur ses lèvres pour retenir le cri de fangirl qui avait failli s'échapper de ses lèvres. La signature élégante de l'autrice prenait presque toute la place sur la première page blanche du volume, juste avant le titre. À contre cœur, elle ferma le livre pour le remettre dans l’enveloppe, sachant que ce n'était ni la place ni le moment pour l’admirer. Mais une fois seule chez elle ce soir, elle prendrait son temps pour l'étudier sous toutes les coutures. Ses amies fans sur les réseaux sociaux allaient être folles de jalousie !
 La jeune femme, se mordant encore furieusement la lèvre inférieure d’excitation, enfonça ses colis et sa revue dans son sac qui ne se fermait plus sous l’afflux. Ada le laissa sur ses genoux pour éviter de se faire voler ses affaires en le mettant à l'arrière. Un coup d'œil à sa montre lui indiqua qu’elle allait être en retard pour retrouver Rayan si elle ne se dépêchait pas. Heureusement, leur point de rendez-vous était dans le bâtiment juste adjacent au sien.
 Usant de toute sa force dans ses bras musclés, Ada se précipita vers les ascenseurs, retenant son sac de tomber à chaque mouvement. Pourtant, à sa grande surprise, et malgré ses cinq minutes de retard, son ami n'était pas là. La chercheuse attendit cinq minutes de plus, surveillant son téléphone pour voir s’il l’appelait. Interloquée, Ada décida de rejoindre l'amphithéâtre où il donnait son dernier cours de la journée, un étage plus haut. Elle s’en rappelait parfaitement car il s’agissait d’un des seuls qui lui était partiellement inaccessible, comme le lui avait expliqué son directeur lors de sa première visite. La porte d'entrée donnait sur l'arrière des bancs, et seul un escalier permettait l'accès au tableau, aussi ne pouvait-elle pas y enseigner.
 Ada arriva devant la porte mais aucun élève n'était là. Soit ils étaient déjà tous partis, soit le cours n'était pas encore terminé. La jeune femme entra discrètement, ne souhaitant pas déranger une potentielle leçon, mais fut interpellée par le curieux silence à l'intérieur. Alors qu’elle s'avançait doucement vers l’escalier pour vérifier si Rayan était en bas, une voix se fit entendre.

 — Je veux juste lui parler.
 — Dans ce cas-là, contacte-la directement.

 Elle reconnut Rayan dans cette réponse curieusement sèche. Une dispute ?

 — J’ai pas son numéro.
 — J’ai bien peur que je ne puisse rien pour toi, Victor. Tu ne devrais même pas être là. Tu n’es pas étudiant.
 — Et alors ? Ça vous pose un problème que je sois là ?
 — Je préfère que tu évites de venir sur mon lieu de travail, en effet.

 Un rire lui parvint.

 — Pourquoi ? Vous avez peur de ce que je pourrai balancer sur vous ? Du genre que vous coucher avec vos élèves ?

 Ada serra les dents, reculant encore plus alors que Rayan et l’inconnu ne pouvaient déjà pas la voir. Était-il trop tard pour rebrousser chemin et prétendre qu’elle n'avait rien entendu ? Mais la curiosité la piquait plus que l'envie d'éviter les problèmes, l'empêchant de franchir la porte de nouveau.

 — Des menaces ? reprit Rayan après un court silence.
 — Donnez-moi son numéro et je tiendrai ma langue. Je veux juste lui parler ! Vous êtes jaloux ou quoi ?

 Rayan eut un rire sardonique.

 — Rentre chez toi, Victor. Je vais faire comme si cette discussion n'a jamais eu lieu, pour ton propre bien.
 — Vous me prenez vraiment pour un gamin, répliqua l’inconnu, mais vous avez aucune idée de ce qu’il y a entre Olympe et moi.

 Olympe ?!
 Ada plaqua sa main sur sa bouche. C'était d’elle dont ils parlaient ? Olympe Clairance ? Son ancienne amie ? Non... Impossible. Un tel hasard était-il possible ? Mais Olympe était bien étudiante en Histoire de l’Art, en plus d'être une jolie fille... Et Ada savait que Rayan était, en effet, sorti avec une élève. Mais quel était le lien avec cet étranger qui souhaitait la contacter absolument ?
 Dans quel bordel tu t’es mise Olly ? ne put-elle s'empêcher de penser.

 — S’il y a réellement quelque chose entre elle et toi, tu devrais déjà connaître son numéro, non ?

 Ada plissa les lèvres pour s'empêcher de sourire à sa répartie.

 — Si elle ne te l’a jamais donné c'est qu’elle ne veut pas te parler, ajouta-t-il. Maintenant, si tu veux bien m’excuser...

 Un bruit sourd suivi par ce qu’elle supposa être des chuchotements lui parvinrent. Inconsciemment, Ada se pencha pour essayer d'entendre la voix venimeuse de l’inconnu qui en avait après Olympe, mais elle ne parvint pas à déchiffrer quoi que ce soit.

 — Je vous laisse réfléchir, dit-il finalement d’une voix forte. Si vous voulez pas que je revienne ici vous avez qu'à convaincre Olympe de revenir au club ou me dire où je peux la trouver. C’est à vous de voir.

 L’inconnu grimpa ensuite les marches de l'amphithéâtre, faisant paniquer Ada qui n'avait pas réfléchi une seule seconde au fait qu’elle n'avait nulle part où se cacher. Elle regardera frénétiquement autour d’elle, envisageant même d’essayer de resortir, mais abandonna l'idée bien vite. En une seconde, le garçon apparut en haut des marches, sursautant à la vue de la chercheuse.
 Une peau lisse, des cheveux châtains et des yeux verts comme ceux de Rayan, l'inconnu avait les mains nonchalamment enfoncées dans les poches de son jogging. Passé la surprise, le jeune homme la dévisagea, littéralement de haut en bas, une expression de dégoût sur le visage.
 Ada écarquilla les yeux, éberluée par son audace.

 — Tu veux ma photo ?

 L’inconnu tressaillit, comme ayant cru qu’il pouvait regarder les gens ainsi sans se prendre un commentaire en échange.
 Certes, on lui lançait parfois des regards curieux ou malaisant, mais Ada comptait sur les doigts d’une main les fois où on l’avait toisée de cette façon, sans aucune retenue.

 — Il y a quelqu’un ? s'affola Rayan depuis l’avant de l’amphithéâtre.

 L’inconnu jeta un regard en arrière avant de quitter la pièce, ignorant royalement Ada. Rayan monta les marches en courant presque, s'arrêtant à la dernière rangée, les yeux remplis d’effrois. Il salua la chercheuse d’un soupir de soulagement lorsqu’il reconnut son visage.

 — Oh Ada c’est toi... Dieu merci...
 — Rayan c’est quoi ce bordel ? s’affola Ada.

 Son ami expira de plus belle, comme ayant retenu sa respiration pendant tout son échange houleux avec le gamin malpoli qui venait de sortir. Il déplia la première chaise à sa gauche pour s’asseoir, enfouissant son visage dans ses mains, ses coudes sur ses genoux.

 — C’est Olympe Clairance ton ex ? Et il a quoi à voir dans tout ça l’autre ? s’enquit-elle en pointant la porte du doigt.

 Rayan ne répondit pas tout de suite, laissant sa respiration reprendre un rythme normal entre ses paumes. Ada n’osait imaginer la panique qui avait dû le gagner en croyant que quelqu’un d’autre aurait pu surprendre leur conversation.
 Elle n’aurait peut-être pas dû, mais elle se sentait un peu désolée pour lui.

