Olympe renversa sa petite valise à ses pieds de manière à pouvoir s’asseoir dessus. Les coudes sur les genoux, elle posa le menton dans ses mains, observant les vas-et-viens de voitures et taxis devant la gare. Son train ne partait pas avant dix-neuf heures, ce qui la ferait rentrer sur le campus vers minuit. Si tout se passait bien, elle serait de nouveau sur les bancs de la fac le lendemain matin.
Sa décision avait été un peu impulsive, mais elle avait senti que si elle ne le faisait pas maintenant, elle ne trouverait jamais le courage de franchir le pas. C’était aussi pour ça qu’elle n’avait prévenu ses parents que la veille au soir, lors du dîner. Son père s’y était fermement opposé tandis que sa mère était restée plus indécise. Après plusieurs minutes de négociations - et la promesse de continuer à prendre ses antidépresseurs - Olympe était parvenue à obtenir leur accord. Elle n’était toujours pas certaine que les médicaments avaient le moindre effet, mais il fallait reconnaître qu’elle se sentait mieux qu’avant de les commencer, alors elle ferait comme on le lui avait conseillé.
La jeune femme se sentait curieusement calme. Ni anxieuse à l’idée de rentrer, ni surexcitée à l’idée de partir. Presque indifférente. Une fois que sa décision avait été prise, c’était comme si un interrupteur s’était activé dans sa tête et, alors, retourner à l’université lui semblait la chose la plus naturelle à faire. Elle avait même relu ses notes et recherches pour son mémoire de M1, se sentant inspirée à se mettre à son écriture sérieusement. Ne pas pouvoir assister aux cours de Rayan était définitivement un handicap, mais elle n’avait d’autre choix que de faire sans.
Rayan... il n’avait probablement même pas remarqué qu’elle n’était plus à Anteros. Ou, s’il l’avait constaté, devait être soulagé de ne pas avoir la jeune femme dans sa vicinité. L’étudiante n’avait aucune idée de comment elle réagirait lorsqu’elle le verrait de nouveau, mais l’éloignement l’avait définitivement aidé à panser la douleur. Même si son ventre se tordait toujours un peu lorsqu’elle pensait à lui, elle ne ressentait ni le besoin ni l’envie de lui parler. L’endroit où ils avaient partagé de si beaux moments était teinté, et ses yeux aventurine lui évoquaient ceux de quelqu’un d’autre désormais ; il était temps de faire une croix sur ce passé pour de bon.
Olympe se releva, sa petite valise étant trop basse pour lui mettre de s’asseoir confortablement. Sa mère avait promis de venir lui tenir compagnie avant son départ mais elle n’arrivait toujours pas. L’étudiante avait pu dire au revoir à son père lorsqu’il l’avait déposé un peu plus tôt, lui promettant encore une fois que tout irait bien et qu’il pouvait avoir confiance en elle. Connaissant Lucie, elle devait encore faire des heures supplémentaires, le nez dans tous ses dossiers de commerciale.
Olympe s’étira, emplissant ses poumons de l’air pur et frais de la montagne. En voilà quelque chose qui allait lui manquer ! Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle fut surprise de voir sa mère arriver vers elle en courant presque.
— Ma chérie ! Désolée d’être en retard. Je t’ai pas trop fait attendre ? demanda-t-elle en la prenant dans ses bras.
— Non, t’en fais pas, la rassura-t-elle en répondant à son étreinte.
— On a encore du temps, non ? Viens, on va s’asseoir dans un café en attendant ton train !
Olympe se laissa guider avec plaisir, ne disant pas non à une boisson chaude avant quatre heures de voyage coincée sur un fauteuil étriqué. Sa mère et elle s’assirent sur une table près de la fenêtre avec vue sur la gare, un thé matcha pour l’une et un café noir pour l’autre.
— Tu es contente de rentrer ? lui demanda-t-elle.
— Ouais... je suppose.
Lucie, elle, paraissait particulièrement heureuse. Ça aurait presque pu la vexer : tenait-elle tant que ça à la faire partir de la maison ?
— Comment tu vas faire pour tous les cours que tu as manqués ?
Olympe déglutit, serrant ses mains autour de la tasse à café que le serveur venait de lui apporter.
— Je vais demander autour de moi... je trouverai bien quelqu’un pour m’aider.
La jeune femme se retint de dire que, vue l’ambiance particulièrement compétitive de sa promo, elle doutait d’y arriver, mais qui ne tentait rien n’avait rien.
— J’ai confiance en toi, chérie. Je suis sûre que tu vas reprendre le train en route sans aucun problème !
Olympe sourit pour la remercier. Sa mère avait toujours été la plus sévère de ses deux parents, mais c’était aussi la première à l’encourager et la féliciter à chacun de ses accomplissements. Si Lucie était aussi heureuse de la voir partir, c’était car elle souhaitait voir sa fille réussir plus que tout, au fond.
— Tu peux peut-être demander l’aide de ton directeur de recherche aussi. Si tu lui expliques la situation, je suis sûre qu’il comprendra, ajouta-t-elle en buvant une gorgée de son thé.
— O-Oui... oui, tu as raison. Je lui en parlerai, mentit-elle.
Olympe frissonna à l’idée que sa mère puisse apprendre qu’elle était sortie avec son professeur de dix ans de plus qu’elle. Elle n’avait jamais eu l’occasion de soumettre sa demande de changement de directeur signée par Rayan alors, techniquement, c'était encore lui qui la supervisait.
— Tu as pu te libérer tôt aujourd’hui, dit-elle pour changer de sujet.
— Oui, mais je vais devoir y retourner tout à l’heure. On est en pleine négociation avec un gros client à Singapour, on doit absolument être prêts pour notre appel vidéo demain !
L’étudiante hocha la tête tandis que sa mère lui racontait quelques détails avec l’enthousiasme qui était le sien. Son travail avait toujours été sa plus grande passion et son principal hobby, en plus d’être la principale raison pour laquelle sa famille vivait confortablement. Son père, en comparaison, était plutôt volatile, changeait d’emploi une fois tous les trois ans en moyenne et n’aurait jamais accepté la moindre heure supplémentaire même sous la menace.
Sans sa mère et son travail acharné, Olympe n’aurait probablement pas pu avoir son fauteuil, les traitements et séances de réhabilitation - les assurances n’en couvrant qu’une partie. Un pourcentage conséquent de son salaire avait été reversé directement dans ses soins, et ce pendant des années. Lucie avait aussi refusé bien des voyages d'affaires et missions pour pouvoir prendre soin d’elle.
Olympe serra le poing sur la table, la gorge nouée. Malgré les années qui passaient, elle ne parvenait pas à faire disparaître sa culpabilité. Tout ça pour une nuit trop alcoolisée... son père avait beau l’avoir rassurée sur le fait qu’elle n’était pas un poids, la vérité était plus compliquée.
— Avec un peu de chance, je pourrai y aller moi aussi. Si c’est le cas, j’aimerais bien que ton père m’accompagne, mais je ne sais pas s’il pourra tolérer les 80% d’humidité, plaisanta-t-elle.
— Je suis contente d’entendre que ton boulot se passe toujours bien.
— Et toi ? Tu penses reprendre quelque chose ? Maintenant que tu as démissionné.
— Je vais y réfléchir, dit-elle, presque par réflexe.
Elle aimait le fait d’avoir un emploi étudiant pour éviter de toujours dépendre de ses parents mais, dans l’immédiat, cela lui semblait difficile. Hyun avait-il trouvé quelque chose d’autre, lui ?
Olympe observa sa mère et son visage rayonnant. Après les semaines d’enfer que la jeune femme venait de lui faire passer, elle devait être soulagée de la voir suffisamment en forme pour prendre la décision de rentrer.
Selon son père, Lucie aussi avait fait une dépression à son âge.
Olympe n’avait pas osé lui en parler pour confirmer, craignant sa réaction. Sa mère avait toujours été discrète sur ce genre de choses, mais la curiosité était plus forte qu’elle. Elle devait lui en parler avant de rentrer, sachant que l’opportunité ne se représenterait pas.
— Maman ? Je peux te poser une question ?
— Bien sûr, ma chérie.
— Est-ce que... est-ce que c’est vrai que tu as déjà fait une dépression aussi ?
Lucie écarquilla les yeux, sa tasse en suspens à quelques centimètres de ses lèvres.
— De quoi ?
— C’est papa qui me l’a dit.
Sa mère fronça les sourcils, ne comprenant visiblement pas de quoi elle parlait. Elle détourna les yeux, comme cherchant profondément dans sa mémoire, sa tasse retrouvant sa place sur sa soucoupe.
— Ah ! laissa-t-elle échapper, un peu mal-à-l’aise. Oui, je vois de quoi il parle.
— Alors, c’est vrai ?
Lucie sembla hésiter.
— Olympe, je veux bien tout te dire, mais promets-moi de ne rien raconter à ton père, d’accord ? C’est une vieille histoire, ça ne servirait à rien de ressasser tout ça.
Surprise, la jeune femme hocha la tête.
— Quand j’avais à peu près ton âge, j’avais des douleurs inexpliquées à l’estomac, alors j’ai fini par consulter. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, mais apparemment ils ont échangé mon dossier avec un autre patient, et j’ai été diagnostiqué avec un cancer.
Sa mère secoua la tête avant de reprendre, visiblement irritée par ce souvenir :
— Évidemment je n’ai pas su tout de suite ce qu’il s’était passé. Ça a pris plusieurs semaines avant qu’ils m’avouent enfin leur erreur. J’étais à deux doigts de les emmener au tribunal ! s’emporta-t-elle. Mais je suis tombée enceinte de toi peu de temps après, alors j’ai fini par laisser tomber. Je n’ai jamais osé expliquer à ton père ce qu’il s’était réellement passé non plus.
— Mais... hésita-t-elle, perplexe. Pourquoi est-ce qu’il croit que tu as fait une dépression ? C’est quoi le rapport ?
— C’est ce que je lui ai dit, à l’époque.
Lucie soupira.
— Je voulais rompre avec lui, mais il était très insistant, alors j’ai fini par lui dire que j’avais une dépression et que je devais me reposer pour qu’il me laisse tranquille.
— Pourquoi tu voulais rompre ?
Sa mère eut un sourire triste. Elle se pencha légèrement pour lui prendre la main par-dessus la table.
— Ma chérie... j’avais vingt ans et diagnostiquée avec un cancer. Tu penses que ton père serait resté avec moi ?
— Bien sûr ! s’écria-t-elle sans réfléchir avant de baisser la voix en sentant les regards curieux des autres clients sur elle. Je veux dire... papa, il est fou amoureux de toi !
— Moi aussi je l’aime, chérie. N’en doute pas s’il-te-plaît. Même à vingt ans, je savais que c’était l’homme de ma vie.
Sa main se resserra encore un peu plus fort sur la sienne.
— Mais il faut être réaliste, dans la vie. Est-ce que tu sais combien d’hommes quittent leur femme la seconde où elle tombe malade ? Et je te parle d’hommes déjà mariés depuis des années.
— D’accord, je... je sais que c’est courant, mais... papa est différent ! Il n’aurait jamais fait ça !
Olympe sentit son rythme cardiaque s’accélérer et des soubresauts gagner sa jambe. Pourquoi cette conversation la mettait-elle dans tous ses états ? Son père n’aurait jamais abandonné sa mère de cette façon ! Même si tout ce qu’elle connaissait de Marc à vingt ans était quelques photos.
Ses parents étaient ensemble depuis le lycée. Encore aujourd’hui, ils riaient ensemble et s’embrassaient à la moindre occasion. Si la Olympe d’école primaire trouvait cela dégoûtant, elle avait grandi au point de comprendre qu’ils partageaient un amour que le monde entier aurait pu leur envier. Un amour qu’elle pensait partager avec Nathaniel.
— Je n’avais juste pas envie de le vérifier, Olympe. Tu comprends ça mieux que personne, non ?
La jeune femme déglutit, fixant la table blanche sous ses yeux.
— C’est bien pour cette raison que tu as rompu avec ton copain de lycée, non ?
Tais-toi tais-toi tais-toi tais-toi.
Je ne veux pas entendre ça !
— L-La situation était différente, cracha-t-elle, comme pour se convaincre.
— Avant même ton accident, vous passiez votre temps à vous disputer au téléphone ! Tu essayais d’être discrète mais on t’entendait, ton père et moi. En à peine quelques semaines à distance votre relation était déjà au bord de la rupture.
Olympe savait déjà tout ça.
Pourquoi le lui rappeler maintenant ?
Sa mère lâcha sa main pour reprendre son thé entre ses doigts.
— C’est pour ça... quand tu m’as demandé de ne pas le contacter, j’ai tout de suite compris pourquoi, dit-elle nonchalamment.
Lucie était déjà passée par là.
— Je savais que tu prenais la bonne décision. Tu n’avais pas besoin d’ajouter une déception amoureuse à la liste de tes problèmes à ce moment-là.
Olympe releva enfin la tête, les yeux humides.
Pourquoi croyait-elle que son cœur ne s’était pas brisé en rompant avec lui ? Même si c’était “la bonne décision”.
— Je... je sais pas, admit-elle. Peut-être que j’aurais dû tout lui dire d’abord. P-Peut-être qu’il aurait compris.
— Ne sois pas naïve, chérie. Même s’il avait prétendu que ça n’avait pas d’importance, tu crois sincèrement que ça aurait été le cas ? Il n’aurait probablement pas osé rompre de lui-même et aurait pris ses distances jusqu’à ce que toi tu finisses par le faire. Quel garçon de dix-huit ans voudrait d’une petite amie handicapée à l’autre bout de la France ?
Ses mots s’enfoncèrent dans sa poitrine comme des lames de couteau.
Évidemment. Évidemment, la voilà, la vérité qu’elle ne voulait pas entendre. Quelle espoir stupide lui avait croire, même l’espace d’une seconde, que Nathaniel serait resté à ses côtés en apprenant ce qu’il s’était passé ? Certainement le même qui lui faisait croire que son père aurait accompagné sa mère sur le chemin de la maladie à seulement vingt ans.
La vraie vie n’était pas un roman à l’eau de rose.
Lucie soupira.
— Désolée... mais j’ai vu ce schéma se répéter trop souvent au cours de ma vie. Je suis juste franche avec toi. Nous, les femmes, on n’a pas d’autre choix que de protéger nos arrières, et parfois ça veut dire prendre des décisions difficiles.
Sa mère eut un sourire compatissant.
— Olympe... même si tu lui avais dit, le résultat aurait été le même. Tu dois me croire. Le rayer de ta vie était la meilleure chose à faire, pour ton propre bien.
— Nathaniel, je...
La jeune femme renifla, essuyant ses yeux avec une serviette en papier.
— J’ai envie de lui raconter tout ce qu’il s’est passé.
— Pourquoi ?
— Je l’ai beaucoup fait souffrir en ne lui disant pas la raison pour rompre avec lui. J’ai juste envie d’être honnête, pour... tourner la page.
Olympe ne savait pas pourquoi elle lui disait ça. Sa mère avait toujours été extrêmement stricte sur ses relations amoureuses, et n’avait jamais caché qu’elle détestait Nathaniel - probablement car il s’agissait de son premier copain. Mais c’était une adulte, maintenant.
— Tu l’as revu ? s’enquit sa mère, un dédain coulant dans la voix.
— Seulement quelques fois... on n’est pas proches, ne put-elle s’empêcher de préciser immédiatement.
Lucie secoua la tête.
— À quoi bon ? C’est dans le passé, tout ça ! Et s’il en profite pour essayer de te récupérer maintenant que tu peux marcher ?
— Ça n'arrivera pas. C’est toi qui l’a dit, c’est dans le passé tout ça. J’ai juste envie qu’il sache.
Elle en avait marre de mentir.
Olympe préférait encore que Nathaniel la déteste à cause de la vérité plutôt que pour le mensonge qu’elle transportait depuis des années.