 — Oui c’est elle, finit-il par admettre en se redressant. Et lui c’est... c’est juste un gamin du club où elle et moi on s’entrainait. On a pas été très discrets là-bas.
 — Pourquoi il te fait du chantage ?
 — J’en sais rien...

 Il secoua la tête, sans la regarder.

 — Il a toujours été odieux, envers Olympe en particulier. Apparemment elle a arrêté de venir au club et il veut lui parler. Je sais pas comment il a su où me trouver. J’ai jamais dit que j’enseignais ici.
 — C’est qu’il est motivé à la retrouver, murmura Ada, plus pour elle-même que pour Rayan.

 Son ami écrasa ses paupières fermées sous ses doigts.

 — Dans quel pétrin je me suis fourré ?

 Ada se retint d’en ajouter une couche, malgré ses lèvres qui la brûlaient d’envie de l’accabler, lui et toutes les mauvaises décisions qu’il avait prises. Après un long silence, tout juste dérangé par sa lourde respiration, Rayan se tourna vers elle.

 — Qu’est-ce que je devrais faire ? lui demanda-t-il.
 — J’en sais rien, répondit Ada, prise de court. Je veux dire... c’est pas courant comme situation.

 Elle posa sa main sous son menton, réfléchissant un peu plus sérieusement, sous le regard suppliant de son collègue.

 — Il a des preuves que toi et Olympe êtes sortis ensemble ?
 — J’en doute. Je pense qu’il l’aurait dit, sinon.
 — Ignore-le, dans ce cas-là. Et dis juste à Olympe que ce mec la cherche, comme ça elle décidera quoi faire de lui elle-même.
 — Hum...

 Des cernes épaisses sous ses yeux ternes, Rayan paraissait profondément désespéré. Ada ne savait pas bien pour quoi exactement - les menaces, la peur de perdre son poste, ses sentiments conflictuels à l’égard de son ex-copine, où l’idée de devoir la contacter - mais elle ne l’avait jamais vu comme ça. Elle se rapprocha doucement pour poser une main sur son dos.

 — Je suis sûre que c’est moins compliqué qu’il n’y paraît !

 Rayan esquissa un léger sourire derrière ses traits fatigués.

 — Comment vous vous êtes rencontrées, Olympe et toi ? Vous vous connaissez, pas vrai ?

 Ada eut un mouvement de recul.

 — C’était hum... c’était il y a... cinq ans, je crois.

 Que devait-elle dire, exactement ? Rayan avait-il toujours su qu’elles se connaissaient et étaient amies ? Probablement pas, vu tous les efforts qu’avait pris Olympe pour faire comme si leur amitié n’avait jamais existée.
 Son cœur se serra à cette pensée. Pourquoi devait-elle considérer cela avant de répondre à une simple question ? Tout ça parce que son “amie” avait honte d’elle, au point de la jeter sans aucune vergogne !
 Le temps passait mais ne rendait pas cette trahison plus facile à avaler.
 Et Ada, elle, ne voulait pas la trahir en retour. De toute évidence, l’étudiante voulait faire une croix sur son passé douloureux, et toutes les personnes qui y étaient associées. Même si la chercheuse ne comprenait pas cette façon de penser, et ne la trouvait pas saine du tout non plus, la décision d’en parler ou non revenait à son ancienne amie.
 Et honnêtement, elle ne voulait pas s'immiscer entre eux et tous leurs problèmes. Elle avait des fanfictions de son couple préféré qui l’attendaient dans son téléphone.

 — On vivait dans la même ville, alors on a fini par se croiser, répondit-elle simplement. Mais on est plus amies maintenant tu sais. On était... on était trop différentes.
 — Je vois.

 Rayan se redressa, son visage ayant retrouvé quelques couleurs, et prit l’attaché-case qu’il avait posé à ses pieds.

 — Qu’est-ce que tu veux manger ? demanda-t-il en se dirigeant vers la porte, l’invitant enfin à sortir de la pièce.
 — Italien ! répondit-elle alors qu’elle tournait son fauteuil brusquement, oubliant le sac en équilibre sur ses genoux, son contenu se répandant au sol.

 Ada laissa échapper un petit cri à la vue de son livre préféré qui était tombé hors de l’enveloppe pour finir sur le sol sale. Se moquant de tout le reste, elle se pencha pour le récupérer mais Rayan fut plus rapide.

 — Winterbell ? lit-il sur la couverture. Je ne savais pas que tu aimais ce genre de littérature. C’est plutôt adressé à un public jeune.
 — Et ?
 — Ce n’est pas une critique, répondit-il calmement en l’ouvrant. Au contraire. J’étudie l’art, tu sais, c’est assez proche de la littérature. Une même œuvre d’art révèle quelque chose de différent à l’homme qui l’observe à dix, trente ou soixante ans... Oh, ton édition est signée.

 Son collègue lui présenta la signature en souriant comme si Ada ignorait qu’elle se trouvait là.

 — Si tu savais combien ça m’a coûté tu en tomberais à la renverse ! plaisanta-t-elle en tendant la main pour récupérer l’ouvrage. Tu veux lire aussi ? J’ai le tome un à la maison.
 — Je ne sais pas, répondit-il en lui rendant le livre. Je ne pense pas être le public.
 — Bah alors ! Je croyais que t’étudiais l’art ? Tu devrais être curieux ! Tu m’aides à ramasser le reste de mes affaires ?

 Rayan obtempéra, se penchant pour réunir les enveloppes et autres stylos tombés par terre pendant qu’Ada examinait la couverture de son livre à la recherche de la moindre saleté. Une fois certaine que rien n’avait été abîmé, elle l’enroula de nouveau de papier bulle pour le ranger dans l’enveloppe.

 — Tu vois, je commence à croire que c’est ça ton problème, dit-elle à l’intention de Rayan qui lui passait ses affaires une à une.
 — Comment ça ?
 — T’as une image précise en tête de ce que tu devrais faire et devrais être, et tu t’arrêtes pas pour réfléchir si ça correspond seulement à ta personnalité. Si ça se trouve ce livre deviendra le meilleur que tu auras lu de toute ta vie, mais tu te convaincs que tu dois choisir autre chose.

 Rayan l’observa en silence, un sourcil relevé.

 — J’ai du mal à te suivre.
 — Tu fais pareil dans ta vie privée ! Tu te dis qu’à ton âge tu devrais être marié et avoir des enfants comme ton frère, et tu as beau savoir objectivement que ce mode de vie n’est pas pour toi, tu n’oses pas faire ce choix-là. Alors tu finis par faire n’importe quoi, comme sortir avec une élève. On en revient toujours au même point avec toi !

 La tête de Rayan s’affaissa, probablement alourdie par le poids de ses mots comme par les menaces du gamin de tout à l'heure.
 Le professeur d’Art finit par soupirer bruyamment avant de se relever.

 — Tu as raison. Je ne veux pas me marier et je ne veux pas d’enfants. Ma carrière me suffit.
 — Je m’en doutais ! T’es un bourreau de travail. Y’a plein de gens qui sont parfaitement heureux célibataires, tu sais ?

 Rayan eut un sourire en coin.

 — Qui a dit que je voulais rester célibataire ?

 Il détourna les yeux un instant avant de les poser de nouveau sur son amie.