— Si ta décision est prise, soupira sa mère. Mais ne te laisse pas embobiner, surtout. Je ne te renvois pas à Anteros pour que tu te fasses un petit copain !
La jeune femme rit discrètement. Ah, si elle savait...
Les mots durs de sa mère avaient eu le mérite de lui remettre les idées en place. Même si Nathaniel prétendait qu’il serait resté à ses côtés en entendant son histoire, elle ne devait pas se laisser aller au romantisme. Il l’aurait quitté, d’une façon ou d’une autre. Son cœur se sentit curieusement léger d’avoir enterré cet espoir une bonne fois pour toutes. Elle pouvait tout lui dire, sans regret, sans attente.
Peu importait sa réaction. Olympe faisait ça autant pour lui que pour elle.
Nathaniel allait enfin pouvoir la quitter, comme elle l’avait fait toutes ces années auparavant.
— Ohlala, ton train va pas tarder ! s’exclama Lucie en se relevant. Le temps passe vite. Toi, vas vers la gare avec ta valise. Moi je vais régler l’addition.
Olympe ne se fit pas prier, comprenant que son train arrivait dans moins de dix minutes. Sa mère la rejoignit rapidement aux portiques, la prenant dans ses bras de nouveau, avec plus de force cette fois.
L’étudiante lui embrassa la joue pour lui dire au revoir, lui promettant de revenir pendant les vacances.
Tandis qu’elle s’apprêtait à valider son ticket, elle s’arrêta un instant.
— Maman ? Je peux te poser une dernière question ? demanda-t-elle en se retournant vers elle.
— Bien sûr !
— Pourquoi tu as prétendu que tu avais une dépression au lieu de rompre avec papa directement ?
Lucie, interloquée, croisa les bras.
— Je ne sais plus... ça fait longtemps, tu sais. Je crois que je voulais juste gagner du temps pour réfléchir.
— Donc tu envisageais de tout lui dire ?
— Non ! répondit-elle précipitamment. Enfin... je ne sais plus, ça date, tu sais !
Olympe sourit, la main serrée sur la poignée de sa valise.
— Merci. C’est tout ce que je voulais savoir.
Lucie fit la moue, comme sentant que sa fille l’avait piégé, mais ne rétorqua pas.
— On se revoit bientôt ! lui lança Olympe avec un sourire. Fais un bisou à papa pour moi !
Le train arrivant déjà en gare, la jeune femme dut courir jusqu’à son wagon. Un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle posa ses fesses sur son siège dur comme du bois.
Après quelques minutes à seulement observer le paysage, Olympe finit par sortir son téléphone.
Il y avait tant de choses qui l’attendaient : le pire était devant elle. Reprendre les cours, retrouver un boulot. Discuter avec Nathaniel. Affronter Victor. Pourtant, désormais que sa décision était prise, elle se sentait légère. Si le pire était à venir, le meilleur devait l’être aussi.
Olympe ouvrit son répertoire et tapa le message qu’elle aurait dû envoyer des années auparavant.
De : Olympe
À : Nathaniel
Envoyé à 19:13 le 03/04/20XX
« Je suis désolée pour l’autre soir.
Est-ce qu’on pourrait se voir ?
J’ai quelque chose d’important à te dire. »
♦♦♦
De : Paul Avenon
Envoyé à 12:31 le 04/04/20XX
Motif : Stage de fin d’étude (Antéros Academy)
« Chère Mlle Martin,
Je suis navré d’entendre les difficultés que vous rencontrez dans votre recherche de stage de fin d’étude. Je comprends vos suspicions à mon égard et ne vous en tiens pas rigueur, compte tenu de la fâcheuse façon dont s’est terminé notre dernier entretien.
Toutefois, je ne saurais vous recommander de faire attention avant d’accuser autrui d’actions qui peuvent être expliquées par votre propre incompétence. Si tous les autres étudiants de votre promotion ont déjà trouvé un stage à part vous, ne serait-il pas temps pour vous de vous remettre en question ? J’aimerais posséder le pouvoir que vous semblez m’accorder, mais mes relations avec les autres galeries de la région sont purement professionnelles. Si celles-ci ne sont pas enclines à vous donner une chance, je ne saurais point les faire changer d’avis.
Sachez néanmoins que la place que je vous ai proposée est toujours disponible. Je ne suis pas parvenu à trouver de profil plus intéressant que le vôtre. Puisque vous êtes encore en recherche de stage, peut-être pourriez-vous reconsidérer ma proposition. Je peux vous assurer que vous n’aurez plus rien à envier à vos camarades si vous venez travailler chez moi.
Venez me rencontrer à la galerie durant les heures d’ouverture, nous y serons tranquilles pour discuter.
Cordialement,
Paul Avenon »
Même par email, Paul Avenon était un beau parleur. Quelque part, ça l’aurait presque impressionnée, si seulement lire ses mots en les imaginant prononcés par bouche ne lui donnaient pas des sueurs froides.
Mélody ne savait pas bien à quoi s’attendre en le contactant par email pour lui demander s’il était responsable du fait qu’elle ne parvenait pas à trouver de stage, contrairement à la majorité de sa promotion. Peut-être espérait-elle qu’il dise quelque chose d’incriminant ? Ou qu’il admette ses comportements inappropriés envers elle ? Elle aurait aimé qu’il écrive quelque chose qu’elle puisse utiliser contre lui, mais c’était évident qu’il n’allait pas mordre à l'hameçon aussi facilement. Ça ne devait pas être la première fois qu’il faisait ça.
Il n’avait aucun mal à prétendre qu’il n’avait pas d’influence sur les autres galeries de la ville, alors qu’il lui avait dit le contraire en face à face ! Mais évidemment, Mélody n’avait aucune preuve de ce moment. Elle n’avait osé en parler à personne, de peur qu’on ne la croit pas. Zaidi l’aurait peut-être écouté, mais elle se sentait mal-à-l’aise en sa présence depuis le gala de l’année précédente ; le même gala où elle avait rencontré Paul pour la première fois. En voilà un jour où elle aurait mieux fait de se casser la jambe et rester couchée.
Mélody relit l’email encore une fois, malgré la peur viscérale qu’il lui inspirait. L’étudiante était terrifiée, car elle avait envisagé d’accepter sa proposition la seconde où elle l’avait lu. Même quand sa tête et son cœur lui hurlaient que c’était une terrible idée, même quand tout son être tremblait à l’idée de revoir cet homme qui la dégoûtait - le soulagement qu’elle avait ressenti en lisant que Paul lui offrait encore la place avait été incontrôlable.
Elle voulait ce stage, c’était plus fort qu’elle. Un stage, en vérité, n’importe lequel - mais Avenon avait accompli ce qu’il avait promis, et elle se faisait refuser d’emblée absolument partout, ne parvenant pas à décrocher un seul entretien. La Mélody qui n’avait pas hésité à frapper le tibias du galeriste pour rejoindre Tachi serait sûrement extrêmement déçue. Et Tachi, comment réagirait-il s’il savait qu’elle pensait ainsi ? Qu’elle était prête à se jeter dans la gueule du loup juste pour lancer sa carrière ? Le seul qui pouvait la toucher, c’était lui. Mais si Paul savait choisir ses mots avec précision, “nous y serons tranquilles pour discuter” était plus que clair. Et pourtant...
Mélody déglutit, étouffée par la culpabilité. Elle ferma l’onglet de ses emails pour se reconcentrer sur la correction que lui avait demandé Tachi. Elle la relut du début à la fin pour s’assurer que l’orthographe était correcte et imprima deux copies avec l’imprimante de la bibliothèque. La jeune femme revint à l’ordinateur, en ayant fini pour aujourd’hui. Tôt ou tard, il lui faudrait aller récupérer son ordinateur portable chez ses parents, mais elle n’en trouvait toujours pas le courage.
La mort de la mère de Tachi l’avait fait réfléchir. Mélody avait accepté une courte conversation au téléphone avec la sienne, mais ça n’était pas allé plus loin, et elles avaient soigneusement évité le sujet de la dispute entre les deux hommes. C’était encore trop tôt pour renouer les liens et pardonner.