 — Et toi, Ada ? Tu veux te marier ?
 — Moi ? Évidemment ! Un jour... dans genre, vingt ans.

 Rayan pouffa avant de poser la main sur la porte.

 — Italien, alors ?

 Ada sourit.

 — !

 Rayan ouvrit la porte pour la laisser passer, lui demandant si Winterbell valait vraiment le coup. Ada passa ainsi la soirée à essayer de le convaincre de donner une chance à sa série préférée, lui proposant même de lui prêter le premier volume.
 Rayan finit par abdiquer, probablement pour la faire taire, mais Ada aurait juré qu’il avait été heureux d’accepter.


♦♦♦


 Rosalya ne pouvait pas croire que Hyun lui ait dit non ; et ce sans hésiter une seule seconde, en plus !
 Passée l'outrage de s'être fait rejeter avec autant d’aplomb, elle était prête à attaquer de nouveau. Les armes à sa disposition ? Des bottes hautes, une jupe qui arrivait à mi-cuisse, un pull léger sombre à la transparence si délicate qu’elle ne se remarquait pas immédiatement, un chignon pour remonter ses longs cheveux sur son crâne, et le manteau le plus long de son placard posé sur ses épaules, sans entrer les bras à l'intérieur des manches. Le mélange parfait entre classe, élégant et sexy. À son humble avis, quelques centimètres de jambes supplémentaires et elle aurait pu passer pour un mannequin !
 Adossée au mur près de la boutique où travaillait Hyun, elle attendait patiemment qu’il termine son shift à dix-sept heures comme le lui avait indiqué Morgan. Voilà des années qu’elle n’avait pas pris le temps de réfléchir à une tenue pour faire succomber quelqu’un. Avec Leigh, elle avait fini par abandonner en comprenant qu’il ne la regardait plus, et elle n’avait jamais accordé l'importance nécessaire à Maxence pour vouloir le séduire, se contentant du minimum.
 Ça faisait du bien de recommencer. Hyun qui refusait ses avances n'était qu’un petit obstacle dans ses plans ! Leigh avait dit non aussi, à la première tentative. À Rosalya, ça lui plaisait de se battre pour obtenir ce qu’elle voulait, et elle n’avait aucun doute sur le fait que ça marcherait encore une fois. Elle n'était pas certaine de la raison qui l'avait fait le choisir lui, plutôt que n’importe qui d’autre, mais désormais que sa décision était prise, elle n’allait pas revenir dessus.
 Rosalya releva son poignet pour lire l'heure sur sa montre, sentant l’excitation la gagner. Hyun devrait sortir d’une seconde à l'autre. Son portable sonna dans son sac à main et une moue contrariée déforma son visage en reconnaissant le nom à l'écran.
 Ça lui avait pris moins de vingt-quatre heures pour la contacter.

 — Qu’est-ce que tu veux ? cracha-t-elle en répondant malgré tout.
 — Je suis content de voir que tu m’a débloqué, dit joyeusement “Éric” à l'autre bout du fil.
 — J’ai réalisé que t'étais trop insignifiant pour moi pour que je te bloque.

 Maxence rit, la faisant lever les yeux au ciel.

 — Tu attendais mon coup de fil alors, je parie ?
 — Je me doutais que t’allais essayer de me joindre, admit-elle. Alors si t'as quelque chose à me dire, viens en au fait, qu’on en finisse. Je suis occupée.
 — Direct. J'aime ça.

 Rosalya lança un regard sur sa gauche mais personne ne sortait de la boutique. Même si ça ne lui plaisait pas, autant se débarrasser de Maxence maintenant qu’elle l’avait au téléphone. Elle savait qu’il continuerait à l'appeler sinon et elle refusait de continuer à l'éviter.
 Il ne lui faisait plus peur.

 — T’as dû voir que j’ai quelques difficultés en ce moment.
 — Tu crois que je te suis à la trace ? Comment je saurais ce qu’il se passe dans ta vie ?
 — Je t’en prie, Rosy, fais pas semblant de pas savoir. Ton nouveau petit copain est aussi concerné, je te rappelle. Comment il gère sa nouvelle célébrité, au fait ?

 Rosalya grinça des dents, sentant l’irritation la gagner. Elle inspira profondément, se forçant à rester calme et ne pas lui donner le plaisir de s'énerver.

 — Il va très bien, figure-toi.
 — C'est ça, railla-t-il. Prends-moi pour un con. Je parie que ses tarés de parents l'ont aspergé d’eau bénite pour l’exorciser ou un truc du genre.
 — Quand bien même, en quoi ça te regarde ? Et puis t'as qu'à l’appeler directement si tu veux savoir, pourquoi ça doit passer par moi ?
 — C’est à toi que j’avais envie de parler. Je m'inquiète, tu sais. Ton fiancé officiel, il en pense quoi de tout ça ?
 — Leigh ? devina-t-elle. Il a mieux à faire que s'intéresser à ce genre de conneries. C’est un adulte avec un vrai boulot.
 — Il s’en fout de toi, hein. Pas étonnant que tu le trompes avec toute la ville.

 La jeune femme ferma les yeux, se forçant à ne pas l’envoyer chier comme il le souhaitait. Elle aurait pu préciser qu’entre elle et Leigh, c’était déjà terminé, mais à quoi bon ? Maxence, ça ne le regardait pas.

 — Tu sais, j’ai beaucoup réfléchi après ce qu’il s’est passé, reprit-il. C’est que les fans nous ont fait passer un sale quart d’heure, à Crowstorm et à moi, et je m’en veux d’avoir mis tout le monde dans cette situation.

 Rosalya pouffa, faisant un pas pour s'écarter du mur.

 — Toi, t’en vouloir de quelque chose ? Tu crois que je vais gober ça ?
 — Je suis sérieux. Je veux arrêter de jouer au con. Toute cette histoire m’a servi de leçon.

 Elle haussa les sourcils, retenant difficilement un soupir.

 — Vraiment ? C’est pour ça que ton label a prétendu que toutes les rumeurs sur ton compte étaient fallacieuses ?
 — Je savais que t’étais au courant, ricana-t-il.

 Rosalya déglutit avant de répondre.

 — Tout le monde en parle à la fac. C’est pas ma faute si ta réputation de pauvre type te précède, dit-elle en s’observant la manucure.
 — Et toi aussi, tu commentes là-dessus, à la fac ?
 — Nan. Je préfère encore éviter qu’on m’associe à un pauvre type comme toi.
 — T’es dur, Rosy, mais je comprends. Je t’en ai fait voir de toutes les couleurs. Si tu veux tout savoir, c’est le label qui a insisté pour me défendre, moi je voulais dire la vérité. J’ai aussi insisté auprès du responsable de notre page pour qu’il supprime tous les commentaires qui mentionnent ton nom.

 Elle leva les yeux au ciel. Il la prenait vraiment pour une conne. De tout ce qu’il lui avait fait, prétendre qu’il était désolé devait être le plus insultant. Certes, le fait que son nom ne soit pas vraiment mentionné dans cette affaire sur internet l’arrangeait, mais plutôt mourir que remercier Maxence pour ça. Il ne faisait rien d’autre que servir ses propres intérêts.

 — OK, si tu le dis. Et en quoi ton mea culpa me concerne de toute façon ?

 Le bassiste resta silencieux. Rosalya tourna sur elle-même, faisant dos à la boutique toujours fermée.

 — Accorde-moi une autre chance.

 La jeune femme cligna plusieurs fois des paupières à défaut de pouvoir ajuster ses oreilles qui avaient clairement mal entendu.

 — Pardon ?
 — Viens dîner avec moi.
 — Tu rêves.

 Maxence rit de nouveau.

 — C’est pas un piège, Rosy. Je veux dire, toi et moi, on a jamais dîné en bonne et due forme, pas vrai ? Je veux me rattraper. Juste une soirée, et après ça je te laisse tranquille. J’ai envie qu’on discute.
 — Tu crois sincèrement que j’ai envie d’aller manger avec le connard qui a balancé du revenge porn sur moi sur internet ? T’es malade ?
 — J’ai déjà fait supprimer les photos, Rosy.
 — C’est toi qui m’a dit que c'était trop tard pour ça ! Pourquoi je te croirais ?
 — Tu n’as qu'à aller les chercher toi-même ! Tu ne vas pas les trouver parce que j’ai tout fait supprimer.

 Rosalya secoua la tête.

 — Peu importe, c’est trop tard maintenant. Je veux rien avoir à faire avec toi. Tu dois avoir une liste longue comme le bras d’autres meufs auprès desquelles t’excuser, alors sois gentil et va déranger quelqu’un d’autre.
 — S’il-te-plaît, Rosalya. C’est auprès de toi que je veux me racheter.
 — Pourquoi moi ? demanda-t-elle le avant de laisser échapper un “Oh” éloquent, comprenant enfin la raison de cette mystérieuse invitation. C'est bon, je vois. C’est parce que tu crois qu...

 “Tu crois que Hyun et moi on sort ensemble.”
 Rosalya avait réussi à se reprendre avant que la vérité ne s'échappe de ses lèvres. Elle sourit, excitée de ce mensonge improvisé qui devait faire bouillir de rage Maxence à l'intérieur.

 — Tu crois que tu peux nous séparer, Hyun et moi.
 — Je m’en fiche de lui. Je sais très bien que ça durera jamais entre vous de toute façon.

 Rosalya se mordit la lèvre d’excitation, ayant clairement perçu l’amertume dans sa voix.

 — T’es pas croyable, lâcha-t-elle, mais tellement prévisible en même temps. Tu veux coucher avec sa copine comme il a couché avec la tienne. C’est ça ton plan débile pour te venger de t'être fait péter la gueule ?
 — Je t’assure que ça n’a rien à voir avec lui.
 — Bien sûr, raconte-toi ce que tu veux. T’arriveras pas à nous séparer alors lâche l’affaire. Et j’irai pas dîner avec toi. Je te déteste, dit-elle d’une voix guillerette. T’as qu’à me menacer de balancer mon nom sur internet ou je sais pas quoi, rien me fera changer d’avis.

 Alors qu’elle pensait la conversation terminée, Maxence reprit, peinant plus que jamais à faire disparaître le venin dans sa voix.

 — Tu veux me faire croire que t’es heureuse avec lui ?
 — Très, répondit-elle d’une voix forte, comblée par son agacement évident. Je suis plus heureuse que je l’ai jamais été, tu vois.
 — Avec Hyun, sérieusement ? Fais-moi rire. Tu veux me faire croire qu’il est à la hauteur, toi qui aimes que ça fasse mal ?

 Rosalya sentit la chaleur envahir ses joues tandis qu’il parlait aussi ouvertement des préférences sexuelles qu’elle n’avait jamais avouées à personne d’autre, pas même à Leigh. Pour plus d’une raison, coucher avec lui avait été la plus grosse erreur de sa vie. Mais elle ne voulait plus avoir honte. Tout ce qu’elle regrettait, c’était d’avoir trompé Leigh. Ses désirs et autres fantaisies n’avaient rien à voir là-dedans.

 — Je parie qu’il te demande la permission avant de t’embrasser, se moqua-t-il. Je parie aussi qu’il chouine dans les draps après que tu l'aies convaincu de te donner une fessée.
 — Pour ta gouverne, Hyun est un meilleur amant que tu l'as jamais été ! s'écria-t-elle, le poing serré. Il sait combler une femme émotionnellement et sexuellement, tu vois. Contrairement à certaines personnes, il sait comment me donner un orgasme. Avec lui, j'ai pas besoin de finir toute seule de mon côté !

 Maxence s’esclaffa.

 — Putain, tu sais que tu m’excites quand tu parles comme ça, Rosy. Quel gachi, une fille comme toi avec un type comme lui.
 — Tu peux te foutre ton invitation à dîner où je pense car j’ai pas l’intention d’accepter, scanda-elle en ignorant son interruption. T'avise plus de me rappeler, ni moi ni lui, c’est clair ?

 Le bassiste tenta de la maintenir en ligne mais Rosalya raccrocha, n’ayant plus la patience de lui parler. Elle se retourna vers la boutique en grommelant, la tête baissée vers son téléphone.
 Lorsqu’elle releva les yeux, deux hommes se tenaient droit devant elle. Sa mâchoire tomba au sol en reconnaissant celui qu’elle était venu voir.

 — H-Hyun ?!

 Les traits de son visage avaient presque entièrement disparu derrière un filtre aussi rouge qu’un feu de signalisation. Même ses oreilles et son cou avaient changé de couleur, comme s’il sortait d’un sauna. Il regardait droit devant lui, les yeux écarquillés. À sa gauche, un garçon d'à peu près leur âge plissait les lèvres si fortement l’une contre l’autre qu’elles ne formaient plus d’une fine ligne sur son visage.

 — A... Attends Hyun ! s'exclama Rosalya en se ruant vers lui. Attends, c'est pas ce que tu crois !! J'étais au téléphone avec Maxence ! J’ai juste dit ça pour le faire chier ! Excusez-moi !
 — Oh putain Hyun, s’exclama l’inconnu qu’elle supposa être un collègue de la boutique de vinyles. Celle-là aussi c’est une copine du bassiste de Crowsto- ?
 — M-Matthieu est-ce que tu peux nous laisser seuls un instant ?! S’il-te-plaît ! supplia précipitamment Hyun à l’intention du garçon.

 Son collègue eut un sourire gêné et, un doigt sur sa bouche pour signifier qu’il n’allait rien dire à personne, s’excusa rapidement. Ils attendirent tous les deux qu’il disparaisse au coin de la rue, sans prononcer un mot. Le visage probablement aussi chaud que le sien, Rosalya leva de nouveau les yeux vers Hyun, honteuse. L'étudiant posa une main sur son visage en soupirant.

 — Je suis vraiment désolée... bredouilla-t-elle.
 — Qu’est-ce que tu fais là, Rosalya ? demanda-t-il.

 Elle hésita, triturant son portable dans ses mains avant de le ranger dans son sac pour l’aider à oublier la scène humiliante qui venait de se dérouler. Elle détourna le regard en comprenant qu’il n’avait pas envie de le lui rendre de toute façon.

 — J’avais envie de te voir...
 — Ne reviens plus ici, s’il-te-plaît.

 Il posa son poing contre ses lèvres, les yeux fixés vers l’horizon. Il paraissait embêté par sa présence, plus que par la scène qu’elle avait causée devant le magasin.

 — Tu es en colère ? s’inquiéta-t-elle.

 Certes, il avait refusé de sortir avec elle, mais cela ne signifiait pas qu’ils ne devraient plus jamais se parler, si ? L'idée de ne plus pouvoir passer du temps avec lui l’attristait sincèrement.