Son sac sur les épaules, la jeune femme entra dans le labyrinthe de livres pour rejoindre la sortie.
— Excusez-moi, vous assistez bien au cours de M1 de François le jeudi matin ?
Mélody s’arrêta, croyant reconnaître cette voix, même basse comme l’exigeait une bibliothèque. Discrètement, elle pencha la tête par delà l’étagère de livres pour observer les tables où les élèves révisaient. Olympe, debout et une pile de documents dans les bras, se penchait vers un groupe d’étudiantes.
— Oui, et ? répondit l’une d’elle, un sourcil relevé.
— Je suis désolée de demander ça, mais est-ce que vous pourriez me passer les cours jusqu’à maintenant ? J’ai été absente.
Les étudiantes échangèrent un regard avant de lever la tête de nouveau vers Olympe.
— Désolée mais pourquoi est-ce qu’on devrait te rendre service ? On se connait même pas.
— Je... je sais, mais je... je sais pas à qui demander.
— Ouais bah ça c’est pas notre problème, susurra-t-elle. T’avais qu’à pas être absente.
Olympe se redressa et, bredouillant des excuses, se dirigea vers la sortie.
— T’as été un peu dure, nan ? lança une autre étudiante du groupe.
— D’où j’ai été dure ? On est déjà en avril, et elle croit que je vais lui passer tous mes cours depuis janvier ? J’hallucine. Ça me rend ouf les gens comme ça. Ça en branle pas une et ça vient demander aux autres de l’aider après. Elle a qu’à se démerder.
Mélody se recula pour se cacher de nouveau derrière la bibliothèque de livres.
Il y avait encore quelques mois de ça, elle aurait probablement partagé le même sentiment. Plus d’une fois, en réalité, elle avait refusé la même requête de la part d’autres étudiants, sans hésitation.
Pourquoi Olympe avait-elle été absente ? Maintenant qu’elle y pensait, elle ne l’avait pas revue aux cours de Zaidi ce semestre, mais elle pensait qu’il s’agissait de leur stratégie pour cacher leur relation. Ce qu’il se passait dans la vie de sa camarade n’aurait pas dû l’importer - après tout, elles n’étaient pas amies. Mais Olympe avait ses bons côtés...
Sans réfléchir, Mélody se précipita vers la sortie, cherchant sa camarade des yeux. Elle la trouva rapidement près des ascenseurs, la mine défaite.
— Olympe ? l’interpella-t-elle.
L’étudiante de première année releva la tête vers elle, cachant difficilement sa surprise.
— Mélody ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle hésita, n’étant pas sûre elle-même de ce qu’elle faisait.
— Tu as... tu as besoin des cours de François ?
— Euh... oui, confirma-t-elle. Comment tu le sais ?
— Je t’ai entendue dans la bibliothèque.
Mélody détourna les yeux, comme n’osant pas lui rendre son regard curieux.
— Si tu veux, je les ai moi... enfin, ceux de l’année dernière, évidemment ! Ça fait un moment que j’ai validé sa matière ! Mais je suppose que le programme est à peu près le même alors... si ça t’intéresse...
— Vraiment ? Tu ferais ça ?
— Oui, enfin... Mes notes sont très concises, tu sais. J’ai pas besoin de beaucoup pour retenir ce qui est dit en cours, alors peut-être que ce sera un peu difficile pour toi de comprendre.
Mélody l’observa enfin, comme s’attendant à l’entendre refuser. Mais, curieusement, Olympe lui sourit chaleureusement, la mélancolie ayant disparu de son visage fatigué.
— Tu peux pas savoir comme ça me sauverait la vie !
— C’est rien... et puis tu sais, hum... si t’as besoin d’autres cours de M1... évidemment, je les ai tous validés sans problème.
— Vraiment ? Pourquoi tu m’aiderais autant ?
Elle n’aurait pas dû pouvoir lui en vouloir, car sa réputation la précédait, mais elle fut un peu vexée de l’entendre douter de la sorte.
— Disons que c’est pour te remercier, répondit-elle en croisant les bras. Pour la dernière fois... avec Avenon...
Olympe plissa les lèvres sans répondre, comme gênée par ce souvenir. Mélody profita du silence pour sortir son agenda et un stylo de son sac, lui demandant d’écrire son adresse email et les cours qui lui manquaient. Sa camarade s’accroupit pour poser l’agenda sur ses genoux.
— Il t’a recontactée depuis, au fait ? lui demanda-t-elle en se redressant, la faisant sursauter.
Mélody ouvrit les lèvres sans qu’aucun son ne sorte.
C’est moi. C’est moi qui l’ai recontacté.
Pouvait-elle vraiment admettre ça ? Peut importait les raisons qui l’avaient poussées à appuyer sur “Envoyer”, le résultat était le même. Elle aurait été encore plus gênée d’avouer qu’elle était allée dîner avec lui avant ça. Olympe ne s’était pas laissée faire, elle ! Ni face à Paul ni face au musicien qui les avait suivies dans les toilettes. C’était elle qui l’avait aidée à garder la tête froide et comprendre que rester seule avec le galeriste était une terrible idée.
Et pourtant, et pourtant...
— N-Non.
— Tant mieux.
Peut-être que si elles avaient été amies, elle aurait pu lui en parler, et lui demander conseil. Brusquement, elle regrettait que leur relation soit aussi compliquée.
— Je vais t’envoyer les cours cette semaine, lui dit Mélody en récupérant son agenda.
— Merci. Vraiment, merci.
— C’est rien...
Autant gênées l’une que l’autre, elles se dirent au revoir rapidement et Mélody quitta le bâtiment, pressant le pas vers l’arrêt de bus pour rejoindre le lycée où enseignait Tachi.
Une heure plus tard et la jeune femme se retrouva devant le lieu de travail de son petit-ami. Quelques élèves se trouvaient devant le portail, la plupart occupés sur leur téléphone, à écouter de la musique ou discuter entre eux. Mélody resta légèrement en retrait, informant Tachi qu’elle était arrivée avec un texto.
Ils ne s’étaient pas revus depuis le fameux jour où le détective privé avait débarqué pour lui annoncer la mort de sa mère. Si le choc l’avait rendu silencieux pendant de longues minutes après son départ, Tachi avait rapidement repris ses esprits, lui assurant que tout allait bien.
Ça fait tellement longtemps que je ne l’ai pas vue.
Ce n’est pas comme si ça change grand chose.
Ne t’inquiète pas pour moi.
Mélody n’avait aucune idée de si elle avait le droit de douter de ce qu’il lui disait, alors elle avait décidé de le croire. Mais ne pas s’inquiéter pour lui était trop lui demander, d’autant plus lorsqu’il se comportait différemment en annulant ses concerts dans son bar préféré ou en insistant qu’il était soudainement trop occupé pour la voir.
C’était elle qui avait insisté pour le rencontrer aujourd’hui, même s’il n’aurait “que quelques minutes” à lui accorder. Elle devait confirmer de ses yeux ce qu’il prétendait. Elle cesserait de le prendre au mot s’il ne pouvait pas lui prouver qu’il allait réellement bien.
Mélody attendit, son portable entre ses mains moites. Tachi n’avait pas répondu. Le soleil était haut dans le ciel mais les températures avaient fini par redescendre pour se rapprocher de ce qu’on pouvait attendre d’un début de printemps dans la région. La jeune femme rentra la tête dans ses épaules, serrant les bras pour protéger son ventre du vent frais qui cherchait à s’infiltrer sous son manteau. La tête baissée, elle observait le sol comme s’il pouvait la distraire de l’attente.
— Mélody !
La jeune femme releva les yeux, son coeur manquant un battement en voyant Tachi arriver. Une chemise à manches courtes ouverte sur un de ses nombreux t-shirts au logo inconnu, il se dirigeait vers elle, les mains dans les poches.
— Il fait plus froid que ce j’aurais cru, dit-il simplement, une fois à sa hauteur. J’aurais dû prendre mon manteau.
Mélody déglutit, se sentant émue pour une raison qu’elle n’était pas sûre de bien comprendre.
Il avait l’air agacé.
— Tout va bien ? demanda-t-elle.
— Ouais, bah... on a un problème avec un parent d’élève, ça bouffe tout mon temps, soupira-t-il en agrippant sa nuque d’une main. J’ai rien à voir là-dedans mais le mec insiste pour se battre avec chacun d’entre nous. Tu parles d’un emmerdeur.
Il se tourna vers l’établissement un instant.
— Il est parti tout à l’heure mais on est en réunion depuis le début d’aprèm pour essayer de trouver une solution. J’ai réussi à insister pour qu’on prenne une pause mais je vais devoir y retourner rapidement.
— Je vois.
Tachi eut un sourire désolé.
— J’aurais aimé pouvoir rester avec toi.
— Non, t’en fais pas. C’est moi qui ai insisté pour venir alors que tu es occupé.
— Ça me fait toujours plaisir quand tu viens me voir au boulot, la rassura-t-il en posant une main sur le haut de son crâne.
Mélody le laissa caresser ses cheveux, profitant de son contact qui lui avait tant manqué en seulement quelques jours. Lorsqu’il se retira, la jeune femme prit le temps de l’étudier de nouveau.
En apparence, rien n’avait changé. Il avait bonne mine et souriait par-dessus ses traits alourdis par son problème au travail, comme il l’aurait fait d’ordinaire. Il lui rendait son regard, sans se détourner.
Mais il y avait quelque chose de différent, quelque chose qu’elle ne parvenait pas à identifier. Mélody en aurait mis sa main à couper.
Il était différent.
— Tu es sûr que tout va bien ?
C’était la seule chose qu’elle pouvait faire : lui poser la même question encore et encore. Il venait de perdre sa mère ! N’importe qui en aurait été bouleversé, Mélody y compris. Malgré la colère qu’elle pouvait ressentir envers eux, si elle avait appris une telle chose, elle aurait été incapable de faire comme si de rien n’était. Même si la relation de Tachi avec sa mère était compliquée - elle devait forcément l’être pour qu’il s'enfuie de chez lui à dix-sept ans -, il devait bien ressentir quelque chose !
Il soupira légèrement, sans se défaire de son sourire, comme s’il avait là affaire à une enfant capricieuse.
— Puisque je te le dis.
Il lui fit une pichenette sur le front, lui arrachant un petit cri de mécontentement.
— Tu t'inquiètes trop !
Mélody bougonna, ses doigts massant son front douloureux. Tachi riait avec son insouciance habituelle.
Était-elle totalement à côté de la plaque ? Était-elle seulement en train de superposer ses propres émotions sur lui, se convaincant qu’il aurait dû réagir comme elle l’aurait fait ? Tachi avait déjà fait le deuil d'un parent. Était-il seulement habitué ? Avait-il déjà fait son deuil en partant de chez lui ?
Elle aurait tellement voulu qu’il lui explique.
Elle voulait comprendre ce qu’il ressentait.
Elle voulait que cette impression étrange qu’il lui donnait à cet instant disparaisse pour de bon.
Après toutes ces années à être sa meilleure amie, pourquoi y avait-il encore autant de choses qu’elle ne savait pas sur lui ? Étaient-ils si proches que ça si c’était pour qu’il lui cache des choses qu’il avait pourtant probablement raconté à Philippe ? Pourquoi était-elle différente ?
Peut-être qu’il ne lui faisait pas confiance, finalement.
— Je t’ai apporté ta copie corrigée, dit-elle en la sortant de sa poche, se souvenant qu’elle était aussi venue pour ça.
— Merci !
Il plia la copie pour la ranger dans sa poche.
— Tu veux venir à la maison samedi ? proposa-t-il ensuite.
— Samedi ? Euh, oui, bien sûr, accepta-t-elle, un peu prise au dépourvu, déjà habituée au fait de ne pas pouvoir le voir facilement.
— Lysandre reste parfois dormir dans sa chambre après avoir joué au bar, c’est jamais très clair. Mais on devrait être tranquilles pour une majeure partie de la soirée au moins.
— Tu vas rapper au bar ce soir-là aussi ?
— Nan, je... j’ai pas écrit de nouveaux morceaux depuis longtemps. Je prends une pause. Mais c’est plutôt une bonne nouvelle pour toi, non ? Finis les samedis soirs à écouter du rap que tu détestes !
Mélody ne parvint pas à rire de sa plaisanterie, sentant son ventre se serrer. Tachi caressa sa joue, juste à la commissure de ses lèvres, comme pour y dessiner une expression joyeuse de lui-même. Il semblait observer son cou où des plaques d’eczéma étaient réapparu depuis quelques jours. Mélody essaya de détourner le visage, rouge de honte qu’il l’ait remarqué.
Tachi se pencha doucement vers elle, son autre main posée sur son épaule.
— Hé, monsieur !
Tachi se redressa en la lâchant, l’air de rien. Un trio d’élèves, deux filles et un garçon, franchissait le portail en courant pour se rapprocher d’eux.
— Vous êtes là ! On vous cherchait.
— Qu’est-ce que vous voulez les jeunes ? Je suis occupé.
Ils s’arrêtèrent à leur hauteur et Mélody se sentit rougir en les voyant la dévisager tout à coup.
— C’est votre petite-amie ?
Tachi tourna la tête vers elle, comme pour s’assurer qu’ils parlaient bien de la même personne, et entoura ses épaules d’un bras en souriant.
— C’est ma future femme.
— T-Tachi !! protesta-t-elle, embarrassée par les “Ooh” appuyés de ses élèves en réponse.
— Soyez polis et dites-lui bonjour ! insista-t-il.
— Bonjour madame ! la saluèrent-ils en cœur.
— Bon... bonjour.
Mélody couvrit son visage d’une main pour cacher sa gêne, n’aimant pas être le centre de l’attention.
— C’est votre fiancée mais elle vous appelle par votre nom de famille aussi ? interrogea l’un d’eux.
— Mais nan, tu sais pas ! s’interposa une deuxième. C’est comme ça qu’ils font au Japon. Dans les anime, ils s’appellent tous par leurs noms de famille ! C’est culturel, tu vois.
La jeune femme releva la tête vers Tachi. Il avait l’air curieusement mélancolique, malgré le sourire qui planait encore sur ses lèvres.
— Exactement, c’est comme ça que nous, on fait, dit-il en resserrant plus fort son bras autour d’elle.
Était-ce vraiment ça, la raison ? Il ne la lui avait jamais donnée, d’ailleurs, plaisantant seulement que son prénom était son “secret bien gardé”. Mais tout le monde l’appelait Tachibana, alors Mélody avait cessé de se demander pourquoi.
Pourquoi peinait-elle autant à le croire, tout à coup ? Tachi n'était pas du genre à mentir. S’il disait que c’était culturel, elle n’aurait pas dû se poser plus de questions.
Katsuya Kunisaki, c’était ainsi que le détective l’avait appelé.
Pourquoi un inconnu connaissait-il son véritable nom, et pas elle ? Un nom que Tachibana lui avait immédiatement demandé d’oublier.
Qui était seulement l’homme dont elle était tombée amoureuse ?
— Bon, qu’est-ce que vous me voulez ? insista Tachi en la lâchant.
Les trois adolescents échangèrent un regard avant de lui tendre trois paquets blancs, les empilant en une petite pyramide improvisée dans les mains du professeur.
— C’est pour vous !
Suspicieux, Tachi lança un coup d'œil à Mélody avant de rapprocher les paquets de son visage. À mieux y regarder, il s’agissait de serviettes en papier enroulées autour de quelque chose de rond.
— On sait à quel point vous adorez les croissants de la cafétéria ! À chaque fois qu’ils en servent, vous essayez de nous chourrer notre part, rit l’élève qui lui avait passé les viennoiseries. Mais aujourd’hui, on les a réservés exprès pour vous !
Tachi ne répondit pas, les yeux rivés sur les petits croissants empilés dans sa main. Légèrement en retrait, Mélody ne pouvait plus voir son visage.
— Pourquoi ? demanda-t-il simplement.