 — N-Non. Non, c’est pas ça.

 Hyun expira longuement, les paupières fermées. Rosalya s’autorisa à le détailler de nouveau. La peau du jeune homme reprenait doucement une couleur normale.
 Il semblait peiné, désormais. La jeune femme avait de plus en plus de mal à comprendre où était le problème.

 — C’est juste... c’est compliqué.

 Rosalya observa sa main abîmée, pendant le long de son corps. Hyun se laissa faire tandis qu’elle la prenait entre ses doigts pour l’observer. Les bandages avaient disparu pour laisser apparaître les fines cicatrices rouges encore présentes sur sa peau. Inconsciemment, elle commença à caresser les blessures.

 — Tu vois, c’est pour ça que j’ai refusé, lâcha-il brusquement en se libérant.
 — Hein ? Hé, attends !

 Il commença à marcher mais Rosalya s’élança devant lui pour l’empêcher d’avancer. Hyun lui rendit enfin son regard, le visage abscons.

 — De quoi tu parles ?
 — Tu veux juste emmerder Maxence, énonça-t-il comme une évidence.
 — Quoi ? Mais non, pas du tout ! rétorqua Rosalya d’une voix forte. Je m’en fous de lui !

 Ce n’était probablement pas tout à fait vrai. L’idée que leur relation imaginaire le mette dans tous ses états lui faisait définitivement plaisir, mais ce n’était qu’un détail. Le mensonge suffisait. Le bassiste de Crowstorm était facile à berner.
 Ce n’était pas pour Maxence qu’elle avait enfilé cette tenue. Ce n’était pas lui qu’elle avait attendu de revoir avec un tel enthousiasme. Ce n'était pas avec lui qu’elle aurait voulu dîner, ou boire un café, ou juste manger un sandwich dans la cafétéria de l'université.
 Elle ne savait pas pourquoi elle voulait Hyun plus que n’importe qui d’autre, mais son choix était fait.

 — Je le rappelle tout de suite pour lui dire qu’on est pas ensemble, si tu veux ! proposa-t-elle. Je m’en fiche de ce qu’il pense. Je peux te le prouver.

 Hyun sembla hésiter.

 — Ça changera rien.
 — Mais pourquoi ? insista-t-elle. Je te plais pas ?

 Un sourire crispé s’invita sur le visage du jeune homme. Il tourna la tête de nouveau pour ne pas avoir à lui rendre son regard, comme si l’éviter lui demandait un véritable effort.

 — J’ai pas... j’ai pas dit ça, murmura-t-il, le dos de sa main contre son visage.

 Le cœur de Rosalya bondit dans sa poitrine. Se souvenant des armes à sa disposition, elle se pencha ostensiblement vers lui, les bras croisés pour faire ressortir son décolleté “innocemment”. Elle fit un pas vers lui et Hyun recula si brusquement que son épaule atteignit le mur sur sa droite.
 Elle comprit, d’un coup, pourquoi il s’obstinait autant à fixer ses iris sur tout ce qui se trouvait autour de lui, sauf elle.

 — Alors pourquoi dire non ? demanda-t-elle d’une voix suave.
 — T’es... écoute, hum...
 — C’est pas comme si je t’avais demandé de m’épouser ! Qu’est-ce qui t’empêche d’essayer de sortir avec moi ?

 Rosalya tendit la main vers son visage mais il saisit son poignet, braquant ses yeux couleur suie dans les siens.

 — Je veux pas être ton mec de remplacement !
 — Quoi ?
 — Tu viens à peine de rompre avec ton copain de cinq ans. J'étais aux premières loges, je te rappelle ! s’exclama-t-il, tenant toujours fermement son poignet entre ses doigts. Alors je sais pas pourquoi t’as jeté ton dévolu pour moi, si c’est parce que... tu veux faire chier Maxence, ou parce que je sais ce qu’il t’es arrivé avec l’épisode des photos et que ça t’a mis en confiance, mais...

 Il secoua la tête en pestant.

 — Si tu veux un bouche-trou, demande à littéralement n’importe qui d’autre que moi ! lâcha-t-il avant de la repousser pour reprendre la route.

 Circonspecte, Rosalya ne réagit pas de suite, restant face au mur qu’il venait de quitter. Puis, ses poings se serrèrent sous la frustration.

 — C’est vraiment ça, ta raison ?!

 Hyun s’arrêta pour se tourner vers elle, confus. Rosalya s’élança vers lui avec une telle rapidité que son manteau hors de prix glissa de ses épaules pour s’échouer par terre.
 Un doigt accusateur pointé dans sa direction, elle s’écria :

 — C’est bien toi qui t’es déclaré à Olympe y’a à peine quelques semaines ! Moi, ça faisait des années qu’avec Leigh ça n’allait plus ! Si ta vraie raison pour me repousser c’est que tu aimes quelqu’un d’autre, sois honnête au moins !
 — Olympe ? s’étonna-t-il, les yeux écarquillés. Comment tu... c’est elle qui t’en a parlé ?
 — Non, répondit-elle sans réfléchir en repliant son doigt. Elle et moi, ça fait un moment qu’on se parle plus...

 Il se tut avant de froncer les sourcils. Rosalya se mordit l’intérieur de la joue, comprenant qu’elle en avait trop dit, ou pas assez. Si ce n’était pas Olympe qui lui avait dit, les coupables étaient tous désignés. Alexis et Morgan lui avaient fait promettre de ne pas en parler mais elle n’avait pas pu s’en empêcher.
 De toute évidence, Hyun avait compris d’où venait l’information en un instant.

 — J’ai plus de sentiments pour elle.
 — Pourquoi je devrais te croire quand tu doutes de moi ?
 — T’as raison, t’es pas obligée. C’est pour ça que je t’ai dit que c’était une mauvaise idée.

 Un silence gêné s’installa entre eux. Pourquoi se disputaient-ils de la sorte ? Ils s’entendaient bien, pourtant ! Maxence, Leigh, ou Olympe, ils n’auraient rien dû à voir dans tout ça. Hyun sembla penser la même chose car son expression se radoucit et un sourire maladroit prit place sur ses lèvres. Il finit par se rapprocher brusquement, la faisant sursauter, mais il passa juste derrière elle pour ramasser son manteau. Après l’avoir épousseté, il le posa timidement sur son dos, gardant ses mains sur ses épaules comme pour l’empêcher de se tourner vers lui. Il se pencha doucement, laissant son souffle chaud draper sa nuque nue.

 — Ça m'a fait plaisir tu sais... murmura-t-il contre son oreille. Quand tu m’as proposé de sortir ensemble...

 Ce fut au tour des joues de Rosalya de se teindre d’un rose perlé. La jeune femme plissa les lèvres, regrettant de ne pas pouvoir observer son visage à cet instant. Il jouait les timides, mais il savait clairement ce qu’il faisait.

 — Mais je me suis promis quand je sortirai enfin avec quelqu’un, je serais sûr de moi.
 — Et tu ne l’es pas ? Sûr de toi ? demanda-t-elle en croisant les bras.
 — Désolé.

 Rosalya bougonna et fit un pas en avant pour le forcer à la lâcher. Indifférente au sourire navré de son interlocuteur, elle le toisa du regard.

 — Tu te rends compte que tu trouveras jamais une fille plus canon que moi ? lança-t-elle, haute de sa fausse assurance.

 Hyun rit, ses yeux brillants braqués sur elle.
 Pourquoi la regardait-il ainsi si elle ne l’intéressait pas ?

 — Oui, je me doute.
 — Y’a rien qui te fera changer d’avis ?
 — Je pense pas.

 La jeune femme lui tourna le dos, faisant claquer sa langue bruyamment, ce qui sembla l’amuser également. En vérité, elle ne voulait pas qu’il voit la déception sur son visage. Elle ne voulait pas qu’il sache que son cœur s’était serré dans sa poitrine à ces quelques mots.
 Hyun vint près d’elle, la forçant à tordre le cou dans la direction opposée pour qu’il ne puisse pas lire la déconvenue sur ses traits.

 — Mais hum... tu peux toujours revenir me voir dans six mois, on sait jamais.
 — Six mois ? répéta-t-elle alors qu’il s’éloignait.

 Quelques pas devant elle et visiblement prêt à partir, Hyun leva la main comme pour lui dire au revoir.

 — Tu m’auras oublié, d’ici là !
 — Vraiment ? Et comment tu peux en être aussi sûr ? rétorqua-t-elle d’une voix forte pour qu’il l’entende alors qu’il partait déjà. Je suis très persévérante, tu sais !

 Son rire lui parvint en réponse. Hyun ne s’arrêta pas cette fois, la laissant seule près de la boutique. Rosalya expira longuement avant d’enfiler les bras dans les manches de son manteau, sentant la brise fraîche du printemps s’infiltrer sous ses vêtements.
 Six mois pour l’oublier ? Qui avait décidé ça ? Était-ce juste sa façon de l’inciter à abandonner ? Mais il avait bien dit qu’il était intéressé, au fond !
 Rosalya se mordit l’ongle du pouce, presque offensée par son nouveau refus. Comment pouvait-il ne pas être sûr ? Leur alchimie était évidente ! Il avait dû le ressentir aussi. Oui, évidemment... évidemment qu’il l’avait ressenti. C’était bien pour cela qu’il avait fui. Ca avait dû l’intimider, et son ancienne longue relation avec Leigh n’était qu’une excuse.
 Avait-elle failli abandonner, à l’instant ? Ça ne lui ressemblait pas. Elle devait se reprendre immédiatement. Hyun lui avait demandé de ne pas venir ici, très bien. Elle respecterait ça.
 Il ne lui avait pas dit de ne jamais lui reparler du tout, cela dit. Six mois ? Elle n’allait pas attendre aussi longtemps ! Rosalya sortit son téléphone et envoya un message à Alexis, son meilleur allié dans cette bataille. Hyun allait bien voir à qui il avait affaire. S’il n’était pas sûr qu’il la voulait, elle allait l’aider à s’en rendre compte !


♦♦♦


 Leigh plia le pantalon de ses doigts experts, sans un centimètre de travers, avant de le faire glisser dans un sac en plastique opaque aux couleurs de sa boutique. Un sourire commerçant aux lèvres, il tendit le tout à sa cliente :

 — Merci pour votre achat.
 — Merci à vous, répondit la femme d’une cinquantaine d’années. C’est ma fille qui va être contente. Elle m’a envoyée la photo de ce pantalon la seconde où elle l’a vu dans votre vitrine l’autre jour !
 — Vous m’en voyez ravi. N'hésitez pas à revenir si la taille ne convient pas. On peut aussi faire quelques retouches si nécessaire, expliqua-t-il en prenant une petite feuille en haut d’une pile près de la caisse. Vous avez tous nos tarifs écrits là-dessus.
 — Merci beaucoup !

 La femme quitta la boutique sous le son de la petite cloche de la porte, laissant le propriétaire seul. Leigh jeta un coup d'œil à la pendule sur le mur : dix-sept heures quarante. Plus que vingt minutes et il pourrait enfin fermer la boutique pour aujourd’hui. Il expira lentement, se demandant s’il pouvait déjà commencer à faire la caisse pour prendre un peu d’avance, mais c'était toujours une tare de devoir la réouvrir après si nécessaire.
 Les temps avaient bien changé. Le voilà qu’il espérait secrètement que personne ne vienne pour pouvoir rentrer plus tôt. Il aurait dû se réjouir du succès de la boutique, après ces années acharnées à la faire décoller, au péril de sa relation avec ses propre parents, son frère et Rosalya ; mais il ne ressentait plus l’excitation des débuts. La fatigue avait pris le dessus sur tout le reste.
 Alors qu’il se penchait pour ramasser un morceau de tissu tombé au sol, sa vue se brouilla de milliers d'étoiles dorées. Les jambes molles, sa tête se mit à tourner. Il tenta de se rattraper au comptoir sur sa droite mais sa main se referma sur un présentoir. Leigh tomba inévitablement en arrière, l’emportant dans sa chute. Il poussa un juron en sentant une douleur lancinante s'insinuer tout le long de son dos.
 C'était son deuxième malaise vagal de la semaine. Le médecin lui avait bien dit que son niveau de stress était hors de contrôle. S’il ne faisait pas quelque chose pour le diminuer, il n'allait bientôt plus être capable de travailler.
 Les nuages devant ses yeux se dissipant enfin pour faire apparaître le plafond de son magasin, Leigh se concentra sur sa respiration, espérant calmer sa poitrine douloureuse. Quelques minutes passèrent sans qu’il ne bouge, espérant seulement que personne n'entre dans la boutique.
 La clochette près de la porte sonna, preuve que sa prière n'avait pas été entendue.
 Des étoiles brouillèrent sa vue de nouveau la seconde où il essaya de se redresser, restant assis par terre. Encore incapable de se mettre sur ses jambes il pesta intérieurement, une main contre son visage et l’autre accrochée au comptoir.

 — Il y a quelqu’un ? héla une voix d’homme.

 N’ayant aucune autre solution, il essaya de forcer de nouveau, ne parvenant qu'à faire tomber une pile de prospectus qui se trouvaient sur le comptoir.
 De l'inquiétude plein la voix, le client se précipita derrière la caisse.

 — Tout va bien ?!

 Leigh leva les yeux, se retenant de lui dire qu’il n'avait pas le droit d'être là. Si seulement il avait embauché un autre vendeur comme tout le monde le lui recommandait, il ne se serait pas retrouvé dans cette position.

 — Tout va bien, désolé, mentit-il. Ne vous inquiétez pas.

 Derrière le nuage qui obstruait sa vue, il ne vit pas le client rapprocher un tabouret pour le poser près de lui. Pouvant difficilement refuser son aide, il se laissa porter jusqu’au siège.

 — Est-ce que je dois appeler une ambulance ?
 — Non, je vous assure, tout va très bien. J’ai juste... ma tête s'est mise à tourner. Ce n’est rien.

 Enfin assis correctement, il se sentit respirer, et les traits du clients accroupis devant lui se dessinèrent petit à petit sous ses yeux. Des cheveux d’un noir de jais et des iris aussi sombres que ses pupilles, l’homme devait avoir à peu près son âge. Sa peau blanche était légèrement colorée de jaune sur sa joue, comme s’il s'était pris un coup au visage. Son visage lui disait vaguement quelque chose. Ce n'était peut-être pas la première fois qu’il venait au magasin.

 — Veuillez m’excuser, dit-il doucement en détournant la tête. Je vous en prie, continuez votre shopping.
 — Vous êtes sûr ? hésita-t-il. Vous avez mauvaise mine.
 — Oui, oui, ne vous en faites pas, tenta-t-il de le rassurer.