— On a bien vu que vous étiez pas en forme en ce moment, lui dit l’un des élèves du trio. Alors on s’est dit que ça vous remonterait le moral !
Silence. La jeune femme fit un pas dans sa direction, se mettant juste à côté de lui. Tachi observait les viennoiseries comme si elles étaient empoisonnées.
— N-N’importe quoi ! Je vais très bien ! s’exclama-t-il finalement, relevant la tête vers ses élèves. De quoi vous parlez ?
— Ça se voit que vous allez pas bien ! En cours, vous avez tout le temps les yeux dans le vide. On dirait un fantôme, ça fait flipper.
— Ouais vous avez même pas essayé de nous piquer de la bouffe aujourd’hui, c’est comme ça qu’on a su qu’on se trompait pas.
Le professeur laissa échapper un rire, comme éberlué. Il secoua la tête, reprenant un peu de sa composition.
— Au lieu d’épier le visage de vos profs, concentrez-vous sur les cours un peu ! Non parce que vos dernières copies étaient pas fameuses, hein. Le bac est dans moins de trois mois je vous rappelle.
Les adolescents échangèrent un regard gêné, comprenant probablement parfaitement de quoi leur professeur de philosophie parlait.
— Si je regarde dans le vide pendant les cours c’est sûrement parce que, chaque jour, je questionne mes choix de vie à enseigner à des morveux comme vous, plaisanta-t-il.
Loin d’être vexés, les élèves s’esclaffèrent, non sans répliquer qu’ils étaient loin d’être les pires de la classe. Mélody, en retrait, observa son petit-ami blaguer avec les adolescents, insistant qu’ils avaient tout intérêt à mettre le nez dans un livre pour une fois.
— Je vais bien, mais les croissants sont quand même pour moi ! conclut-il en leur tournant le dos pour faire face à Mélody, comme pour marquer la fin de la conversation. Vous me les avez donnés, c’est non échangeable.
— C’est juste pour cette fois alors profitez-en !
Les adolescents s’écartèrent, restant tout de même près du portail. Restée silencieuse jusque là, Mélody esquissa un sourire.
— Tes élèves t’apprécient.
— Bah, c’est réciproque, dit-il, le visage curieusement apaisé, les croissants en équilibre dans une main. À quelques exceptions, ce sont de chouettes gamins. Ils vont me manquer l’année prochaine.
Ils s’inquiètent pour toi aussi, hésita-t-elle à dire, se retenant à la dernière seconde. Ils se voyaient samedi, alors ils auraient tout le temps d’en discuter à ce moment-là. Mélody ne voulait pas douter de Tachibana, ou Katsuya, ou Kunisaki - peu importait son véritable nom. Elle avait confiance en lui, même si ce n’était pas réciproque.
Avec le temps, il finirait peut-être enfin par lui parler.
— Il faut vraiment que j’y retourne maintenant, soupira-t-il, l’air sincèrement désolé.
— Déjà ? ne put-elle s’empêcher de se lamenter.
Avant qu’elle n’ait le temps de réagir, Tachi saisit son visage de sa main libre et se pencha jusqu’à ce que sa joue touche la sienne.
— Passe la nuit à la maison, samedi, murmura-t-il.
Le ventre de Mélody se remplit de papillons à ces quelques mots.
— Je veux qu’on dorme ensemble. Comme un vrai couple, cette fois.
Le souffle coupé, elle ne sut que répondre. Tachi détacha son visage de sa joue pour poser ses lèvres sur les siennes, avec un peu plus de force qu’un simple baiser pour se dire au revoir aurait pu demander. Mélody ferma les yeux, son cœur battant dans sa cage thoracique avec intensité ; celle que ses baisers lui provoquaient à chaque fois.
Tachi se recula, sa main en suspens sur son visage.
— À samedi, princesse, susurra-il avec un sourire charmeur avant de se redresser.
Non loin d’eux, le trio d’élèves échangeaient de nouveau des “Ooh” surexcités, comme venant d’assister à une scène particulièrement intéressante.
— Cadeau, dit-il en lui enfonçant un des croissants dans les mains avant de partir vers le portail. Oh c’est bon les jeunes, hein ! Vous avez quel âge putain ? Vous avez jamais vu deux adultes s’embrasser ou quoi ?
Tachi rentra dans l'établissement sous le regard appuyé des adolescents, rendus frénétiques par le spectacle sur la vie amoureuse de leur professeur. Lorsqu’ils reportèrent leur attention sur sa petite-amie, Mélody se sentit rougir, la décidant à rebrousser chemin.
“Dormir ensemble comme un vrai couple” ? Cela signifiait-il ce qu’elle croyait ? Son corps s’électrisa à cette simple pensée ; ce corps qui désirait Tachi avec un peu plus d’intensité chaque jour qui passait. Même si cette optique la faisait paniquer de bien des manières, elle n’était plus une lycéenne. Combien de temps pouvait-elle se permettre de faire attendre quelqu’un d’expérimenté comme Tachi ? Il lui faudrait bien sauter le pas à un moment ou à un autre, et peut-être que cette occasion était la bonne. Avant qu’il ne se lasse ; avant qu’il n’ait une autre raison de mettre de la distance entre eux, en prétendant que tout allait bien lorsque ce n’était clairement pas le cas. “Dormir” ensemble était peut-être la seule manière de se rapprocher de lui pour le moment.
Mais Mélody, elle ne voulait pas que ça. Le corps de Tachi, c’était une chose, mais c’était surtout son cœur qu’elle voulait. Elle ferait n’importe quoi pour l’obtenir.
Si seulement il acceptait enfin de le lui donner.
♦♦♦
Lysandre effleura les hautes herbes en bordure de jardin avec sa main, la rosée du matin se déposant sur ses doigts. C'était un rituel qu’il avait lorsqu’il vivait encore ici. Malgré l’emploi du temps terrible exigé par une exploitation agricole, ne lui permettant presque aucune seconde de répits, il prenait toujours une minute pour profiter de la fraîcheur du début de journée. Seulement dans ces moments-là, il avait l’impression de pouvoir respirer correctement.
— Est-ce que tu prends du sucre avec ton café ? lui demanda Leigh depuis la table de jardin.
— Pas aujourd'hui, répondit-il en se redressant.
Lysandre rejoignit son frère, déjà assis sur la petite chaise blanche rongée par la rouille, un manteau d’hiver sur les épaules.
— Tu as si froid que ça ? s’inquiéta-t-il. On peut petit-déjeuner à l'intérieur si tu préfères.
— Non, c'est bon, bougonna-t-il en resserrant ses bras croisés plus fermement.
Après tout, c'était lui qui avait insisté pour se mettre dehors. Lysandre, lui, ne portait qu’une fine veste et une écharpe enroulée autour de son cou. Il essuya ses doigts mouillés sur celle-ci avant de s’asseoir à son tour.
— Tu es allé à la boulangerie ce matin ? s'étonna le musicien en remarquant le panier plein de viennoiseries sur la table.
— C’est Mme Pichet. Je ne sais pas quand elle est venue apporter ça, mais quand je suis allé préparer nos cafés, tout était posé dans la cuisine, expliqua-t-il.
— Elle ne devrait pas se donner tant de mal pour nous.
Leigh acquiesça en silence. Leurs voisins paraissaient absolument ravis de les voir et multipliaient les bonnes intentions depuis la veille : cadeau de bienvenue, dîner gratuit, cargaison de légumes frais à rapporter à la maison, accès gratuit à leur propre petite piscine de jardin s’ils le souhaitaient... certains services semblaient au moins être inclus dans le prix des chambres, mais la majorité devait seulement être un traitement de faveur de leurs voisins qui les connaissaient depuis petits. La veille, ils avaient passé le repas du soir avec eux, les arrosant d’anecdotes sur leur enfance qu’ils avaient déjà entendu une centaine de fois auparavant.
Lysandre s'était attendu à entendre Leigh manifester son mécontentement, compte tenu de la façon dont s'était déroulée leur dernière visite, mais celui-ci était resté agréable et poli. Il se demandait si une part de sa frustration était partie lorsqu’il avait détruit le cadre de sa main nue, et si une autre avait disparu en rompant les liens avec la personne à l'intérieur.