 Il se leva lentement du tabouret comme pour prouver ses dires. Le client ramassa le présentoir et les prospectus éparpillés au sol, ignorant Leigh qui lui demanda de tout laisser par terre. L’homme se redressa pour tout poser sur le comptoir sous les remerciements du propriétaire.

 — Je m'attendais pas à trouver quelqu’un à terre en entrant ici pour la première fois, essaya-t-il de plaisanter.
 — Vous avez dû être surpris. Je suis désolé, s’excusa-t-il de nouveau en se maintenant au comptoir. Je me sens déjà mieux.

 À son grand soulagement, il retourna enfin de l’autre côté de la caisse. Leigh but plusieurs gorgées de sa bouteille d’eau, essayant de reprendre ses esprits au plus vite.

 — Vous cherchez quelque chose en particulier ? demanda Leigh, reprenant son rôle de commerçant.
 — Pas vraiment, je suis entré ici par hasard.

 L’homme croisa les bras sur le comptoir, observant la boutique comme s’il pouvait trouver ce qui l'intéressait de la. Puis, son regard se posa de nouveau sur Leigh.

 — Vous et moi, on s'est déjà rencontrés quelque part, non ?

 Leigh haussa les sourcils, surpris que son impression soit partagée.

 — Vous pensez ?
 — J'en suis sûr ! Votre visage me dit quelque chose.

 Le client l'étudia avec attention. Leigh déglutit, n'étant pas certain de pouvoir se permettre de lui rendre la même intensité sans paraître malpoli. La blessure sur sa joue l’avait interpellé aussi mais il n’osait pas poser les yeux dessus trop longtemps.
 Brusquement, l’étranger se redressa et claqua ses doigts l’un contre l’autre.

 — Je sais ! s’exclama-t-il, un sourire radieux aux lèvres. Vous êtes le fiancé de Rosalya !

 La mâchoire de Leigh se crispa.

 — On s'est rencontrés à une fête organisée sur la plage... l'année dernière je crois ? Je suis Maxence, bassiste de Crowstorm. Vous vous rappelez ?
 — Oh, oh oui... oui bien sûr, je me souviens.

 Effectivement, désormais, il s’en souvenait. Il se souvenait de cette soirée car c'était la seule fête à laquelle Leigh avait accepté d'accompagner Rosalya en plus d’un an, et, pourtant, sa fiancée de l'époque avait insisté pour rentrer tôt, prétextant qu’elle se sentait malade. Avec le bassiste de Crowstorm, ils n'avaient échangé que quelques mots, mais celui-ci avait tout de même insisté pour échanger leur numéro de téléphone. S’agissant visiblement d’un ami de Rosalya, Leigh n'avait pas osé refuser, mais Maxence ne l’avait jamais contacté après ça. S’il ne lui avait pas rappelé son prénom, il n'aurait probablement pas réussi à s’en souvenir.
 Les amis de Rosalya avaient beau être de la même génération que lui, il n'avait jamais réussi à se mêler à eux naturellement. C’était une des nombreuses choses qui faisaient souffrir sa petite-amie, avant leur rupture.

 — J’ai assisté à votre concert au Snake Room l’autre jour, dit-il poliment, espérant changer de sujet.
 — Vraiment ? répondit Maxence, les yeux brillants d'excitation. Et qu’est-ce que vous en avez pensé ? Vous pouvez dire qu’on vous a tellement ébloui que vous écoutez notre album en boucle maintenant ! Si vous l'avez sur vous, je peux même vous le signer. Tout le monde veut l’autographe de Castiel, mais tout le monde sait que je suis plus canon que lui.

 Le propriétaire de la boutique eut un rire poli.

 — Je n'écoute pas beaucoup de musique, mais j’ai beaucoup apprécié. Pour être honnête, j'y suis surtout allé pour écouter Lysandre en première partie. C’est mon petit-frère, expliqua-t-il.

 Maxence écarquilla les yeux.

 — Lysandre c'est votre frère ?

 Leigh hocha la tête. Maxence semblait sous le choc, la bouche ouverte. Passé quelques secondes de flottement, le bassiste se reprit, posant la main sur son menton. Un sourire élargit ses lèvres, son regard perdu dans le vague. Il finit par se tourner de nouveau vers lui.

 — Je vois, je vois... je l’ignorais ! Mais maintenant que j'y pense, l’air de famille aurait dû être évident. C’est qu’il est talentueux votre frère... On doit vous le dire souvent.

 Le propriétaire de la boutique sourit, comme pour confirmer.

 — Et Rosalya, comment va-t-elle ? Ça fait un moment que je lui ai pas parlée.

 Leigh força ses lèvres à rester dans la même position, espérant ne rien laisser paraître. Maxence restait un client, alors il ne souhaitait pas étendre son linge sale ; encore moins après qu'il eut déjà fait un malaise devant lui. Il était suffisamment gêné comme ça.
 Puis s’il s’agissait bien de l’ami de Rosalya, elle aurait dû le lui dire elle-même.

 — Elle va bien. Nous sommes allés au concert ensemble. Elle n'est pas venue vous saluer ?

 Maxence fit “non” de la tête, les lèvres plissées, à la surprise de Leigh. Rosalya sortait souvent s’amuser avec le groupe de Castiel. Les derniers mois, elle le faisait même sans l’en informer d’abord.

 — Mais maintenant que j'y pense, je crois que je vous ai vus le soir du concert ! Il y avait un couple qui s’embrassait dans la rue près du Snake Room. La fille avait des cheveux blancs, exactement comme Rosy ! C'était bien vous ? J’ai bien fait de pas vous déranger, alors.

 Leigh resta impassible, soutenant son regard innocent.
 Évidemment, il ne pouvait pas s'agir de lui et Rosalya. Ils s'étaient quittés au bar, et lui ne l'avait même pas embrassé lorsqu’elle le lui avait demandé, des larmes dans la voix.
 Elle avait insisté pour échanger un baiser d’adieux, tout ça pour retrouver son amant juste après ? Que représentait-il seulement pour elle ?
 Il déglutit difficilement avec sa gorge cruellement sèche, mourant d’envie d'en demander plus, alors même qu'il avait ordonné lui-même à Rosalya de se taire. L’homme lui ressemblait-il au point que Maxence ait cru que c'était lui qui embrassait sa petite-amie ? Ex-petite amie. Était-elle heureuse qu’il ait enfin rompu car elle pouvait retrouver son amant en toute tranquillité ? Non pas que la rupture ne l'ait pas soulagé, lui aussi, mais la situation restait difficile à accepter.
 C'était pour ça qu'il n'avait pas pu l’embrasser ; ses lèvres auraient eu le goût de la trahison, et il ne voulait pas de ça sur sa bouche.
 Les yeux du propriétaire se posèrent sur la pendule au mur qui indiquait dix-huit heures et cinq minutes.

 — J'espère que j’aurai de nouveau l’occasion d'écouter Crowstorm, dit Leigh en contournant la caisse pour se diriger vers la vitrine.

 Il retourna l'écriteau “fermé” sur la porte.

 — Oh, il est tard déjà ! s'exclama Maxence en le voyant faire. Désolé, je vous accapare alors que vous ne vous sentez pas bien. Ça va aller ?
 — Oui, bien sûr. Désolé de vous avoir inquiété. Vous pouvez prendre votre temps pour observer la boutique, pas de problème.
 — Non c'est bon, je reviendrai une autre fois ! Fermez vite pour pouvoir vous reposer.