Pichet avait remplacé la photo par une des deux frères uniquement.
— Ça fait du bien d'être seuls, murmura Leigh.
— C’est plus calme, en effet, confirma Lysandre en buvant une gorgée de son café rendu déjà tiède par l’air frais.
Le musicien observa l’horizon juste devant eux, et le soleil qui sortait timidement de derrière la vallée pour inonder la prairie de sa lumière dorée. Dissimulé par les nuages hirsutes qui recouvraient le ciel, les rayons qui auraient pu les réchauffer peinaient encore à arriver jusqu'à eux. Lysandre ferma les paupières pour s'imprégner du silence cacophonique de la campagne, où le simple son de l’herbe folle caressée par le vent se transformait en douce mélodie à l’oreille de qui prenait le temps de l’ecouter. Même le bruit lointain des moissonneuses-batteuses s’ajoutait à l’atmosphère apaisante des lieux, sans la déranger. Adolescent, la musique du jardin où il avait grandi lui avait échappé, mais il avait plaisir à la redécouvrir, maintenant qu’il était adulte. Malgré le travail difficile, il ne doutait pas que ses parents, eux, avaient dû la remarquer.
Aucun instrument à sa disposition ne lui aurait permis de reproduire une telle harmonie.
— Tu as l’air de bonne humeur.
Lysandre tourna la tête vers Leigh qui l’observait, interdit. Le musicien sourit, reposant sa tasse sur la table.
— Ça me fait plaisir d’être ici.
Son regard se perdit dans l’horizon de nouveau.
— Je suis soulagé que la maison soit restée à l’identique. Quand je suis parti, je savais que tout pouvait arriver, et j’étais prêt à m’en séparer. Je ne voulais pas réfléchir aux conséquences, avoua-t-il. Mais de revenir ici et de voir la maison dans l’état dans lequel les parents l’ont quitté...
Il observa la bâtisse, un sourire nostalgique aux lèvres.
— Je suis content.
— Moi aussi.
Leigh n’avait pas bougé, les bras fermement serrés sur sa poitrine pour se réchauffer, le soleil lui refusant désespérément les rayons qui auraient pu l’aider.
— Tu ne disais pas ça, la première fois qu’on est venu, fit remarquer Lysandre.
Son frère inspira et expira profondément avant de répondre.
— J’étais encore en colère contre toi d’avoir vendu, dit-il en se redressant légèrement sur sa chaise. J’étais en colère contre le monde entier, pour être honnête.
Il libéra ses mains frigorifiées du tissu épais de son manteau pour les enrouler autour de son mug. Comme pour le récompenser, la lumière naturelle du ciel se posa enfin sur leur table de petit-déjeuner. Lysandre cligna plusieurs fois des paupières, légèrement ébloui.
— Je suis toujours déçu que tu aies vendu. Si les Pichet décident de la raser, il ne nous restera plus rien.
— Je sais.
Leigh soupira, le nez dans sa tasse à café.
— Mais avec l’argent de la vente, peut-être que je pourrais investir dans un manager pour la boutique, pour enfin avoir quelqu’un tous les jours.
Lysandre croisa les jambes, les mains sur sa cuisse. Du peu qu’il en savait - Leigh restant toujours très discret sur ses affaires - il n’avait que deux vendeurs qui venaient travailler quelques heures par semaine, tout au plus.
— Je pense qu’il est temps pour moi que je lève le pied.
— C’est une bonne idée.
— Lysandre, l’appela-t-il brusquement, alors qu’il avait déjà son attention.
Le musicien pencha la tête vers son frère qui observait toujours le liquide sombre dans son mug.
— Je vais rendre les clés de l’appartement.
Surpris, il hésita avant de demander :
— Quand ça ?
— Ce mois-ci. La notice est arrivée l’autre jour. J’ai confirmé avant de venir.
— Pourquoi ?
Leigh soupira, levant enfin la tête vers le ciel, le vent frais s’infiltrant dans ses cheveux ébènes.
— J’ai trouvé moins cher et plus près de la boutique. Je pense y rester un an, maximum, le temps de former le nouveau manager.
Il secoua la tête, les paupières fermées, comme alourdies par la fatigue de ces derniers mois.
— Je ne veux plus vivre dans cet appartement. Pas après y avoir vécu avec Rosalya.
— Je comprends.
— Tu peux retourner là où tu vivais avant ?
— Oui, normalement. J’appellerai Tachibana pour confirmer. J’ai plusieurs mois de loyer en retard à lui payer, mais si j’accepte le contrat du Loft, je devrais pouvoir lui en rembourser la majorité, dit-il, une main sous son menton, comme se parlant à lui-même.
Un léger silence s’installa. Le musicien finit son café déjà froid, n’étant pas certain de s’il devait ajouter quelque chose. Ce fut Leigh qui reprit :
— Lorsque le nouveau manager sera opérationnel, j’aimerais voyager un peu.
— Ah oui ? s'étonna Lysandre. Je ne pensais pas que ça t'intéressait.
Plus d’une fois, Rosalya lui avait parlé de projets de voyage avec Leigh, sans que ça ne se fasse ; puis son amie avait cessé d’en parler. Il avait supposé que son frère n’en faisait pas une priorité, soit en refusant dès le départ soit en remettant toujours à plus tard.
Son frère déplia une serviette en tissu sur la table pour y poser un croissant, le coupant en deux avec ses doigts.
— J’ai envie de changer d’air, loin d’ici. J’en profiterai pour améliorer mes compétences.
Il haussa les épaules.
— J’ai l’impression que mon style stagne depuis des années. Une styliste de Milan est venue à la boutique l'année dernière et on a sympathisé. Elle m’a proposé de venir visiter son atelier en Italie à plusieurs reprises déjà, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’accepter.
Lysandre attendit qu’il poursuive tandis qu’il mordait distraitement dans sa viennoiserie.
— Ça fait un moment que j’y réfléchissais.
— Qu’est-ce qui t’a décidé ? demanda Lysandre avec prudence.
Sa rupture avec Rosalya, probablement.
Leigh prit son temps pour répondre, mastiquant lentement. Le musicien finit par l’imiter et piocha dans le panier a son tour.
— J’avais l’impression de trahir papa et maman, si je m'éloignais de la boutique.
Il secoua la tête sous le regard surpris de son frère.
— Ils ont accepté que je quitte la maison pour réaliser mon rêve, ils ont payé la caution et le loyer de mon premier appartement, ils se sont portés garant à la banque pour que j’obtienne un prêt et m’ont aidé à en rembourser une partie quand les affaires allaient mal.
Un sourire triste étira ses lèvres gercées par le froid.
Lysandre ignorait tout ça. Il savait que ses parents avaient toujours soutenu Leigh, mais pas à ce point-là. Ils n’avaient jamais roulé sur l’or, et leur héritage était principalement constitué de la ferme et des terres.
— Ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour m’encourager, alors même que c'était un univers totalement étranger pour eux, dit-il, les yeux brillants sous les reflets du soleil. Résultat, ils sont morts seuls tous les deux. Ce ne serait jamais arrivé si je n’avais pas eu cette ambition stupide à dix-huit ans.
Il posa un poing contre ses lèvres comme pour faire taire le chevrotement de sa voix, les paupières fermées. Après quelques raclements de gorge, il reprit :
— Je sais que tu m’en veux de t’avoir poussé à reprendre la ferme tout seul, mais je me sentais responsable de la boutique. Si je l’abandonnais, à quoi est-ce que tous leurs sacrifices auraient servi ? se questionna-t-il lui-même. Toi ici et moi là-bas... je pensais juste que c'était la meilleure solution.
Leigh tourna enfin la tête vers lui pour quérir son regard.
— Je suis désolé.
Lysandre sourit, presque gêné de l’entendre s’excuser. Il ne regrettait pas d’avoir essayé de reprendre la ferme, car il avait eu le temps de réfléchir à ce qui était le mieux pour lui. Il avait pu partir le cœur léger, sans regrets. Leigh n’avait probablement jamais eu le temps d’en faire de même.
— J’ai tout sacrifié pour la boutique. Pendant toutes ces années, c’était comme si j’étais incapable de penser à autre chose. Il fallait que je réussisse pour que tous leurs sacrifices aient du sens, tu comprends ? Résultat, la boutique est enfin lucrative, mais ma relation avec toi s’est détériorée, et Rosalya n’en parlons pas...
Il eut un rire amer.
— Je me suis isolé au moment où j'avais le plus besoin de soutien... et je vous ai isolés aussi en conséquence.
— On réagit tous différemment face au deuil, dit simplement Lysandre. J’aurais probablement fait la même chose si j’avais été dans ta position.
Leigh enfonça le dernier bout de croissant dans sa bouche, comme ayant oublié qu’il n’avait pas fini de le manger. Lysandre fit de même, regrettant d’avoir déjà fini son café. Son frère sembla lire dans ses pensées car il s’essuya les doigts avant de prendre leur deux tasses pour aller les reremplir.
— Toujours sans sucre ?
Lysandre hocha la tête et Leigh partit vers la maison. Le musicien en profita pour se lever, se réjouissant de l’air doux qui l’entourait désormais que la matinée progressait enfin. Il fit quelques pas dans l’herbe encore humide pour s’approcher de l’enclos des lapins au bout du jardin. Une bonne moitié était encore endormie, se reposant paisiblement sous les toits qui les protégeaient du vent et des intempéries, tandis qu’une profitait déjà du soleil. Il s’accroupit pour mieux les observer, posant une main sur la petite barrière qui les maintenait à l’intérieur.
Un lapin au pelage blanc-gris et l’oreille gauche pliée en deux s’approcha de lui, comme s’il savait qu’il s’agissait de son ancien maître. Lysandre, lui, sourit en le reconnaissant instantanément. Son oreille abîmée l’avait toujours distingué facilement des autres, de même que les accents argentés dans ses poils blancs. Lysandre se redressa légèrement, juste de quoi pouvoir se pencher et prendre Mimi - comme il l’avait appelé - dans ses bras, soupirant de soulagement au contact chaud de l’animal contre sa poitrine. Il libéra une main pour la passer sur son dos, le caressant avec précaution, les lapins étant d’un naturel craintif. Mais Mimi se laissa faire, sa petite queue s’agitant de joie. Le musicien chercha autour de lui pour voir s’il y avait de quoi lui donner à manger.
— Ton café va refroidir, lui dit Leigh en arrivant à sa hauteur, les mains dans les poches.
Son frère lança un regard confus au lapin, comme s’il hésitait à se présenter à la créature. Il finit par avancer un doigt, le plaçant juste devant son nez. Leigh avait beau avoir été élevé à la campagne, il n’avait jamais été à l’aise avec les animaux. Lysandre soupçonnait qu’il en avait même un peu peur mais n’en était pas certain. Les lapins avaient l’avantage d’être bien trop petits pour être menaçants - du moins, pour la majorité.
— Il a une oreille de travers celui-là, fit-il remarquer.
— Tu veux le porter ? proposa Lysandre.
Il avait l’air d’hésiter mais, n’ayant pas répondu “non”, le musicien s’avança pour lui passer l’animal. Leigh ouvrit maladroitement les bras, laissant Lysandre poser Mimi dans ceux-ci.
— Détends-toi, lui intima-t-il. Ce sera plus confortable pour vous deux.
Son frère serra les lèvres un instant, irrité, peinant visiblement à calmer la tension dans ses muscles. Le musicien chercha de nouveau de quoi nourrir le lapin, le temps que son frère trouve une position dans laquelle il se sentirait suffisamment à l’aise. En faisant quelques pas, il trouva rapidement un petit seau rempli de feuilles vertes. La main pleine, il revint, tendant l’une d’elle à Mimi qui s’empressa de la dévorer en quelques secondes. Lysandre lui en présentant une deuxième qui disparut dans sa gueule avec la même irréversibilité qu’une copie double enfoncée dans une déchiqueteuse.
Prêt à lui en donner une autre, le musicien se réjouit en constatant que la posture de son frère s’était radouci. Alors qu’il relevait la tête vers lui pour l’en féliciter, son souffle se coupa sous la surprise.
Leigh riait.
— Il est mignon ! s’exclama-t-il, comme choqué par ce constat.
Lysandre ignorait la dernière fois qu’il avait vu Leigh sourire ainsi, avec un visage aussi détendu. C’était comme faire un bond, des années en arrière. Le soleil de la campagne n’aurait pas pu réchauffer son cœur ainsi.
— Et il te ressemble un peu, non ? ajouta-t-il, amusé.
— Ah bon ?
Leigh baissa la tête vers le lapin avant de la lancer vers lui.
— Vous avez quasiment la même couleur de cheveux !
— C’est vrai... admit-il, le remarquant pour la première fois. Tu veux essayer de le nourrir toi-même ?
Lysandre l’aida à libérer un bras avant de lui passer une petite feuille qui disparut presque immédiatement.
— Il s’appelle Mimi.
— Ça lui va bien, dit-il doucement, tendant déjà la main pour prendre une autre feuille.
— Tu veux l’adopter ? Pichet l’autorise, tu sais.
Leigh secoua la tête, les lèvres plissées.
— L’adopter ? Ça c’est le genre de décision impulsive que toi, tu prends.
Lysandre resta muet, pouvant difficilement lui donner tort.
— En parlant de décision impulsive, je suis surpris d’apprendre que tu n’as toujours pas signé avec le Loft. De ce que tu m’en dis, ils sont réputés, et après ce que tu as fait au Snake Room, ça relève du miracle.
— Ils sont très réputés, bien sûr, mais ils veulent me faire signer un contrat d’exclusivité d’un an, ce qui m’empêcherait de continuer à jouer au Coquelicot, donc je veux y réfléchir d’abord.
Leigh secoua la tête, comme à chaque fois qu’il peinait à comprendre le raisonnement de son petit-frère. Ce n’était pas grave ; cette décision ne regardait personne d’autre que lui, après tout, d’autant plus désormais qu’ils allaient bientôt vivre séparément de nouveau. Certes, le Coquelicot ne payait pas beaucoup, mais la liberté qu’il lui offrait lui était devenue inestimable.
Ils restèrent ainsi de longues minutes, juste à observer le lapin dévorer ce qui semblait être le mets le plus délicieux qu’il lui était donné de manger. Lorsque le soleil disparut derrière un nuage épais, les températures fraîches se rappelant brusquement à lui, Leigh se décida à reposer Mimi dans l’herbe de son enclos. Ils retournèrent à leur table où deux cafés froids les attendaient. Lysandre s’assit le premier, Leigh restant debout juste à côté, une main sur le dos de sa chaise, le regard perdu vers la route devant la maison.
— Toi et Rosalya êtes toujours amis ? demanda-t-il tout-à-coup.
— Oui, bien sûr, répondit-il honnêtement. C’est vrai qu’on avait arrêté de se parler pendant un moment mais on s’est réconciliés.
Leigh hocha la tête.
— Est-ce que tu sais avec qui...?
Il s’interrompit, les sourcils froncés. Plusieurs secondes passèrent sans qu’il ne se décide à poser sa question. Alors que Lysandre s'apprêtait à relancer, Leigh lui lança un sourire discret.
— Tu sais quoi ? C’est sans importance, maintenant.
Il s’assit à son tour et se plaignit du café froid comme s’il ne s’était rien passé. Le musicien hésita à insister mais abandonna l’idée, Leigh ayant déjà changé de sujet. Le regard curieusement joyeux de son frère ne quittait plus l’enclos aux lapins et les deux frères profitèrent d’un petit-déjeuner copieux dans le jardin de leur enfance.
Jusqu’à leur départ, Leigh démentit avec véhémence son envie d’adopter Mimi, mais il signifia quand même à Pichet qu’il reviendrait probablement tout seul pour “vérifier quelque chose”.
♦♦♦
→ Chapitre 33