 De nouveau à sa hauteur, Leigh sursauta en sentant la main de Maxence se poser brusquement sur son épaule, comme s’ils étaient amis. Il leva le menton vers l’homme qui faisait presque une tête de plus que lui.

 — J'ai appris beaucoup de choses intéressantes aujourd’hui, dit-il, un sourire satisfait aux lèvres, pressant ses doigts sur sa veste. Je suis sûr qu’on va se revoir bientôt.

 Leigh resta impassible, n'étant pas bien certain de ce qu’il voulait dire. Maxence le lâcha et lui fit un signe de main, l’autre dans la poche de son pantalon, près à partir.

 — Attendez ! le rappela-t-il, presque par réflexe. Est-ce que... ce que vous avez vu aujourd'hui, est-ce que vous pourriez le garder pour vous ?

 Il força un sourire.

 — Je ne veux pas inquiéter Rosalya.

 Le bassiste tourna la tête vers la porte, comme s’il ne l’avait pas entendu. Le soleil se faisait de plus en plus bas dans le ciel, une lumière chaude tombant doucement sur la vitrine. Maxence semblait observer un point précis à travers celle-ci.
 Leigh ouvrit les lèvres, craignant qu’il ne l'ait pas entendu, mais le bassiste de Crowstorm se retourna enfin.

 — Je ne dirai rien.

 Puis il quitta la boutique en lançant un dernier “Rétablissez-vous bien !”. Leigh ferma la porte immédiatement derrière lui, laissant échapper un soupir de soulagement. Il retourna vers la caisse pour récupérer son téléphone, demandant à Lysandre de venir le chercher. Il resta évasif, expliquant seulement qu’il avait la tête qui tourne et ne se sentait pas de conduire. Leigh ferma la caisse, fit les comptes pour la journée et décida de venir plus tôt le lendemain pour nettoyer.
 Quarante minutes après le départ de Maxence, Lysandre arriva, frappant quelques coups à la vitrine pour signifier son arrivée. Son sac sous le bras, Leigh sortit de la boutique en saluant son frère.

 — Désolé de t'avoir fait venir.
 — Ce n’est rien. Tu vas bien ? demanda Lysandre, l'inquiétude marquant ses traits.

 Leigh hocha la tête en silence et l’invita à le suivre à sa voiture, garée plus loin dans la rue. Il s’assit sur le siège passager et Lysandre prit le volant. Son petit frère était apprêté, comme pour monter sur scène, ses cheveux plaqués sur son crâne avec une couche de gel.

 — Tu travailles ce soir ?
 — Oui. J’ai prévenu le patron que j’arriverai en retard.

 Leigh inspira doucement, les yeux perdus dans le vague. Assis, la douleur dans son dos se réveilla.

 — Tu n’as qu'à me déposer à la maison et y aller directement avec ma voiture, proposa-t-il.

 Lysandre était toujours hésitant à la lui emprunter, se forçant à prendre le bus pour aller travailler.

 — Merci, accepta-t-il en mettant le contact.

 Leurs ceintures accrochées, il ne perdit pas de temps pour démarrer. Son frère avait beau être tête en l’air, Leigh savait qu’il n'aimait pas être en retard à son travail au bar. Il avait de grandes difficultés à comprendre ce qui lui plaisait autant là-bas mais, de toute évidence, il tenait à sa place. Il fallait aussi admettre que c'était le seul boulot qu’il était parvenu à conserver depuis septembre.

 — Ça ne va pas mieux, alors ? finit-il par lui demander.
 — C’est juste quelques vertiges, ce n’est rien, répondit-il, les paupières fermées. Ce n’est pas comme si j'avais perdu connaissance.

 Le coude sur le bord de la fenêtre, il laissa sa tête reposer contre son poing fermé.

 — C’est la deuxième fois cette semaine, fit-il remarquer.
 — Je sais.

 Ils restèrent silencieux pour le reste du chemin.
 En vérité, il y avait beaucoup de choses dont Leigh voulait lui parler, beaucoup de choses qu’il voulait lui demander, mais malgré des semaines de cohabitation, le bon moment ne venait jamais. Et un nouveau sujet de discussion venait de s'ajouter à la liste.
 Est-ce que tu savais que Rosalya avait déjà quelqu'un d’autre ?
 Il tourna la tête vers son frère, concentré sur la route.
 Puisqu’apparemment elle te dit tout, à toi.
 Ses cheveux gris aux accents noirs ne cessaient de pousser, tombant désormais sur sa nuque. Avec les manches de sa chemise noire simplement retroussée sur ses bras et ses cheveux correctement coiffés sur son crâne, il paraissait plus mature, adulte.
 Il l'avait remarqué en vivant avec lui : Lysandre avait définitivement grandi. Même si l'aîné n'approuvait pas ses choix, la plupart du temps, son frère gagnait en assurance jour après jour. Malgré l'offre intéressante du Loft, il gardait la tête froide, continuant à travailler dans son bar miteux en attendant de négocier un contrat.
 Leigh soupira.

 — Lysandre.
 — Oui ?

 Ils arrivaient déjà à l’appartement. Une fois garé, son frère se tourna vers lui.

 — Est-ce que tu es libre dimanche ?
 — Oui. Pourquoi ?
 — J'aimerais qu’on retourne chez nos parents. On dort le dimanche soir, et on revient le lundi matin.

 Leigh releva la tête, laissant tomber sa main contre la portière.

 — Après tout, c'est bien devenu une chambre d'hôtes, non ? Et le médecin m’a conseillé de me reposer.
 — C’est une bonne idée. Avec plaisir.
 — Merci.

 Il actionna la poignée.

 — Je vais appeler Pichet pour confirmer.
 — J’ai hâte. Ça fait un moment qu’on y est pas allés, lui dit Lysandre avec un sourire radieux.

 Leigh aurait aimé pouvoir le lui rendre avec la même énergie mais, n'étant plus tenu par le professionnalisme, il ne parvenait plus à forcer les muscles de son visage à feindre la bonne humeur.
 Il était fatigué.

 — Bon courage pour ce soir, dit-il en sortant de la voiture. Ramène-moi juste la voiture avant demain matin.
 — Bien sûr. Repose-toi bien et n'hésite pas à m'appeler s'il y a un problème.

 Leigh lui fit un signe pour le rassurer et referma la portière, l'invitant à partir au plus vite. Son frère sembla hésiter, comme s’il envisageait de rester à ses côtés pour la soirée, mais Leigh tapota sur la voiture pour la faire partir. Il n'était pas un grand malade non plus ; il avait juste besoin d’une nuit de sommeil un peu plus longue que d’habitude.
 Sans attendre, Leigh rentra dans l’appartement, le bruit de la voiture qui s'éloignait résonnant dans son dos. Il rejoignit la chambre qu’il partageait avec Rosalya avant, s'étalant sur le lit sans enlever son manteau, ses chaussures encore aux pieds. Le silence de la pièce semblait le narguer, lui rappelant le vacarme constant dans sa tête. Sur la table basse reposait une enveloppe qu’il n’avait toujours pas osé ouvrir.
 Il n’allait pas pouvoir rester ici indéfiniment. Il lui fallait du changement, même si ce n'était que pour deux jours à la campagne pour commencer. Il profiterait de cette occasion pour discuter avec Lysandre ; pour de vrai, cette fois.
 Leur cohabitation devait s'arrêter.


♦♦♦